Dialogues de Monsieur le baron de Lahontan et d’un Sauvage/Lettre 5

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Veuve de Boeteman (p. 185-201).


MONSIEUR,



VOus serez bien surpris d’aprendre que je suis à la veue d’une Terre dont il ne me reste que le nom. Mais ce qui suit vous surprendra d’avantage, c’est que toutes les recommandations des premières Personnes de la Cour n’ont pu toucher le cœur de Monsr. de Pontchartrain, tant il est prévenu contre moy. Il est question de vous dire qu’étant parti de Paris avec bien du mécontentement, j’allai m’en consoler, quelques mois, dans une certaine Province du Royaume qu’il vous sera très facile de deviner. De là je fis un saut droit à la Rochelle, où je m’embarquai sur un Bateau qui porte ordinairement des Passagers à la Tremblade. Je me trouvai dans cette Voiture dans la Compagnie d’un Moine blanc, dont l’histoire est trop singuliére pour n’en pas dire quelque chose. Il s’apelloit Don Carlos Baltazar de Mendoza ; il est fils d’un bon riche Gentilhomme de Bruxelles ; il est âgé d’environ trente trois ou trente quatre ans, & pour le moins aussi haut & aussi maigre que moy. Il servit trois ou quatre ans le Roy d’Espagne en qualité de Capitaine de Cavalerie, & comme il s’attachoit plus à l’étude des Sçiences qu’à celle de plaire au Gouverneur général des Païs-Bas, sa Majesté Catholique luy refusa un Régiment que son Pére ofroit de lever à ses dépens. Ce refus l’obligea de quitter le service ; ensuite ses parens le voulant marier, il alla se faire Moine en Allemagne, & quelque temps aprez il jetta le froc aux orties. Les gens qui m’ont conté son histoire, m’ont assuré qu’il avoit repris & laissé plusieurs fois son froc. Quoiqu’il en soit, on peut dire que ce Moine est un des habiles hommes de son siécle. Il posséde aussi parfaitement les meilleures Sciences, que les principales Langues de l’Europe. C’est un aveu qui est sorti de la bouche des plus fines gens de Bourdeaux, qui luy rendirent plusieurs visites dont je fus le témoin, car nous logeâmes ensemble dans cette ville-là. Le meilleur de l’affaire, c’est que le lendemain de nostre arrivée deux Marchans de son Païs luy contérent de beaux Loüis d’or, d’une partie desquels il se défit en faveur des Soldats du Château Trompéte, qui n’auroient jamais creu qu’un homme d’Eglise pût être si libéral envers des gens de guerre. Tous les Théologiens, Mathématiciens, & Philosophes qui le visitérent étoient si charmez de son sçavoir, qu’ils avouoient que l’homme du monde le plus subtil & le plus pénétrant ne pourroit jamais aquérir aprez une étude de 60. ans, les connoissances de celuy-ci. Nous demeurâmes quinze jours à Bourdeaux, sans qu’il eût la curiosité de voir autre chose qu’une petite Eglise du Voisinage, & le Château Trompéte. Il lisoit & écrivoit incessamment : mais pour de Breviére, nescio vos. Je croy même qu’il n’en portoit pas. Car il n’estoit ni Diacre, ni Prestre. Pour ce qui est de son Ordre, il ne m’a pas esté possible de le sçavoir, car quand je le luy ay demandé, il m’a répondu, Je suis Moine blanc, & rien plus. Nous prîmes tous deux place dans le Carrosse de Bayone (car il s’en va en Espagne) & lorsque nous arrivâmes à l’Esperon, nous nous séparâmes, & je pris la route de Dax, & luy celle de Bayone. Je ne fus pas plutôt arrivé dans la maison Champêtre où je suis, que je reçus une infinité de visites, dont j’aurois bien peu me passer ; car j’ay la teste si pleine des contes de vigne, de jardinage, de chasse, & de pêche, dont on me parle depuis quatre jours, qu’à peine ay-je l’esprit assez libre, pour vous dépêcher cet Exprez, & pour vous faire un détail des affaires qui m’obligent à vous demander une Entreveüe ; mais ce qui me trouble d’avantage, est l’impertinente folie de nos plus sages Compatriotes. Car ces bonnes gens tant Prestres, Gentishommes, que Païsans ne font que me parler de