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Deux voyages sur le Saint-Maurice/02/08

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P.V. Ayotte (p. 209-221).

La chute de Chawinigane

Savez-vous, cher lecteur, que M. Arthur Rousseau est mon ami ? Vous ne le saviez pas ? J’ai donc l’honneur de vous l’apprendre. L’origine de notre amitié remonte à l’automne dernier : elle n’est pas aussi vieille que la lune. Je m’étais rendu à Saint-Boniface pour assister à la bénédiction d’une cloche qui devait servir à la nouvelle paroisse de Saint-Mathieu ; j’avais l’intention de passer ensuite par Ste-Flore et par les Piles, et de faire précisément le petit voyage que je fais actuellement sur le Saint-Maurice. Je vous ai déjà dit que le lendemain nous avions quatre pouces de neige.

Comme par un pressentiment de ce qui devait arriver, je voulus visiter la chute de Chawinigane le jour même de la bénédiction ; sachant quel était mon désir, les personnes qui s’intéressaient le plus à mes notes de voyage, M. le curé Bellemare, M. F. L. Désaulniers, me présentèrent à M. Rousseau. Vous allez voir que ce ne fut pas inutile.

L’office divin était fini, le banquet nous avait réconfortés, je brûlais maintenant d’aller faire ma petite promenade à la chute qui se trouve à une lieue et demie de l’église. Le soleil était beau, M. le curé m’offrait sa voiture, M. Rousseau, gardien des estacades, mettait trois de ses employés à ma disposition, pourquoi aurais-je hésité ? Je partis donc vers une heure et demie de l’après-midi. Mais, par surcroît de bonheur, voilà bien que M. Rousseau voulait venir en personne m’accompagner dans ma petite excursion. Être conduit par le maire de Chawinigane, dans son petit chef d’œuvre de barouche, où l’on est assis comme dans les fauteuils du gouverneur, c’était assurément trop d’honneur pour moi. J’étais tout confus, mais au fond vous comprenez que j’étais bien content. M. Rousseau voyage à la chute depuis plus de trente ans, de sorte qu’il en connaît tous les secrets et tous les détails.

Nous passons la partie sud-ouest du village, puis nous prenons un chemin de croisée. La route est d’abord très unie, mais en approchant du Saint-Maurice, nous rencontrons des coteaux et des ravins qui rendent le paysage fort pittoresque. Oh ! comme il faisait bon dans la jolie barouche de M. Rousseau ! Sur sa planche flexible, la moindre aspérité du sol nous faisait balancer si agréablement, et l’air était si pur !

Nous arrivons cependant à l’extrémité du chemin ; une barrière s’ouvre, et nous voilà dans la cour de la maison que le gouvernement a fait élever pour le gardien des estacades de Chawinigane. La maison et les dépendances sont très convenables et tenues dans un ordre parfait. Un jardin de fleurs, avec ses carrés entourés de cailloux blanchis, donne un air propret à cette demeure. Une terrasse s’étend le long du Saint-Maurice, au bout de la terrasse un petit kiosque invite à la causerie. Le tout est protégé par un quai, et ce n’est pas une précaution inutile, car le Saint-Maurice a de terribles caprices au printemps. Pendant ses moments de caprice, ce serait bientôt fait à lui d’enlever tout le coin de terre où nous sommes, avec la maison et les dépendances. On a bien compris cela au printemps dernier, et la propriété a couru des dangers sérieux.

Comment donc exprimer la forme du St-Maurice à l’endroit où nous nous trouvons ? Il faut dire, je crois, qu’il a la forme d’un sac. Le fond arrondi du sac est à gauche de la maison, et la gueule, avec ses bouillons en pierre qui ne laissent à l’eau qu’un passage fort étroit, se trouve sur notre droite, à un endroit appelé la Pointe-à-Chevalier. Cette pointe doit son nom à un homme peu connu, qui s’y noyait il y a déjà longtemps ; elle sert donc d’épitaphe à ce pauvre canadien, et perpétuera sa mémoire auprès des générations à venir.

