Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Jeanne (La Papesse)

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Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 2 – de « Fin justifie les moyens » à « Loi divine »p. 633-641).

JEANNE (LA PAPESSE). — I. Les origines delà légende. — II. Les développements de la légende. — 111. La destruction de la légende. — IV. Conclusions.

I. Les origines de la légende. — A. Les textes. a) La série des textes, b) L’authenticité des textes. c) La filiation des textes, d) Le contenu des textes.

B. La genèse de la légende, a) Explications fausses, fc) Explications probables.

A. Les textes, a) La série des textes. — Voici, d’après l’ordre chronologique (supposé admise leur authenticité, qui sera examinée tout à l’heure), les textes les plus anciens relatifs à la papesse Jeanne : 1. Liber pontificalis, édit. L. Duchesne, Paris, 1893, t. II, p. XXVI ; ?. Marianus Scolus, -j- 1086, Chronic, 1. 111, dans J. Pistorius, Scriptorum qui rerum a Germanis gestarum hislorias reliquerunt, Francfort, 1583, t. I, p. 442 ; 3. Sigebert de Gembloux, ~ 11 12, Chronographia, dans J. Pistorius, op. cit, p. 565 ; i. Othon de Freising, -f- 1158, Chronic, 1. Vil, dans J. Pistorius, Germaniæ historicorum illustrium ab Henrico IV ad annum iiOO, Francfort, 1585, t. I, p. iG3 ; 5. Richard de Poitiers, vers 1174. dans un manuscrit de son catalogue des papes à la suite de sa chronique universelle, cf. Histoire littéraire de la France, nouv. édit., Paris, 1869, t. XII, p. 479,

t. XIII, p. 534 ; 6. Godefroy de Viterbe, -j- 1191, Panthéon, pars XX, P. L., t. CXCVHI, col. 1017 ; 7. Gervais de Tilbury, vers 1211, dans une chronologie pontilicale qui se trouve à la Un d’un manuscrit de ses Otiaim perialia, cf. I. von Doellinger, Die l’apstfabeln des.)/i ; /e/i(//er6-, 2*édit., Stuttgart, 1890, p. 19 (peut-être le manuscrit que Coloniiès avait vu chez Vossius, cf. P. Golomiès,.lleslanges historiques. Orange, 1675, p. 5y) ;.S'. Jean de Mailly ou l’auteur, quel qu’il soit, de la Chrunica univcrsalis.Mettensis, vers 1200, dans VArchiv de Pertz, Hanovre, 1874, t. XII, p. 471-472, etdans Monumenta Germaniæ historica. Scriptores, t. XXIV, p. 514 ; 9- Etienne de Bourbon, -j- vers 1261, De diversis mnteriis prædicabilibus ordinatis et distinctis in seplem partes secundam septem dona Spiritus Sancti, dans Quétif et Eehard, Scriptores ordinis l’rædicatorum^ Paris, 1719, t. I, p. 367 ; 10. le franciscain d’Erfurt (Erjihordiensis), Chronica minor (s’arrête à 1261), dans.lion. Germ. hisl. Script., t. XXIV, p. 184, 212 ; 11. Martin de Troppau, dit Polonus, -}- 1279, Chronica de liomanis pontificibus et imperutoribus, dans Mon. Germ. hist.. Script., t. XXII, p. 428.

Nous n’avons pas compris dans cette liste deux prétendus textes d’Etienne de Xarbonne, vers 1126, et de Radulphe de Flaix, vers 1 157 ; ces personnages ont été confondus avec deux écrivains qui admettentl’existence de la papesse : l’un, Etiennede Nardo, dans une chronique composée vers 1368, cf. Muratori, Rerum iiaticaruni scriptores. Milan, 1738, t. XXIV, p. 880-887 ; l’autre, Ranulphe de Higden, -j- vers 1363, dans son Polychroiiicon, 1. V, c. xxxii, cf. Launoi, Opéra omnia, Cologne, 1731, t. V. pars il, p. 569. De même il est inexact de dire, avec F.-X. Kraus, Histoire de l’Eglise, trad. Godet et Verschaffel, 4' édit., Paris, 1898, 1. II, p. u3, et d’autres historiens, que c’est pour avoir considéré la papesse comme un pape véritable que Jean XX, -j- 1277, a pris, au lieu du nom de Jean XX, celui de Jean XXI ; il semble qu’il a été appelé Jean XXI à cause du dédoublement de Jean XV, que l’on constate déjà dans plusieurs catalogues pontilicaux des xn' et xiii' siècles. Cf. L. Duchesne, Le Liber pontificalis, t. H, p. 4Ô7.

b) L’authenticité des textes. — Les textes de Jean de Mailly ou de l’auteur inconnu de la Chronica universalis Metlensis, d’Etienne de Bourbon et de la Chronica minor d’Erfurt sont authentiques. Quétif et Eehard, Scriptores ordinis l’ruediculorum, t. I, p. 365-370, ont essayé de démontrer que le texte de Martin Polonus n’est pas authentique. L. Veiland, dans YArchiv de Pertz, Hanovre, 1874, t. XII, p. 178, a soutenu que Martin a donné trois rédactions de sa Clironique, et que le texte sur la papesse, absent des deux premières rédactions mais apparaissant dans la plupart des manuscrits de la troisième, a des chances d'être de Martin. Si le système de Weiland a suscité des réserves, cf. B. Maier, Revue des questionshisloriques. Paris, 1875, t. XVIII, p. 278, il a généralement été admis ; cf., par exemple, E. Michacl, Geschichte des deutschen Volkes rom dreizehnten Jahrhundert bis zum Ausgang des Mitlelalters, Fribourg-en-Brisgau, 1908, t. III, p. 386. En tout cas, plusieurs manuscrits où se lit le texte sur la papesse sont peu postérieurs à la mort de Martin, et donc, même en le supposant interpolé, le texte exista aux environs de 1279. Les autres textes sont des interpolations. Celui du Liber pontificalis ne se rencontre que dans des manuscrits récents. Le Vaticanus 8762, du xn' siècle, permet de saisir le procédé par lequel il s’y est introduit. Ce manuscrit, dans son texte primitif, n’a rien sur la papesse ; une note marginale du xiv* siècle contient les lignes 1255

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relatives à la papesse, ijui ne sont autres que celles de Martin Polonus. Cf. L. Duehesne, Le Liber pontificalis, t. II, p. xxvi-xxvii (donne le fac-similé de cette page du manuscrit). Le texte de Marianus Scotus n’est pas authentique ; il n’est pas dans le manuscrit original, mais seulement dans un manuscrit du XIV’siècle, qui contient moins la chronique de Marianus Scotus qu’une chronique nouvelle pour laquelle Marianus Scotus a été grandement utilisé. Cf. Waitz, Mon. Germ. hist. Script., t. V, reproduit dans P. L., t. CXLVII, col. 605-606. 620 (l’interpolation sur la papesse ne figure pas dans cette édition, col. 769). Le texte de Sigebert de GemMoux n’est pas authentique. Absent de tous les manuscrits connus, il se lit dans l’édition princeps, due à Antoine Rufus (Roux) et à Henri Estienne, Paris, 1513. Est-il l’oeuvre de l’un des éditeurs, ou l’ont-ils trouvé dans un manuscrit dont on a perdu les traces ? C’est ce qu’on ignore. Cf. Belbmann,.)/o/i. Germ. hist. Script., t. V, reproduit dans /’. /.., t. CLV, col. 154-155, iGi-16a, note, 403-40^, note. Il n’y a pas à s’arrêter à l’hypothèse inconsistante de Panvinio, dans ses notes sur Platina, Le vite de’Pontefici, Venise, 1663, t. I, p. 209, d’après laquelle le texte concernant la papesse aurait pour auteurs le moine Galfrid (ou Geoffroy) de Monmoulh, ; - 115/|, et le continuateur de Sigebert, Robert de Torignj’, -1- 1186. Le texte d’Othon de Ereising n’est pas authentique ; il manque dans les anciens manuscrits. Le texte de Richard de Poitiers ne se lit que dans un manuscrit et est la reproduction presque liltèrale de Martin Polonus. Le texte de Godefroy de Viterbe n’est pas authentique ; les anciens manuscrits ne le contiennent pas. Le texte de (iervais de Tilbury n’est autre chose que le passage de Martin Polonus. Bref, des onze textes allégués dans le débat, et qui s’échelonneraient entre les années 886 et 1279 environ, il n’y a à retenir que les textes de la chronique universelle de Metz, d’Etienne de Bourbon, de la chronique d’Erfurt, de Martin Polonus (ou d’un de ses contemporains), qui vont de laSo aux alentours de 1 279.

