Dialogues d’Évhémère/Édition Garnier/5

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CINQUIÈME DIALOGUE.

Pauvres gens qui creusent dans un abîme.
Instinct, principe de toute action dans le genre animal.

Callicrate.

Puisque vous ne savez rien, je vous conjure de me dire ce que vous soupçonnez ; vous ne vous êtes point expliqué à moi entièrement. La réserve annonce de la défiance ; un philosophe sans candeur n’est qu’un politique.

Évhémère.

Je ne suis en défiance que de moi-même.

Callicrate.

Parlez, parlez ; quelquefois, en devinant au hasard, on rencontre.

Évhémère.

Eh bien ! je devine que les hommes de tous les temps, de tous les lieux, n’ont jamais dit ni pu dire que des pauvretés sur toutes les choses que vous me demandez ; je devine surtout qu’il nous est absolument inutile d’en être instruits.

Callicrate.

Comment, inutile ! N’est-il pas au contraire absolument nécessaire de savoir si nous avons une âme, et de quoi elle est faite ? Ne serait-ce pas le plus grand des plaisirs de voir clairement que la puissance de l’âme est différente de son essence, qu’elle est tout, et qu’elle a complètement la vertu sensitive, étant forme et entéléchie, comme l’a si bien dit Aristote[1] ; et surtout que la syndérèse n’est pas une puissance habituelle ?

Évhémère.
Cela est fort beau ; mais une science si sublime paraît nous être interdite. Il faut bien qu’elle ne nous soit pas nécessaire, puisque Dieu ne nous l’a pas donnée. Nous lui devons sans doute tout ce qui peut servir à nous conduire dans cette vie, raison, instinct, faculté de commencer le mouvement, faculté de donner la vie à un être de notre espèce. Le premier de ces dons est ce qui nous distingue de tous les autres animaux ; mais Dieu ne nous a jamais appris quel en est le principe : il n’a donc pas voulu que nous le sussions[2]. Nous ne pouvons pas seulement deviner pourquoi nous remuons le bout du doigt quand nous le voulons, quel est le rapport entre ce petit mouvement d’un de nos membres et notre volonté. Il y a l’infini entre l’un et l’autre. Vouloir arracher à Dieu son secret, croire savoir ce qu’il nous a caché, c’est, ce me semble, une espèce de blasphème ridicule.
Callicrate.

Quoi ! je ne saurai jamais ce que c’est qu’une âme ? Et il ne me sera pas démontré que j’en ai une ?

Évhémère.

Non, mon ami.

Callicrate.

Dites-moi donc ce que c’est que notre instinct, dont vous m’avez parlé tout à l’heure. Vous m’avez dit que Dieu nous avait fait non-seulement présent de la raison, mais encore de l’instinct : il me semble qu’on n’accorde cette propriété qu’aux bêtes, et que même on ne sait pas trop ce qu’on entend par cette propriété. Les uns disent que c’est une âme d’une espèce différente de la nôtre ; les autres croient que c’est la même âme avec d’autres organes ; quelques rêveurs[3] ont avancé que ce n’est qu’une machine : et vous, que rêvez-vous ?

Évhémère.

Je rêve que Dieu nous a tout donné, à nous et aux animaux, et que les animaux sont bien plus heureux que nos philosophes ; ils ne se tourmentent pas pour savoir ce que Dieu veut qu’ils ignorent ; leur instinct est plus sûr que le nôtre ; ils ne font point de système sur ce que deviendront leurs facultés après leur mort : jamais abeille n’a eu la folie d’enseigner dans une ruche que son bourdonnement passerait un jour la barque à Caron, et que son ombre irait faire de la cire et du miel dans les Champs-Elysées ; c’est notre raison dépravée qui a imaginé ces fables.

Notre instinct est bien plus sage sans rien savoir : c’est par lui que l’enfant suce le téton de sa nourrice sans connaître qu’il forme un vide dans sa bouche, et que ce vide force le lait de la mamelle à descendre dans son estomac ; toutes ses actions sont de l’instinct. Dès qu’il a un peu de force, il met ses mains au-devant de sa tête quand il tombe. S’il veut franchir un petit fossé, il se donne une force nouvelle en courant, sans avoir appris quel sera le résultat de sa masse multipliée par sa vitesse. S’il trouve une large pièce du bois sur un ruisseau, pour peu qu’il soit hardi, il se mettra sur cette planche pour parvenir à l’autre bord, et ne se doutera pas que le volume de bois joint à celui de son corps pèse moins qu’un pareil volume d’eau. S’il veut soulever une pierre, il emploie un bâton pour lui servir de levier, et ne sait pas assurément la théorie des forces mouvantes.

