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Deux poëmes couronnés/01/11

La bibliothèque libre.
P.-G. Delisle (p. 107-112).


XI

UN FLEUVE

 Marins, ouvrez vos cœurs à la réjouissance !
Chantez l’hymne sacré de la reconnaissance !
Au Dieu qui vous guida sur les gouffres amers,
Et vous fit déjouer les pièges des enfers,
Chantez un chant d’amour, un refrain d’allégresse !
En vain l’ange maudit à vous nuire s’empresse.

Le ciel pour vous combat, la victoire est à vous !
Après tant de labeurs le repos vous est doux !
Après tant de dangers vous aimez un asile !
Laissez vos bâtiments, descendez sur cette île
Où vous ont attendus vos vaillants compagnons :
Bientôt vous raserez ces rivages sans noms
Que le monde étonné ne soupçonnait pas même ;
Et vous verrez finir cette lutte suprême
Où vous n’avez pas craint, courageux matelots,
De suivre votre chef, ce glorieux héros !

 La rose jette au vent ses suaves arômes ;
La fontaine roucoule, et les bois sous leurs dômes
Entendent gazouiller les nids harmonieux.
Tout est joie et bonheur au monde et dans les cieux
Laissez, ô matelots, laissez les frais ombrages !
Voguez ! voguez encor vers de plus beaux rivages

Voyez-vous sur les eaux vos navires légers ?
On dirait que brûlant de braver les dangers,
ils veulent suivre encore une route nouvelle
Allons ! allons ! marins, la brise vous appelle !
Laissez le vert gazon, l’ombre où vous sommeillez !
Levez l’ancre mordante ! Il vente, appareillez !

 Comme des arcs tendus les voiles s’arrondissent ;
Sur les flots agités les navires bondissent
Et laissent derrière eux l’île aux bords verdoyants.
Comme des moissonneurs dans les prés ondoyants
Ouvrent un long sillon de leur âpre faucille,
Ainsi les bâtiments, dans l’onde qui scintille
Creusent avec leur proue un onduleux sentier.
Leur course est bien rapide ; et sur son bord Cartier,
Entouré des marins qui forment l’équipage,
Regarde à l’horizon s’élever le rivage ;

Il tressaille en pensant que ce pays si beau
De la France sera le plus riche joyau.

 Dans le ciel cependant roulent de noirs nuages,
Et sur la mer encor s’abattent des orages.
Le golfe sous ses flots cache plus d’un écueil,
Satan s’est relevé plein d’espoir et d’orgueil :
Il ose croire encor qu’un terrible naufrage
De l’ange du Seigneur peut détruire l’ouvrage.
Mais les vaisseaux prudents virent bientôt de bord
Et trouvent à la côte un sûr et large port :

 Quand le vent du matin s’éleva favorable.
Que le flot azuré vint effleurer le sable,
Cartier fit lever l’ancre, et chaque bâtiment
S’élança de nouveau sur le golfe écumant.

Domagaya, son frère et la jeune Indienne
Ensemble assis tous trois près de la grande antenne,
Échangeaient à l’écart leurs étranges discours.
Leur présence à Cartier était d’un grand secours :
Ils connaissaient le golfe et ses îles ombreuses.
Ils lui parlaient du fleuve où des tribus nombreuses
Venaient planter de loin leurs tentes chaque jour,
Et les deux Indiens se levant tour à tour,
Indiquaient de la main au timide pilote
L’écueil qu’il devait fuir, la plantureuse côte
Vers laquelle il pouvait sans nul risque cingler,
Et le cap où les flots allaient battre et meugler.