c) La filiation des textes. — Ces onze textes se ramènent à deux groupes. Dans le premier, nous avons le texte de la Clironica uniersalis Hfettensis, le plus ancien connu, celui d’Etienne de Bourbon qui en dépend et celui du mineur d’Erfurt, qui dépend peut-être des deux et à peu près sûrement d’Etienne de Bourbon. Dans le second groupe, tous les textes se rattachent à celui de Martin Polonus, qui a pu connaître l’un ou l’autre des textes précédents, mais qui puise à d’autres sources. Le texte de Martin a passé, tel quel ou à peu près, dans des manuscrits du Liber pontificalis, dans un manuscrit de Richard de Poitiers, dans un manuscrit de Gervais de Tilbury. Il a inspiré les interpolations plus courtes de Marianus Scotus, de Sigebert de Gembloux, de Godefroy de Viterbe, et probablement celle, encore plus brève, d’Otbon de Freising.

d) Le contenu des textes. — 1. Premier groupe. — La Chronica universalis Mettensis rapporte que le Saint-Siège fut occupé par une femme (qui n’est pas inscrite dans le catalogue des papes). Elle simula le sexe viril et, très intelligente, devint notaire de la curie, cardinal, pape. Un jour, ayant monté à cheval, elle fut prise des douleurs de l’enfantement. La justice romaine la condamna à être liée par les pieds à la queue d’un cheval, qui la traîna à une demi-lieue de dislance, pendant que le peuple la lapidait. 01 elle mourut elle fut ensevelie, et là on écrivit ce vers : Petre, pater patrum, papisse prodilo partum Sous son pontifical avait été institué le jeûne des quatretemps, appelé jeûne de la papesse. Même récit, en

termes parfois identiques, dans Etienne de Bourbon, qui ajoute deux détails, à savoir qu’elle vint à Rome (la Clironica unnersalis Mettensis ne dit pas qu’elle ne fut point d’origine romaine), et qu’elle devint cardinal et pape avec l’aide du diable. Deux variantes dans le vers cité : Parce au lieu de Petre, et proderc au lieu de prudito. Le mineur d’Erfurt abrège le récit, mais non sans y introduire du nouveau : il conlirme l’existence de la papesse par l’aveu des Romains, il dit qu’elle était belle, et il modifie le rôle du démon prétendant qu’il révéla, dans un consistoire, qu’elle était enceinte et lui cria ; Papa, pater patrum, papisse pandito partum. Il ne raconte pas la fin de l’aventure. La chronique de Metz contient le texte sur la papesse après le pontificat de Victor iii, -j- 108 ;  ; Etienne de Bourbon dit que la chose se i)assa vers 1100 ; le mineur d’Erfurt la place vers 915.

?. Second groupe. — Ici la narration s’est complétée et compliquée. D’après Martin Polonus, Jean d’Angleterre, né à Mayence, occupa le trône pontifical deux ans, sept mois et quatre jours. C’était une femme. Jeune, elle avait été conduite, sous un costume d’homme, à Athènes par son amant. Elle y progressa dans les sciences, au point que, enseignant le trivium à Rome, elle eut les grands maîtres pour auditeurs et disciples. Parce qu’elle jouissait d’une réputation de savoir et de bonne vie, elle fut élue pape de l’accord de tous. Enceinte et ignorant la date de son enfantement, comme elle allait de Saint-Pierre au Latran, entre le Colisée et l’église de Saint-Clément, elle enfanta, mourut au même lieu et y fut ensevelie. Et, comme le pape évite toujours de passer là, plusieurs croient qu’il le fait à cause de l’horreur inspirée par cet événement. La papesse succéda à Léon IV, ~ 855. Le Saint-Siège vaqua un mois après sa mort. Ce récit est reproduit ou abrégé dans les diverses interpolations qui ont été signalées. Deux variantes sont à noter : l’interpolateur du Liber pontificalis assigne au pontificat de Jeanne une durée de deux ans, un mois et quatre jours ; celui de Marianus Scotus, deux ans, cinq mois et quatre jours. On donne à la papesse la succession de Léon IV. Seul l’interpolateur d’Othon de Freising — serait-ce parce qu’il a reconnu l’impossibilité d’intercaler la papesse entre Léon IV et Benoit III ? — a transformé en ])apessc Jeanne le pape authentique Jean VII, à l’année 705.

B. Laoenkse DELA légende, o) E.rplications fuusscs.

— 1. L. Allatius, Confalatio fabulæ de Joanna papissa ex monumentis græcis, Rome, 1630, reproduit par Ciaconius, Vitæ et res gestæ Puntificum romanorum et S. Il.E. cardinalium, Rome, 1677, t. I, p. 631-G32, a rappelé qu’un synode de Mayence, en 8^7, condamna’Thiota, une pseudo-prophétesse. Plus lard, sachant qu’une femme avait prophétisé, prêché, exercé les fonctions les plus hautes du sacerdoce, des hommes ignorants et simples imaginèrent que cette femme avait occupé le Saint-Siège, car c’est là qu’on exerce le ministère de la parole avec une autorité suprême et les fonctions les plus élevées du sacerdoce. L’explication est bien invraisemblable.’J. Celle de Leibnitz, Flores sparsi in tumulum papissae, dans Scheidt, Bibliotheca historica Goettingensis, Goettingen, 1758, t. I, p. 297, d’après laquelle il se pourrait qu’une femme, dissimulant son sexe, fût devenue évêqueen dehors de Rome, et eût donné naissance à un enfant pendant une procession à Rome, et serait ainsi la cause première de la légende de la papesse, paraît justement à Doellinger, Die l’apstfabeln, p. 4, « un expédient de fort mauvais aloi ».

3. Nous en dirons autant de l’hypothèse de 1257

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C. Blasco, Diatriha Je Joanna popissa sii-e de ejiis fabulæ origine, Naples, 1778, et de A. -F. Gfroerer, Geschiclite der ost- und westfrùnkischen Carulinger vom Tode l.ud » ig’s der Frominen his ziim Eiide Conrad s I (SiU-i)tH), Fribourg-en-Brisgau, iS^S, t. 1, p. îSS-igi*, voyant dans la légende une allégorie satirique contre l’origine des Fausses dt-crétales. Cf. Doellinger, p. 4-5 ; Haas, Kirclietilexikon, trad. I. Goscliler, sous le titre de Dictionnaire encyclopédique de la lltéologie catholique, 3= édit., Paris, 1870, t. Xll, p. 20D-206.

i. Citons, pour mémoire, l’opinion de Josepli-Marie Suarès, évêque de Vaison, rapportée par Th. Raynaud, Disseitatio de sobria alteriiis sexiis frequentatione per sacros et religiosos lioniines. Lyon, iGG3, p. 465 : Pierre de Corbière, qui devint frère mineur, et antipape sous le nom de Nicolas V (iSiS), avait été marié à une Jeanne, qui fut appelée la papesse Jeanne quand Pierre prélendit èlre pape. Là serait l’origine de la légende. La supposition est fausse, puisque la légende avait cours dès avant 1328.

5. D’après Baronius, Annales eccles., ad an. 853, n" 71, et ad an. 87g, n" 5, la conduite du pape Jean VlU à l’égard de Pliotius lui aurait valu une telle réputation de mollesse qu’on l’aurait qualitié de papesse par moquerie ; dans la suite, ce sobriquet aurait été pris au sens propre du mol, et la légende en aurait résulté. Le cardinal Mai, dans P. G., t. Cil, col. 380, J. Hergenroellier, Pliotius, Ratisbonne, 1868, t. II, p. 395, et C.-J. vonllefele, Conciliengeschichte, -ié(H., Fribourg-en-Brisgau, 1879, t. IV, p. 458, ont vu assez malencontreusement une conlirraationde cette hypothèse dans le fait que Photius, De S. Spiritus mystagugia, c. Lxxxix, P. G., t. Cil, col. 380, appelle Jean VllI une <t àuie virile » ; ce serait un signe que Photius éprouva le besoin de venger la renommée d’un pape qui lui avait été favorable et qui avait été taxé de manque d’énergie. Le P… Lapôtre, /.’Europe et le Saint-Siège à l’époque carolingienne, I. f.e pape Jean VIII, Paris, 1896, a montré que la conjecture de Baronius est sans fondement, que, loin d’avoir produit l’impression d’un homme lâche et efféminé, Jean VIIF passa pour un pape extraordinairement actif et énergique, et qu’il le fut, cf. p. 35g362, 36 ;.

6". L’opinion, mentionnée par H.-G.Wouters, Dissertationes in selecta historiæ ecclesiaslicæ capita, Louvain, 1870, t. III, p. 158, et qui substitue àJean VIU le pape Jean VII, lequel se serait attiré le sobriquet de papesse pour sa pusillanimité dans l’affaire du concile in TruUo (692), n’est pas moins dépourvue de base.