Il y a dans cette anse de Chawinigane des estacades d’une importance particulière. Quand le flottage s’est fait sur les criques et les rivières, depuis la Tranche et le Vermillon jusqu’à la Mékinac, le Saint-Maurice transporte une quantité de bois vraiment énorme. Si on laissait immédiatement parvenir toutes ces bûches jusqu’aux Trois-Rivières, il n’y aurait pas d’estacades assez fortes pour les contenir, car le courant est alors trop rapide ; elles briseraient tout et se disperseraient dans le fleuve Saint-Laurent. On les fait descendre à Chawinigane, et, dans le sac dont je viens de vous parler, on trouve un endroit convenable pour les emmagasiner, jusqu’à ce que l’eau devienne plus favorable. Dans le printemps donc cette anse est toute couverte de bois de grume, et en certains endroits il y a jusqu’à vingt rangs de bûches entassées les unes sur les autres. Pour contenir tant de bois, le gouvernement a fait construire, à petite distance les uns des autres, dix gros piliers qui ont coûté 1400 piastres chacun. Ces piliers nous ont paru très élevés, mais ils ne le sont pas trop, car au printemps dernier, la surface des eaux du Saint-Maurice était précisément à cette hauteur.

Trois employés de M. Rousseau, trois bons canadiens, traînèrent jusque dans le courant une superbe barge que l’on voyait renversée sur le sable, et nous traversâmes du côté de la chute. Je dis nous traversâmes, pour parler selon les apparences, mais en réalité nous nous trouvions encore sur la même rive : nous avions coupé l’anse, voilà tout.

En compagnie de M. Rousseau, je visitai alors la chute ; je me fis montrer tout ce qu’il y avait d’intéressant, et, séance tenante, je pris sur mon carnet des notes très circonstanciées. Quand le soleil fut baissé à l’horizon, je retournai au presbytère de Saint-Boniface ; j’avais l’esprit enchanté des merveilles qui avaient passé sous mes yeux, et j’avais le cœur tout ému des bontés de M. Rousseau pour moi. J’ai gardé ce sentiment, et, je l’avoue, c’est avec une joie d’enfant que je suis venu aujourd’hui m’asseoir à sa table hospitalière.

Il faudrait reprendre aujourd’hui notre excursion de l’automne dernier, mais les employés de M. Rousseau sont un peu las, et nous, nous sommes bien pressés. Si vous le voulez bien, amis lecteurs, nous allons faire cette excursion en esprit : pour vous, ce sera tout aussi bien, et pour nous ce sera beaucoup mieux. Nous ne le dirons pas à notre guide, M. Rousseau n’en aura pas connaissance, ce qui nous amusera extraordinairement. D’ailleurs pour faire un voyage en esprit il faut de toute évidence avoir une certaine dose de cette précieuse faculté ; le fait seul de notre excursion va donc nous séparer du coup, vous et moi, de la foule immense des personnes qui n’en ont pas. Vous avouerez que ce n’est pas là un mince avantage.

Avant de partir cependant, mes très spirituels et très aimables lecteurs, ne trouveriez-vous pas à propos de nous occuper un peu du nom de la chute que nous allons visiter ? Cela est tout raisonnable, n’est-ce pas ?

Eh bien ! la chute que nous allons visiter en esprit dans quelques instants a un nom algonquin, un peu tourné à la façon canadienne. Les Algonquins du Saint-Maurice la nomment encore aujourd’hui Achawénékame, ce qui veut dire Crête ; de ce mot algonquin on a fait Chawinigame ou plus généralement Chawinigane.

Mais vous m’avez l’air bien surpris, mon cher lecteur : qu’avez-vous donc ? Ah ! je vous entends : On nous a toujours dit que le mot Chawinigane signifiait aiguille ou chas d’aiguille, et vous êtes étonné que je vienne contredire l’opinion commune, qui paraît bien fixée sur ce point. Calmez-vous, s’il vous plaît, je crois que nous allons nous comprendre.