Sorciers, depuis le matin jusqu’au soir, & même ils vous citent en particulier comme l’homme du monde à qui les Sorciers ont fait le plus de niches. Enfin, pour peu qu’ils continuent à me débiter leurs chiméres, je croi que je deviendrai Magicien. Ces Visionaires m’assurent d’un grand sérieux que tel & telle sont Sorciers, quelques-uns jurent de bonne foy qu’ils le sont eux-mêmes, d’autres me disent en consçience, qu’ils l’ont été, & qu’ensuite ils ont quitté le sabath. Je demande aux uns & aux autres les charmes de ce sabath ; ils me répondent que c’est un Palais où l’on trouve les meilleurs Vins, les plus beaux repas, les plus belles Femmes, & la plus agréable simphonie qui soit sous le Ciel ; qu’on y boit, qu’on y mange, qu’on y danse, & qu’on y fait avec les Dames ce qu’on peut bien faire ailleurs sans être sorcier. Enfin, je ne croy pas qu’il soit permis aux Bêtes d’être si Bêtes que ces Foux-là. Ceci surpasse l’imagination, car enfin, on s’appelle icy sorcier, comme ailleurs on s’appelleroit Camarade. Tout le monde en croit le nombre si grand qu’il est honteux à un homme de ne point passer pour tel ; Ainsi chacun se fait gloire de porter ce vénérable Titre de Sorcier. On me prend pour un Athée, depuis que je suis icy, parceque je me tue de dire à nos Prêtres & à nos Gentishommes qu’il n’apartient qu’aux Cerveaux creux de donner dans le paneau de ces rêveries. Mais ce qui me désespére, c’est qu’ayant autant d’esprit que vous en avez, vous puissiez vous même gober ces folies si monstrueuses, malgré cent raisons contraires à cette ridicule opinion. Sçachez, Monsieur, qu’il faut absolument nier la toutepuissance de Dieu, si l’on établit dans le monde les Sorciers, les Magiciens, les Devins, les Enchanteurs, les Spectres, les Fantômes, les Farfadets, les Lutins, & le Diable visible que nous mettons à la queue de toutes ces chiméres. C’est avoir peu de religion, d’esprit, & de sagesse de croire que Dieu se serve de Sorciers & de Magiciens pour faire du mal aux hommes, & aux biens de la Terre. Il n’y a que les Européans capables de croire ces sotises. Chacun se fait un plaisir de conter ces visions. Il ne se trouve personne qui n’ait veu, ou entendu quelque Esprit en sa vie. Peu de gens vont à la source de ces erreurs populaires. On se feroit un scrupule de croire que ce sont des inventions des Prêtres Idolâtres, & Chrêtiens ; on a trop bonne opinion des gens d’Eglise pour leur imputer cela ; & si par hazard il se trouve un homme persuadé de la fourberie des Prêtres qui faisoient parler les Oracles, pour excroquer la bourse des hommes, & les cuisses des Femmes, il se trouvera cent ignorans qui ne le croiront pas. Croyez-moy, Monsieur, j’en demeure à ces anciens Prêtres, pour ne pas vous scandalizer par les industries des Modernes ; j’ay la Marmite du Pape trop en tête pour l’empêcher de boüillir ; car elle pourroit bien estre un jour ma derniére ressource, ainsi je dois me taire. Ceci mériteroit une Dissertation claire & distincte ; peut-être l’aurez vous de moy quelque jour. Cependant aprenez, s’il vous plaît, qu’un Esprit fort[1] ne sçauroit jamais se laisser persuader qu’il y ait des Sorciers &c. sur tout en considerant qu’ils sont tous gueux comme des Rats d’Eglise ; & comment est ce que ces Coquins auroient le courage de se fier à un Maître qui les laisse pendre & brûler, bien loin de leur enseigner des trésors cachez, & mille autres secrets dans le commerce du monde, qui pourroient les enrichir ? Comment peut-on croire, je vous prie, que Dieu donne le pouvoir à ces gens là d’exciter des tempêtes, de bouleverser les élémens ? On prétend que le diable les engage par des promesses, & qu’il fait des pactes avec eux sous seing privé ; si cela étoit-il s’ensuivroit que Dieu donne le pouvoir au Diable de séduire les misérables Mortels, ce qu’il ne sçauroit faire sans authoriser le mensonge. Ainsi, c’est insulter en