7. Egalement insoutenable est l’opinion accréditée parleP.Secclii : la légende serait une invention calomnieuse des Grecs inspirée par Photius. Cette historiette a eu peu d’écho parmi les Grecs : le seul écrivain grec qui l’admette, cf. J.-.. Fabricius, Bihliotheca græca, 2"^ édit., Hambourg, 1808, t. XI, p. 470, est, avec Laonic Chalcondyle, — vers 1464, le moine Barlaam de Serainara, ~ vers 1348, dans son n-.pi Tr ; rri Ux-x ipxf, ; , P. G., t. CLI, col. 1274.

/)) Explications probables. — /. Dans son De Romano Pontifice,. III, c. xxiv, Bellarmina éraisune hypothèse ingénieuse, qui ne sullirait pas à expliquer la légende, mais qui peut indicpier un des éléments de sa formation. Ecrivant à Michel Cérulaire, patriarclie de Constantinople.le pape Léon IX(io54), P. /,., t. CXLIU, col. 760, lit allusion, pour la repousser, à une rumeur d’après la(iuelle une femme aurait occupé le siège patriarcal de Constantinople ; Léon iX. tout en déclarant ne pas y croire, observait que l’usage de promouvoir, contre les canons

des eunuques au patriarcat rendait la chose possible. De cette lettre nous pouvons d’abord conclure que, en io54, la légende de la papesse ne circulait pas encore ; autrement, les Grecs auraient en beau jeu à la riposte. Mais, en oulre, il est possible que le conte de la femme-patriarche ait amené le conte de la femme-pape, le bruit qu’une femme avait été pontife subsistant sans qu’on précisât que c’était de Constantinople et le titre de pontife œcuménique revendiqué par les patriarches de Constanlinoi)le ayant pu favoriser la confusion entre Constantinople et Rome. Cf. Lapôtre, l.e pape Jean VlU, p, 365, et E. Bernheim, Zur Sage der Pdpstin Juhanna, dans Deutsche Zeitschrift f’iir Geschichlsivissenschaft, Fribourg-en-Brisgau, 1890, t. III, p. 4’o. Bernheim a appelé l’attention sur un texte du x= siècle, le Chronicon Salernitanum, c.^lvi, dam^ Mon. Germ.hist. Script., 1. lll, p.481, qui contient l’historiette de la femme-patriarche de Constantinople, avec la circonstance du démon dévoilant la fraude. . son tour, le P. Lapôtre découvre, dans la fable de la femme-patriarche, le « germe r> de la légende de la papesse ; les textes sur les papes du x « siècle et le monument dont nous allons parler auraient « achevé l’œuvre et nourri de détails ce qui n’était encore qu’une fable confuse et maigre », p. 363, 365. Nous n’oserions aller jusque-là. Bornons-nous à dire qu’il se peut que la légende constantinopolitaine ait contribué à l’élaboration de la légende romaine.

2. L’explication qui suit, non exclusive d’ailleurs de la précédente, est de beaucoup pluâ, vraisemblable.

Ce fut une triste époque, dans ce haut moyen âge où l’Eglise connut tant d’épreuves, que celle qui va de 900 à g72 et pendant laquelle le souverain pontificat fut comme la chose de la maison de Théophylacle.

Trois femmes, Théodora, épouse de Théoph ylacte, et ses deux filles, Marozie et Théodora, tinrent la papauté sous leur dépendance. Quatre papes du nom de Jean, Jean X, 7 gsg, Jean XI, -J- gSô, Jean Xll, ~ 964, Jean XIII, -7 972, figurent parmi les papes de ce temps. Ces quatre papes et ces trois femmes laissèrent un souvenir pénible, et discréditèrent la papauté. On comprend que la légende de la papesfe Jeanne soit venue de là. Le dicton ; « Nous avons des femmes pour papes se présentait naturellement à la bouche. Benoilde Saint-.

dré au mont Soracte, dans

une œuvre très répandue au moyen âge — et qui fournit des matériaux à Martin Polonus, — dit qu’à l’avènement de Jean XI Rome tomba au pouvoir d’une femme (.Marozie) et fut gouvernée [lar elle, sub/ugatus est liomam potestative in monu femiiie, Chronicon, c. xxx. dans Mon. Germ. hisl. Script., t. III, p. 714, « -^ bii seul, un pareil document eût peut-être sufii à faire nailre l’idée d’une femme ayant réellement occupé le Saint-Siège, à créer la légende i>, el à donner à cette femme le nom de Jeanne, car la femme dont parle Benoit de Saint.^ndré et dont il n’indique pas le nom « étant donnée par lui comme la parente de Jean XI — c’était sa mère,

— il était tout naturel que la parente de Johannes se nommât /o/ian/in « , Lapôtre, p. 366, 367. Plus encore que Jean XI, Jean Xll, le moins recommandable des papes du nom de Jean, a pu concourir à la genèse de la légende. Il fut déposé par un concile, tenu à Saint-Pierre de Rome, en présence et sous le patronagede l’empereur Olhon, et remplacé par Léon Vlll. Une fois Othon parti, Jean XII reparut, et un concile du Latran, réuni par ses soins, condamna Léon VIII et ses adhérents. Jean XII étant mort (14 >"ai 964). les Romains, ne tenant pascompte de Léon VIII, désignèrent pour le souverain pontificat Benoit V.Danshi 1259

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légende, la papesse Jeanne apparaît entre un Léon et un Benoît, Léon IV et Benoit III (au moins dans la forme (]ui a prévalu et qu’elle a chez Martin Polonus ) ; ici, entre un Léon et un Benoit, Léon VIII et Benoit V, nous avons un pape dont la vie est telle que, défigurée par l’imagination populaire, elle a pu aisément donner lieu à la légende de la papesse. (Un détail encore aurait pu y contribuer, d’après Panvinio, annotations des Vite de’Ponte/ici de Platina, 1. 1, p. 210-211 ; c’est que Jean XII, aurait eu, au rapport de Liutprand, une concubine, nommée Jeanne, très influente. Cf. le même fait renforcé dans Florimondde Remond, L’anti-papesse, Paris, 1607, p. 289, et G. Moroni, Dizionario di erudizione slorico-ecclesiastica, Venise, 1845, t. XXX, p. 2- ; 9. Mais Liutprand nomme Annam viduam ciim nepte sua, non Johannam, dans De rébus gestis Ottonis magni imperatoris, c. x, P. /.., t. CXXXVI, col. 904, cf. D. Blondel, Familier esclaircissenient de la question si une femme a esté assise au siège papal de Borne, a* édit., Amsterdam, 16^9, p. 88.)

3. Pour aider à l’éclosion ou, du moins, au développement de la légende, il y eut, comme dans une foule de cas semblables, un monument dont on ne comprit pas la signilication. C’était une statue, qui a été enlevée de la place qu’elle occupait, et probablement détruite, au coursdes travaux exécutés à Rome par a ce grand remueur de terre » Sixte Quint, comme s’exprime Florimond de Remond, L’anli-papesse, p. 182. Ce qu’on en saitest suffisant pouraffirmerque c’était la statue d’un prêtre, ou d’une divinité païenne, avec un enfant. Cf. les indications précieuses de Florimond de Remond, p. 181-183, 266-267. Elle portait une inscription, qui devait être approximativement la suivante : ]’. Pat. Pat. P. P. P.. P. c’était le nom de celui qui avait érigé la statue ; Pat. Pat. était pour Pater Patrum ou Patri Pairum — paterpatrum fut un titre donné aux prêtres de Mitlira — ; P. P. P. était l’abréviation usuelle de la formule reçue : propria pecunia posait. Cf. J.-B. Lelièvre, lievue des questions historiques, Paris, 18-6, t. XX, p. S^ô. Le vulgaire ne se contenta point de cette explication trop simple. Pater Patrum ne pouvait désigner que le pape ; ce sacrilicateur — ou cette divinité — accompagné d’un enfant fut pris pour une femme ; c’était donc une papesse. Les souvenirs laissés par les papes de la maison de Théopbylacte, dont quatre eurent le nom de Jean, et dont le pire, Jean XII, fut pape avec ou avant un pape Léon et un pape Benoit, conduisirent à en faire une papesse Jeanne, qu’on mit entre un pape Léon et un pape Benoit. Dans un cas pareil, les données strictement historiques ne sont pas une gêne : à Léon VIII et à Benoît V on subrogea Léon IV et Benoit III, peut-être parce qu’on avait perdu les traces de Léon VIII, qiii ne figurait pas dans tous les catalogues du temps, cf. L. Duclicsne, I.e l.iher pontificolis. t. II, p. 260. Au surplus, la détermination de cette date n’eut pas lieu aux origines de la légende, puisque les textes les plus anciens adoptent une autre chronologie (vers 1 100, ou giT’). Que la statue et son inscription aient influé sur la légende, nous en avons une preuve dans la Chronica wiitersatis Meltensis ; nous y lisons : L’bi obiit ibi sepultus est, et ibi scriptum est : Petre, pater patrum, papisse prodito partant. Les textes ultérieurs mentionnent aussi l’inscription ; mais, parce qu’elle était gra éç sous une forme abréviative, ils la reproduisent avec des variantes, non seulement Etienne de Bourbon et le mineur d’Erfurt, mais encore plusieurs de ceux qui sont venus dans la suite, suppléant, chacun à sa manière, aux lacunes du texte abrégé. En outre, quand les papes se rendaient solennellement de Saint-Pierre au Latran, ils évitaient

la rue qui mène du Colisée à Saint-Clément et où se trouvait la statue ; on conclut que c’était par indignation contre la papesse, alors que la vraie raison de cet usage était l’étroitesse de la rue qui ne permettait pas au cortège pontifical de dérouler con tante giraiotte l’ordine deUa cavalcata, dit Panvinio, dans ses notes sur Platina, t. I, p. 210. Sur les motifs pour lesquels on dit Jeanne, par une contradiction manifeste, originaire de l’Angleterre et de Mayence et on la fit étudier à Athènes, cf. Doellinger, Die Papstfabetn, p. 46-53.