Dans le langage des Cris, un dialecte algonquin, Chabonigane veut dire aiguille, non point chas d’aiguille, et quelque personne ont pensé que de là était venu le nom de la chute, et celui d’une petite rivière qui vient se jeter dans le Saint-Maurice à quelques arpents plus bas. Il n’y a pas de mal à prétendre cela, mais ce n’est probablement pas la vérité. D’abord, croyez-vous sincèrement, vous, mon bienveillant lecteur, que les Cris soient partis de fond des territoires du Nord-Ouest, pour venir donner un nom à la principale chute du Saint-Maurice et à la petite rivière qui l’avoisine ? Moi je le croirai quand les poules auront des dents. Ensuite j’ai visité la chute par deux fois, avec le plus grand soin, et je n’y ai vu ni aiguille ni chas d’aiguille ; or je vous avertis que je ne suis pas myope. La petite rivière, de son côté, passe à travers les rochers comme toutes les criques et comme la plupart des rivières des territoires du Saint-Maurice, sans offrir rien de particulièrement remarquable.

Mais la crête de rocher que traverse le portage des prêtres, le dos d’âne que suit le Saint-Maurice avant de former la chute, et qu’il longe encore en s’éloignant, il faudrait être aveugle pour ne pas le voir.

J’admettrai bien facilement, cependant, que le mot Chabonigane a contribué pour sa part, dans ces derniers temps, à faire admettre plus généralement la terminaison gane dans le nom de la chute, au lieu de la terminaison game qui est beaucoup plus conforme au terme algonquin. Cette petite concession va suffire, je l’espère, pour nous mettre d’accord.

Je vois cependant qu’il vous reste encore quelque chose sur le cœur. Vous me dites avec un grain d’amertume : Pourquoi n’écrivez-vous pas, comme font tous les autres, Shawenegan ? C’est l’orthographe officielle ! Il est toujours agaçant de voir des personnes qui cherchent à se singulariser. — Je veux garder toute ma bonne humeur en répondant, mais ma réponse sera nécessairement catégorique : Je puis jeter mes écrits au panier, s’ils déplaisent aux lecteurs, car j’avoue que je les ai composés pour leur plaire ; mais je ne puis pas du tout faire usage de votre orthographe officielle.

Je sais que le nombre de ceux qui l’emploient est grand, mais je ne puis faire comme les autres sur ce point, et je vais vous en donner la raison.

Le mot dont il s’agit est un mot algonquin, vous le savez, ami lecteur ; vous savez de plus que les Sauvages n’ont pas d’orthographe à eux, et qu’il faut recourir à une orthographe étrangère pour écrire les mots de leur langue. Mais à quelle langue aura-t-on recours, pour écrire le nom sauvage d’une chute et d’une rivière qui se trouvent dans la province française de Québec, dans le district français des Trois-Rivières, dans la paroisse toute française de Saint-Boniface ? Oserez-vous répondre qu’il faut avoir recours à la langue anglaise ? Vous ne l’oserez pas, cela révolte trop le bon sens. Vous direz qu’en pays français on emploie l’orthographe française. C’est ce que je fais en écrivant Chawinigane. Vous, vous employez l’orthographe anglaise, et je dis que vous avez tort. C’est pourquoi je ne veux pas et je ne puis pas vous imiter.

Vous répondrez : Nous n’y pouvons rien, c’est le nom officiel. — Vous voulez dire par là que c’est le nom adopté par le département des Postes, n’est-ce pas ? Je réponds à votre objection.

Regardez sur les lettres qui partent du bureau de la poste des Trois-Rivières, vous trouverez invariablement Three-Rivers sur l’estampille ; c’est le nom officiel. Pensez-vous qu’à cause de cela, notre ville ait perdu le nom français qu’elle a reçu de ses fondateurs ?

Quand vous recevrez une lettre de Batiscan, regardez bien sur l’enveloppe, vous remarquerez l’estampille suivante : Batiscan-Bridge. C’est un comble d’une hauteur prodigieuse, celui-là ; il doit nous faire comprendre que l’autorité du ministère des Postes, dans la matière qui nous occupe, est fort douteuse et fort compromise.

