Deux voyages sur le Saint-Maurice/02/10

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P.V. Ayotte (p. 225-235).

DU VILLAGE DES GRÈS
Au village des Forges St-Maurice

Le rapide des Grès est ainsi appelé à cause de l’affleurement de certains terrains d’une structure particulière. Ces couches sont d’un jaune blanchâtre ; frappez-les avec un marteau, elles vont se désagréger avec une extrême facilité, et vous remarquerez alors qu’elles sont formées d’une multitude de petits grains, ayant peu de cohésion entre eux. Ce sont là les grès de Saint-Étienne, et ils ont donné leur nom au rapide, et au village bâti près du rapide. Comme à l’ordinaire, mon guide porte son canot sur sa tête, et nous voilà au milieu du village.

Le village des Grès est formé d’une vingtaine de maisons, dont un tiers est inhabité aujourd’hui. Toutes ces maisons sont en bois, et un bon nombre sont à plusieurs logements. On ne paraît pas surpris de notre passage ni de notre accoutrement, on est accoutumé à ce spectacle.

Nous passons devant un magasin, fermé aujourd’hui, qui ressemble beaucoup à une chapelle, et tout à côté, comme pour achever l’illusion, nous voyons un hangar qui porte un joli clocher et une cloche. Nous avons besoin de la parole de l’un des habitants pour nous persuader que ces édifices n’ont jamais servi d’église.

Le village des Grès doit son origine aux scieries qui ont été établies dans cet endroit en 1847, mais qui sont aujourd’hui en ruine,

Un homme entreprenant, M. John Baptist, creusa un chenal près de la rive, fit un empellement, et, sur la pente même du rocher, éleva de magnifiques scieries ; il se trouva ainsi à jouir d’un pouvoir d’eau incomparable, comme on n’en rencontre guère que sur le Saint-Maurice, le frère, pour tout dire en un mot, de ce pouvoir d’eau de la Grand’Mère dont je vous ai déjà entretenus. À l’empellement, en effet, il y avait 33 pieds d’eau, et l’on pouvait, sans frais considérables, commander à tout le St-Maurice. Des quantités de bois immenses sont sorties de ce bel établissement.

Après la mort de M. John Baptist, des circonstances malheureuses ont fait fermer les scieries des Grès, et jeté le village dans une véritable désolation. Espérons que cet état de choses ne se continuera pas, et que les Grès verront bientôt les jours de leur première prospérité.

Quand les scieries fonctionnaient, on avait établi sur la rive une dalle élevée sur des piliers, dans laquelle on introduisait l’eau du Saint-Maurice. Cette dalle avait bien quarante arpents de long. On y jetait les morceaux de bois dès qu’ils étaient sciés, et, avec une rapidité vertigineuse, ils se rendaient en bas du saut de la Gabelle. Les morceaux de bois scié tombaient dans le Saint-Maurice, et des hommes placés là tout exprès les mettaient immédiatement en radeau. Quand le radeau était complet, on le descendait au fleuve St-Laurent.

Nous nous souviendrons longtemps de notre passage à la Gabelle. Naguère encore la dalle était assez bien conservée pour faire un trottoir magnifique, alors c’était un plaisir de faire le portage des Grès ; mais aujourd’hui il ne reste guère que les débris des piliers, et le portage se fait d’une manière bien pénible.

Me voilà donc, sous les rayons d’un soleil ardent, mon porte-manteau à la main, courant sur les grosses pierres inégales ou sur le galet du rivage. Les sueurs me coulaient du front, mes habits même étaient trempés, mais voyant mon guide à deux arpents de moi, je m’encourageais à le suivre, car j’étais bien moins chargé que lui.

Nous passâmes dans un endroit où les couches de terrain étaient coupées perpendiculairement, ou plutôt surplombaient notre route. Quel endroit favorable pour faire des études géologiques ! Je me souviens alors d’avoir senti le feu sacré pour l’étude de la Géologie, quand j’étais encore sous le charme des leçons de M. Sterry-Hunt, à l’Université Laval. Je conçus un vague regret d’avoir tourné le dos à la science, et je me sentis humilié de ne pouvoir me rendre compte des stratifications que j’avais sous les yeux. À la fin je me dis avec humeur : il est trop vrai que je ne suis qu’un profane dans le sanctuaire des sciences géologiques, passons notre chemin.

Tout en marchant clopin-clopant, je me retourne de temps à autre pour examiner le rapide : Il est formé de trois cascades principales et d’un grand nombre de petites. M. Benjamin Sulte lui donne une hauteur ce 30 pieds.

