Aller au contenu

Deux poëmes couronnés/01/13

La bibliothèque libre.
P.-G. Delisle (p. 125-128).


XIII

LE SAGUENAY

 Le jour naît et s’enfuit et toujours les navires
Ouvrent sur les flots d’or leurs voiles aux Zéphires.
Après avoir doublé des rivages divers
Ils rasent dans leur course une île aux bords déserts,
Un immense rocher qui dresse sur les ondes
Son dos âpre et sinistre où des oiseaux immondes

Viennent seuls, le printemps, jetant de tristes cris,
Bâtir leurs nids obscurs sous des bois rabougris.
Pendant deux jours entiers ils longent ces rivages
Où l’onde et les oiseaux mêlent leurs chants sauvages.
Chaque aurore nouvelle et chaque nouveau soir
Dans le cœur de Cartier vient ranimer l’espoir.

 Ce n’est plus l’océan que les bateaux franchissent
La terre n’est pas loin et les ondes blanchissent.
Deux rivages en fleurs qui vont se rapprochant
Ressèrent les flots clairs et semblent au couchant
Élever sur leur lit une immense barrière.
Le soleil plus hâtif achève sa carrière.
Il argente le ciel de ses rayons blafards,
Comme les cheveux blancs, la tête des vieillards.


 Saguenay, les vaisseaux rasent ton embouchure !
Rivière au noir courant, quelle sonde mesure
De ton lit merveilleux l’affreuse profondeur ?
L’œil est pris de vertige en voyant la hauteur
De ta paroi de roc à pic, infranchissable !
Fleuve sans grève, gouffre où pas un grain de sable
Ne recevrait le pied du marin naufragé
S’il fallait qu’il laissât son vaisseau submergé,
Dans tes profondes eaux vainement l’ancre tombe,
Et le flanc du navire à ton bord qui surplombe,
Bien avant que la quille eut déchiré ton lit ;
Irait se déchirer ! Fleuve étrange, l’on dit
Qu’après un long combat entre les vieux génies
Qui voulaient dominer sur les mers réunies,
L’un des vaincus, au sein de ce roc escarpé,
Qu’il fendit pour cacher son noble espoir trompé,
T’ouvrit le lit terrible où tes flots se condensent.
On entend aujourd’hui dans tes caps qui s’élancent

jusqu’aux nuages gris, comme d’immenses tours,
Des rires incessants et d’étranges discours.
C’est que dans le flanc noir de tes abruptes côtes
Des lutins gouailleurs se sont creusé des grottes,
Et quand les matelots entonnent un refrain,
Leurs cent moqueuses voix les répètent soudain.

 Cependant le vent tombe et les vagues calmées
Vont caresser sans bruit des rives parfumées.
Ce sont les bords d’une île où le coudre fleurit,
Où sur les arbrisseaux plus d’un doux fruit mûrit.
Près de ces bords charmants les navires s’arrêtent,
Et tous les matelots à débarquer s’apprêtent.