Enfin vous insisterez : Quant à écrire en français, écrivez donc Chaouinigane ; mais vous mêlez à l’orthographe française le dobliou des Anglais, c’est une inconséquence. — En disant double-vé, vous craindriez d’affaiblir votre argumentation, je suppose. Quoiqu’il en soit, voici ma réponse : Je n’ai aucune objection à écrire Chaouinigane, mais je crois que nous pouvons employer le double-vé dans les noms de langue étrangère. Cette lettre est définitivement admise dans l’orthographe française : tantôt elle y a la valeur du vé simple, tantôt elle sonne comme la diphtongue ou ; wagon se prononce vagon mais warnette se prononce ouærnette ; wéga se prononce véga, mais wédelin se prononce ouédelin. Les anciens missionnaires employaient un signe particulier, une espèce de huit, pour figurer ou dans les noms sauvages, mais les imprimeries n’ayant pas de caractère qui réponde à ce signe, il est d’usage aujourd’hui de le remplacer par le double vé. Voilà donc pourquoi j’écris Chawinigane ; et comme les choses qui ont du bon sens font leur chemin, j’espère que bientôt on ne voudra plus écrire autrement dans tout le district des Trois-Rivières.

J’ai été bien long dans ma démonstration ; mais au moins, ai-je gardé suffisamment ma bonne humeur jusqu’au bout ? Si je l’ai gardée, si je n’ai offensé personne, hâtons-nous de changer ce sujet dans la crainte de quelqu’accident.

Maintenant, amis lecteurs, plus de retard, traversons l’anse de Chawinigane, et débarquons au bout de ce chemin bien connu de vous et de moi, qui s’appelle le Portage des prêtres.

Tout près de nous, un tronc d’arbre plaqué porte une croix tracée au couteau : c’est une épitaphe ; près d’ici s’est noyé, en se baignant, un pauvre jeune homme qui faisait le flottage du bois. Ne manquons pas de lui dire un De profundis.

Un beau chemin s’ouvre devant nous ; sans hésiter, nous gravissons la côte. Nous passons auprès du glissoir, mais ne nous en occupons pas en ce moment, nous y reviendrons.

Entendez-vous mugir la chute ? Hâtons le pas, cela en vaut la peine.

Le Saint-Maurice s’avance avec force et rapidité le long d’un rocher qui lui offre une résistance invincible ; mais voilà qu’en un certain endroit ce rocher si dur se trouve fendu ; le fleuve se détourne aussitôt et s’élance joyeusement par cette ouverture, comme un coursier fringant s’élance sur la grande route, dès qu’il s’aperçoit qu’on a levé la barrière de son enclos. Un bloc du rocher primitif, cependant, a gardé résolument sa place, et forme une île au milieu de l’onde mugissante. Il partage le fleuve en deux parties, mais en deux parties inégales. Le courant qui est à gauche de l’île est de beaucoup le moins important ; il forme une chute qui tombe presqu’à angle droit avec le courant principal ; c’est une jolie nappe d’eau, mais elle n’attire aucunement l’attention, parcequ’on en voit partout de semblables. On n’a pas jugé à propos de lui donner de nom particulier.

Le courant de droite, renfermant la masse des eaux du Saint-Maurice, forme la véritable chute de Chawinigane. Elle a 160 pieds de hauteur. L’eau n’y tombe pas verticalement, mais selon un plan très incliné ; et comme il y a de grandes pierres dispersées au milieu du courant, elle offre une variété d’apparence que la chute de Niagara ne possède pas elle-même.

Il n’y a pas de chute que l’on puisse visiter avec plus de facilité : c’est qu’on a établi un beau chemin sur ses bords, et qu’on y a préparé des postes d’observation vraiment incomparables.