Après le rapide proprement dit, le fleuve suit encore une pente très prononcée, et l’eau se précipite avec fracas à travers les pierres qui obstruent de tout côté son passage.

Lorsque nous eûmes marché un certain temps, mon guide crut pouvoir se confier aux flots, malgré la violence extrême du courant ; mais dans un endroit si dangereux, il devait naviguer seul. Il partit avec la rapidité d’un trait ; tantôt il disparaissait au milieu des vagues, tantôt il était lancé comme une épave dans des masses d’écume, c’était effrayant à voir. En un instant il fut loin de moi, cependant je ne fus pas tenté d’envier son sort. Il alla m’attendre dans un endroit où les flots s’étaient adoucis, et quand j’arrivai près du canot il me dit en souriant : Vous pouvez monter avec moi maintenant, il n’y a pas de danger. Je n’étais pas mécontent de me reposer un peu et de faire sécher mes sueurs. Un bon vent semblait souffler tout exprès ; notre embarcation était fort ballottée, mais je n’avais pas peur. Nous parcourûmes ainsi l’espace de quelques arpents, puis nous fûmes obligés de faire un dernier petit portage, celui de la Gabelle.

Je ne puis plus tarder cependant, mon cher lecteur, à vous faire faire dans le passé une petite excursion qu’il eût peut-être mieux valu placer un peu plus tôt dans mon récit.

Cette chute des Grès que nous avons sous les yeux, cette partie des côtes du Saint-Maurice que nous venons de voir, n’ont pas toujours été ce qu’elles sont aujourd’hui. Et ne pensez pas que ce soit ici une supposition plus ou moins fondée, car le changement dont je parle a eu lieu dans les temps historiques.

En 1663, des tremblements de terre qui se succédèrent pendant plusieurs mois vinrent jeter la consternation dans toute la Nouvelle-France. L’histoire du temps est remplie de détails sur ces phénomènes terribles, mais nulle part les tremble-terre, comme les appellent les Relations des Jésuites, ne se firent sentir avec plus de violence que le long du Saint-Maurice, entre le saut de la Gabelle et la chute de Chawinigane.

« Voici, dit la Relation de 1663, ce qu’on en écrit des Trois-Rivières. La première secousse et la plus rude de toutes commença par un brouissement semblable à celui du tonnerre, les maisons avaient la même agitation que le coupeau des arbres pendant un orage, avec un bruit qui faisait croire que le feu pétillait dans les greniers.

« Ce premier coup dura bien une demi-heure, quoique sa grande force ne fût proprement que d’un petit quart d’heure ; il n’y en eut pas un qui ne crût que la terre dût s’entr’ouvrir. Au reste, nous avons remarqué que, comme ce tremblement est quasi sans relâche, aussi n’est-il pas dans la même égalité : tantôt il imite le branle d’un grand vaisseau qui se manie lentement sur ses ancres, ce qui cause à plusieurs des étourdissements de tête ; tantôt l’agitation est irrégulière et précipitée par divers élancements, quelquefois assez rudes, quelquefois plus modérés ; le plus ordinaire est un petit trémoussement qui se rend sensible lorsque l’on est hors du bruit et en repos. Selon le rapport de plusieurs de nos Français et de nos Sauvages, témoins oculaires, bien avant dans notre fleuve des Trois-Rivières, à cinq ou six lieues d’ici[1], les côtes qui bordent la rivière de part et d’autre, et qui étaient d’une prodigieuse hauteur, sont aplanies, ayant été enlevées de dessus leurs fondements, et déracinées jusqu’au niveau de l’eau : ces deux montagnes, avec toutes leurs forêts, ayant été ainsi renversées dans la rivière, y formèrent une puissante digue, qui obligea ce fleuve à changer de lit, et à se répandre sur de grandes plaines nouvellement découvertes, minant néanmoins toutes ces terres éboulées, et les démêlant petit à petit avec les eaux de la rivière, qui en sont encore si épaisses et si troubles, qu’elles font changer de couleur à tout le grand fleuve de Saint-Laurent. Jugez combien il faut de terre tous les jours pour continuer depuis près de trois mois à rouler ses eaux, toujours pleines de fange.

