Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/IV. Anacréon, Aristote

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Salmon, libraire-éditeur (5p. 403-406).

DIALOGUE IV.

ANACRÉON, ARISTOTE.


ARISTOTE.

Je n’eusse jamais cru qu’un faiseur de chansonnettes eût osé se comparer à un philosophe d’une aussi grande réputation que moi.

ANACRÉON.

Vous faites sonner bien haut le nom de philosophe : mais moi, avec mes chansonnettes, je n’ai pas laissé d’être appelé le sage Anacréon ; et il me semble que le titre de philosophe ne vaut pas celui de sage.

ARISTOTE.

Ceux qui vous ont donné cette qualité là, ne songeaient pas trop bien à ce qu’ils disaient. Qu’aviez-vous jamais fait pour la mériter ?

ANACRÉON.

Je n’avais fait que boire, que chanter, qu’être amoureux ; et la merveille est qu’on m’a donné le nom de sage à ce prix, au lieu qu’on ne vous a donné que celui de philosophe, qui vous a coûté des peines infinies. Car combien avez-vous passé de nuits à éplucher les questions épineuses de la dialectique ? Combien avez-vous composé de gros volumes sur des matières obscures, que vous n’entendiez peut-être pas bien vous même ?

ARISTOTE.

J’avoue que vous avez pris un chemin plus commode pour parvenir à la sagesse, et qu’il fallait être bien habile, pour trouver moyen d’acquérir plus de gloire avec votre luth et votre bouteille, que les plus grands hommes n’en ont acquis par leurs veilles et par leurs travaux.

ANACRÉON.

Vous prétendez railler, mais je vous soutiens qu’il est plus difficile de boire et de chanter comme j’ai chante et comme j’ai bu, que de philosopher comme vous avez philosophé. Pour chanter et pour boire comme moi, il faudrait avoir dégagé son âme des passions violentes, n’aspirer plus à ce qui ne dépend pas de nous, s’être disposé à prendre toujours le temps comme il viendrait : enfin il y aurait auparavant bien de petites choses à régler chez soi ; et qu’il n’y ait pas grande dialectique à tout cela, on a pourtant de la peine à en venir à bout. Mais on peut à moins de frais philosopher comme vous avez fait. On n’est point obligé à se guérir, ni de l’ambition, ni de l’avarice : on se fait une entrée agréable à la cour du grand Alexandre : on s’attire des présens de cinq cent mille écus, que l’on n’emploie pas entièrement en expériences de physique, selon l’intention du donateur ; et en un mot, cette sorte de philosophie mène à des choses assez opposées à la philosophie.

ARISTOTE.

Il faut qu’on vous ait fait ici-bas bien des médisances de moi : mais après tout, l’homme n’est homme que par la raison, et rien n’est plus beau que d’apprendre aux autres comment ils s’en doivent servir à étudier la nature, et à développer toutes ces énigmes qu’elle nous propose.

ANACRÉON.

Voilà comme les hommes renversent l’usage de tout. Ta philosophie est en elle-même une chose admirable, et qui leur peut être fort utile : mais parce qu’elle les, incommoderait, si elle se mêlait de leurs affaires, et si elle demeurait auprès d’eux à régler leurs passions, ils l’ont envoyée dans le ciel arranger des planètes, et en mesurer les mouvemens ; ou bien ils la promènent sur la terre, pour lui faire examiner tout ce qu’ils y voient. Enfin, ils l’occupent toujours le plus loin d’eux qu’il leur est possible. Cependant, comme ils veulent être philosophes à bon marché, ils ont l’adresse d’étendre ce nom et ils le donnent le plus souvent à ceux qui font la recherche des causes naturelles.

ARISTOTE.

Et quel nom plus convenable leur peut-on donner ?

ANACRÉON.

La philosophie n’a affaire qu’aux hommes, et nullement au reste de l’univers. L’astronome pense aux astres, le physicien pense à la nature, et le philosophe pense à soi. Mais qui eût voulu l’être à une condition si dure ? hélas ! presque personne. On a donc dispensé les philosophes d’être philosophes, et on s’est contenté qu’ils fussent astronomes ou physiciens. Pour moi, je n’ai point été d’humeur a m’engager dans les spéculations ; mais je suis sûr qu’il y a moins de philosophie dans beaucoup de livres qui font profession d’en parler que dans quelques unes de ces chansonnettes que vous méprisez tant : dans celle-ci, par exemple.

Si l’or prolongeait la vie,
Je n’aurais point d’autre envie
Que d’amasser bien de l’or ;
La Mort me rendant visite,
Je la renverrais bien vite,
En lui donnant mon trésor.

Mais si la Parque sévère
Ne le permet pas ainsi,
L’or ne m’est plus nécessaire ;
L’amour et la bonne chère
Partageront mon souci.

ARISTOTE

Si vous ne voulez appeler philosophie que celle qui regarde les mœurs, il y a dans mes ouvrages de morale des choses qui valent bien votre chanson : car enfin, cette obscurité qu’on m’a reprochée, et qui se trouve peut-être dans quelques uns de mes livres, ne se trouve nullement dans ce que j’ai écrit sur cette matière, et tout le monde a avoué qu’il n’y avait rien de plus beau ni de plus clair que ce que j’ai dit des passions.

ANACRÉON

Quel abus ! Il n’est pas question de définir les passions avec méthode, comme on dit que vous avez fait, mais de les vaincre. Les hommes donnent volontiers à la philosophie leurs maux à considérer, mais non pas à guérir, et ils ont trouvé le secret de faire une morale qui ne les touche pas de plus près que l’astronomie. Peut-on s’empêcher de rire, en voyant des gens qui, pour de l’argent, prêchent le mépris des richesses, et des poltrons qui se battent sur la définition du magnanime ?