Deux voyages sur le Saint-Maurice/02/09

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P.V. Ayotte (p. 222-224).

DE LA CHUTE DE CHAWINIGANE
AU RAPIDE DES GRÈS

Le Saint-Maurice s’est reposé, il a même dormi profondément dans la baie de Chawinigane ; mais il faut voir comme il s’élance à partir de la pointe à Chevalier ! C’était plaisir de voir filer notre canot d’écorce : un cheval à la course nous aurait à peine suivis.

Le courant diminue au bout de quelques arpents, et le fleuve n’a plus cette largeur extraordinaire que nous lui avons vue au-dessus du rapide des Hêtres. Les côtes sont assez basses ; nous sortons évidemment de la région des montagnes.

Une île d’une assez grande étendue se présente à nos regards ; c’est, je crois, l’île aux Tourtes. On l’appelle communément l’île des Baumes, sans doute pour fixer la mémoire de l’un de nos plus admirables barbarismes.

Des estacades ayant été tendues sur le Saint-Maurice, nos canadiens ont supposé tout de suite qu’il n’y avait pas de mot dans notre langue pour exprimer cette chose nouvelle pour eux, car ils n’ont pas une grande confiance dans la richesse de la langue française, nos bons compatriotes ; ils sont donc allés prendre généreusement un mot dans la langue anglaise, mais leur oreille les ayant trompés, au lieu de boom ils ont dit baume. Peut-être aussi ont-ils fait ce changement exprès parce qu’ils ont trouvé qu’autrement ils résonneraient comme des caisses de tambour-major : boum ! boum ! boum ! Quoiqu’il en soit, ils ont pris le mot baume, et essayez maintenant de leur faire adopter le mot estacade ; vous y perdrez votre latin. Les Canadiens ont la tête dure, surtout quand il est bien évident qu’ils ont tort.

À notre droite, nous commençons à apercevoir des terres cultivées ; ces terres forment partie de la paroisse de Saint-Étienne.

Le fleuve coule encore quelque temps entre deux rives couvertes de forêt, et alors nous apercevons, au haut d’un mât, un pavillon français qui déroule gaiement ses couleurs au souffle de la brise. Puis nous distinguons une jolie maisonnette, bien blanche, entourée une bonne palissade, et bâtie au milieu d’un petit champ bien vert. Vraiment, je n’ai jamais rien vu de plus poétique : cette verdure, cette solitude, ce fleuve aux eaux profondes, quel tableau ravissant ! Mais le poète qui a fixé sa demeure en ce lieu a-t-il donc voulu nous fêter en déployant ainsi les couleurs de la France !

J’ai rêvé bien des fois la vie passée dans une solitude comme celle-là : loin du bruit des hommes, mais au milieu des charmes de la belle nature. Oh ! que l’on doit aimer Dieu, quand on a fait taire les voix du monde, et qu’on ne converse plus qu’avec le ciel ! Mon Dieu, l’entretien de l’âme avec vous a des suavités que le monde ne connaît pas, et la vue de vos œuvres, quand l’âme n’est plus distraite, est un langage si doux qu’on ne se lasse jamais de l’entendre.

Mon cher lecteur, vous me demandez quelle peut bien être cette maison dont la vue réveillait tous mes anciens désirs de solitude. Les estacades qui se terminent ici nous expliquèrent bientôt le mystère de cette demeure enchantée : c’est une maison bâtie et entretenue aux frais du gouvernement, pour les employés du Saint-Maurice. Quant au pavillon qui flotte si joyeusement, il doit être là pour avertir les travailleurs que ce jour est un jour de paye.

Malgré tout, je ne puis m’empêcher de jeter des regards d’envie sur ce toit, sur cette verdure : il est donc bien vrai que je ne puis m’arrêter, même un seul jour, dans ce petit paradis de mon imagination.

Et nous filons rapidement notre route. Bientôt nous avons de beaux champs sous les yeux, des maisons qui annoncent l’aisance, et nous abordons sans bruit auprès d’un village bâti sur la rive droite du Saint-Maurice : c’est le village des Grès. Nous allons faire ici… avez-vous bien compté ; nous allons faire ici notre… cinquième portage.