Dictionnaire de théologie catholique/JUDAÏSME VII. Rapports entre le judaïsme et le milieu païen

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 121-129).

VII. Rapport entre le judaïsme et le milieu païen. —

Un petit peuple comme celui des Juifs, qui dépend entièrement pour son sort politique des grands empires voisins et dont le territoire forme le pont entre l’Asie et l’Afrique, était forcément destiné à subir des influences du dehors. A plus forte raison ceci devait-il èlre vrai, quand Israël fut transporté en majeure partie dans un pays étranger où il dut séjourner pendant toute une génération. Mais ce qui est surprenant, c’est que cette nation chélive, brisée dans son existence par la catastrophe de 586 axant Jésus-Christ et de 70 après Jésus-Christ, non seulement ait continué à vivre et à garder sa loi religieuse, mais qu’elle ait pénétré dans tout le monde antique et qu’elle y ait joue un rôle tel que tous les potentats, les empereurs romains aussi bien que les rois orientaux, aient dû en tenir compte. Pour compléter notre connaissance du judaïsme, il nous faut étudier ses contacts avec le paganisme.

Pénétration dans les milieux païens.

1. La Diaspora.

— a) Développement et extension. — A partir de l’exil, les Juits se rencontrent, comme aujourd’hui, dans tout le monde civilisé, mêlés aux autres peuples sans se confondre avec eux. Vers 150 avant J.-C, les plus anciens oracles sibyllins pouvaient dire que o toute terre et toute mer est pleine des Juifs ». ni, 271. Strabon parlant de l’époque de Sylla (85 avant J.-C.i écrit : « Ils ont envahi toutes les cites et il sérail difficile de trouver un endroit qui n’ait pas accueilli la race juive ou qui ie soit pas occupé par elle. » Texte dans Josèphe, AnL, XIV, vu. 2. Les Actes, ii, 9-11, mentionnent des Juifs de tous les coins de l’empire romain, présents à Jérusalem pour la Pentecôte. Cette dispersion des Juils et la propagation de leur culte qui en résultait est le phénomène le plus important de l’histoire religieuse des derniers siècles axant J.-C. Il mérite d’autant plus notre attention qu’il a incontestablement préparé et facilité la diffusion du christianisme.

Les causes de la dispersion sont très variées. La Diaspora commença par la déportation des Juifs vaincus et s’accrut par suite des promesses que les rois des pays limitrophes leur firent pour les attirer. Pendant la persécution d’Antiochus Épiphane et de ses successeurs, beaucoup de Juils se réfugièrent à l’étranger. D’autre pari le succès des guerres macchabéennes donna au peuple juif la lorce de conquérir les

contrées voisines et de répandre ses membies dans le monde.

origines de la Diaspora remontent a la transdes dix tribus du Nord par Sargon (722) < t 1 1 ibusdu Sud pai Nabuchodoni i rai

dis q ibsorl ées parl’entourage païen,

celles-ci formèrent la Diaspora babylonnienne. Elle

fut bientôt florissante, car les Juifs pouvaient librement pratiquer leur religion, Bar., i, 3sq ; Ez., iii, 15, et

s’établir pour l’aire du commerce dans tout le pays. Le gouvernement perse leur fut encore plus favorable que les rois chaldéens, de sorte qu’en 538 la plupart des exilés ne retournèrent pas dans leur patrie. De la Babylonie ils se répandirent vers le Nord où leurs colonies devinrent surtout nombreuses, quand beaucoup de Judéens furent déportés sous Artaxerxès III Ochus (357-337 avant J.-C.) sur les bords de la mer Caspienne. Du temps de Jésus-Christ, les Juifs étaient très répandus dans toutes ces contrées. Ant., XV, iii, 1. Chaque année quand ils apportaient à Jérusalem l’argent pour le Temple, ils formaient un cortège de plusieurs milliers de personnes. Quelques années après la mort de Tibère (14-37 après J.-C.), par suite d’une émeute, cinquante mille Juifs furent massacrés. Plus tard, ils habitèrent surtout les villes de Xaharda et de Nisibe. Anl., XVIII, ix, 1. Pendant le règne de Claude (41-51), le roi de Nisibe, Izate d’Adjabène, se convertit avec sa famille au judaïsme. Ant., XX, n-iv. Les écoles des scribes babyloniens rivalisaient continuellement avec celles de la Palestine. Le plus célèbre des maîtres en Israël, Hillel, venait de Babylone.

