Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/I. Auguste, Pierre Arétin

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Salmon, libraire-éditeur (5p. 413-418).

DIALOGUE PREMIER.

AUGUSTE, PIERRE ARÉTIN.


PIERRE ARÉTIN.

Oui, je fus bel esprit dans mon siècle, et je fis auprès des princes une fortune assez considérable.

AUGUSTE.

Vous composâtes donc bien des ouvrages pour eux ?

PIERRE ARÉTIN.

Point du tout. J’avais pension de tous les princes de l’Europe, et cela n’eût pas pu être, si je me fusse amusé à louer. Ils étaient en guerre les uns avec les autres : quand les uns battaient, les autres étaient battus ; il n’y avait pas moyen de leur chanter à tous leurs louanges.

AUGUSTE.

Que faisiez-vous donc ?

PIERRE ARÉTIN.

Je faisais des vers contre eux. Ils ne pouvaient pas entrer tous dans un panégyrique, mais ils entraient bien tous dans une satire. J’avais si bien répandu la terreur de mon nom, qu’ils me payaient tribut pour pouvoir faire des sottises en sûreté. L’empereur Charles V, dont assurément vous avez entendu parler ici-bas, s’étant allé faire battre fort mal à propos vers les côtes d’Afrique, m’envoya aussitôt une assez belle chaîne d’or. Je la reçus, et la regardant tristement : Ah ! c’est là bien peu de chose, m’écriai-je, pour une aussi grande folie que celle qu’il a faite.

AUGUSTE.

Vous aviez trouvé là une nouvelle manière de tirer de l’argent des princes.

PIERRE ARÉTIN.

Navais-je pas sujet de concevoir l’espérance d’une merveilleuse fortune, en m’établissant un revenu sur les sottises d’autrui ! C’est un bon fonds, et qui rapporté toujours bien.

AUGUSTE.

Quoi que vous en puissiez dire, le métier de louer est plus sûr, et par conséquent meilleur.

PIERRE ARÉTIN.

Que voulez-vous, je n’étais pas assez impudent pour louer.

AUGUSTE.

El vous l’étiez bien assez pour faire des satires sur les têtes couronnées.

PIERRE ARÉTIN.

Ce n’est pas la même chose. Pour faire des satires, il n’est pas toujours besoin de mépriser ceux contre qui on les fait ; mais pour donner de certaines louanges fades et outrées, il me semble qu’il faut mépriser ceux mêmes à qui on les donne, et les croire bien dupes. De quel front Virgile osait-il vous dire qu’on ignorait quel parti vous prendriez parmi les dieux, et que c’était une chose incertaine, si vous vous chargeriez du soin des affaires de la terre, ou si vous vous feriez dieu marin, en épousant une fille de Thétis, qui aurait volontiers acheté de toutes ses eaux l’honneur de votre alliance, ou enfin, si vous voudriez vous loger dans le ciel auprès du scorpion, qui tenait la place de deux signes, et qui, en votre considération, se serait mis plus à l’étroit ?

AUGUSTE.

Ne soyez pas étonné que Virgile eût ce front là. Quand on est loué, on ne prend pas les louanges avec tant de rigueur ; on aide à la lettre, et la pudeur de ceux qui les donnent est bien soulagée par l’amour propre de ceux à qui elles s’adressent. Souvent on croit mériter des louanges qu’on ne reçoit pas ; et comment croirait-on ne mériter pas celles qu’on reçoit ?

PIERRE ARÉTIN.

Vous espériez donc sur la parole de Virgile, que vous épouseriez une nymphe de la mer, ou que vous auriez un appartement dans le zodiaque ?

AUGUSTE.

Non, non. De ces sortes de louanges là on en rabat quelque chose, pour les réduire à une mesure un peu plus raisonnable ; mais à la vérité on n’en rabat guère, et on se fait à soi-même une bonne composition. Enfin, de quelque manière outrée qu’on soit loué, on en tirera toujours le profit de croire qu’on est au-dessus de toutes les louanges ordinaires, et que par son mérite, on a réduit ceux qui louaient à passer toutes les bornes. La vanité a bien des ressources.

PIERRE ARÉTIN.