« L’on voit de nouveaux lacs où il n’y en eut jamais ; on ne voit plus certaines montagnes qui sont engouffrées ; plusieurs sauts sont aplanis ; plusieurs rivières ne paraissent plus ; la terre s’est fendue en bien des endroits, et a ouvert des précipices dont on ne trouve point le fond ; enfin il s’est fait une telle confusion de bois renversés et abîmés, qu’on voit à présent des campagnes de plus de mille arpents toutes rases, et comme si elles étaient tout fraichement labourées, là où peu auparavant il n’y avait que des forêts. »

Une lettre du même temps, écrite aux Trois-Rivières, nous dit : «  À cinq ou six lieues dans le fleuve des Trois-Rivières, les côtes de part et d’autre de la rivière, quatre fois plus hautes que celles d’ici[2], ont été enlevées de leurs fondements, déracinées jusqu’au niveau de l’eau, dans l’étendue d’environ deux lieues de longueur et de plus de dix arpents en profondeur. »

Rappelons-nous maintenant un passage du récit du père Buteux. Ce père avait fait une journée de marche à partir des Trois-Rivières, il estimait avoir parcouru six lieues, et il avait campé précisément à l’endroit où nous sommes, c’est-à-dire au-dessus de la Gabelle, ce qui ressort clairement de son récit. Le lendemain, il se remet en marche, et voici ce qu’il raconte : « Nous rencontrâmes, à une lieue de notre gîte, une chute d’eau qui nous boucha le passage ; il fallut grimper par-dessus trois montagnes, dont la dernière est d’une hauteur démesurée. C’était pour lors que nous ressentions la pesanteur de nos traînes et de nos raquettes ! Pour descendre de l’autre côté de ces précipices, il n’y avait pas d’autre chemin que de laisser aller sa traîne du haut en bas, qui de la raideur de cette chute allait au-delà du milieu de la rivière, qui en cet endroit peut être de quatre cents pas. »

Quelle est cette chute ? Quelles sont ces montagnes ? La chute et les trois montagnes sont certainement disparues.

Rapprochons du texte que nous venons de citer un extrait d’une lettre de la mère Marie de l’Incarnation, et nous serons confirmés dans l’opinion émise. Parlant de l’effet des tremblements de terre dans le Saint-Maurice, cette religieuse célèbre écrivait : « Le premier saut si renommé n’est plus, étant tout à fait aplani. » Ce premier saut si renommé ne peut être que celui dont parle le père Buteux, car il est impossible qu’à une lieue de son premier campement le père Buteux ait trouvé la chute de Chawinigane, il voyageait dans des circonstances trop difficiles pour cela. C’est déjà une chose assez extraordinaire qu’il ait pu se rendre, au premier soir, un peu plus haut que la Gabelle.

Nous n’en pouvons donc douter, il y avait avant 1663, à la place du rapide des Grès ou un peu plus haut, une cataracte aussi remarquable et probablement plus remarquable que celle de Chawinigane. Il y avait de plus, dans le voisinage, trois montagnes d’une grande hauteur, qui rendaient le portage extrêmement difficile ; et, au tremble terre de 1663, les montagnes ont été déracinées et la cataracte a été aplanie. Comme souvenir de la merveille de l’ancien temps, Dieu nous a laissé le petit rapide des Grès.

« Figurons-nous, ajoute M. Benjamin Sulte, la chute des Grès très élevée. La rivière s’en trouverait bouchée, et le niveau de l’eau en amont exhaussé d’autant, à cause des rivages qui l’encaissent. Voilà comment cette baie de Shawinigan, si agréable par son encadrement, a l’air d’être à sec : il fut un temps où ses eaux se maintenaient à cinquante et peut-être cent pieds au-dessus du niveau actuel, diminuant en proportion (remarquons-le) le saut aujourd’hui si terrible de la grande chute de ce nom. » (Le Bas Saint-Maurice, Rev. Canad. de 1875, p. 137).

C’est bien agréable de s’occuper ainsi des choses passées, cependant ne nous attardons pas davantage. Nous sommes à la Gabelle, n’est-ce pas ? Cette petite chute se nommait anciennement saut de la Vérendrye, en l’honneur du découvreur des Montagnes Rocheuses. « C’est, dit M. Benjamin Sulte, un rapide séparé par un gros rocher, qui forme le « Fer-à-cheval, » côté Est, et la chute des « Iroquois, » côté Ouest, ou plus récemment la chute des « Américains, » parce que de naïfs Yankees ayant entrepris de franchir ce gouffre, qui a bien dix-huit pieds, n’en sont pas revenus[3]. En aval, la rivière est étroite ; à l’eau basse elle n’a pas plus de soixante à quatre-vingt pieds. »

Mais d’où vient ce nom de Gabelle qui est déjà revenu plusieurs fois sous notre plume ?