forme la sagesse de Dieu, de prétendre qu’il arme l’Ennemi du Genre-humain contre les hommes. Il n’apartient qu’aux Cerveaux creux & propres à recevoir toutes sortes de révêries, de croire comme des Articles de Foy, la méchanceté des Sorciers, l’industrie des Magiciens, le pouvoir des Enchanteurs, l’apparition des Esprits, & la souveraineté du Diable, puis que tout cela ne se trouve que dans l’imagination des Fous & des Cagots. Il est bon que la populace se repaisse de ces chiméres ; les gens qui les prêchent y trouvent leur compte par tout païs ; faites un peu d’attention à ceci, & vous trouverez que j’ay raison. Il ne falloit autrefois qu’être Philosophe ou Mathématicien pour être Sorcier. Les sauvages croyent qu’une montre, une boussole, & mille autres machines sont meues par des Esprits. Car les peuples ignorans & grossiers se forment des idées extravagantes de tout ce qui surpasse leur imagination. Les Lappons & les Tartares Kalmoukes ont adoré des Etrangers, pour leur avoir vu faire des tours de gibeciére. Le mangeur de feu de Paris a passé très-long temps pour un Magicien. Les Portugais brûlerent un Cheval qui faisoit des choses merveilleuses ; & son Maître l’échapa belle, parce qu’on le croyoit un peu Sorcier. En Asie les Chimistes sont reputez empoisonneurs ; en Afrique les Mathématiciens passent pour des Enchanteurs ; en Amérique les Médecins sont regardez comme des Magiciens, & en quelques endroits de l’Europe ceux qui possedent la langue Hebraique sont acusez d’étre Juifs. Revenons aux Sorciers ; quelle apparence y a-t-il que ces gens-là voulussent donner leur ame au Diable, pour les plaisirs imaginaires du sabat, pour empoisonner des Bestiaux, pour faire tomber des orages de grêle sur les bleds, pour élever des Vents furieux qui renversent les arbres, & les fruits ? Ne lui demanderoient ils pas plûtôt des richesses ? Car enfin, si le Diable a le pouvoir de bouleverser les Elemens, & d’interrompre le cours de la Nature, pourquoy n’auroit-il pas celui de tirer de l’or des Mines du Pérou, ou des Trésors de l’Europe, pour faire des pensions à tous ces Sorciers, qui sont gueux comme des Rats d’Eglise. Vous me répondrez que les piéces d’argent se convertissent dans les mains du diable en feüilles de Chêne ; or cette raison détruit le pouvoir qu’il a de faire tant de merveilles, & même celuy qu’il communique aux Sorciers. Mais supposons qu’il ne luy soit pas permis de manier de l’argent, ne pourroit il pas, étant aussi sçavant qu’on le fait, leur enseigner les moyens d’en aquérir dans le Commerce & dans les Jeux, leur indiquer les trésors cachez ou perdus par le naufrage des Vaisseaux, ou du moins leur donner le même secret qu’au Magicien Pasetes, qui faisoit revenir dans sa bourse l’argent qu’il avoit dépensé ? Vous trouverez des gens qui vous soûtiendront que le Diable s’est servi de la goetie très-long temps avant le Déluge, pour précipiter les peuples dans une idolatrie magique ; mais si vous menez ces Docteurs de conséquence en conséquence, il s’ensuivra que Dieu seroit d’une malice atroce ; ce qui ne sçauroit estre. Ne vous étonnés pas, Monsieur, de ce que je nie à cette heure les Magiciens, aussi bien que les Sorciers ; je le fais parce que, à mon avis, si l’on convenoit des uns, il faudroit convenir des autres. Il n’y a point d’homme au monde qui ne prenne Agrippa, pour le Prince des Magiciens ; cependant il ne l’estoit non plus que vous. Voici en quoy consistoit sa Magie. Ce Philosophe des plus habiles de son siècle ayant donné des preuves de son sçavoir, en présence de la Canaille de Lion, les Femmes en furent si charmées, qu’elles se servirent presque toutes de luy pour coëffer leurs Maris, il eut quelques Religieux Démonographes pour Rivaux, qui le mirent aussitôt à la tête des cinq Papes que le Cardinal schismatique Benno a eu l’insolence de traiter de Magiciens. Cependant, le Livre