II. Les développements de la légende. — A. .^VA.NT LE PHOTESTAMis.ME. a) Surcharges de la légende primitive, i) Addition de la légende de la chaise stercoraire, c) Diffusion de la légende.

B. A PARTIR DU PROTESTANTISME, a) Les cathoUques. b) Les protestants.

A. AvAKTLE PROTESTANTISME, û) Surcharges de la légende primitive. — Un des premiers qui aient enregistré la légende, après Martin Polonus, est un frère mineur qui a écrit, vers 1290, les Flores temporum, chronique fameuse, qui est une sorte de décalque de celle de Martin Polonus, et qui a été attribuée à tort au frère mineur Martin d’Alnwick, -j- 1336, ce qui lui a valu le titre de Chronique de Martinus minorita. Voir le texte sur la papesse dans Mon. Germ. hist. Script., t. XXIV, p. 248. Les Flores temporum rééditent Martin Polonus sauf ces quelques détails : la papesse a régné trois ans et cinq mois ; elle se fit appeler Jeand’Angleterre, alors qu’elle était de Mayence (ainsi est supprimée une contradiction) ; elle enfanta entre le Colisée et Saint-Pierre ; adjurant un démoniaque, elle demanda au démon quand il se retirerait, et le démon répondit par deux vers dont le premier est : Papa pater putrum papisse pandto partum (comme dans le texte du mineur d’Erfurt), et le second : £t tibi tune edam de corpore quando recedam, c’est-à-dire : > Dis-moi quand une papesse enfantera, et je te dirai quand je sortirai du corps du démoniaque. »

Boccace, -j- 1375, s’écarte davantage de Martin Polonus, dansîoa Le c’aris malieribus, c. xcix, où il s’inspire, semble-t-il, des récits populaires. Cf. S. Ciampi, Disamina sutV opinionedel Boccacio intorno alla cosi delta papessa Giovaniia, Florence, 1828. Le nom decelle qui devint papesse estinconnu ;.il en est qui la nomment Gilberte. D’origine allemande, elle étudie en Angleterre, où elle a un amant, qui meurt. Elle se rend à Rome, Le démon la pousse à briguer le souverain pontificat ; elle réussit grâce àsa bonne réputation et à son savoir, et succède au pape I.cou. Le diable l’incite à la débauche ; elle est enceinte. Dieu, qui ne veut pas que son peuple soit trompé, prépare le châtiment. Jeanne perd le sens, et ne songe pas aux précautions requises pour cacher sa conduite. Elle enfante en célébrant la messe. Elle est punie par la prison.

La i)lupart de ces traits restèrent dans le livre de Boccace. Les auteurs s’en tinrent presque exclusivement à Martin Polonus. dont la chronique fut un des livres les plus lus du moyen âge, quitte, tout en gardant le fondde son récit, à y adjoindre certaines données nouvelles. C’est ainsi que Ranulphe de Iligden--jvers 1363 (cité plus haut), dit que la papesse s’op, pelait d’abord Agnès ; l’auteur de la première des Vies du pape Urbain V publiées par Baluze, Vitae pnparum ovenionensiiim, Paris, 1693, t. I, col. 381, cf. J.-II. Albanèsel U. Chevalier, Actes authentiques et documents concernant le bienheureu.c Urbain V pape, Paris, 1897, t. I. p. 21, dit qu’on racontait qu’elle avait avorté dans l’itinéraire de Saint-Pierre à Saint 1261

JEANNE (LA PAPESSE)

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l

Jean de Lalran ; elle passa pour avoir composé des préfaces, of. un uianusci-it d’Oxford contenant la chronique de Martin l’olonus cite par Doellinger, p. 32, n.i, et Martin le l’ranc. Champion des dames, i’aris, 1530, fol. 335 ; elle aiu-ait eu, par une révélation ou par le ministère d’un ange, le choix entre souIVrir une peine temporelle ici-bas et encourir la damnation éternelle, et elle aurait préféré la peine temporelle, d’où la catastrophe linale, cf. Doellinger, p. 31. Çà et là. pourtant, la version de Martin Polonus fut abandonnée, par exemple par l’auteur d’un récit qui se lit dans un manuscrit du xiv* siècle et qui a été publié par Doellinger, p. 50-51, note : c’est une jeune lille, nommée Glancia, originaire non de Mayence, mais de la Thessalie, qui serait devenue pape, et non pas le pape Jean, mais le pape Jutta.

h) Addition de la légende de lu chaise stercoraire.

— La légende de la papesse Jeanne s’aggrava d’une seconde légende non moins répugnante que la première.

I. La légende de la chaise stercoraire. — On prétendit que, afin de rendre impossible le scandale de l’élection d’une autre papesse, l’usage existait de s’assurer, en se servant d’une chaise percée, dvi sexe du pape élu. Platina, -j- i’|81. Le t’ite de’Ponte fici. t. 1, p. 207, rejette cette nouvelle légende, mais constate qu’elle avait cours : ulcuni scrivono… che, per non cadere net mcdesimo errore, ogni volta che si créa i- ponte fice, si fa seder^ in una seggia aperta di solto, perche Vultimo diacono toccandolo i’eda che egli sia inaschio. Cf., parmi les textes les plus caractéristiques r.’produisant ce conte, Geoffroy de Gourion, vers 1295, ùnns Histoire littéraire de la F » a/ice, Paris, 18^7, t. XXI, p. 10 ; le dominicain Kobert d’Uzès, -]- 1296, dans [fistoire littéraire de la France, 1842, t. XX. p. 501 ; .lacques Angeli de Scaperia, en i^oo (il proteste contre Vinsanam fabulam), cf. Doellinger, p. 38 ; Félix llemmerlin, -j- i^Go, Dialogus de nohihbiis et rusticis, cf. Doellinger, p. 38, n. 5 ; Martin le Franc, ancien si’crétaire de l’antipape Félix V et de Nicolas V, Y vers i.’jGo, Champion desdames, Paris, iâ30, fol. 335 ; Laonic Ghalcondyle, -{ vers i/|64. De rébus tiircicis, I. VI, P. G., t. CLIX, col. 300-301 ; l’anglais Guillaume Brevin, qui vécut à Home sous les pontiiicats de Paul II et de Sixte IV, De septent principalibus ecclesiis urbis Honiae, écrit vers 1470, dans G. Oudin, Commentarius de scriploribas Ecclesiæ antiqtiis illo-’unique scriptis, Leipzig, 1722, t. III, p. 2678 ; Jean de l’.isinge (Janus Pannonivs), évcque de Fiinfkirchen, ’- 1’172, dans J. Lenfant. Histoire de la papesse Jeanne, 3* édition, la Haye, 1736, t. I, p. 186-187, et P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, Bàle, 1741. t. III, p. 584 ; le.Milanais Bernardino Gorio, qui assista au couronnement d’.Mexandre VI (1492), cf. Doellinger, p. 38-39, note ; Marc- Antoine Coccius. dit Sabellicus, ~ 1506, Secundus tomus onerum continens scx posleriores Enneades rapsodtæ historicae. Bàle, 1560, col. 626 ; Bolzani, un des courtisans de Léon X, dans un discours adressé au cardinal Hippolyte deMédicis et imprimé, avec privilège pontifical, cf. Doellinger, p. 39-40 ; et, pour la période ultérieure, le Suédois Laurent Banck, témoin de l’intronisation d’Innocent X (16’14), cf. Doellinger, p. 38. Voir encore les renseignements fournis par Florimond de Remond, L’antipapesse, p. 143-144.

