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Deux amies/4-01

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Victor-Havard (p. 225-233).
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QUATRIÈME PARTIE

I

— Vous ferez porter ces fleurs à Mlle Suzette Rivière, aux Nouveautés, dit Mme de Tillenay en désignant du doigt une adorable corbeille de roses thé et de violettes, au-dessus de laquelle était épinglé un oiseau-mouche aux ailes lumineuses.

— De quelle part ? demanda discrètement la demoiselle de magasin qui ne comprenait pas.

Sans répondre, Jeanne lui tendit sa carte.

— Vous comprenez bien, à Mlle Suzette Rivière, au théâtre des Nouveautés.

Depuis une semaine, elle ne manquait pas une représentation de Madame Sabretache, la nouvelle opérette de Denys Moncoq, une bouffonnerie spirituelle et gaie, où revivait cette jolie époque folle des étoffes à ramage, des paniers, des mignardes têtes poudrées et de l’amour fantaisiste et doux. L’amour devenu toute la vie. Il y était question d’une cabaretière friponne qui pour berner un traitant chauve, se substituait crânement à la Camargo et courait le guilledou comme si elle n’avait fait que cela dès l’âge où l’on prend le menton aux filles et où elles attendent la suite du premier baiser. Enlèvement au clair-de-lune, souper galant dans une petite maison close, et prétentaine aventureuse aux Porcherons, rien n’y manquait, et la musique légère, alerte, avait comme le poème un entrain endiablé avec l’on ne savait quoi de vieillot, de subtil comme l’air d’un menuet fredonné par des lèvres de grand’mère ou l’odeur d’un sachet oublié au fond d’un tiroir.

Suzette Rivière jouait dans cette pièce un rôle de petit abbé galant, tout petit, tout petit, qui donnait de la tête étourdiment à travers les intrigues amoureuses, qui suivait chaque cotillon et se mourait d’amour pour chaque belle. Dieu sait dans combien d’alcôves il oubliait son livre d’heures ! Et quel livre d’heures ! les contes de Boccace annotés sans orthographe par des mains de danseuses ! Suzette semblait vraiment échappée d’une toile de Watteau avec son air déluré, sa figure rose trouée de fossettes, sa bouche gourmande et sa perruque poudrée. L’abbé mettait une élégante tache noire dans le fouillis des robes claires, des grands peignoirs à falbalas. Une tache sémillante, papillotante, allante et virante qu’on revoyait tout le temps et qui amusait. Puis, la petite avait une façon si cavalière de dire ses couplets avec une voix grêle — toute pleine de sous-entendus — elle avait un air si fripon, si prometteur quand elle effleurait au passage un bout d’épaule décolletée ou une nuque blonde, quand elle saluait d’un pan de nez très insolent mais bien peu orthodoxe l’arrivée du mari mécontent, quand, avec la cabaretière sur ses genoux, elle prenait phrase par phrase et baiser par baiser sa première leçon d’amour.

Jeanne, qui était venue avec son mari et la baronne de Millemont, en eut comme un éblouissement et elle harcela de questions M. de Guermandes qui leur avait demandé après le deuxième acte une place dans leur loge. Les potins méchants qu’il raconta de sa voix traînante augmentèrent encore la curiosité et la fièvre de Mme de Tillenay. Quoi ! cette gamine qui venait d’avoir son accessit au Conservatoire était aussi vicieuse, aussi faisandée que cela. La meilleure élève de Jane Darmont qui l’avait dressée à sa guise, qui lui avait acheté ce petit hôtel de la rue de Galilée, que les mauvaises langues appelaient gouailleusement : Le salon des refusés. C’était elle que Mme de Serquigny avait enlevée l’été dernier à Trouville, en chaise de poste comme au bon vieux temps, elle qui avait parié de se faire recevoir comme sous-maîtresse dans un lycée de jeunes filles et de débaucher toutes les élèves. On ne lui connaissait pas d’amant et encore moins de mari et cependant elle avait d’aussi beaux diamants que la baronne de Siblerstein et des steppeurs qu’elle conduisait chaque jour dans l’allée des Acacias et que Tom Hivers, le marchand de chevaux de l’avenue des Champs-Élysées, estimait soixante mille francs.

— Heureusement qu’elles ne sont pas toutes ainsi ! dit en finissant M. de Guermandes, sans s’apercevoir que Jeanne haussait les épaules et les joues plus rouges, serrant de ses doigts qui tremblaient un peu la monture émaillée de sa lorgnette, regardait avidement le petit abbé, le détaillait d’un regard fouilleur, cherchait à se faire remarquer, à surprendre un de ses sourires équivoques.

Elle avait beaucoup réfléchi — et très froidement en pesant le pour et le contre — après le départ des Thiaucourt. Elle se sentait lasse de tourner dans le même cercle, de voir les mêmes figures, de se contenter des mêmes friandises, de revenir toujours à Mlle Moïnoff qui l’avait si effrontément bernée et torturée. Toutes ces amourettes de couvent, ces façons d’intrigues où l’on se défiait les unes des autres, où l’on sentimentalisait à tout propos, l’ennuyaient, la dégoûtaient presque de son vice. Elle rêvait de mener une existence à fond de train, accidentée, amusante qui l’emporterait avec des sensations pareilles à celles qu’elle éprouvait quand sa jument essayait de s’emballer. Elle dépenserait sa fortune à pleines poignées sans compter, sans écouter la moindre observation de son mari. Elle mangerait sa dot comme un cadet de famille qui vient d’hériter et veut réparer le temps perdu. Elle entretiendrait des actrices, de jolies cabotines avec lesquelles on ne se gêne pas, on parle argot et l’on peut avoir toutes les curiosités les plus osées.

Et Suzette Rivière lui plut tout de suite.

Mais ce fut bientôt autre chose qu’un caprice d’un soir, qu’une turlutaine qui s’en va comme elle est venue. La résistance inattendue de l’actrice — l’indifférence impertinente avec laquelle elle recevait les bouquets de Mme de Tillenay et laissait ses lettres sans réponse — surexcitèrent la nature impressionnable et obstinée de Jeanne. Suzette Rivière ne la regardait même pas dans l’avant-scène où elle arrivait tous les soirs à la même heure, au moment où le petit abbé chantait les couplets toujours bissés de la leçon d’amour. Pourtant Mme de Tillenay la couvrait de fleurs, et de bijoux, comme une idole indienne. Elle lui écrivait des billets de toquée qui eussent réchauffé le sang glacé d’une douairière. Elle se présenta chez Suzette. On ne la reçut pas.

Les ouvreuses la connaissaient. Elles chuchotaient en la montrant :

— C’est la dame de Mlle Rivière !

Jeanne les entendit une fois et loin de l’irriter, cela l’enorgueillit comme un compliment flatteur. La dame de Mlle Rivière ! Pourquoi n’était-ce pas à elle seule que l’adorable petit abbé souriait en montrant ses dents de nacre ? Pourquoi ne parvenait-elle pas à prendre la place heureuse de Jane Darmont ? Elle avait donc une mauvaise chance persistante dès qu’elle voulait aimer et être aimée, et pour moins souffrir de ces déceptions, pour s’illusionner dans un rêve prolongé, pour s’engourdir dans la contemplation fixe de celle qui la dédaignait, Jeanne se piquait à la morphine au fond de l’avant-scène, jusqu’à en être grise, jusqu’à ne plus voir sur la scène que la tache noire sémillante et papillotante que l’abbé mettait dans le fouillis des falbalas roses et bleus.