d’Agrippa fait autant d’impression sur l’esprit des sots, que le Grimoire, les clavicules, de que le Heptameron de Pierre d’Apono. Toutes ces chiméres viennent des impertinens Démonographes, qui ont rempli toute la terre d’illusions, par malice, ou par ignorance. Je ne sçaurois lire les Livres de Jean Nider, de Uvier, de Niger, de Sprenger, de Platine, de Tostat, & des Jésuites del Rio, & Maldonat, sans les maudire éternellement, car ils soûtiennent des absurditez si contraires à la Raison & à la sagesse de Dieu, que les Princes Chrestiens devroient faire une recherche de tous ces Exemplaires, pour les faire brûler par la main du Bourreau, sans épargner la Démonomanie de Jean Bodin, le Maillet des Sorciers, & les sept Trompétes. Quelle apparence y a-t-il qu’Eric Roy des Gots fût surnommé Chapeau venteur, à cause qu’il appeloit tous les vens avec son chapeau, les faisant tourner vers la partie du Monde que bon luy sembloit ? Que Paracelse eût une Armée de Diables sous son commandement ; Que Santabarenus fît voir à l’Empereur Basile son fils en vie, quoiqu’il fût mort ; Que Michel l’Ecossois prédît à l’Empereur Frédéric II. le jour qu’il mourroit à Fiorenzola dans la Poüille, que Pithagore fît mourir un serpent en Italie, par la vertu de certaines paroles magiques ? Cependant ces Auteurs soûtiennent cent mille fables de cette nature, comme des Véritez incontestables. Mais ce que Gervais soûtient de la mouche d’airain de Virgile, couronne l’œuvre. Je m’étone qu’un Chancelier de l’Empéreur Othon ait pû montrer son extravagance par cette fausseté, suivie de mille autres ; cela vous fait voir que la Dignité de Chancelier n’a pas toûjours la vertu de rendre sages tous ceux qui en sont revêtus. N’avons-nous pas oüy dire cent fois que le Diable avoit emporté le Président Pichon ? Persone ignore-t il le pacte de Mr. le Marêchal de Luxembourg ; & ne croit on pas aveuglément que le pauvre Grandier[2] fit sortir cent diabletins de l’enfer, pour entrer dans le corps des Réligieuses de Loudun ? Quelles impertinentes sotises allégue Jean Schefer dans son Histoire de la Laponie ? Cela n’est-il pas étonant qu’on permet la lecture de ces livres ? N’y a-t-il pas des gens assez fous pour croire ces Chiméres, comme des articles de Foy ? Les desabuserez-vous, & vous sera-t-il possible de les persuader qu’il n’y a point de Noüeurs d’éguillete, d’Empsalmistes qui guerissent les playes par des paroles, de Vendeurs de Caractéres, qui par la vertu de certaines fioles, jarretiéres, &c. font des miracles de toutes especes ? Non, Monsieur, vous n’en viendriez jamais à bout. On vous prendroit pour un Hérétique ; ou tout au moins pour un Magicien, qui butteroit par cette finesse à mettre à l’abri des poursuites de vôtre Parlement toute la Confrairie Magique. Croyez moy, Monsieur, tout ce que je vous écris est positif, le Diable n’a pas le pouvoir de se manifester à nos yeux ; par conséquent il ne sçauroit nous attirer dans son parti, par des conventions de Magie, ou de sortilege ; cela repugneroit trop à la bonté de Dieu, qui ne tend point de pieges aux hommes deja sujets à tant d’égaremens, par leur propre misere. Mon intention, comme vous voyés, n’est pas de nier le Diable, car je croy qu’il est aux Enfers ; mais je nie qu’il ait jamais sorti de ce païs-là, pour venir faire du ravage en celuy-ci. Vous aurez beau m’alleguer les passages de l’Ecriture ; je vous répondray que si vous les preniez tous à la lettre, vous doneriez des pieds & des mains à Dieu, & même il faudrait que vous fissiez parler le St. Esprit comme un Iroquois. Il faut que vous scachiez qu’avant l’arrivée du Messie, les Demons étoient des Dieux bénins & Tutélaires, & ce mot de δαιμονία ne signifioit autre chose que les bons Genies. Mais les Evangelistes les ont rendus infernaux, en leur donnant l’épithete de κάκα, qui veut dire méchans. Ce qui fait que depuis ce temps-là