J. Explication de la légende de la chaise stercoraire. — Elle est simple. Une fois !e pape élu, on allait en procession à Saint-Jean de Latran ; le pape se mettait dans une chaire de marbre, placée sous le portique de l’église ; les deux plus anciens cardinaux le prenaient sous le bras et le soulevaient, au chant du Suscitons a terra inopem et de stercore erigens pjuperem. De là le nom de chaise stercoraire. Cette

chaise n’était pas percée, et le symbolisme de la cérémonie ressort sullisamuient du verset du psaume pour qu’il ne faille pas y ajouter le symbolisme réaliste indi(]ué par Platina, Le vile de’Ponte/ici, p. 207 : perché chi in tanta dignità monta sappiae si at’egga per questa via che egli non è Dio ma huomo, e soggetio aile nécessita délia natara, ed a quella specialmente dell’evacuare, ondee mcrilamenle quella sedia stercoraria chiamala. Ensuite le pape était conduit uu baptistère du Latran ; il s’asseyait sur un siège de porphyre, et recevait les clefs de la basilique, coiniue signe de son pouvoir. Puis, assis sur un autre siège de porphyre, il rendait les clefs. Ces deux chaires de porphyre étaient percées ; c’étaient des sièges antiques, qui avaient servi à des bains, et qui furent utilisés dans cette cérémonie non à cause de leur forme mais à cause de leur valeur. La légende, confondant toutes choses, ne parla que de la chaise stercoraire, dont elle Ut une chaise percée, et prêta à la cérémonie la signification que nous avons vue. Est-ce en haine de la légende stupide, ou pour un autre motif ? Toujours est-il qu’après Léon X les papes cessèrent de prendre possession du pontificat, avec ce cérémonial. Gf. les Bollandistes, Acta sanclornm, Paris, 1866, maii, t. IV, p. 471-473 : Mabillon, Muséum italicum, Paris, 1687, t. 1, p. ûg, reproduit dans P. /.., t. LXXVllI, col. 920-922 ; Tauteiu- d7/ sacro rito anticoe moderno délia elezione, coronazione e solenne possesso del somma pontefice, Rome, 1769, p. 213-215 ; F. Cancellieri, Storia de’solenni possessi de’sommi pontefici, detti anlicamente processioni, dopo la loro coronazione, dalla basilica Vaticana alla Lateranense, Rome. 1802 ; G. Moroni, Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica, Venise, 1841, t. VIII, p. 171-173.

c) Diffusion de la légende. — La diffusion de la légende de la papesse fut considérable. Honoré de Sainte-Marie, Animadversiones in régulas et usum critices, 1. I, dissert, iii, reg. 7, Venise, 1768, t. II, p. 99, dit ipie beaucoup l’ont crue, inter quos 10 catholici sunt et aliqui eliam viri in sanctorum album recensiti. Cf. des énumérations plus complètes des tenants de la légende, dans D. Blondel, Familier esclaircissement, p. 12-13, 85, et Lenfant, Histoire de la papesse Jeanne, W partie, ch. v (il cite 150 témoins). Encore ces listes, si elles doivent être allégées de quelques noms, pourraient-elles être grossies par l’adjonction de noms nouveaux. Aussi Florimond de Remond, L’anti-papesse, i. 6-7, disait-il : n le confesse que cest erreur est un erreur privilège, veu que les aulheurs qui ont laissé quelque mémoire de ce pape leanne sont en si grand nombre qu’ils rendent aucunement excusables et dignes de pardon ceux qui ont adiousté foy au beau conte qu’on fait d’elle. i>

Il est remarquable que la diffusion de la légende soit due aux meilleurs catholiques. Sans doute un Jean Hus l’exploita, et un Guillaume Occara aussi, Dialogus inter magistrum et discipulum, 1. V, c. vii, et Opus 90 dierum, c. cxxiv ; les gallicans de l’école de Gerson, et Gerson tout le premier, dans son sermon De pace prêché, à Tarascon. en 1403, devant Benoit XIII, Opéra, Paris, 1606, t. I, col. 253, appuyèrent leurs thèses sur le fait de l’élection de la papesse. Voir encore Jean de Chiemsée, Onus Ecclesiae, c. xix, § 4, Cologne, 1531, fol. 34 verso. Mais ce sont les deux ordres dévoués entre tous au Saint-Siège, les dominicains et les franciscains, qui furent les principaux propagateurs de la fable. (L’apologie du dominicain J. Casalas, Candor lilii seu ordo FF. Prædicatorum a calumniis et contumeliis Pétri a Valleclausa vindicatus, Paris, 1664, p. 120-124, est arriérée.) Et rien ne permet de supposer, avec Doellinger, Die Papstfabeln, p. 21-23, que ces religieux, par ailleurs 1263

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si dévoués au siège de Rome, mécontents de Boniface VIII qui était mal disposé envers eux, aient saisi toutes les occasions pour introduire malicieusement le récit scandaleux dans l’iiistoire des papes. La fable est colportée et accueillie, sans malice, même dans l’entourage du pape et par des saints. Martin Polonus avait étépénitencierde cinq papes. L’auguslin Amaury d’Augier (Aiigerii), chapelain d’Urbain V, dédie à ce pape, vers 1362, des yicliis ponlificiim romanorum, où il admet l’existence de la papesse et, à la différence des premiers écrivains qui parlent d’elle, lui assigne un rang dans la série chronologique des papes : ponitur papa ceniesimus decimus. Cf. Bayle, Dictionnaire historique et critique, t. Ili, p. 591. L’idée fera fortune. Dans l’édition latine de ses vies des papes, De vitisac gestis siimmorum ponti /iciim, Cologne, iS^o, p. 1 19, dédiée à Sixte IV, Platina, bibliothécaire du Saint-Siège, fait de la papesse, qu’il met après Léon IV, le if6" pape ot l’appelle Jean VIII, sauf à donner à Jean VIII, 110’pape, le nom de Jean IX, p. 123. II y a pire : dans la cathédrale de Sienne furent placées, vers i /400, les images des papes, cf. G.Gigli, />/ar(0 senese, Lucqucs, 1728, t. II, p. 43^-^35. Or, la papesse y figure, et ainsi les paiies Pie II, Pie 1Il et Marcel II, qui ont été archevêques de Sienne, ont soull’erl le portrait de cette femme parmi ceux de leurs prédécesseurs. (Florimondde Remond, l’anti-papesse, p. 188-189, supplie le pape régnant de supprimer ce scandale. A la demande de Baronius, Clément VIII obtint du grand duc de Toscane que le portrait de la papesse devînt celui du pape Zacharie, [ 762. Cf. G. Moroni, Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica, 1845, t. XXX, p. 277.) Le grand défenseur de la puissance pontilicale, Jean de Torquemada, dans sa mémorable Siimma de Kcclesiu, p. ii, l. IV, c. xx, Venise, 1561, p. 39.5, cf. une note de J. Friedrich, dans Doellingcr, Die Papstfalieln, p. 23, n. 3, n’hésite pas à admettre l’existence de la papesse. II en va de même du cardinal Adrien d’Ulrecïit, plus lard pape sous le nom d’.Vdrien VI ; cf. Doellingcr. p. 26. Saint Antonin de Florence, Cltronic, p. ii, tit. xvi, c. i, § 6-7, risque Un doute sur l’existence de la papesse ; manifestement il voudrait pouvoir la nier, il n’ose pas. Le bienheureux Baptiste Spagnuoli, dit le Mantouan, + 1516, Alplionsits, l. III, V. 651-653, lians Prima pars operum Baptiste Manluani, 1607 (non paginé, mais p. 100), décrit les enfers de la sorte :

Hic pendebat tidltitc sexiim nientita virilcm Foemina ciii triptici phrygiant diademate mitram Extollehat apex, et ponti/icalis udulter.

Pendant les xv’et xvi’siècles, dit Cancellieri, Storia de’solenni possessi, p. 238, la légende fut insérée en toute liberté dans toutes les chroniiiiies composées ou copiées en Italie, même sous les yeux des papes. On la trouvait dans les nombreiises éditions des Mirabilia urbis llomae, espèce de guide pour les pèlerins et les étrangers. Il se rencontra un écrivain bizarre, Marins Equicola d’Alveto (Olivetnnus), -f 1539, De mulieribiis (sans lieu ni date, mais la dédicace est datéede 1501), pour prétendre que la Providence voulut que Jeanne occupât le siège papal alin de démontrer que les femmes ne sont pas inférieures aux hommes. Cf. Jean Tixier de Ra^ isy (fiavisius Texlor), -[- iSa/i, Ofjicinæ prima pars, Venise, 15/41. fol. 1/17-148 : il énumère les femmes habitum l’irilem mentitae, et nomme Sémiramis, les saintes Théodora, Marine, Euphrosine, Pélagie, puis Jeanne d’Arc, Joanna gallica. et, en septième lieu, Joanna anglica, dont il résume la légende, sciium est ex cbronicis et a tnaioribus scriptum.

