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Deux poëmes couronnés/01/12

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P.-G. Delisle (p. 113-124).


XII

LE CAP PERCÉ

 Pendant que les vaisseaux, sous leur blanche voilure,
Inclinent leurs flancs noirs sur l’onde qui murmure,
Taiguragny se lève et marche vers Cartier :
Vois-tu là-bas, dit-il, comme un portique altier
Qui relève au-dessus de la mer son front chauve,
Ce rocher solitaire où le corbeau se sauve,

Cette porte qui s’ouvre entre ces hauts piliers
Et par où passeraient tes superbes voiliers ?
De l’Esprit des combats c’était la grotte étrange,
Disent les vieux Sachems. Assise dans la fange
Sur le lit du grand fleuve en ce lieu si profond,
Elle touchait jadis de son énorme front
La frange du nuage ; et ses immenses ailes,
Couvertes en tous temps de verdures nouvelles,
S’étendaient vers le sud à cet autre rocher
Dont la vierge des bois n’ose plus s’approcher.
Morose et sacrilège, aujourd’hui la ruine
Habite seule hélas ! la demeure divine !
Comment ce vaste asile a-t-il été détruit ?
Je ne bandais pas l’arc que j’en étais instruit :
Et si tu veux je vais te conter cette histoire
Que nul guerrier, chez nous, ne refuse de croire.
Autant de lunes d’or ont monté dans les airs,
Autant de bleus glaïeuls au bord des ruisseaux clairs,

Se sont épanouis sous une tiède haleine,
Autant de blancs frimas ont argenté la plaine
Depuis que s’est passé le grand événement
Dont je te fais, Cartier, l’histoire en ce moment,
Qu’il passe sur nos mers, en hiver, de bruines,
Que le chêne a de nœuds et le houx vert, d’épines !

 Polanina la brune était donc autrefois
La plus belle des fleurs écloses sous nos bois.
Ses yeux étaient plus noirs qu’une nuit sans étoiles
Et ses cheveux épais dépliaient leurs longs voiles
Sur son flanc gracieux comme le jeune ormeau ;
Son chant était suave autant qu’un chant d’oiseau ;
Elle allait si légère à travers le feuillage
Que l’herbe se courbait à peine à son passage ;
La vague de la mer qui s’enfle au point du jour
N’avait pas de son sein l’harmonieux contour.

Elle était jeune encore et comptait moins de neiges
Qu’un habile chasseur à la fois dans ses pièges
Ne prendrait de Castors. Elle venait souvent
Quand les flots n’étaient pas soulevés par le vent
Se bercer comme un cygne au murmure du fleuve :
La vague lui faisait une parure neuve
Toute de diamants qui luisaient au soleil
Et ruisselaient le long de son beau corps vermeil.

 Areskouï, l’esprit qui nous souffle la guerre,
Qui se plaît à verser un sang pur sur la terre,
Areskouï, l’esprit dont l’asile sacré
Était ce roc qui semble un grand vaisseau sombré,
Areskouï sentait pour la vierge rieuse
Un penchant violent, une ardeur sérieuse.
Et quand elle venait se jouer dans les flots
Il lui faisait toujours entendre de doux mots

Que l’indiscrète brise allait ailleurs redire.
Elle seule pouvait voir sa bouche sourire.

 Souvent il s’avançait de lauriers couronné
Pour saisir son beau bras au flot abandonné,
Mais la fille des bois se sauvait du rivage
Et cachait sa pudeur sous le manteau sauvage
Des sapins résineux jaloux de sa beauté.
Alors Areskouï s’enfuyait irrité
Dans sa retraite sombre où, comme un long tonnerre,
On entendait l’écho de sa sourde colère.

 Cependant quand le jour versait sur les forêts
De ses feux bienfaisants les suprêmes reflets
Sous les traits d’un chasseur au front jeune et superbe
Un esprit plus heureux sortait des touffes d’herbe

Qui lèvent au-dessus des vagues leurs fronts verts,
Et nageant avec grâce, il se dirigeait vers
La fille des guerriers qui paraissait l’attendre.
Elle ne fuyait pas. Son regard vif et tendre
Comme un rayon tombait sur son beau compagnon.
Elle ne fuyait pas, et de son pied mignon
Elle fouettait la mer qui volait en rosée.
La gorge bondissante, et la tête posée
Sur les gerbes de jonc que le flux apportait,
Comme sur un coussin d’édredon, elle était
Belle comme l’amour à son premier doux rêve.
Quand on la regardait en secret de la grève
On se sentait brûlé d’un feu terrible et doux,
La tête bourdonnait, on devenait jaloux.

