Deux voyages sur le Saint-Maurice/02/02

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P.V. Ayotte (p. 177-181).

Au Village des Piles

Le 11 juillet 1888, je partais du palais épiscopal des Trois-Rivières, bien seul et comme à la sourdine, et prenant le train de sept heures, je montais aux Piles. C’était dans le dessein de redescendre le lendemain par eau jusqu’aux Trois-Rivières,

Il y a plusieurs mois que je méditais ce voyage, mais quand j’avais voulu l’entreprendre, les hommes, les éléments, tout était venu se mettre en travers. Et comme je me montrais opiniâtre, la neige était venue couvrir le sol dès les premiers jours de novembre. Il faut que vous me compreniez bien : je ne ferais pas serment que cette neige fût venue à cause de moi, mais j’en étais fort contrarié, c’est tout ce que j’ai prétendu vous dire.

Je voulais donc reprendre mon voyage manqué. Arrivé aux Piles, ma première visite est pour M. Éphrem Desilets : je trouve la famille en bonne santé, mais je ne vois pas mon cher petit compagnon de l’année dernière, cet Achille que mes lecteurs n’ont pas oublié. Il a grandi, il est occupé du matin au soir sur les estacades, et, entre nous, il trouve le métier un peu dur. Il lui en coûtera moins de reprendre ses classes, cet automne, au collège. Ah ! si je pouvais avoir ce compagnon pour achever mon voyage du Saint-Maurice ! Mais ne le dérangeons pas : il est à son devoir, et le devoir est une chose sacrée.

Le temps était chargé ; le matin, il était même tombé un peu de pluie ; mais il faisait assez beau dans l’après-midi, bien que certains nuages ne fussent pas souriants. Je fais mes conventions avec M. Basile Maurice, un de ces hommes qui connaissent le Saint-Maurice comme le creux de leur main. Il y a longtemps que notre fleuve et lui sont en rapports d’amitié ; ils doivent même être un peu parents, car ils portent le même nom. Les conditions du voyage sont arrêtées : nous partirons demain matin à cinq heures.

M. le curé des Piles est absent, mais je reçois la plus bienveillante hospitalité au presbytère.

Le soir, cependant, des torrents de pluie commencent à tomber, le tonnerre éclate avec un fracas terrible ; la montagne des Piles et la montagne des Maurices se renvoient les sons en les grossissant : on se dirait au pied d’un Sinaï. Je me disais pour me consoler : La pluie va tomber cette nuit et nous voyagerons demain sous un beau soleil. Le lendemain, le temps était trop sombre pour que nous pussions partir selon notre programme, et à six heures, il faisait une pluie froide et maussade, qui s’annonçait comme devant durer tout le reste du jour.

Puisque c’est ici que doit commencer mon voyage, et que je me trouve aujourd’hui à rien faire, occupons-nous à faire connaître un peu le village des Piles. D’ailleurs il est juste que je fasse pour les Piles ce que je me propose de faire pour tous les postes qui se rencontreront sur ma route.

Le village des Piles est l’entrepôt du Haut Saint-Maurice et de la ville des Trois-Rivières, en cette qualité il aura toujours une grande importance. Il offrira un bien beau coup d’œil quand son terrain en amphithéâtre sera couvert de maisons jusqu’au pied de la montagne, et surtout quand le clocher d’une église s’élèvera à côté de son joli presbytère. Tel qu’il est nous le trouvons déjà bien gentil, mais on s’aperçoit immédiatement qu’il est tout nouveau : à côté des maisons on voit des souches ou des broussailles, et les chemins ne sont pas encore terminés. Les maisons, pour l’ordinaire, ont une bonne apparence : plusieurs sont lambrissées extérieurement en déclin, et peinturées de couleur grisâtre.

Le long de la rivière, à quelques arpents de la station du chemin de fer, fonctionne une scierie très importante appartenant à M. William Ritchie. Cette usine fut construite en 1882. Vous voyez les mouvements des manœuvres, vous entendez le bruit des scies et celui de la vapeur, mais vous n’apercevez pas de planches empilées comme autour des autres scieries. C’est que le chemin de fer passe tout près de cette usine, il y a même une voie d’évitement exprès pour elle ; à mesure donc que les planches sont sciées, elles sont immédiatement déposées dans les wagons, et chaque après-midi, ceux de ces wagons qui se trouvent remplis sont accrochés au train régulier et amenés aux Trois-Rivières.