Ce qui se passa au concile de Constance fut encore

plus extraordinaire. Jean Hus, dans son De Ecclesia, c. vii, XIII, avait allégué le fait de la papesse Jeanne, qu’il appelait Agnès, à la suite deRanulphedeHigden, -f vers 1363 (bénédictin à Chester, d’où le nom de Cestriensis sous lequel Hus le désigne). Aucun des Pères du concile chargés d’extraire du traité de Hus les propositions condamnables ne songea à relever les aflirmations relatives à la papesse. A propos de la (luatorzièmc de ces propositions, en plein concile, le 8 juin 1415, Hus déclara que « l’Eglise a été trompée dans la personne d’Agnès », la papesse. Nul ne protesta ni ne fit la moindre réserve. Cf. J. Lenfanl, Histoire du concile de Constance, Amsterdam, 1727, t. I, p. 324-335 ; J. von Hefele, Conciliengeschischte, 2’édit., 1874, t. VII, p. 165, trad. Delarc, Paris, 1874, t. X, p. 356-3.’17. Tant il est vrai que la fable était universellement admise I

B. A PARTIR nu PROTESTANTISME, à) Les catholiques. — Les légendes ont la vie dure. Parce que les protestants s’emparèrent de celle de la papesse comme d’un argument de poids contre Rome, il était inévitable que les catholiques en vinssent à y regarder de plus près et à exercer une critique sérieuse. Il y fallut du temps. A Rome même, des livres parurent qui rééditaient les racontars légendaires ; en 1548 et en 1550, les Mirabilia urbis liomæ les reproduisaient ingénument. Toutefois, des doutes timides furent exiirimés. Déjà ils s’étaient présentés sous la plume de Jacques de Mærlaut, ]- vers 1300, Spiegel hislorical, Leyde, 1857, t. III, p. 220 ; de l’auteur de la première des Vies d’Urbain V publiées par Baluze, Vitne paparum avenionensium, t. I, col. 381, cf. io14 (le doute est moins accentué que Baluze ne l’affirme) ; d’Aeneas Sylvius Piccolomini, le futur Pie 11, Epislole et yarii tractatus PU securidi, Lyon, 1555, Epist. CCC, contra bohemos et tliaboritas (non paginé, mais p. iSi) ; de saint Antonin de Florence ; de Plalina, le vite de’Ponte/ici, t. I, p. 207 (encore son doute semble-t-il porter non sur l’histoire de la papesse telle que la raconte Martin Polonus, mais sur les détails qui ne sont pas connus par des auteurs certains). Ils se montrèrent à nouveau, sous une forme très modérée, dans Barthélémy Carranza, -|- 1676, Siiiiima omnium conciliorum et l’ontificum, Rome, 1055, p. 734 : Hæc yulgo feruntur, incertis tamen et ùbscuris authoribus. Si peu hardies que fussent ces réserves, c’était trop pour certains esprits, tels que le franciscain Rioche, Chronique. Paris, 1676, fol. 280, qui leur opposait la certitude résultant de la croyance de l’Eglise universelle.

b) Les protestants. — Naturellement les protestants exploitèrent, dans leurs attaques contre Rome, la fable de la papesse. C’est, disaient-ils, un « événement qu’il importe de rappeler fréquemment au peuple dans la chaire et dans les livres, dans les rimes populaires et par les images, pour la honte éternelle de la papauté inventée par l’enfer. Hans Sachs (édit. A. von Keller, Tubingue, 1877, t. VIII, p. 652-G55) avait, dès 1558, offert au public une Histoire ri niée de la papesse Jeanne, Les Centuries de Magdebonrg (commencées en 1559) reviennent trois fois sur ce conte (Centuria /.V. p. 333, 357, 501), et il existe peu d’ouvrages de controverse protestante où il n’ait été reproduit. Même, aux plus grands jours de fêtes, il servait de thème à beaucoup de sermons… Le prédicant de cour Polycarpe Leiser voyait, dans le refus des Jésuites d’ajouter foi à la fable de la papesse Jeanne, la preuve que le mensonge est le signe caractéristique du jésuite… En iSGa, Cyriacus Spangenberg ne se contente pas d’une papesse : « Les pontifes romains, écrit-il, n’étaient souvent, bien qu’extérieurement hommes, que des prostituées >, J. Janssen, L’Allemagne et la liéforme, trad. E. Paris, 1265

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Paris, 1899, t. V, p. 365-366. La papesse Jeanne était mise en avant, de façon inattendue, dans des débats qui paraissaient étrangers à la question de son existence. C’est ainsi que, au cours de la bataille engagée par les protestants contre la réforme du calendrier entreprise par Grégoire XIU, Luc Osiander, Bedenchen ob der iieue pnpstlisclie Kalender ein Nolldiirf/’ber der Chrisienheil sei, Tubingue, 1583, p. 19, disait : <i Le colporteur Grégoire s’est llatté de vendre ses calendriers aussi avantageusement qu’autrefois les indulgences. Il est accoucke du calendrier pour ne pas rester stérile ; avantWii, pour le même motif, le pape Jean VIII avait mis au monde un beau petit garçon. En réponse à Jean Pistorius, Anatomiae Littheri pars /, Cologne, 1695, Samuel Huber, Anliiort auf Ilans Pistorii sieben Tetiffel und unmenschliche nie aiich unchristliche Sclimeschrijft (sans indication de lieu), if196, fol. 3, disait que Pistorius a tirait sa nourriture du ventre et du sein de la papesse Jeanne ». Cf. Janssen, t. IV, p. 384, 438. On dénonça dans la papesse l’Anticlirist prenant possession du siège de Rome ; un commentateur de l’Apocalypse, Aretius, ministre de Berne, ; i^’k, s’est efforcé d’accommoder le 666, dont saint lean parle, à la papesse, comme si le lidele secrétaire de Dieu avoit voulu designer qu’au temps de cesle femme l’Anti-christ s’cmpareroit de l’Eglise », Florimond de Remond, J.’arili-papesse, p. 28-29. Cf.. du même, L’unti-christ, Paris, 1599. p. i^S-i’jg.

Cependant, la légende continuait de recevoir des développements. Il serait sans intérêt d’en préciser les détails. Qu’il suffise de dire que ces récils furent souvent contradictoires. Cf. Klorimond de Reiuond, L’anti-papesse, p. 5a-58, ih^-ib’i. Un savant, non sans mérites, mais que l’esprit de parti aveugla, ¥. Spanbeira, Disquisiiio historica de papa fotinina inter l.eonem IV et Benedictiim III, Leyde. 1691, et, mieux que lui, J. Lenfant, llisluire de la papesse Jeanne fidèlement tirée de la dissertation latine de F. Spanheim, 3’édit., la Haye, i’j36 (la première édition avait paru à Cologne, en 1694), tentèrent une liarmonistique de ces textes divers et opposés, et racontèrent, avec un grand luxe de circonstances, la vie de la papesse en combinant tout ce qui en avait été dit jusque-là. Il faut lire Lenfant, I" partie, ch. i, t. I, p. 1-4 1. pour voir ce que sont devenues les maigres lignes de la Chronica unii’ersalis Mettensis et comment une légende se développe.

Aûn d’édilier pleinement le public sur le compte de la papesse, l’éditeur de Lenfant enricliit l’ouvrage de ligures qui représentent l’une l’accouchement de la papesse au milieu d’une procession solennelle, une autre la constatation par la chaise stercoraire, la troisième un pape avec sa tiare (on sait que la tiare n’existait pas au temps de la prétendue papesse) portant un enfant dans ses bras, etc. Du reste, il y avait beaux jours que l’art avait été mis à contribution pour répandre la fable. Parmi les Ogures qui ornent l’édition de Berne, ib’ig, de l’Insigne opus de Claris mulieribus deBoccace, on remarque celle de la papesse accouchant dans une procession. Florimond de Remond, L’anti-papesse, p. 194-196, signale l’existence, en.-Vllemagne, de tableaux, et celle de

« livres et histoires ecclésiastiques genevoises », reproduisant

la même scène. Cf. Philomneste junior (pseudonyme de G. Brunet), I.a papesse Jeanne, étude historique et littéraire, édition augmentée et illustrée de curieuses grai’ures sur bois des xv" et xvi’siècles, Bruxelles, 1880.

III. La destruction de la légende- — A. Jusqu’à Florimond dk Remond. — 11. Après Florimond dr Rbmond.

A. Jusqu’à Florimond de Remond. — Les besoins de la polémique décidèrent les catholiques à ne pas accepter, les yeux fermés, ce qui se débitait sur la papesse Jeanne. D’autre part, la critique historique, non pas tout à fait absente mais encore inexpérimentée au moyen âge, était entrée dans une période de progrès, et des catholiques et des protestants l’appliquèrent à l’histoire de la papesse.