Les Israélites étaient encore plus nombreux en Syrie que dans les régions transeuphratéennes. Les Séleucides les attirèrent par leurs promesses. Le fondateur d’Antioche, Séleucus I or, leur accorda dans cette ville tous les droits de citoyen. Ant, NIL iii, 1. Les Romains les leur confirmèrent plus tard bien que les indigènes aient voulu à plusieurs reprises les chasser d’Antioche. Ant., XII, iii, 2 : Bell, .lad., VII, v, 2. A Damas, où les Juifs possédaient plusieurs synagogues, dix mille furent tués lors de la guerre judaïque. Bell. Jud., II, xx, 2.

De la Syrie ils pénétrèrent en Asie Mineure. Les Actes mentionnent pour ce pays bon nombre de communautés juives et Philon rapporte qu’ii y avait en Asie Mineure comme en Syrie des Juifs dans chaque ville. Le<j. ad. C’aL, xxxiii, édit. Mangey, t. ii, p. 582.

A Éphèse et dans toutes les villes ioniennes, ils avaient le droit de bourgeoisie. Ant., XII, ni, 2. En d’autres endroits ils reçurent par des décrets de César el d’Auguste de grands privilèges ; partout ils avaient l’autorisation de pratiquer leur religion. Ant., XIV, x, 12 sq. A Éphèse et à Sardes, ils possédaient même de droit un tribunal propre. Ant., XIV, x, 17, 19.

L’Egypte devait devenir le centre principal de la Diaspora. L’établissement permanent des Juifs sur les bords du Nil commença peut-être avec la transmigration de ces Israélites qui s’y sauvèrent avec Jérémie après l’assassinat de Godolias. Les papyrus d’Éléphantine témoignent que, dès la fin du vie siècle, il y avait sur la frontière méridionale de l’empire des Pharaons des colonies militaires juives qui possédaient même un temple. C’est surtout depuis Alexandre le Grand que l’Egypte vit affluer les Israélites. Ils s’établirent principalement à Alexandrie où ils reçurent les mêmes droits que les Grecs. Contre. Apion., m, 4. Les Lagides leur attribuèrent un quartier spécial. Par Strabon nous savons qu’ils formaient dans cette ville un 7roXÎTsu(Aa, c’est-à-dire une corporation politique indépendante. Un ethnarque avec des archontes administrait les affaires et rendait la justice. Strabon, dans Josèphe, Ant.. XIV, vu. Les Juifs formaient donc une cité dans la cité.

Pendant les guerres macchabéennes, beaucoup d’habitants de la Palestine émigrèrent en Egypte. Onias IV, fils du grand prêtre Onias III, fut de ce nombre el obtint de Ptolémée VI la permission de construire à Léontopolis un temple, où un culte régulier avec des sacrifices fut institué, culte qui dura jusqu’en 73 après J.-C

Lorsque les Romains prirent possession de l’Égj pie, il y avait sur les bords du Nil un million de Juifs, répandus jusqu’aux frontières de l’Ethiopie. Philon, In Flacc, 6, édit. -Mangey, t. ii, p. 523. A Alexandrie, la population israélite s’était tellement accrue qu’elle occupait alors deux quartiers et formait un tiers des habitants. Auguste institua en l’an Il après J-C. un sénat juif de soixante et onze anciens qui devaient assister l’ethnarque. In Flacc, 10. A cause de cette situation privilégiée des Juifs, leurs relations avec les autres citoyens d’Alexandrie n’étaient pas très bonnes. Plusieurs fois ils eurent à soutenir des persécutions sanglantes, surtout sous Caligula (37-11). En 38, par suite de l’attitude hostile de cet empereur, ils lurent maltraités ; le gouverneur Flaccus les priva de tous leurs droits. Une délégation conduite par Philon se rendit à Rome et n’eut pas de succès. Claude (41-54) cependant reconnut de nouveau leurs privilèges. Sous son successeur Néron cinquante mille Juifs furent massacrés à Alexandrie.

A l’ouest de l’Egypte, les Juifs se fixèrent en Cyrénaïque. Déjà Ptolémée I er y avait créé des colonies juives à qui il avait accordé les droits civiques, en sorte que les Juifs jouirent dans les villes de (Arène et de Bérénice de la même autonomie qu’à Alexandrie. Dans cette province, ils furent toujours très séditieux. Us s’y révoltèrent à la fin de la guerre judaïque et surtout sous Trajan ; à l’occasion de ce dernier soulèvement, il y eut plus de deux cent mille victimes.

