Aller au contenu

Deux amies/4-02

La bibliothèque libre.
Victor-Havard (p. 234-235).
◄  I
III  ►

II

Jeanne acheta à une habilleuse un corset de satin que Suzette Rivière avait porté plusieurs fois en scène et elle le garda comme une relique précieuse. Elle le cachait sous son oreiller, s’en enveloppait la figure et le mordillait de baisers comme si ç’avait été la chair rose et duvetée de l’actrice.

Une odeur perverse s’en évaporait à la fois de bête et de femme qu’on aurait frottée de peau d’Espagne et de Chypre. Et Jeanne préférait cette inexprimable senteur, qui redoublait son désir, qui l’empêchait de dormir, à tous les parfums, à tous les bonbons. Elle collait ses lèvres sur les dentelles un peu brûlées qui bordaient le corset, elle aspirait avec des extases jouisseuses l’odeur de Suzette, et tout son corps se raidissait, frissonnant de la nuque aux talons, et elle croyait serrer contre sa gorge haletante le corps souple du petit abbé.

Elle éteignait même sa veilleuse car le noir avivait ces hallucinations maladives et, rejetant au loin les couvertures et les draps, elle s’étirait sur le lit bas, elle prononçait des paroles sans suite, elle appelait Suzette d’une voix oppressée, elle murmurait les lèvres gercées de fièvre :

— Je t’aime, je t’aime… comme tu sens bon, mon cœur, comme ta peau est douce… Reste longtemps, reste toujours contre moi, aimons-nous jusqu’à en mourir !

Et le corset craquait sous les étreintes passionnées de la jeune femme, et la tiédeur du lit endormie sous les épais rideaux de peluche, le frottement de la bouche humide et brûlante chauffait le satin, en prenait toute l’odeur qui se figeait dans l’atmosphère, dans les étoffes, dans le linge, dans les cheveux, dans les doigts de Jeanne et retardait le réveil décevant de ce langoureux vertige.