Ce fut un catholique, mais médiocre, mais « bon luthérien caché », dit P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, Bàle, 1741. t. I, p. 384, cf. t. III, p. 7^5, et dont le livre fut inscrit dans l’édition /)r/Hceps de VJnde.r lihrorum prohibitorum, 1564, fol. 20 (parmi ceux des aiictores primæ classis, c’est-à-dire, comme l’explique la préface, fol. 4, des auteurs hérétiques ou suspects d’hérésie), ce fut Jean Thurmaier, surnommé Aventin,.Irentinas (de l’ancien nom de son pays natal, Abensberg, en Bavière, Avcntinium owvbusina), -^ 1534, qui. le premier, traita carrément de fable les récits sur la papesse, dans ses Annales Boiorum, i" édit., 15ô4, 2" édit. plus complète en 1682. Cf. N. Alexandre, Ilistoria ecclesiastica, édit. Mansi, Venise, 1778, t. VI, p. 324.

Ce qu’Aventin avait fait d’un mot, Onofrio Panvinio, -j- 1568, le compléta dans ses annotations aux Vies des Papes de Platina, publiées à Venise, 1557, presque sans lui, el, par lui, en 1566. Il consacra à la légende trois pages seulement. Le i’ite de’Ponte/ici. Venise, 1663, t. I, p. 208-211, non pas définitives, mais intelligentes, d’une critique judicieuse, et plus que suffisantes pour démolir la sotte historiette. Ainsi en jugèrent nombre d’écrivains, qui s’inspirèrent de lui. Parmi ceux qui lui donnèrent gain de cause, le capucin Sylvestre de Laval, Les justes grandeurs de l’Eglise romaine, Paris, 161 1, cite Casaubon, <t le plus sçavant de toute la prétendue reforme », et de Thou. Bellarmin, entre beaucoup d’autres et mieux que les autres, utilisii Panvinio et perfectionna ses preuves, De Homano l’onti/ice (publié en i, 586, au t. I des Controverses), 1. III, c. XXIV. Cf. J. de la Servière, La théologie de Bellarmin, Paris, 1908, p. iio-iii.

Après Panvinio et Bellarmin. un conseiller au parlement de Bordeaux, bien connu par ses polémiques antiprotestantes, Florimond de Remond, réfuta la légende. Il publia l’Erreur populaire de la papesse leanne, i^" édit. anonyme et sans indication de lieu ni de date, éditions à Paris (1588), à Bordeaux (1692, 1595), à Lyon (1095), qui reparut, avec un autre écrit du même auteur, sous ce titre : L’anticltrist et V anti-papesse, Paris (1699), Bordeaux (1602), Paris (1607). Il y eut une traduction latine par le fils de l’auteur, Jean-Charles, Bordeaux (1601), et une traduction flamande, Anvers (1614). « Au fond, dit Bayle, Dictionnaire historique et critique, t. III. p. 586-087, uotc, il est juste de convenir que l’ouvrage de Florimond de Remond n’est pas mauvais en son genre, et je ne pense pas que personne eût encore si bien réfuté le conte de la papesse. Il lui échappa néanmoins beaucoup de bévues, et il employa trop de digressions et trop de déclamations. i> C’est bien jugé. Il est vrai que Florimond s’est trompé plus d’une fois ; cf. la critique, çà et là discutable, de D. Blondel, Familier esclaircissement, p. 71-84 et De Joanna papissa, Amsterdam, 1657, p. 73-1 40. Il est vrai encore que, selon le goût du temps, l’auteur se plait aux déclamations et aux digressions (il en est de bien intéressantes)..Mais son œuvre porte. Sur la question des sources, il dit l’essentiel, sans toutefois être complet ni toujours assez circonspect. II montre les impossibilités de cette histoire el les contradictions de ceux qui l’ont accueillie. Il s’exprime de façon heureuse, sauf quelques détails, sur la statue, sur l’image de Sienne, sur l’emploi de la chaise 1267

JEANNE (LA PAPESSE)

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stercoraire, et il explique ingénieusement les origines lie la légende. Le livre n’était pas sans défaut ; il était décisif contre la fable ridicule.

B. Après Florimond dk Remond. — Les catholiques surent gré à l’auteur du service rendu. Dans un ouvrage qui eut du succès, la Chronograpliia. Lyon, 1609, p. 538-540, Géncbrard combattit la légende, et termina de la sorte : Qui ea de re disputatiuner » omnibus niimeris absnlutam vellet cognoscere légat librum Florimundi Hemandi. Baronius inséra un résumé de.’Jnti-i>opesse dansses Annules, et proclama, ad an. 853, n. 62, que Florimond sic confecit mons-Irum islud ul novalores pudeat quæ scripserunt vel soinniasse. C’était trop dire. Dans sa 2’édition, Florimond eut à répliquer à un ministre du Béarn qui avait écrit contre lui. Cf. VAnli-papesse, Paris, 1607, p. 26^-268 ; après sa mort, des protestants continuèrent d’alfirmer l’existence de la papesse. Cf. Bayle, Dictionnaire historique et critique, t. III, p. 586. D’autres, percupidi i’eritalis investigandæ et recto raiionis ductu ad ipsani anhelantes pervenire, dit Baronius, ad an. 853, n. 56, làolièrent la légende. Citons, parmi les plus illustres, Charnier, Dumoulin et Boehart, cf. Bayle, t. I, p. 070, et, serablet-il, Basnage. Citons surtout David Blondel, -j- 1655, qui mil en pièces la légende dans sou Familier esclaircissement de la question si une femme a esté assise au siège papal de Itome entre Léon IV et lienoist III, Amsterdam, 16^7, et dans son écrit posthume De Joanna papissa, sife famosæ quæstionis an foemina ulla inter Leonem l V et Henedictum III Itom. Pontifices média sederil vM-yypizi-., avec préface apologétique d’Etienne de Courcelles, Amsterdam, 1657. Venant d’un protestant tel que Blondel, ces volumes fortifièrent l’œuvre de vérité historique entreprise par Florimond de Remond, qu’ils dépassaient sur quelques points tout en retardant sur d’autres.

L’émotion fut vive. Des protestants se rendirent aux raisons de Blondel. D’autres, plus nombreux, ne voulurent rien entendre. Cf. Bayle, t. I, p. 675, t. III, p. 586. Au livre français de Blondel, un avocat de Rouen, Congnard, opposa le Traité contre l’esclaircissemeni donné par Blondel en la question si une femme a esté assise au siège papal de Home entre Léon IV et lienoist ///, Saumur, 1655. Au livre latin S. desMarels(.J/ares(Hs) répondit par le Joanna papissa restituta sive animadversioni’s et annoiationes historicæ ad I). lilondelli libriim posthumum, Groningue, 1658. Cf. la polémique très vive de Labbe contre S. des Marets, Cenotapliium Joannue papissæ ab heterodoxis ex Utopiu in Eurnpam nuper revocatæ eversum funditusque excisum demonstratione clironica, dans Pe scriptonbns ecclesiasticis, Paris, 1660, 1. 1, p. 835- 1006, reproduit dans ses Sacrosancta concilia, Paris, 1672, t.’VIll, col. 150-222. Spanheim et Lenfant galvanisèrent une histoire qui décidément était morte. Le bruit courut que, entre la première édition de son livre (161j’i) et la deuxième (1720), Lenfant avait < : hangé de sentiment et relégué parmi les fables les récils sur la papesse, et que pour ce motif il avait refusé de fournir à son éditeur des additions (elles furent rédigées par.V. de Vignoles). Cf..Xoiu’elles littéraires,.-Vuisterdam, 1720, t. XI, i" partie, janvier-mars, j). 87. La légende tombait de plus en plus dans le discrédit. Le grand Leibnitz écrivit contre Spanheim ses Flores sparsi in tumulum papissæ ; cf. une lettre de Leibnitz dans lEmeryJ, Pensées de Lribnitz sur la religion et la morale, Paris, 1803, t. ii, p. ^17. Bayle porta le coup de grâce à la légende. Il s’en occupa un peu partout dans son Dictionnaire historique et critique, non seulement au mot Papesse (Jeanne la), t. III, p. 580-592, mais aussi à l’occasion de divers auteurs

qui en ont parlé, t. I, p. 57^.576, t. II, p. 49 « -492, t. III, p. 4’t', ’773-777, t. IV, p. 10-19. Selon sa coutume, il s’appliqua à extraire de ces auteurs tout ce qu’ils ont de scabreux ; mais il exclut sans ambages l’existence de la papesse. « Je croi, dit-il finement, t. 111, p. 586, que des traditions avantageuses aux papes, et combattues par des raisons aussi fortes que le sont celles qui la combatcnt, paroitroient dignes du dernier mépris à ceux qui disputent le plus ardemnicnl pour ce conte-là. » Bayle avait donné le ton. Les philosophes du xviii^ siècle s’accordèrent avec lui. Cf. Voltaire. Annales de l’empire depuis Charleinagne, dans Œuvres, Genève, 1777, t. XXX, p. v ; V Encyclopédie, Neufchàlel, 1760, t. XI, p. 834.