les bons Diables sont devenus malins, selon le sens litteral. Vous voyez donc, Monsieur, que je ne m’obstine qu’à nier les Sorciers, les Magiciens, les Enchanteurs &c. Cela m’est d’autant plus facile que les Intreprétes de l’Ecriture sainte les appellent indiféremment Astronomes, Chiromanciens, & Astrologues. De sorte que par l’explication de ces mots sinonimes, ils n’ont jamais prétendu dire que ces gens-là fussent les Ecoliers du Diable ; ceci mériteroit une Dissertation fort étendue. Car la matière est un peu délicate. Je me contente de l’éfleurer en passant, sans m’arrêter plus long-temps à justifier des Criminels d’un Crime imaginaire, qu’il est impossible de commétre effectivement. Croyez moy, Monsieur, les Magiciens sont ces Filoux qui coupent adroitement la Bourse, & qui décrochétent les portes avec la même subtilité ; les Spectres, les Fantômes, les Lutins, les Farfadets & les Esprits sont ces Marauts de valets qui volent de nuit les fruits du jardin, le bled du grenier, l’avoine de l’écurie, qui caressent les servantes, & peut-être, la femme de leur Maître. Les Enchanteurs sont ces Coureurs de Ruelles, ces Soupirans en tître d’office, qui sous promesse de mariage, atrapent les sottes filles, qui donnent dans le paneau de leurs Enchantemens. Les devins sont ces fins Eeclésiastiques qui connoissant la foiblesse d’esprit de certains Richards leur extorquent des legs pieux, avec leur dextérité ordinaire ; & les Sorciers sont ces faux Monoyeurs dont nôtre Païs est assez fertile, aussi bien que de ces Rogneurs qui font la barbe si adroitement aux Piastres & aux Pistoles d’Espagne ; car c’est justement durant la nuit, & dans les lieux les plus cachez qu’ils font ces operations sabathiques. Je vous dis tout ceci pour en être bien informé. Aprez cela vous en croirez tout ce qu’il vous plaira. Je sçay que les Bearnois ont un peu de penchant à la superstition ; ils en sont redevables aux anciens Membres de leur Parlement, qui pousszz d’une cruauté pire que celle de Néron, ont fait brûler tant de pauvres malheureux Innocens. Si ces enragez Conseillers sont en Paradis, il est sûr que vous ni moy n’irons jamais en enfer. Croyez moy, tout homme qui sera capable de croire les chiméres dont il est question, ne hésitera pas à gober cent mille autres fables, dont les gens d’esprit se moquent fort sagement. Mon intention n’est pas de desabuser le Vulgaire ignorant, car ce seroit vouloir prendre la Lune avec les dents. Ce n’est qu’à vous à qui j’en veux ; car vous jurez (à ce qu’on dit) que tous les Chats de la Province ont l’honeur d’être animez par les ames de ces anciens Sorciers, dont les cendres ont servi si long temps aux Blanchisseuses de Pau[3] pour faire la lessive. Vôtre salut ne dépend pas de cette créance. Car ce n’est pas un Article de foi. On se fait grand tort à soy-même d’ajoûter foy à ces sornétes d’apparitions. C’est être ingénieux à se faire peur, en le mettant dans l’esprit qu’un Diable se transforme en Dogue, un Sorcier en Chat, un Magicien en Loup, & qu’une Ame du Purgatoire préne toutes sortes de figures pour mandier des priéres à des Vivans, qui sont assez embarrassez à prier Dieu qu’il les exauce eux-mêmes. Dez-qu’on croit ces visions, on ne sçauroit coucher seul dans une Maison, le bruit d’un Rat sufiroit pour faire glacer tout le sang dans les veines d’un homme comme vous. Car une imagination épouvantée tremble à la veue de ses propres chiméres. Outre le mal qu’on se fait à soy-même, on en cause beaucoup aux autres, par le récit qu’on fait de mille avantures impertinentes & ridicules. Les esprits foibles les avalent comme de l’ipocras, on intimide tellement les femmes qu’elles sont obligées de faire coucher avec elles, en l’absence de leurs Maris, des gens assez résolus pour faire tête aux Sorciers, aux Magiciens, aux Spectres &c. Les jeunes filles ne sçauroient aller verser de l’eau, si