Messieurs Hall & Neilson ont aussi possédé des scieries aux Piles. Ils en ont construit une première en 1878 : elle a fonctionné deux ans avec un grand succès, puis un incendie l’a entièrement consumée. Une seconde ayant été construite en 1884, put fonctionner régulièrement pendant un an, mais alors la ville des Trois Rivières fit échec au village des Piles : une somme de 20,000 piastres fut offerte à la Compagnie Hall & Neilson pour l’induire à établir ses scieries dans les limites de la ville ; la compagnie ne résista pas à cette offre séduisante, l’usine fut enlevée de sa position première et transportée à l’embouchure du Saint-Maurice, où elle se développa et forma le grand établissement que l’on admire aujourd’hui. Je n’exagèrerai point si je dis que les habitants des Piles avaient des larmes dans les yeux quand ils virent partir les débris de ce moulin ; il semblait que ce fussent les débris de leur prospérité. Quand les deux scieries étaient en opération, le village augmentait avec une rapidité étonnante ; les maisons surgissaient de toute part ; ce malheureux évènement retarda considérablement le progrès.

Comme les habitants des Piles veulent avoir confiance dans l’avenir de leur village, ils espèrent maintenant que la navigation à vapeur sur le Haut Saint-Maurice amènera chez eux l’établissement de scieries pour le bois non flottable ; en effet ; ces scieries trouveront naturellement leur centre dans le village qui est la tête du chemin de fer et de la navigation. Je souhaite ardemment que ces belles et légitimes espérances se réalisent au plus tôt.

Le village des Piles renferme aujourd’hui trente-cinq maisons. On y voit une gare de chemin de fer, quatre maisons de pension, six magasins, une scierie ; on y trouve un boulanger, un boucher, un cordonnier, un forgeron et cinq menuisiers ou charpentiers. Vous voyez donc qu’on y est pourvu de tout ce qui est nécessaire aux besoins ordinaires de la vie.

Un conseil municipal y fut organisé en 1886 et tint sa première séance le 17 septembre de cette même année. M. Éphrem Desilets fut le premier appelé à remplir la charge de maire, et il occupe encore actuellement ce poste d’honneur.

Une école y fut aussi ouverte, en 1886, à une jeunesse pleine de vie et d’espérance ; Mademoiselle Noémi Mercure fut la première institutrice.

Je passe ainsi mon temps à recueillir quelques renseignements sur le village des Piles. Dans l’après-midi de cette longue journée, le froid et l’humidité nous pénétraient jusqu’aux os et l’on fut obligé d’allumer le poêle ; j’ai craint pendant un certain temps que mon voyage ne nous amenât de la neige au 12 de juillet.

M. le curé nous arrive vers trois heures, c’est un évènement joyeux dans cette journée de mécompte. La pluie cesse dans l’après-midi, et sur le soir nous pouvons sortir pour aller voir la chute, et pour visiter le petit bateau qui devra bientôt remonter le St-Maurice. Puis, après une veillée agréable avec le bon curé, je me retire dans ma chambre, au bruit du vent qui souffle avec violence, et avec la perspective de m’en retourner le lendemain par chemin de fer, comme j’étais venu. Cette perspective n’était pas gaie, je vous l’assure.

À quatre heures du matin, je m’éveille en sursaut, Le ciel est plus beau, mais les nuages sont encore menaçants. Un bon petit garçon est rendu à 4 heures et demie pour servir ma messe : je vais avec bonheur offrir le saint sacrifice, et à 5 heures et demie, je suis à prendre mon déjeuner. Je pense qu’il va faire beau, dit-on autour de moi ; mais de certitude, point. Vers six heures mon canotier arrive.

C’est aujourd’hui le treize du mois, et un vendredi : brrr ! que de braves gens ne voudraient pas entreprendre le voyage dans de telles circonstances ! et qui sait si je n’ai pas renversé la salière à mon déjeuner ! Mais n’importe ; je suis bardé de fer contre toutes ces choses menaçantes ! Seulement, il faut changer le contenu de mon sac de voyage ; il était garni de bonne viande, j’éconduis ces mets qui convenaient pour un autre jour, je mets un morceau de beurre à la place, et puis en avant !