Je ne dirai pas qu’elle soit par cascades, je dirai plutôt qu’elle est partagée en plusieurs vagues. Le premier poste d’observation est vis-à-vis la première vague. Celle-ci est longue et bien formée ; l’eau y prend sa vitesse, mais elle a encore sa couleur naturelle, seulement elle paraît plus lisse et plus brillante que l’eau à l’état de repos. Allez au second poste d’observation, vous êtes vis-à-vis la seconde vague : celle-ci est beaucoup plus considérable que la première. L’eau y a pris une vitesse effrayante, la vitesse de la balle lancée par la poudre enflammée ; elle se blanchit comme le coursier couvert d’écume, elle porte une crinière qui s’élève et change à chaque instant. L’onde siffle à votre oreille, vous regardez cette succession rapide, insaisissable, vous êtes étonné et abasourdi, mais vous n’en pouvez plus détacher vos yeux. En bas de cette grande vague, on voit deux ou trois vagues plus petites, et il y a encore un poste d’observation en cet endroit. De là vous voyez venir cette masse d’eau énorme : quel grand, quel magnifique spectacle ! Ô œuvres de mon Dieu que vous êtes admirables ! Qu’êtes-vous, œuvres de l’homme, auprès de cette sublime nature ?

Cependant l’eau arrive au bas de la chute avec la vitesse prodigieuse que nous venons de lui voir ; elle franchit un certain espace libre, et va frapper un rocher coupé à pic, qui s’élève en face de la chute. Elle veut revenir sur elle-même, mais elle est poussée par la vague suivante, celle-ci par une autre, et ainsi de suite ; alors l’onde se brise, s’écrase, puis s’élance dans une ronde fantastique à l’angle du rocher. C’est ce qu’on appelle le Remous du Diable ; et les tourbillons de l’enfer de Dante n’étaient rien auprès des tourbillons que l’on voit en ce lieu. L’eau fait le tour et est sans cesse ramenée par celle qui arrive : c’est un mouvement, c’est une confusion, c’est un chaos inexprimable. Un objet qui entre dans ce remous n’en sort pas, il est brisé sur les rochers, ou déchiqueté par les mouvements en sens contraire.

Quand on est sur le rocher au pied duquel l’eau tourbillonne ainsi, et qu’on se penche au-dessus de cet abîme, on a un spectacle terrifiant et qui donne le vertige, sans compter que l’on craint à chaque instant, et avec raison, l’éboulement de ces roches qui tremblent jusqu’à leur base.

Il pleut toujours en cet endroit, et le soleil y fait paraître les couleurs de l’arc-en-ciel.

C’était dans le voisinage du Remous du Diable que l’Honorable J. E. Turcotte et l’Honorable Drummond avaient fait élever ce grand hôtel qui n’a jamais été terminé, et qui, à la fin, a été frappé par la foudre et complètement incendié.

L’eau qui tourne dans le Remous du Diable n’y peut demeurer toujours ; une certaine quantité s’échappe à chaque tour et s’élance dans un lit profond, au pied du rocher que traverse la chute. Cette eau a une grande vitesse et forme de petites cascades ; mais elle entre ensuite dans l’anse que nous connaissons, se repose et laisse tomber tout le sable qu’elle tenait en suspension. De là viennent ces grands bancs de sable que nous avons déjà remarqués.

On dit qu’autrefois deux sauvages ont sauté la chute de Chawinigane en canot d’écorce, et ont échappé à la mort. Cela nous paraît tout à fait impossible, même en supposant qu’ils ne soient pas entrés dans le Remous du Diable, mais on ne peut pas empêcher la légende de dire ce qu’elle voudra.

Depuis que le flottage du bois a été organisé sur le Saint-Maurice, trois hommes, trois canadiens-français ont fait ce saut effroyable.

En 1854, par suite d’une mauvaise manœuvre, plusieurs hommes tombèrent à l’eau, en haut de la chute, mais près des estacades. Un nommé Dubé, de Saint-Maurice, eut le malheur d’entrer immédiatement dans le fil de l’eau qui coulait directement vers la chute, en un instant il fut emporté dans le gouffre et y disparut. On retrouva son corps au bout de quelques mois.