Le mot Gabelle a trois significations : 1o Impôt sur le sel. 2o Grenier où se vendait le sel. 3o Tout impôt sur les denrées et les produits de l’industrie.

Les deux premières significations ne servent guère qu’à nous dérouter, mais la troisième peut, je crois, nous mettre sur la piste.

La Gabelle était autrefois un lieu de traite bien fréquenté : Les Sauvages descendaient du Nord avec leurs pelleteries, les Français montaient jusqu’au premier des grands rapides avec leurs marchandises, et les échanges se faisaient. Il y avait là un grand commerce, le Gouvernement devait donc y percevoir des impôts, de là le nom de Gabelle. Je donne mon explication telle que je la conçois ; si quelqu’un en trouve une autre plus acceptable, qu’il la présente.

Quant à l’opinion qui ne voudrait voir là qu’une simple corruption du mot Gamelle, nous croyons qu’elle n’a rien de sérieux et que, par conséquent, il n’y a pas lieu de s’y arrêter.

Ayant traversé le petit rocher de la Gabelle, nous pûmes remonter dans notre canot, et commencer une route moins accidentée. Le fleuve, en effet, est devenu beaucoup plus doux, bien qu’il fasse encore un peu la grimace. C’est ici que l’on formait les radeaux dont nous avons parlé.

À notre gauche nous voyons quelques arpents de terre entièrement déboisée : c’est la ferme de la rivière Cachée, la plus ancienne de ces parages. Immédiatement à côté de cette ferme, nous apercevons l’embouchure de la rivière dont elle porte le nom. C’est sur la rivière Cachée que furent établies les premières scieries de quelqu’importance dont il soit fait mention le long du Saint-Maurice. M. Greeve, qui avait fondé cet établissement, comptait M. John Baptist parmi ses employés.

M. Baptist était jeune, mais il était observateur et il avait une grande force de volonté ; il acquit de l’expérience dans l’exploitation du bois, et quand il quitta M. Greeve, il alla bravement établir ses scieries du rapide des Grès. Tout le monde sait qu’il fit faire un pas immense au commerce de bois, et qu’il sut enfin arriver à la fortune.

Mais pendant que nous jetons ainsi des regards sur le passé, n’allons pas oublier le paysage qui se déroule sous nos yeux.

Une pointe s’avance dans le Saint-Maurice, et oblige le fleuve à faire un coude. Comment nommez-vous cette pointe, demandai-je à mon guide ? C’est, me répondit-il, la pointe aux Baptêmes. Mon guide riait un peu en me disant cela, mais moi je n’avais point envie de rire. Hélas ! cette pointe de terre est donc chargée de transmettre aux générations le souvenir des affreux blasphèmes qu’a entendus le Saint-Maurice, car c’est dans ce sens qu’il faut entendre ici le mot baptême.

Pauvre Saint Maurice, si les blasphèmes avaient pu souiller tes flots, tu serais le plus dégoûtant des fleuves de l’Amérique, mais ton onde est pure, ô mon fleuve bien-aimé ; ce n’est pas ta faute si des êtres méchants ont osé maudire notre divin auteur ; parfois même tu t’es chargé de punir cet odieux forfait, ainsi que nous le raconterons bientôt.

Disons, cependant, pourquoi le nom de pointe aux baptêmes a été donné ; nous croyons avoir une explication qui n’admet ni doute ni réplique.

Autour de cette pointe le courant est d’une rapidité terrible, ce qui offre peu d’inconvénients lorsqu’on descend le fleuve, car alors il suffit de savoir bien tenir le fil de l’eau. Mais comment remonter un tel courant ? comment faire ce coude malencontreux, surtout lorsqu’on remonte le fleuve avec des barges ou des chalands bien chargés ?

Je vous avoue que cela semble impossible. Il faut pour y réussir, la force extraordinaire et l’adresse peu commune des rameurs du Saint-Maurice.

Malgré cette force et cette adresse, ils prennent beaucoup de temps, ils versent énormément de sueurs pour passer cet endroit difficile ; vous comprenez bien que les rustauds ne manquent pas de s’impatienter et de jurer à qui mieux mieux. Ils en veulent surtout à la pointe, et ils l’ont couverte de tant de blasphèmes qu’à la fin elle en a gardé le nom.

Les côtes du Saint-Maurice, à l’endroit où nous sommes, rappellent les côtes des environs de la ville mais avec cette différence notable qu’au lieu d’être en sable rouge elles sont de terre franche.