Les actions même qui paraissent en lui l’effet d’une raison que l’éducation a instruite sont les effets de cet instinct. Il ne sait pas ce que c’est que la flatterie ; mais il ne manque jamais de flatter quiconque peut lui donner ce qu’il désire. S’il voit battre un autre enfant, et s’il voit son sang couler, il crie, il pleure, il appelle au secours, sans aucun retour sur lui-même.

Callicrate.

Définissez-moi donc cet instinct dont vous me donnez tant d’exemples.

Évhémère.

C’est tout sentiment et tout acte qui prévient la réflexion[4].

Callicrate.

Mais vous me parlez là d’une qualité occulte, et vous savez qu’on se moque aujourd’hui de ces qualités, si chères à tant de philosophes de la Grèce.

Évhémère.

Tant pis ; il fallait respecter les qualités occultes, car depuis le brin d’herbe que l’ambre attire, jusqu’à la route que tant d’astres suivent dans l’espace ; depuis la formation d’une mite dans un fromage jusqu’à la galaxie[5] ; soit que vous considériez une pierre qui tombe, soit que vous suiviez le cours d’une comète traversant les cieux, tout est qualité occulte.

Ce mot est le respectable aveu de notre ignorance : le grand architecte du monde nous a donné de mesurer, de calculer, de peser quelques-uns de ses ouvrages, mais il ne nous permet pas de découvrir les premiers ressorts. Les Chaldéens ont déjà soupçonné que ce n’est pas le soleil qui tourne autour des planètes, et qu’au contraire ce sont les planètes qui tournent autour de lui dans des orbites différentes ; mais je doute qu’on puisse découvrir jamais quelle est la force secrète qui les emporte d’occident en orient. On calculera la chute des corps ; mais trouvera-t-on la raison primitive de la force qui les fait tomber ? Les hommes s’occupent depuis assez longtemps à faire des enfants ; mais ils ne savent pas comment leurs femmes s’y prennent : notre Hippocrate n’a débité sur cet important mystère que des raisonnements d’accoucheuse. On disputera sur le physique et sur le moral pendant l’éternité ; mais l’instinct gouvernera toujours toute la terre, car les passions sont la production de l’instinct, et les passions régneront toujours.

Callicrate.

Si cela est, votre Dieu n’est que le dieu du mal ; il ne nous a fait naître que pour nous abandonner à ces passions funestes : c’est faire des hommes pour les livrer aux diables.

Évhémère.

Point du tout ; il y a de très-bonnes passions, et il nous a donné la raison pour les diriger.

Callicrate.

Et qu’est-ce que cette chétive raison ? M’allez-vous encore dire que c’est une autre espèce d’instinct ?

Évhémère.

À peu près : c’est un don inexplicable de comparer le passé au présent, et de pourvoir au futur. Voilà l’origine de toute société, de toute institution, de toute police. Ce don précieux est la suite d’un autre présent de Dieu, qui est aussi incompréhensible, je veux dire la mémoire : autre instinct que nous partageons avec les animaux, mais que nous possédons dans un degré si supérieur qu’ils devraient nous prendre pour des dieux, s’ils ne nous mangeaient pas quelquefois.

Callicrate.

J’entends, j’entends ; Dieu s’occupe à faire ressouvenir de jeunes renards que leur père a été pris dans un piège ; et ces renards, par instinct, évitent le piège qui a causé la mort de leur père. Dieu est attentif à représenter à la mémoire de nos Syracusains que nos deux Denis ont très-mal gouverné, et il inspire à notre raison le gouvernement républicain. Il court au chien de berger pour lui dire de faire rentrer les moutons, de peur des loups, qu’il a créés exprès pour manger les moutons. Il fait tout, il arrange, il bouleverse, il répare, il détruit ; il déroge

continuellement à toutes ses lois, et se donne fort inutilement beaucoup de peine. C’est la prémotion physique[6], le décret prédéterminant, l’action de Dieu sur les créatures.
Évhémère.

Ou vous m’entendez fort mal, ou vous m’expliquez très-malignement. Je ne prétends point que le maître de la nature se mêle des détails, quoique je pense qu’aucun détail ne le fatiguerait ni ne l’abaisserait ; je pense qu’il a établi des lois générales, immuables, éternelles, par lesquelles les hommes et les animaux se conduiront toujours : je vous l’ai déjà dit assez clairement.