On était accouru sur les estacades, qui avaient comme celles d’aujourd’hui deux ou trois pieds de large, et on faisait le sauvetage des autres naufragés. Un nommé Baudoin, de Champlain, se tenait en ce moment par un crampon, planté dans le bois des estacades. Au milieu de la précipitation, en retirant un autre homme de l’eau, on lui fit lâcher prise, et il commença à dériver vers la chute. Baudoin savait très bien nager, et tout en gagnant vers la chute, il disait : Ne vous occupez pas de moi, sauvez les autres, moi je me sauverai toujours bien. Ces paroles retardèrent probablement de quelques secondes le secours qu’on pouvait lui porter ; hélas ! après ces quelques secondes, il n’était déjà plus temps. Il entra dans un courant très rapide, et il comprit lui-même que c’en était fait : il se recommanda tout haut à la Sainte Vierge, puis, sous les yeux de ses compagnons terrifiés, il entra dans la chute. Il parut sur la première vague ; il culbuta alors et parut de nouveau dans la seconde vague, mais ensuite il disparut à leurs regards. Son corps ne fut retrouvé qu’au bout de deux ans, près des Trois-Rivières.

En 1858, M. Rousseau travaillait sur les estacades avec plusieurs employés, quand il s’aperçut de l’approche d’un raz d’eau. Sur le Saint-Maurice, on appelle ainsi des gonflements d’eau qui se font d’une manière subite et sans cause connue, et qui correspondent évidemment au raz de marée de l’Océan. Ces gonflements sont redoutables, aussi tous les hommes coururent-ils se mettre en sûreté, à l’exception toutefois d’un nommé Étienne Boucher, qui voulut rester debout sur les estacades. M. Rousseau le supplia de se retirer avec les autres ouvriers, mais il se contenta de répondre : Jamais un raz d’eau n’a emporté un homme. Au dernier moment, on lui tendit encore une gaffe en lui disant : Ne t’expose pas au danger ; mais il continua à montrer une obstination qu’on ne lui avait jamais connue ; on eût dit qu’il sentait sa mort.

Cependant le raz d’eau arriva comme un cheval à la course, les estacades s’enfoncèrent subitement, Boucher perdit pied et le mouvement de l’eau le poussa vers la chute. M. Rousseau et un de ses employés voulurent aller à son secours, il se mirent donc en frais de pousser à l’eau une barge bien légère qui était déjà presque flottante sur les estacades, mais ces hommes vigoureux eurent beau employer toute la force de leurs bras, ils ne purent jamais la faire broncher, une force invisible la retenait. Pendant qu’ils faisaient ces vains efforts, Boucher entra dans le courant de la chute, et bientôt il n’était plus temps de le secourir. Il nageait bien ; on lui voyait une grande partie du corps au-dessus de l’eau. M. Rousseau lui cria : Élance-toi dans le remous, en haut de l’île, j’irai te chercher ensuite sur le rocher. Soit qu’il ne comprit pas ce qu’on lui disait, soit qu’il ne pût pas le faire, il fut entraîné impitoyablement dans le gouffre.

Il était arrivé de la veille, il avait fait ses Pâques avant de partir, et sa femme était venue elle-même le conduire à Chawinigane.

Mais voici quelque chose de remarquable, qui avait eu lieu le soir de son arrivée : Quand les ouvriers furent réunis pour la prière, M. Rousseau leur proposa de dire cinq pater et cinq ave comme prière du scapulaire de la Sainte Vierge. Étienne Boucher leur dit alors : Vous me faites penser que je ne suis pas reçu du scapulaire ; c’est une pure négligence de ma part, et la première fois que j’irai chez nous, je ne manquerai pas d’aller trouver M. le curé, pour me faire recevoir dans la confrérie. Je n’en forme pas encore partie, mais cela ne m’empêchera pas de faire la prière avec vous autres ce soir. De tous les hommes présents, il était le seul qui ne fût pas reçu du scapulaire. Le lendemain il se noyait, et deux hommes qui voulaient aller le secourir, mais qui auraient probablement péri avec lui, furent arrêtés miraculeusement. Je dis miraculeusement ; en effet, cette barge que deux hommes faisant des efforts désespérés n’avaient pu remuer d’une ligne, un seul homme, dès que Boucher eut disparu, la poussa à l’eau, avec une extrême facilité ; un enfant eût réussi comme lui. Depuis ce temps, les employés de M. Rousseau se font tous recevoir du scapulaire, et les cinq pater et cinq ave se récitent chaque soir, sans qu’on y ait manqué une seule fois.

