Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/III. Élisabeth d’Angleterre, le duc d’Alençon

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Salmon, libraire-éditeur (5p. 448-451).

DIALOGUE III.

ÉLISABETH D’ANGLETERRE, LE DUC D’ALENÇON.


LE DUC D’ALENÇON.

Mais pourquoi m’avez-vous si long-temps flatté de l’espérance de vous épouser, puisque vous étiez résolue dans l’âme à ne rien conclure ?

ÉLISABETH D’ANGLETERRE.

J’en ai bien trompé d’autres qui ne valaient pas moins que vous. J’ai été la Pénélope de mon siècle. Vous, le duc d’Anjou votre frère, l’archiduc, le roi de Suède, vous étiez tous des poursuivans, qui en vouliez à une île bien plus considérable que celle d’Ithaque ; je vous ai tenus en haleine pendant une longue suite d’années, et à la fin, je me suis moquée de vous.

LE DUC D’ALENÇON.

Il y a ici de certains morts, qui ne tomberaient pas d’accord que vous ressemblassiez tout-à-fait à Pénélope ; mais ou ne trouve point de comparaisons qui ne soient défectueuses en quelque point.

ÉLISABETH D’ANGLETERRE.

Si vous n’étiez pas encore aussi étourdi que vous l’étiez, et que vous puissiez songer à ce que vous dites…

LE DUC D’ALENÇON.

Bon, je vous conseille de prendre votre sérieux. Voilà comme vous avez toujours fait des fanfaronnades de virginité ; témoin cette grande contrée d’Amérique, à laquelle vous fîtes donner le nom de Virginie, en mémoire de la plus douteuse de toutes vos qualités. Ce pays-là serait assez mal nommé, si ce n’était que par bonheur il est dans un autre monde : mais il n’importe ; ce n’est pas là de quoi il s’agit. Rendez-moi un peu raison de cette conduite mystérieuse que vous avez tenue, et de tous ces projets de mariage qui n’ont abouti à rien. Est-ce que les six mariages de Henri VIII votre père vous apprirent à ne vous point marier, comme les courses perpétuelles de Charles V apprirent à Philippe II à ne point sortir de Madrid ?

ÉLISABETH D’ANGLETERRE.

Je pourrais m’en tenir à la raison que vous me fournissez ; en effet, mon père passa toute sa vie à se marier et à se démarier, à répudier quelques unes de ses femmes, et à faire couper la tête aux autres. Mais le vrai secret de ma conduite, c’est que je trouvais qu’il n’y avait rien de plus joli que de former des desseins, de faire des préparatifs, et de n’exécuter point. Ce qu’on a le plus ardemment désiré, diminue du prix des qu’on l’obtient ; et les choses ne passent point de notre imagination à la réalité, qu’il n’y ait de la perte.

Vous venez en Angleterre pour m’épouser : ce ne sont que bals, que fêtes, que réjouissances ; je vais même jusqu’à vous donner un anneau. Jusques-là, tout est le plus riant du monde ; tout ne consiste qu’en apprêts et en idées : aussi ce qu’il y a d’agréable dans le mariage est déjà épuisé. Je m’en tiens là, et vous renvoie.

LE DUC D’ALENÇON.

Franchement, vos maximes ne m’eussent point accommodé ; j’eusse voulu quelque chose de plus que des chimères.

ÉLISABETH D’ANGLETERRE.

Ah ! si l’on ôtait les chimères aux hommes, quel plaisir leur resterait-il ? Je vois bien que vous n’aurez pas senti tous les agrémens qui étaient dans votre vie ; mais en vérité vous êtes bien malheureux qu’ils aient été perdus pour vous.

LE DUC D’ALENÇON.

Quoi ! quels agrémens y avait-il dans ma vie ? Rien ne m’a jamais réussi. J’ai pensé quatre fois être roi : d’abord il s’agissait de la Pologne, ensuite de l’Angleterre et des Pays-Bas, enfin la France devait apparemment m’appartenir ; cependant je suis arrivé ici sans avoir régné.

ÉLISABETH D’ANGLETERRE.

Et voilà ce bonheur dont vous ne vous êtes pas aperçu. Toujours des imaginations, des espérances, et jamais de réalité. Vous n’avez fait que vous préparer à la royauté pendant toute votre vie, comme je n’ai fait pendant toute la mienne que me préparer au mariage.

LE DUC D’ALENÇON.

Mais comme je crois qu’un mariage effectif pouvait vous convenir, je vous avoue qu’une véritable royauté eût été assez de mon goût.

ÉLISABETH D’ANGLETERRE.

Les plaisirs ne sont point assez solides pour souffrir qu’on les approfondisse ; il ne faut que les effleurer : ils ressemblent à ces terres marécageuses, sur lesquelles on est obligé de courir légèrement, sans y arrêter jamais le pied.