Ce n’est pas à dire que la légende ait disparu de la circulation. Les légendes ont beau avoir été tuées ; il y a toujours des gens pour les croire vivantes. Au xix’^ siècle, on tenta de rendre à celle de la papesse un caractère historique. Elle fut utilisée, elle l’est encore et, sans doute, elle le sera longtemps dans la polémique anticléricale. Mais ellerei)arul également dans des livres à prélenlions scientiliques, comme celui de N.-C. Kist, De pausin Joanna, Leyde, 1844. En Espagne, un journaliste protestant, Herzun, essaya de lui insulller une vie nouvelle, ce qui amena la réfutation — assez médiocre — de F. -M. Gago y Fernandez, Juana la papissa, coniestacion a un articitlista papisevo de Santader, Madrid, 1878 (trad. française, Paris. 1880). En Grèce, E.-D. Rhoides a écrit’H : Tâ : rt77 « Iwovvk ^a£rycoJv(/ï ; yj/sT-/, ,.thènes, 1869 (trad. française, allemande, italienne). C’est un véritable roman, de même que l’ouvrage qu’E. Mezzabolta a intitulé franchement : La papessa Giovanna, ronianzo storico romano, Rome, 1885.

Un roman, ainsi peut se résumer l’affaire de la papesse Jeanne. C’est le jugement de tous les esprits éclairés et sérieux. Cf. la protestante RealencyUopadie, 3" édit., Leipzig, 1901, t. IX, p. 254, et l’incroyante Grande encyclopédie, Paris (sans date), t. XXI, p. 100, qui conclut fort bien : « L’inanité de la légende ne laisse plus de doute à personne aujourd’hui ; ou ne peut plus guère discuter que son origine. »

IV. Conclusions. — A. Fausseté uk la léobnde. B. La lkgbnijf. et l’Eglise.

. Fausseté db la légende. — Jadis les adversaires de la légende se sont attardés à démontrer que la papesse Jeanne n’a pas existé parce que tous’les documents contemporains établissent que Léon IV mourut le 17 juillet 855, que Benoit 1Il fut élu avant la lin de juillet 855, et qu’ainsi entre Léon IV et Benoit III il est impossible de mettre le pontilicat de la papesse, qui aurait duré environ deux ans et demi. Cf, par exemple, Labbe, Ccnoiaphiam Joannæ papissae (cité plus haut) ; J. Garaïupi, De nummo argenteo Benedirti III dissertalio in qua ptura ad pontifie, histnriam illuslrandain et Joannæ papissæ fabulant refellendam proft runtur, one, I7’19 ; J.-H. Wensing, De verhandeling van..-C. Kist oivr de pausin Joanna, .S’Gravenhage, 1845 (la partie qui établit qu’entre Léon 1’et.Nicolas 1" la chronologie ne laisse place qu’à Benoit III a été traduite dans la venté historique, Paris, 1863, t. XII, p. 27-58, 9’, - ! 16. 13->-158). Sinipl liions cette preuve. Il n’y a qu’à ouvrir Jadé-Loewenfeld. /i’("^ » es/n Ponti/icum rnmanoriini, n"t>.6612CG2, t. I, p. 339 ; on constatera du coup (]u’entre les pontillcats de Léon IV et de Benoit III il n’y a pas d’intervalle, et donc qu’il est impossible d’intercaler le pontilicat de la ])apesse. ^}v si, avec le frère mineur d’EifurI, Etienne de Bourbon et l’auteur de la Clironica uniiersalis Meltensis, on renvoie la papesse à une date ullérieure, le même argument s’impose ; jamais les documents contemporains ne permettent d’assigner une place, dans la série pontificale, à la papesse Jeanne. La papesse Jeanne n’a pas existé.

B. La papesse et l’Église. — Dénués de -saleur liistorii|ue, les récits sur la papesse nous oflrent un spéciiuon remarquable de la genèse, de la vie et de la mort des légendes. Ils jettent un grand jour sur la question de la tradition en matière d’histoire. Cf. G. de Smedt, Pr : nci[>es de la critique historique, Paris, 1883, p. 162-171 (différence entre les traditions dogmatiques munies île l’assistance de l’Esprit-Saint et les traditions humaines), 196-198 (autorité de la tradition populaire, et clartés que donne sur ce point la légende de la papesse). Ils aident à pénétrer dans la psychologie du moyen âge.

Laissant de côté ces considérations, et d’autres analogues, qui seraient ici hors de propos, observons, en linissant, que, si une légende scandaleuse fui universellement acceptée, la pureté de la foi resta intacte et la sainteté de l’Eglise sauve. Dans son Champion des dames, Paris, 1530, fol. 335, Martin le Franc représente l’ennemi des femmes tirant contre elles une objection de l’histoire de la papesse. La réponse de leur champion contient ces vers :

Encor te peut estre iiionstiée

Mainte préface que dicta

Bien et sainctement acccuslrée

Où en la foi point n’hésita.

Les (I préfaces » sont une des excroissances sans nombre de la légende. Mais le mol sur l’indéfectibilité doctrinale est utile à recueillir. Sur la vie de la papesse les racontars ont pullulé ; personne ne lui a prêté une parole ou un acte contre la foi. Le moyen âge distingua dans le pape — Jeanne fui comptée souvent parmi les papes — l’homme et la fonction. Le franciscain Jean Roques (de Hochai, dans Gerson, Opéra, édit. Dupin, Amsterdam, 1706, t. V, p. 456, par opposition à la doctrine de Gerson et au sujet de Jean de Mayence (la papesse), déveloi pe cette idée qu’il est dangereux de faire dépendre le devoir de l’obéissance envers l’Eglise de la condition personnelle du pape. Et saint Antonin de Florence, qui n’ose pas éconduire la légende mais qui ne paraît pas classer la papesse dans la série des papes véritables, dit que, si le récit de Martin Polonus est exact, il n’y a qu’à s’écrier avec saint Paul : O altitudo, mais que nulii tamen ex hoc salutis præjudicium, quia nec Ecclesia tune fuit sine capite, quod est Christus.

Bibliographie. — Parmi les auteurs antérieurs au xixe siècle qui admettent l’existence de la papesse,

voir surtout Lenfant ou, si l’on veut quelque chose de plus court, G. Oudin, Commentarius de scriptorihus Ecclesiæ antiquis illorumque scriptis, Leipzig, 1722, t. II, p. 285-807, t. ni, p. 53’i-545 ; parmi ceux qui ne l’admettent pas, voir surtout Florimond de Remond, Blondel, Labbe, Bayle, Launoi, Opéra omnia, Cologne, 1781, t. V, pars 11, p. 562-56g, 575. Au xix" siècle, a fait date I. von Doellinger, Die Papstfaheln des Mittelalters. JIunich, 1863, p. i-’iS ; 2" édit. complétée par J. Friedrich, Stutlgard, 1890, p. 1-53 (c’est celle que nous citons) ; traduction française de la i" édit. par P. Reinhard, sous ce titre : Eludes critiques sur quelques papes du moyen âge, Paris, 1865, p. 7-/12. Après Doellinger, ont traité de la légende de l.i papesse, F.X. von Funk, dans Kirchenlexikon, 2’édit., Fribourg-en-Brisgau, 1889, t. VI, p. iSigi 524 ; A. Lapùlre, L’Europe et le Saint-Sii’ge à l’époque carolingienne. I. Le pape Jean Vil/ (87’J-SS 2), Paris, 1895, p. 369-367 : G. Douais, La papesse Jeanne, dans Bulletin de l’Institut catholique de Toulouse, Toulouse, 1897, 20 série, t. IX, p. 210-221 ; E. Michæl, Geschichie des deutschen l’olkes vont dreizeJinteii Juhvhundert bis Ausgang des Mittelatlers, Fribourg-en-Brisgau, 1908, t. 111, p. 383388 (à propros de Martin Polonus) ; F. Mourret, Histoire générale de l’Eglise, Paris, 1909, t. 111, p. 464-467 ; J.-P. Kirsch, article Joan (Popess) dans The Catholic Encyclopedia : voir, en outre, les autres travaux mentionnés au cours de cet article, et ceux qui sont indiques par T. von Zoheltitz, dans Zeitschrijl fur Bucherfreunde, Bielcfeld, 1 898-1 Sgg,

t. ii, p. 279-290, et par U. Chevalier, Répertoire des sources historiques du moyen âge. I. Bio-bibliographie, 2e édit., Paris, 1907, col. 2553-2557.
Félix Vernet.