Je vois bien qu’il ne faut faire aucune difficulté de pousser les louanges dans tous les excès ; mais du moins pour celles qui sont contraires les unes aux autres, comment a-t-on la hardiesse de les donner aux princes ? Je gage, par exemple, que quand vous vous vengiez impitoyablement de vos ennemis, il n’y avait rien de plus glorieux, selon toute votre cour, que de foudroyer tout ce qui avait la témérité de s’opposer à vous ; mais qu’aussitôt que vous aviez fait quelque action de douceur, les choses changeaient de face, et qu’on ne trouvait plus dans la vengeance qu’une gloire barbare et inhumaine. On louait une partie de votre vie aux dépens de l’autre. Pour moi, j’aurais craint que vous ne vous fussiez donné le divertissement de me prendre par mes propres paroles, et que vous ne m’eussiez dit : Choisissez de la sévérité ou de la clémence, pour en faire le vrai caractère et un héros, mais après cela, tenez-vous-en à votre choix.

AUGUSTE.

Pourquoi voulez-vous qu’on y regarde de si près ? Il est avantageux aux grands que toutes les matières soient problématiques pour la flatterie. Quoi qu’ils fassent, ils ne peuvent manquer d’être loués ; et s’ils le sont sur des choses opposées, c’est qu’ils ont plus d’une sorte de mérite.

PIERRE ARÉTIN.

Mais quoi, ne vous venait-il jamais aucun scrupule sur tous les éloges dont on vous accablait ? Était-il besoin de raffiner beaucoup, pour s’apercevoir qu’ils étaient attaches à votre rang ? Les louanges ne distinguent point les princes : on n’en donne pas plus aux héros qu’aux autres ; mais la postérité distingue les louanges qu’on a données à différens princes. Elle confirme les unes, et déclare les autres de viles flatteries.

AUGUSTE.

Vous conviendrez donc du moins que je méritais les louanges que j’ai reçues, puisqu’il est sûr que la postérité les a ratifiées par son jugement. J’ai même en cela quelque sujet de me plaindre d’elle ; car elle s’est tellement accoutumée à me regarder comme le modèle des princes, qu’on les loue d’ordinaire en me les comparant, et souvent la comparaison me fait tort.

PIERRE ARÉTIN.

Consolez-vous, on ne vous donnera plus ce sujet de plainte. De la manière dont tous les morts qui viennent ici parlent de Louis XIV, qui règne aujourd’hui en France, c’est lui qu’on regardera désormais comme le modèle des princes, et je prévois qu’à l’avenir, on croira ne les pouvoir louer davantage, qu’en leur attribuant quelque rapport avec ce grand roi.

AUGUSTE.

Hé bien, ne croyez-vous pas que ceux à qui s’adressera une exagération si forte, l’écouteront avec plaisir ?

PIERRE ARÉTIN.

Cela pourra être. On est si avide de louanges, qu’on les a dispensées et de la justesse, et de la vérité, et de tous les assaisonnemens qu’elles devraient avoir.

AUGUSTE.

Il paraît bien que vous voudriez exterminer les louanges. S’il fallait n’en donner que de bonnes, qui se mêlerait d’en donner ?

PIERRE ARÉTIN.

Tous ceux qui en donneraient sans intérêt. Il n’appartient qu’à eux de louer. D’où vient que votre Virgile a si bien loué Caton, en disant qu’il préside à l’assemblée des plus gens de bien, qui, dans les Champs Élysées, sont séparés d’avec les autres ? C’est que Caton était mort ; et Virgile, qui n’espérait rien ni de lui, ni de sa famille, ne lui a donné qu’un seul vers, et a borné son éloge à une pensée raisonnable. D’ vient qu’il vous a si mal loué en tant de paroles au commencement de ses géorgiques ? Il avait pension de vous.

AUGUSTE.

J’ai donc perdu bien de l’argent en louanges ?

PIERRE ARÉTIN.

J’en suis fâché. Que ne faisiez-vous ce qu’a fait un de vos successeurs, qui, aussitôt qu’il fut parvenu à l’empire, défendit, par un édit exprès, que l’on composât jamais de vers pour lui ?

AUGUSTE.

Hélas ! il avait plus de raison que moi. Les vraies louanges ne sont pas celles qui s’offrent à nous, mais celles que nous arrachons.