L’après-midi est peu avancé, et cependant nous sommes déjà dans les limites de la paroisse de Saint-Maurice : évidemment, mon canotier fait des merveilles.

Mais une chose vient attirer tout spécialement notre attention : au milieu d’un champ cultivé, nous commençons à apercevoir une ruine. Une ruine sur le Saint-Maurice ! La colonisation y est à peine commencée, et on y voit déjà des ruines ! N’en soyons pas trop surpris : sur la terre les berceaux et les tombes se touchent ; et Châteaubriand a cru que dans le Paradis-Terrestre, au sein d’une nature toute brillante de jeunesse, Dieu avait mis des arbres tombant de vétusté. Cette maison en ruine se trouve dans le voisinage des forges Lislet ; elle fut bâtie par M. Bell, des Forges St-Maurice, qui avait établi une ferme, en cet endroit. C’était l’une des plus belles maisons du Saint Maurice.

Les forges Lislet, situées à quelque distance de la rivière, doivent sans doute leur nom à l’îlot de pierre que nous avons sous les yeux. Elles furent fondées en 1857 par M. Dupuis des Trois-Rivières, et les messieurs McDougall en firent l’acquisition quand ils devinrent propriétaires des forges Saint-Maurice. Le fourneau fut éteint en 1876, et tous les travaux cessèrent en 1878 ; il ne reste maintenant de ces forges que des ruines dont celle des bords du Saint-Maurice peut nous donner une idée.

Il nous fait plaisir de voir à notre gauche des maisons bâties agréablement sur le fleuve : sont-ils singuliers, aussi, ces riverains du Saint-Maurice qui vont placer leurs maisons dans les replis de terrain, comme si les points de vue ne comptaient pas dans la valeur d’une propriété ; comme si le spectacle des beautés de la nature n’était pas une des joies les plus pures de la vie, et l’une des choses qui contribuent le plus puissamment à élever l’âme vers son créateur.

Ici il me faut bien faire un aveu pénible, et qui pourrait compromettre ma renommée de voyageur, si je n’avais affaire à des lecteurs bien charitables : Imaginez-vous donc que j’ai passé le rapide de la Hache et la pointe de la Hache sans m’en apercevoir ! Que faisaient donc mes yeux, pendant que nous passions en cet endroit ? Que faisait mon guide qui avait pourtant coutume de m’avertir quand il se rencontrait quelque chose d’intéressant ? Nous étions distraits tous deux. Nous avions probablement l’esprit hanté par quelque fantôme de la légende des Vieilles Forges !

J’ai certainement franchi ce rapide, un peu au-dessus de celui des Forges, mais je ne puis vous en dire autre chose, je ne l’ai pas vu.

Sur la rive droite du Saint-Maurice un spectacle vient nous réjouir et nous surprendre en même temps : Une maison en pierre, la plus vaste que nous ayons encore vue sur le Saint-Maurice, s’élève sur le point culminant de la côte, et commande ainsi le fleuve et les environs. En examinant ses blanches murailles, ses cheminées massives et ses formes antiques, nous la connaissons pour la sœur de cette vieille maison du Platon des Trois-Rivières, où nous avons passé les plus belles années de notre jeunesse studieuse ; c’est la Grande Maison des vieilles forges Saint-Maurice, bâtie par M. Chaussegros de Léry, une vingtaine d’années avant la conquête, quand les forges marchaient au nom et au profit du roi de France. La position seule de cette maison me dirait qu’elle est ancienne ; si elle eut été bâtie par les hommes de notre temps, je suis sûr qu’ils auraient trouvé quelque prétexte pour la placer dans un trou.

Les mouvements extraordinaires de notre petit canot nous font bien voir que nous sommes entrés dans le rapide des Forges ; mais avant de passer la partie la plus redoutable, nous allons visiter le petit village des Forges, si intéressant par ses souvenirs historiques.

Nous abordons à un endroit où la côte est taillée à pic ; différents petits filets d’eau en descendent, et nous allons nous y désaltérer.

Il y en a qui font portage ici comme à la Gabelle, mais il ne s’agit pas de cela pour nous ; on ne nous prendra pas pour des enfants, je suppose !


  1. La Gabelle est à 5 lieues des Trois-Rivières.
  2. Ici, aux Trois-Rivières, sur le Platon, la Table ou le Cap Métabéroutin. (Note de Benjamin Sulte.)
  3. Le même tour était arrivé à des Iroquois qui ne connaissaient pas le St-Maurice, de là le premier nom de cette chute.