Diagoras[7] auteur du Système de la Nature, dit dans sa longue déclamation à peu près la même chose que vous. Voici ses paroles dans son chapitre iv du tome II : « Votre Dieu est sans cesse occupé à produire et à détruire ; par conséquent il ne peut être appelé immuable quant à sa façon d’exister. »

Diagoras prétend que nous composons ainsi notre Dieu de qualités contradictoires : il le traite de fantôme affreux et ridicule ; mais qu’il me permette de lui dire qu’il y a bien de la hardiesse à décider aussi légèrement sur un sujet si grave. Produire et détruire alternativement dans tous les siècles, par des lois toujours constantes, ce n’est pas changer au hasard ; c’est, au contraire, être toujours semblable à soi-même. Dieu donne la vie et la mort ; mais il les donne à tout le monde : il a rendu la vie et la mort nécessaires ; il est immuable en exécutant toujours ce plan de la création, en gouvernant toujours d’une manière uniforme. S’il faisait vivre éternellement quelques hommes, on pourrait alors dire peut-être qu’il n’est pas immuable ; mais quand tous naissent pour mourir, son immutabilité n’est que trop constatée.

Callicrate.

Je vous avoue que Diagoras se trompe en ce point ; mais n’a-t-il pas grande raison quand il reproche à certains Grecs de représenter Dieu comme un être ridiculement vain, qui a fait le monde pour sa gloire, pour se faire applaudir ; de le peindre comme un maître dur et vindicatif qui punit les plus légères désobéissances par des tortures éternelles ; d’en faire un père injuste et aveugle qui favorise par caprice quelques-uns de ses enfants, et destine tous les autres à un malheur sans fin ; qui fait quelques aînés vertueux pour les récompenser d’une vertu à laquelle ils étaient nécessités, et une foule de cadets scélérats pour les punir des crimes qu’ils ne pouvaient se dispenser de commettre ; enfin de faire de Dieu un fantôme absurde et un tyran barbare ?

Évhémère.

Ce n’est point là le dieu des sages : c’est le dieu de quelques prêtres de la déesse de Syrie[8], qui sont la honte et l’horreur du genre humain.

Callicrate.

Eh bien ! définissez-nous donc à la fin votre Dieu pour fixer nos incertitudes.

Évhémère.

Je crois vous avoir prouvé qu’il en existe un par ce seul argument invincible : Le monde est un ouvrage admirable : donc il y a un artisan plus admirable. La raison nous force à l’admettre, la démence entreprend de le définir.

Callicrate.

C’est ne rien savoir, et même c’est ne rien dire, que de nous crier sans cesse : Il y a là quelque chose d’excellent, mais je ne sais ce que c’est.

Évhémère.

Souvenez-vous de ces voyageurs qui, en abordant dans une île, y trouvèrent des figures de géométrie tracées sur le sable du rivage. Courage ! dirent-ils, voilà des pas d’hommes[9]. Nous autres stoïciens, en voyant ce monde, nous disons : Voilà des pas de Dieu.

Callicrate.

Montrez-nous ces pas, s’il vous plaît.

Évhémère.

Ne les avez-vous pas vus partout ? Et cette raison, et cet instinct dont nous jouissons, ne sont-ils pas évidemment des présents de ce grand Être inconnu ? Car ils ne viennent ni de nous-mêmes, ni de la fange sur laquelle nous habitons.

Callicrate.

Eh bien ! réfléchissant sur tout ce que vous m’avez dit, et malgré toutes les difficultés que le mal répandu sur la terre fait naître dans mon esprit, je m’affermis pourtant dans l’idée qu’un Dieu préside à notre globe. Mais pensez-vous, comme les Grecs, que chaque planète ait le sien ; que Jupiter, Saturne, et Mars, règnent dans les planètes qui portent leur nom, comme les rois d’Égypte, de Perse, et des Indes, règnent chacun dans leur district ?

Évhémère.