L’Europe ne resta pas non plus fermée aux Israélites. Ils mirent le pied d’abord sur le sol grec. D’après I Macch., xv, 23, il y avait déjà vers 150 avant J.-C. une colonie juive considérable à Sparte. Saint Paul rencontre des Juifs partout dans l’Hellade et Philon les mentionne pour tous les principaux districts grecs et macédoniens. Le g. ad Flacc, 36, édit. Mangey, t. ii, p. 587.

Le premier établissement des Juifs en Italie et surtout à Rome dale probablement du commencement du dernier siècle avant Jésus-Christ. En 62, Cicéron, dans son discours Pro Flacco, 28, mentionne que tous les ans de l’argent est envoyé d’Italie, pour le temple de Jérusalem ; lors de ce discours beaucoup de Juifs entourèrent la tribune. La colonie juive à Rome devint importante parles nombreux esclaves que Pompée y transporta après la prise de la ville sainte (G3 avant J.-C). La plupart y obtinrent bientôt la liberté et par là le titre de citoyen romain. Ils habitaient sur la rive droite du Tibre. César leur permit de se réunir conformément à leurs croyances et coutumes. Auguste leur fut également très bienveillant. De son. temps, il y en avait à Rome huit mille. Ant., XVII, xi, 1. Ils jouissaient en outre des privilèges qu’ils avaient dans tout l’empire. Ils ne formaient pas comme à Alexandrie une seule association mais plusieurs. On en connaît jusqu’ici sept ; chacune avait sa synagogue et ses chefs de synagogue à part, sa yepouota et ses archontes à elle. Les écrivains romains, surtout les poètes, parlent des Juifs avec le plus grand mépris. ! I sous

Tibère et Claude, ils Eurent transitoirement chassés de Rome et privés de leurs droits.

D’après les inscriptions, des Juifs se trouvaient également dès l’époque romaine dans les (.ailles et en Espagne. Voir Friedlânder, De Judxorum coloniis, Konigsberg, 1879 ; Schtirer, Geschichte… t. iii, p. 38.

b) Situation politique et sociale.- Elle fut, comme cet aperçu sur le développement de la dispersion le montre, très différente suivant les époques s. D’ordi naire les Israélites vivai ! ", s très

avantageuses, parce que les gouvernement ï leur étaient presque toujours fa eule es droits.

Dans les grandes villes de l’Egypte et di aïqiie

ils étaient même autonomes. Dans les villes de la Siie et de l’Asie Mineure, ils jouissaient de tous les droits civiques Partout ailleurs, bien qu’ils ne formassent que des colonies d’étrangers, ils étaient autorisés à exercer librement leurs pratiques religieuses et à former dans ce but des réunions et des associations. Dans tout l’empire romain, leur culte fut reconnu comme religio licita et ils avaient obtenu des Césars trois privilèges surtout qu’ils gardèrent même après la guerre judaïque : la dispense du service militaire a cause du repos sabbatique, la permission de ne pas paraître devant les tribunaux les jours de sabbal et l’exemption de la loi qui prescrivait le culte ries empereurs. Il leur fut accordé en outre la faculté d’exercer, d’après les lois mosaïques, une juridiction interne sur les membres de leur communauté qui leur donnait même le droit d’infliger des peines corporelles, et de plus la faculté d’administrer leurs propres fonds et de prélever des taxes pour le culte.

Toutes ces prérogatives par lesquelles les rois d’Egypte et de Syrie comme plus tard les empereurs romains créaient aux Juifs une position tout à fait privilégiée, devaient nécessairement soulever la jalousie et la haine des autres citoyens. Car les Juifs, tout en se soustrayant par leurs privilèges à bien des charges de la vie commune, revendiquaient tous les droits de la cité et se mêlaient aux affaires publiques. La tension était d’autant plus inévitable que le culte païen, si important dans la vie de la cité, était non seulement omis, mais encore méprisé par les Juifs. De là les demandes fréquentes que les municipes adressaient au gouvernement pour obtenir l’abolition des lois d’exemption, les émeutes sanglantes dirigées contre les Juifs et les expulsions dont ils étaient périodiquement frappés.

