Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/II. Charles V, Érasme

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Salmon, libraire-éditeur (5p. 444-448).

DIALOGUE II.

CHARLES V, ÉRASME.

ÉRASME.

N’en doutez point, s’il y avait des rangs chez les morts, je ne vous céderais pas la préséance.

CHARLES V.

Quoi ! un grammairien, un savant, et pour dire encore plus, et pousser votre mérite jusqu’où il peut aller, un homme d’esprit prétendrait l’emporter sur un prince qui s’est vu maître de la meilleure partie de l’Europe ?

ÉRASME.

Joignez-y encore l’Amérique, et je ne vous en craindrai pas davantage. Toute cette grandeur n’était pour ainsi dire qu’un composé de plusieurs hasards ; et qui désassemblerait toutes les parties dont elle était formée, vous le ferait voir bien clairement. Si Ferdinand, votre grand-père, eut été homme de parole, vous n’aviez presque rien en Italie ; si d’autres princes que lui eussent eu l’esprit de croire qu’il y avait des antipodes, Christophe Colomb ne se fût point adressé à lui, et l’Amérique n’était point au nombre de vos états, si après la mort du dernier duc de Bourgogne, Louis XI eût bien songé à ce qu’il faisait, l’héritière de Bourgogne n’était point à Maximilien, ni les Pays-Bas pour vous ; si Henri de Castille, frère de votre grand’mère Isabelle, n’eût point été en mauvaise réputation auprès des femmes, ou si sa femme n’eut point été d’une vertu assez douteuse, la fille de Henri eût passé pour être sa fille, et le royaume de Castille vous échappait.

CHARLES V.

Vous me faites trembler. Il me semble qu’à l’heure qu’il est, je perds, ou la Castille, ou les Pays-Bas, ou l’Amérique, ou l’Italie.

ÉRASME.

N’en raillez point. Vous ne sauriez donner un peu plus de bon sens à l’un, ou de bonne foi à l’autre, qu’il ne vous en coûte beaucoup. Il n’y a pas jusqu’à l’impuissance de votre grand-oncle, ou jusqu’à la coquetterie de votre grand’tante, qui ne vous soient nécessaires. Voyez combien c’est un édifice délicat, que celui qui est fondé sur tant de choses qui dépendent du hasard.

CHARLES V.

En vérité, il n’y a pas moyen de soutenir un examen aussi sévère que le vôtre. J’avoue que vous faites disparaître toute ma grandeur et tous mes titres.

ÉRASME.

Ce sont là pourtant ces qualités dont vous prétendiez vous parer ; je vous en ai dépouillé sans peine. Vous souvient-il d’avoir ouï dire que l’Athénien Cimon, ayant fait beaucoup de Perses prisonniers, exposa en vente d’un côté leurs habits, et de l’autre leurs corps tout nus ; et que comme les habits étaient d’une grande magnificence, il y eut presse à les acheter ; mais que pour les hommes personne n’en voulut ? De bonne foi, je crois que ce qui arriva à ces Perses là, arriverait à bien d’autres, si l’on séparait leur mérite personnel d’avec celui que la fortune leur a donné.

CHARLES V.

Mais quel est ce mérite personnel ?

ÉRASME.

Faut-il le demander ? Tout ce qui est en nous. L’esprit, par exemple, les sciences.

CHARLES V.

Et l’on peut avec raison en tirer de la gloire ?

ÉRASME.

Sans doute. Ce ne sont pas des biens de fortune, comme la noblesse ou les richesses.

CHARLES V.

Je suis surpris de ce que vous dites. Les sciences ne viennent-elles pas aux savans, comme les richesses viennent à la plupart des gens riches ? N’est-ce pas par voie de succession ? Vous héritez des anciens, vous autres hommes doctes, ainsi que nous de nos pères. Si on nous a laissé tout ce que nous possédons, on vous a laissé aussi ce que vous savez ; et de la vient que beaucoup de savans regardent ce qu’ils ont reçu des anciens, avec le même respect que quelques gens regardent les terres et les maisons de leurs aïeux, où ils seraient fâchés de rien changer.

ÉRASME.

Mais les grands naissent héritiers de la grandeur de leurs pères, et les savans n’étaient pas nés héritiers des connaissances des anciens. La science n’est point une succession qu’on reçoit, c’est une acquisition toute nouvelle que l’on entreprend de faire ; ou si c’est une succession, elle est assez, difficile à recueillir, pour être fort honorable.

CHARLES V.

Hé bien, mettez la peine qui se trouve a acquérir les biens de l’esprit, contre celle qui se trouve à conserver les biens de la fortune, voilà les choses égales ; car enfin, si vous ne regardez que la difficulté, souvent les affaires du monde en ont bien autant que les spéculations du cabinet.

ÉRASME.

Mais ne parlons point de la science, tenons-nous-en à l’esprit ; ce bien là ne dépend aucunement du hasard.

CHARLES V.

Il n’en dépend point ? Quoi ! l’esprit ne consiste-il pas dans une certaine conformation du cerveau, et le hasard est-il moindre, de naître avec un cerveau bien disposé, que de naître d’un père qui soit roi ? Vous étiez un grand génie : mais demandez à tous les philosophes à quoi il tenait que vous ne fussiez stupide et hébêté ; presque à rien, à une petite position de fibres ; enfin, à quelque chose que l’anatomie la plus délicate ne saurait jamais apercevoir. Et après cela, ces messieurs les beaux-esprits nous oseront soutenir qu’il n'y a qu’eux qui aient des biens indépendans du hasard, et ils se croiront en droit de mépriser tous les autres hommes ?

ÉRASME.

À votre compte, être riche ou avoir de l’esprit, c’est le même mérite.

CHARLES V.

Avoir de l’esprit est un hasard plus heureux ; mais au fond, c’est toujours un hasard.

ÉRASME.

Tout est donc hasard ?

CHARLES V.

Oui, pourvu qu’on donne ce nom à un ordre que l’on ne connaît point. Je vous laisse à juger si je n’ai pas dépouillé les hommes encore mieux que vous n’aviez fait ; vous ne leur ôtiez que quelques avantages de la naissance, et je leur ôte jusqu’à ceux de l’esprit. Si avant que de tirer vanité d’une chose, ils voulaient s’assurer bien qu’elle leur appartint, il n’y aurait guère de vanité dans le monde.