Je vous ai déjà insinué que je n’en crois rien ; et voici ma raison. Soit que le soleil tourne autour de nos planètes et de notre terre, comme le croit le vulgaire, qui ne s’en rapporte qu’à ses yeux ; soit que la terre et les planètes tournent elles-mêmes autour du soleil, comme les nouveaux Chaldéens[10] l’ont soupçonné, et comme il est infiniment plus vraisemblable, il est toujours certain que les mêmes torrents de lumière, dardés continuellement du soleil jusqu’à Saturne, parviennent à tous ces globes dans des temps proportionnels à leur éloignement. Il est certain que ces traits de lumière se réfléchissent de la surface de Saturne à nous, et de nous à lui, avec une vitesse toujours égale. Or une fabrique si immense, un mouvement si rapide et si uniforme, une communication de lumière si constante entre des globes si prodigieusement éloignés, tout cela paraît ne pouvoir être établi que par la même Providence. S’il y a plusieurs dieux également puissants, ou ils auront des vues différentes, ou ils auront la même : s’ils ne sont point d’accord, il n’y aura que le chaos ; s’ils ont tous le même dessein, c’est comme s’il n’y avait qu’un seul Dieu. Il ne faut pas multiplier les êtres, et surtout les dieux, sans nécessité[11].

Callicrate.

Mais si le grand Démiourgos, l’Être suprême, avait fait naître des dieux subalternes pour gouverner sous lui ; s’il avait confié notre soleil à son cocher Apollon, une planète à la belle Vénus, une autre à Mars, nos mers à Neptune, notre atmosphère à Junon : cette espèce d’hiérarchie vous paraîtrait-elle si ridicule ?

Évhémère.

J’avoue qu’il n’y a rien là d’incompatible. Il se peut, sans doute, que le grand Être ait peuplé les cieux et les éléments de créatures supérieures à nous ; c’est un si vaste champ, c’est un si beau spectacle pour notre imagination, que toutes les nations connues ont embrassé cette idée. Mais n’admettons, croyez-moi, ces demi-dieux imaginaires que quand ils nous seront démontrés. Je ne connais dans l’univers, par ma raison, qu’un seul Dieu qu’elle m’a prouvé, et ses œuvres dont je suis témoin. Je sais qu’il est, sans savoir ce qu’il est : bornons-nous donc à examiner ses œuvres.


  1. Saint Thomas explique merveilleusement tout cela depuis la question 5 jusqu’à la question 82e de la première partie de sa Somme ; mais Évhémère ne pouvait pas le deviner. (Note de Voltaire.)
  2. Voltaire avait écrit à d’Argenson, le 6 novembre 1770 : « Il y a une chose peut-être consolante, c’est que la nature nous a donné à peu près tout ce qu’il nous fallait ; et si nous ne comprenons pas certaines choses un peu délicates, c’est apparemment qu’il n’était pas nécessaire que nous les comprissions. » (B.)
  3. Ces rêveurs sont Gomez Pereira, le cardinal de Polignac, et Louis Racine, cités dans le Dialogue des adorateurs, tome XXVIII, pages 317, 318.
  4. L’instinct ne serait-il pas plutôt l’effet d’une suite de raisonnements faits avec trop de promptitude et trop peu d’attention pour que nous ayons un sentiment distinct et un souvenir durable des jugements dont ces raisonnements ont été formés ? Cette promptitude est l’effet de l’habitude. Les artisans exécutent les mouvements nécessaires dans chaque métier aussi machinalement que nous marchons ; il est cependant vrai qu’ils ont été obligés d’apprendre à faire ces mouvements, qu’ils ont commencé par les exécuter chacun en vertu d’un acte particulier de leur volonté. L’extrême facilité avec laquelle un enfant, un petit quadrupède apprend à téter, ou un oiseau apprend à manger, est une objection contre cette opinion ; mais cette objection n’est pas insoluble. (K.)
  5. La voie lactée.
  6. Système des thomistes, reproduit par Boursier ; voyez le Dictionnaire philosophique, au mot Idée, tome XIX, page 390 ; et le Siècle de Louis XIV, catalogue des écrivains, au mot Boursier, tome XIV, page 46.
  7. C’est-à-dire le baron d’Holbach, mort le 21 janvier 1789. Le véritable Diagoras, avec lequel d’Holbach a d’ailleurs plus d’un rapport, n’était pas athée ; mais il avait manqué d’être déchiré en pièces par les Athéniens, vers l’an 400 avant J.-C., pour avoir ri des mystères d’Éleusis. (Cl.)
  8. La déesse de la Syrie est la vierge Marie. (B.)
  9. Bene speremus, o amici ! hominum enim vestigia conspicio est le mot attribué par Vitruve (dans la préface de ses six livres d’architecture) à Aristippe, né à Cyrène, lorsque ce philosophe fit naufrage sur une des côtes de l’île de Rhodes. (Cl.)
  10. Copernic et Galilée.
  11. Voltaire répète souvent cette maxime ; voyez tome XIX, pages 393, 595 ; et XXVIII, 548.