Malgré tout, ils savaient se maintenir et exerçaient une influence qui dépassait beaucoup leur proportion numérique. Par le commerce et les affaires de banque, ils acquéraient de l’opulence. Sous le règne d’Hérode, Josèphe mentionne le juif Saramallas comme étant l’homme le plus riche de la Syrie. Bell. Jud., I, xiii, 5. En Egypte, on les voit contracter mariage avec des membres de familles royales. Ant., XVIII, x, 4 ; XIX, ix, 1. En Mésopotamie, du temps de Tibère, deux frères, d’origine juive, curent pendant quinze ans un tel ascendant que l’un fut nommé par les Parthes gouverneur de la Babylonie. Ant., XVIII, ix, 1-7. Moins aisée et moins honorable était la situation des Juifs en Italie et particulièrement à Rome. Ils habitaient les quartiers les plus misérables de. la ville. Juvénal, Sat., xiv, 202. Cicéron cependant loue leur assiduité au travail, Pro Flacco, 28, et Martial, vii, 82, relève que les Juifs occupaient les meilleures places dans les bains publics. Voir Yandervorst, op. cit., p. 210-225.

c) Situation religieuse. — Chez les Juifs de l’étranger comme chez leurs frères de Palestine, la préoccupation principale était celle de la religion. Non seulement ils ne se gênaient pas pour vivre selon la Loi, même en public, mais ils revendiquaient hautement tous les privilèges nécessaires pour cela. Dès qu’il y avait à un endroit quelques familles juives, elles s’organisaient dans ce but. Dès que l’on était nombreux, on construisait une synagogue. Dans l’intérêt de la religion, on s’isolait complètement du milieu païen et l’on formait un cercle fermé avec une administration interne. Comme la Thora était un code religieux et civil, toutes ces jiiiveries étaient des corporations civiques en même temps que cultuelles, régies par deux genres de dignitaires, les éipxovTeç et les àp^iauvaycoyo’..

La pratique religieuse la plus Importante de la Diaspora était l’office synagogal. C’est par la lecture régulière de la Loi et des Prophètes qui s’y faisait que

les Juifs maintenaient les croyances et les coutumes de leurs pères. « Les sabbats, des milliers de maisons d’instruction s’ouvrent dans toutes les villes, dans lesquelles la prudence, la tempérance, l’habileté, la justice et toutes les autres vertus sont enseignées. » Philon, De septenario, vi, édit. Mangey, t. ii, p. 282. Parce que les Juifs de la dispersion comprenaient encore moins l’hébreu que ceux de la Palestine pour la lecture de la Bible, on se servait à côté de l’original des Targoums araméens dans la Diaspora orientale et on le remplaçait par la version grecque dans la Diaspora occidentale.

Les dispersés observaient le repos sabbatique, les lois de pureté rituelle et la circoncision à peu près aussi strictement que ceux de la Terre sainte. Pour le sabbat, ils étaient d’après les témoignages de Philon, voir Bousset, op. cit., p. 147, peut-être encore plus sévères.

Continuellement ils entretenaient des relations intimes avec Jérusalem ; pour cette raison, Agrippa I er appelle cette ville, dans une lettre à Caligula, la métropole de la plupart des pays. Philon, Légat., 36, édit. Mangey, t. ii, p. 587. La communication consistait d’abord dans l’envoi régulier du didrachme que chaque Juif à partir de sa vingtième année avait à payer pour le culte du temple, Philon, De mon., ii, 3, édit. Mangey, t. ii, p. 224, puis dans des ollrandes privées. Josèphe relève les richesses immenses qui furent réunies par là dans le temple. Ant., XIV, vii, 2. Ensuite on se dirigeait dans la Diaspora pour l’observation des fêtes d’après le calendrier, émis chaque année à Jérusalem. Mais surtout on allait de temps à autre visiter la ville sainte à l’occasion des grandes fêtes.

Le temple d’Éléphant inc représente une infraction à cette liaison de la Diaspora avec Jérusalem et plus encore celui de Léontopolis. Les rabbins palestiniens n’ont jamais regardé le culte égyptien comme légitime et n’ont reconnu ses sacrilices qu’en partie. Mischna, Menachoth., xiii, 13. Aussi les Juifs égyptiens allaient-ils comme les autres en pèlerinage à Jérusalem. Philon, De providentiel, dans Eusèbe, Pr.vp. evany., viii, édit. Mangey, t. ii, p. 616.

Le zèle religieux des dispersés qui les a empêchés de s’amalgamer avec leurs concitoyens et qui a partout fait d’eux une caste, où se maintenait un haut esprit de solidarité, a trouvé une singulière répercussion dans les jugements que les auteurs grecs et romains émirent sur le judaïsme. Ils attestent d’un côté la pratique assidue du culte mosaïque qui caractérisait les Juifs, de l’autre le mépris et la haine qu’ils récoltaient par là chez leurs contemporains. Ces tendances anti-sémites se révèlent pour la première fois, chez le stoïcien Posidonius d’Apamée (85 avant J.-C.) et le rhéteur Apollonius Molon. Le disciple de ce dernier, Cicéron, en est fortement imbu ; non moins anti-sémites furent Sénèque, Juvénal et surtout Tacite ; cependant les ennemis les plus enragés des Juifs se trouvaient au centre principal de la dispersion, à Alexandrie, entre autres le célèbre grammairien Apion. Voir F. Stâhelin, Der Antisemitismus des Altertums, Baie, 1905 ; Bousset, op. cit., p. 87 sq.

