Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/II. Sapho, Laure

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Salmon, libraire-éditeur (5p. 418-421).

DIALOGUE II.

SAPHO, LAURE.


LAURE.

Il est vrai que dans les passions que nous avons eues toutes deux, les muses ont été de la partie, et y ont mis beaucoup d’agrément ; mais il y a cette différence, que c’était vous qui chantiez vos amans, et moi j’étais chantée par le mien.

SAPHO.

Hé bien, cela veut dire que j’aimais autant que vous étiez aimée.

LAURE.

Je n’en suis pas surprise, car je sais que les femmes ont d’ordinaire plus de penchant à la tendresse que les hommes. Ce qui me surprend, c’est que vous ayez marqué à ceux que vous aimiez, tout ce que vous sentiez pour eux, et que vous ayez en quelque manière attaqué leur cœur par vos poésies. Le personnage d’une femme n’est que de se défendre.

SAPHO.

Entre nous, j’en étais un peu fâchée ; c’est une injustice que les hommes nous ont faite. Il ont pris le parti d’attaquer, qui est bien plus aisé que celui de se défendre.

LAURE.

Ne nous plaignons point ; notre parti a ses avantages. Nous qui nous défendons, nous nous rendons quand il nous plaît ; mais eux qui nous attaquent, ils ne sont pas toujours vainqueurs, quand ils le voudraient bien.

SAPHO.

Vous ne dites pas que les hommes nous attaquent, ils suivent le penchant qu’ils ont à nous attaquer ; mais quand nous nous défendons, nous n’avons pas trop de penchant à nous défendre.

LAURE.

Ne comptez-vous pour rien le plaisir de voir, par tant de douces attaques, si long-temps continuées, et redoublées si souvent, combien ils estiment la conquête de votre cœur ?

SAPHO.

Et ne comptez-vous pour rien la peine de résister à ces douces attaques ? Ils en voient le succès avec plaisir dans tous les progrès qu’ils font auprès de nous, et nous, nous serions bien fâchées que notre résistance eût trop de succès.

LAURE

Mais enfin, quoiqu’après tous leurs soins, ils soient victorieux à bon titre, vous leur faites grâce en reconnaissant qu’ils le sont. Vous ne pouvez plus vous défendre, et ils ne laissent pas de vous tenir compte de ce que vous ne vous défendez plus.

SAPHO

Ah ! cela n’empêche pas que ce qui est une victoire pour eux, ne soit toujours une espèce de défaite pour nous. Ils ne goûtent dans le plaisir d’être aimés, que celui de triompher de la personne qui les aime ; et les amans heureux ne sont heureux, que parce qu’ils sont conquérans.

LAURE

Quoi ! auriez-vous voulu qu’on eût établi que les femmes attaqueraient les hommes ?

SAPHO

Eh ! quel besoin y a-t-il que les uns attaquent, et que les autres se défendent ? Qu’on s’aime de part et d’autre autant que le cœur en dira.

LAURE

Oh ! les choses iraient trop vite, et l’amour est un commerce si agréable, qu’on a bien fait de lui donner le plus de durée que l’on a pu. Que serait-ce, si l’on était reçu dès que l’on s’offrirait ? Que deviendraient tous ces soins qu’on prend pour plaire, toutes ces inquiétudes que l’on sent, quand on se reproche de n’avoir pas assez plu, tous ces empressemens avec lesquels on cherche un moment heureux, enfin tout cet agréable mélange de plaisirs et de peine qu’on appelle amour ? Rien ne serait plus insipide, si l’on ne faisait que s’entr’aimer.

SAPHO.

Hé bien, s’il faut que l’amour soit une espèce de combat, j’aimerais mieux qu’on eût obligé les hommes à se tenir sur la défensive. Aussi bien, ne m’avez-vous pas dit que les femmes avaient plus de penchant qu’eux à la tendresse ? À ce compte, elles attaqueraient mieux.

LAURE.

Oui, mais ils se défendraient trop bien. Quand on veut qu’un sexe résiste, on veut qu’il résiste autant qu’il faut pour faire mieux goûter la victoire à celui qui attaque, mais non pas assez pour la remporter. Il doit n’être ni si faible, qu’il se rende d’abord, ni si fort, qu’il ne se rende jamais. C’est là notre caractère, et ce ne serait peut-être pas celui des hommes. Croyez-moi, après qu’on a bien raisonné ou sur l’amour, ou sur telle autre matière qu’on voudra, on trouve au bout du compte que les choses sont bien comme elles sont, et que la reforme qu’on prétendrait y apporter gâterait tout.