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Deux amies/4-04

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Victor-Havard (p. 239-241).
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IV

Le coupé file au grand trot. Les vitres embuées semblent des stores opaques, et les deux petites femmes emmitouflées dans leurs fourrures se serrent l’une contre l’autre comme aux matins de givre, des pigeons sur le toit d’un colombier. D’abord cela ne marchait pas. On eût dit d’une cérémonieuse promenade de vieille chanoinesse. Mme de Tillenay intimidée par sa bonne fortune ne trouvait pas ses mots, balbutiait des banalités de femme du monde qui s’ennuie. Suzette lui répondait sur le même ton poli et glacial. Puis les jambes qui se touchent, un pied qui se pose tout doucement sur le pied de la voisine, un cahot de la voiture qui rapproche encore, les idées de folie qui reviennent en sentant l’odeur exquise des fourrures et les battements du cœur, et les lèvres qui se tendent dans l’ombre, un rire gamin qui les met tout de suite à l’aise, qui leur souffle des bêtises. Et Suzette renverse sa jolie tête sur l’épaule de Mme de Tillenay.

— Vous ne m’embrassez pas, vilaine ?

Et l’on ne dit plus rien, l’on se bécote bien lentement, bien savamment, comme si l’on se versait entre les dents, goutte à goutte, une subtile liqueur d’amour. Cela ne claque pas, cela ne fait aucun bruit dans le coupé où filtre le vacillement des lumières extérieures. Seulement un tout léger clapotement comme lorsqu’une chatte boit du lait de sa langue effilée.

Et Suzette s’enfonce dans les coussins de peluche comme étourdie et interrompt le baiser de son rire :

— Dis donc, qui est-ce qui t’a appris à embrasser si bien ? Tu m’as donné une faim, une faim…

— Vrai ? dit Mme de Tillenay qui est grise aussi et voudrait recommencer insatiablement.

Elles bavardent sans savoir ce qu’elles disent.

Suzette raconte une histoire très raide qui lui est arrivée avec Jane Darmont, et tout bas, la reprenant dans ses bras, presque assise sur les genoux de Mme de Tillenay, elle ajouta :

— Je te montrerai quelque chose de bien plus farce !