 Un jour Areskouï de sa sombre demeure
Avec son jeune amant l’aperçut. C’était l’heure

Où la rivière n’a plus que de faibles échos,
Où la brise et la fleur se livrent au repos.
Le ciel était luisant comme un cristal. Les nues
Qui déployaient au ciel des formes ingénues
Plissaient avec orgueil sur ce vaste miroir.
Le vent harmonieux qui s’élève le soir
Faisait de temps en temps avec un doux murmure
Frissonner mollement cette onde fraîche et pure.
Les amants s’ébattaient sur ce cristal uni.
La vierge, en souriant, d’un bras souple et bruni
Repoussait le flot bleu qui baisait son épaule ;
Son beau corps se cambrait autant qu’un jeune saule
Sous le fouet de l’orage ; et ses épais cheveux
Tordaient leurs noirs anneaux sur son cou gracieux.
Tous deux ils s’avançaient dans l’élément limpide,
Chacun se promettant d’être le plus rapide.
Ils se laissaient parfois emporter au courant :
Des flots voluptueux le voile transparent

Dérobait à demi les grâces de la vierge.
Ils s’avançaient tantôt vers la paisible berge ;
Tantôt ils se perdaient dans un rayon lointain
Puis paraissaient encor se tenant par la main.

 Areskouï jura dans sa jalouse haine
De se venger enfin, de briser cette chaîne
Dont les anneaux dorés liaient si fortement
Le cœur de l’Indienne au cœur de son amant.

 Un soir qu’elle sortait de l’onde, rougissante
Comme un fruit mûr, ou comme une rose naissante,
À l’amoureux baiser que sur son front serein
L’amant mystérieux avait jeté soudain,
Il la suivit. Les bois étaient déjà pleins d’ombres,
Et semblaient revêtus de voiles longs et sombres.

Avant qu’elle eut atteint d’un pied vif et léger
Le vieux wigwam qui seul pouvait la protéger,
Polanina sentit, pareils à des tenailles
Les doigts durs et crispés de l’esprit des batailles
Mordre sa brune épaule ; elle entendit sa voix
Dont les sombres accents faisaient trembler les bois.
« Je suis, dit-il, je suis l’esprit de la vengeance
« J’ignore la pitié ! J’abhorre la clémence !
« À moi Polanina ! La belle vierge à moi !…
« Mon antre étouffera sous sa large paroi
« Les cris du désespoir ! À moi ces divins charmes
« Qui dans mon cœur jaloux excitaient tant d’alarmes !
La vierge évanouie était tombée hélas ;
Areskouï la prend dans ses robustes bras
Et s’envole semblable au hibou des ténèbres
Avec sa riche proie en ses antres funèbres.


 Souvent l’Esprit du Fleuve (en effet c’était lui
Qui venait sur les eaux quand le jour avait lui
Joindre Polanina l’objet de sa tendresse ;)
Souvent, l’Esprit du Fleuve, à l’heure où sa maîtresse
Avait accoutumé de venir sur les bords,
Se jouait sur la vague avec de doux transports ;
Mais chaque fois en vain il attendait l’amante ;
Elle ne venait pas. Était-elle inconstante ?
Avait-elle oublié tant d’instants de bonheur ?
Un doute amer, parfois, empoisonnait son cœur.

 Un jour qu’il reposait sur l’onde molle et claire,
Tout à sa peine, au pied de l’antre solitaire,
Il entendit la voix de l’adorable enfant ;
Il entendit ses pleurs et le cri triomphant
Du génie infernal qui la tenait captive.

Il pousse une clameur que le fleuve et la rive
Répètent bien longtemps. Tous les Esprits des eaux
S’élancent à la fois des joncs et des roseaux.
La base du rocher est bien vite sapée,
Et du Dieu des combats la force alors trompée
Devient vaine. Le roc s’ébranle et disparaît.
Seul le sombre gîte où le Dieu se retirait
Restait encor debout enveloppé par l’onde.
Mais un instant s’écoule, une porte profonde,
La même que tu vois, transperce le rocher
Et le jour et la mer vont tout à coup lécher
De leurs reflets joyeux le fond de la tannière
Où gémissait toujours la belle prisonnière.

 Areskouï pour fuir prit l’aile d’un corbeau.
Sous les traits redoutés de ce lugubre oiseau

Il revient chaque jour sur ces débris célèbres,
Croasser vers la nuit des menaces funèbre.

 Avec Polanina dans les plis des flots d’or
L’Esprit du fleuve vient souvent jouer encor.