quelque Laquais bien armé ne les accompagne le flambeau à la main. Enfin, il arrive de ceci mille choses fâcheuses, dont les Voleurs, les Scelerats, & les Paillards profitent avantageusement. Pour moy je jureray de bonne foy que je n’ay jamais de ma vie rien vû, ni entendu de surnaturel, pendant la nuit, en quelque Païs que je me sois trouvé. J’ay fait tout ce que j’ay pû pour voir ou entendre quelque nouvelle de l’autre monde. J’ay traversé plus de cent fois à minuit le Cimetière de Quebec, en me retirant seul à la basse Ville, & je n’ay jamais rien aperceu ; mais supposons que j’eusse veu quelque fantôme, (excusés la supposition) sçavez vous ce que j’aurois fait ? Le voicy. J’aurois passé mon chemin l’épée nue sous le bras, fort tranquillement. Si le Spectre eût esté à côté, & s’il se fût porté dans le milieu du chemin, je l’aurois prié fort honêtement de me laisser passer. Vous répondrez à cela, que les épées & les Pistolets sont fort inutiles en ce cas-là ; je l’avoüe : mais il seroit arrivé de deux choses l’une, qui est que si c’eût été un Spectre (ma supposition continuant) j’aurois aussi peu blessé de mon épée une Ombre, une vapeur, que cette ombre & cette vapeur aurait pû me blesser ; & si c’eust esté quelque Vivant sous une figure hideuse, mes armes auroient produit l’effet de châtier un insolent. Remarquez, s’il vous plaît, que dans tous les contes d’apparitions d’Esprits, de Fantômes, de Lutins &c. Vous n’avez jamais esté tué ni blessé, (au moins n’en avons nous jamais veu) si donc ces prétendus Ambassadeurs d’enfer, ont les bras si mous, pourquoi les craindrons nous davantage que les éclairs afreux qui précèdent les éclats du Tonerre ? Car enfin, une homme sage ne doit naturellement craindre autre chose que ce qui peut lui nuire directement ou indirectement. Cependant (me direz vous) il faut qu’il y ait quelque chose à cela, que je ne conçoi pas, puisqu’un homme de guerre reconnu pour brave & pour intrépide en cent occasions, a tremblé, pâli, & sué de frayeur, à la veüe & au bruit d’un jeu de Fantômes vivans, qui prétendoient se divertir à ses dépens. Je conviens que cela peut arriver, puisque cela est déjà arrivé à des gens de courage. Mais cela provient de ce qu’ils ont donné dans les visions dez leurs plus tendres années, & qu’ils s’y sont toujours entretenus, sans se donner la peine de bien examiner s’il pouvoit y avoir des Spectres, ou non. Ils ont crû ce que les autres gens bornez croyent de la puissance du Diable, en un mot, ces gens-là ne craignent uniquement que leur imagination. C’en est fait, je m’arrête là, car le temps presse. Je dois travailler sans cesse à mes affaires. Dieu veuille que je ne trouve point de Chicaneurs en mon chemin, car on ne se tire pas si bien d’affaire avec eux, qu’avec les Sorciers & les Fantômes. Je vous demande une entreveue à Orthez. Les papiers qui accompagnent cette lettre vous diront le fait dont il est question. Je voy que ce Païs est bon, mais, entre nous, la monoye n’y galope guére, c’est ce qui ne m’accommode pas ; car on ne vit pas sans argent parmi les Européans, comme on fait parmi les Hurons de Canada. Je regréte ce Païs-là toutes les fois que la marée décend de ma Bourse, pour faire Place aux inquiétudes & aux soucis que j’ay pour la remplir de ce précieux métal, qui donne de la joye & de l’esprit, & toutes sortes de beaux talens aux hommes les moins hommes. Sur cela je suis,

Monsieur,
Vôtre &c. à Erleich.
Le 4 Juillet, 1695.



  1. J’appelle Esprit fort un homme qui aprofondit la nature des choses ; qui ne croit rien que ce que la raison a meurement examiné, & qui sans avoir égard aux préjugez, décide sagement les affaires dont il s’est éclairci à fond.
  2. Curé de Loudun que la tiranie du Cardinal de Richelieu fit périr par le feu, sans avoir commis d’autre crime que celuy de luy avoir déplû.
  3. Pau Capitale du Bearn Province de France.