M. Étienne Boucher était un homme d’un caractère doux et affable, et surtout un excellent chrétien.

Dans le flottage du bois sur le Saint-Maurice, si on laissait passer les bûches dans la chute, voici ce qui arriverait : une grande partie entrerait dans le Remous du Diable, et il n’en resterait que des débris. Celles qui éviteraient le remous, se meurtriraient sur les pierres de la chute. Pour éviter d’aussi sérieux inconvénients, le gouvernement a fait construire un glissoir qui fonctionne d’une manière admirable.

Le glissoir de Chawinigane est un plan incliné fait de madriers épais, avec des rebords en saillie, entre lesquels on introduit une certaine quantité d’eau. En haut de la chute, on a tendu des estacades où le bois vient s’accumuler. Lorsqu’il y en a une quantité suffisante, les flotteurs viennent l’introduire dans le glissoir. Les buches descendent avec une rapidité effrayante, et sont lancées au milieu de la rivière où elles plongent pour plusieurs minutes ; quand elles reviennent à la surface, elles sortent de l’eau verticalement, ce qui montre qu’elles arrivent d’une grande profondeur. Le courant est tellement fort dans le glissoir, qu’une pierre y flotte comme du liége ; c’est une expérience que nous avons faite nous-mêmes plusieurs fois. En faisant descendre les bois de grume de cette manière, on peut leur conserver jusqu’à leur écorce.

On ne me reprochera pas, je l’espère, de dire glissoir, au masculin. Il est bien vrai qu’on a souvent dit et écrit glissoire, au féminin, mais c’était évidemment par erreur. Une glissoire est un endroit frayé sur la glace pour y glisser ; un glissoir est un couloir pratiqué dans les montagnes pour faire descendre les bois coupés. (Dict. de Littré). Au bas du glissoir, il y a une jolie promenade avec des bancs pour les visiteurs ; ceci, comme tout le reste, est tenu dans un état de propreté qui fait plaisir. J’aime un employé public qui met de l’ordre partout, qui fait de l’affaire du gouvernement sa propre affaire ; cela annonce un homme de conscience et de cœur.

Mais regardez donc en face de la chute, sur le sommet de ce rocher ébranlé continuellement par les efforts du grand remous, regardez donc cette jolie maison qui sourit si agréablement aux voyageurs. J’ai le plaisir de vous annoncer que c’est une hôtellerie, élevée tout récemment par les soins de l’Honorable H. G. Mailhot, des Trois-Rivières. Elle a 50 pieds sur 38, et peut recevoir vingt voyageurs à la fois. On s’y rend des Trois-Rivières, sur un très-beau chemin, par la voie du Mont-Carmel.

En voyant cette maison poétiquement située, vous vous promettez sans doute, amis lecteurs, d’aller y passer quelquefois des jours de paix et de recueillement. Vous ne regretterez jamais votre voyage, car je vous le dis sans crainte, vous aurez beau voyager au loin, vous ne trouverez nulle part de spectacle plus beau que celui qui vous est offert à Chawinigane.

Un dernier regard, amis lecteurs, un regard de regret sur la scène grandiose qui se déroule à nos yeux, car nous allons terminer notre petite excursion. Je crois avoir parlé suffisamment de notre Niagara trifluvien, maintenant laissez-moi aller reprendre ma place au fond du canot d’écorce de M. Basile Maurice, et continuer mon intéressant voyage, mais cette fois bien réellement en chair et en os.