Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/V. Homère, Ésope

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Salmon, libraire-éditeur (5p. 406-409).

DIALOGUE V.

HOMÈRE, ÉSOPE.


HOMÈRE

En vérité, toutes les fables que vous venez de me réciter ne peuvent être assez admirées. Il faut que vous ayez beaucoup d’art, pour déguiser ainsi en petits contes les instructions les plus importantes que la morale puisse donner, et pour couvrir vos pensées sous des images aussi justes et aussi familières que celles-là.

Ésope.

Il m’est bien doux d’être loué sur cet art, par vous qui l’avez si bien entendu.

HOMÈRE.

Moi ? je ne m’en suis jamais piqué.

Ésope.

Quoi ! n’avez-vous pas prétendu cacher de grands mystères dans vos ouvrages ?

HOMÈRE.

Hélas ! point du tout.

Ésope.

Cependant, tous les savans de mon temps le disaient ; il n’y avait rien dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée, à quoi ils ne donnassent les allégories les plus belles du monde. Ils soutenaient que tous les secrets de la théologie, de la physique, de la morale, et des mathématiques même, étaient renfermés dans ce que vous aviez écrit. Véritablement il y avait quelque difficulté à les développer ; où l’un trouvait un sens moral, l’autre en trouvait un physique : mais après cela, ils convenaient que vous aviez tout su, et tout dit à qui le comprenait bien.

HOMÈRE.

Sans mentir, je m’étais bien douté que de certaines gens ne manqueraient point d’entendre finesse où je n’en avais point entendu. Comme il n’est rien tel que de prophétiser des choses éloignées, en attendant l’événement, il n’est rien tel aussi que de débiter des fables,

en attendant l’allégorie.
ÉSOPE.

Il fallait que vous fussiez bien hardi, pour vous reposer sur vos lecteurs du soin de mettre des allégories dans vos poèmes. Où en eussiez-vous été, si on les eût pris au pied de la lettre ?

HOMÈRE.

Hé bien, ce n’eût pas été un grand malheur.

ÉSOPE.

Quoi ! ces dieux qui s’estropient les uns les autres ; ce foudroyant Jupiter qui, dans une assemblée de divinités, menace l’auguste Junon de la battre ; ce Mars, qui étant blessé par Diomède, crie, dites-vous, comme neuf ou dix mille hommes, et n’agit pas comme un seul (car au lieu de mettre tous les Grecs en pièces, il s’amuse à s’aller plaindre de sa blessure à Jupiter) ; tout cela eût été bon sans allégorie !

HOMÈRE.

Pourquoi non ? Vous imaginez que l’esprit humain ne cherche que le vrai ; détrompez-vous. L’esprit humain et le faux sympathisent extrêmement. Si vous avez la vérité a dire, vous ferez fort bien de l’envelopper dans des fables ; elle en plaira beaucoup plus. Si vous voulez dire des fables, elles pourront bien plaire, sans contenir aucune vérité. Ainsi, le vrai a besoin d’emprunter la figure du faux, pour être agréablement reçu dans l’esprit humain : mais le faux y entre bien sous sa propre figure ; car c’est le lieu de sa naissance et de sa demeure ordinaire, et le vrai y est étranger. Je vous dirai bien plus : quand je me fusse tué à imaginer des fables allégoriques, il eût bien pu arriver que la plupart des gens auraient pris la fable comme une chose qui n’eût point été trop hors d’apparence, et auraient laissé la l’allégorie ; et, en effet, vous devez savoir que mes dieux, tels qu’ils sont, et tous mystères à part, n’ont point été trouvés ridicules.

ÉSOPE.

Cela me fait trembler ; je crains furieusement que l’on ne croie que les bêtes aient parlé, commes elles font dans mes apologues.

HOMÈRE.

Voilà une plaisante peur.

ÉSOPE.

Hé quoi, si on a bien cru que les dieux aient pu tenir les discours que vous leur avez fait tenir, pourquoi ne croira-t-on pas que les bêtes aient parlé de la manière dont je les ai fait parler ?

HOMÈRE.

Ah ! ce n’est pas la même chose. Les hommes veulent bien que les dieux soient aussi fous qu’eux ; mais ils ne veulent pas que les bêtes soient aussi sages.