Pour la plupart des lettrés la religion juive était une barbara superstitio. Cicéron, Pro Flacco, 28. Des historiens égyptiens, surtout Manéthon et Apion inventaient les fables les plus stupides que Tacite devait plus tard recueillir, sur leur origine et sur l’origine de leurs institutions. Josèphe, Contra Apion., i, 26-27, ii, 1-2. Ils racontaient même que Moïse avait introduit l’adoration d’une tête d’Ane. Contra Apion., ii, 7 ; Tacite, Jlist., v, 3-5. Quatre points excitaient surtout les railleries : la défense de manger du porc, Juvénal, Sat., ii, 160, xiv, 98, le repos du sabbat, Sénèque,

De superst., Fragm, xii, 41, la circoncision, Pétrone, fragm. 37 et le culte de Jahvé sans images. Ce qu’on reprochait le plus aux Juifs était leur mépris pourl’idolâtrie et pour ceux qui la pratiquaient. « Tout ce que nous vénérons, dit Tacite, Hist., v, 5, y (dans la loi mosaïque) est détesté. » On nommait même les Juifs aŒoi. Apollonius Molon, dans Josèphe, Contra Apion., n, 14. On les accusait d’avoir « une fidélité opiniâtre et une miséricorde active pour les membres de leur nation, par contre une haine contre tous les autres. » Tacite, Hist., v, 5. Dans le monde gréco-romain, en un mot, les Juifs étaient regardés comme despeclissima pars servientium, comme teterrima gens. Tacite, Hist., ꝟ. 8.

2. Le prosélytisme.

D’après ces propos des auteurs païens, on serait tenté de croire que le judaïsme de la Diaspora, malgré sa situation avantageuse au point de vue commercial et politique, formait dans le monde antique une force insignifiante au point de vue religieux. Rien ne serait moins justifié. Car non seulement il faisait une grande propagande pour sa religion, mais il y obtenait de notables succès.

a) La propagande juive. — Parce qu’ils avaient conscience de posséder la vraie notion de Dieu et de la morale, les Juifs devaient se sentir supérieurs à l’hellénisme. Saint Paul a magistralement décrit cette conviction de ses anciens coreligionnaires en disant : « Toi qui te donnes le nom de Juif, qui te reposes sur la Loi, qui te glorifies de Dieu, qui connais sa volonté, qui apprécies la différence des choses, étant instruit par la Loi ; toi qui te flattes d’être le conducteur des aveugles, la lumière de ceux qui sont dans les ténè, bres, le docteur des insensés, le maître des ignorants. » Rom., ii, 17-20. Ce sentiment hautain de supériorité s’exprime déjà fortement au IIIe livre sibyllin, par suite des victoires des Macchabées. Plus tard les Juifs se vantaient de l’âge vénérable de la sagesse juive, bien supérieur à celui de la philosophie grecque. Josèphe, Contra Apion, ii, 6. En face de la confusion des philosophies et de la stupidité des croyances païennes, ils relevaient la suite et l’ensemble de leurs doctrines. Ils osaient même fabriquer des versets contenant les plus grands éloges de la Loi pour les interpoler dans les plus célèbres poètes grecs comme si les maîtres de la pensée hellénique avaient déjà admiré la sagesse israélite. Les Juifs allaient encore plus loin : ils prétendaient hardiment que les penseurs grecs, Heraclite aussi bien que Platon, étaient les disciples de Moïse. Pour réserver à leur nation le monopole de toute science, ils imputaient à Hénoch l’invention de l’astronomie et de toutes les connaissances secrètes et ils transformaient Abraham en docte philosophe qui réfuta et supplanta d’abord la sagesse chaldéenne, puis la sagesse grecque. La plupart de ces théories devaient être reprises par les apologistes chrétiens.

Par suite de cette haute conception de la valeur incomparable de leur religion, les Juifs faisaient pour elle une très énergique propagande. Notre-Seigneur ne dit-il pas des pharisiens qu’ils courent la terre et la mer pour faire un seul prosélyte ? Matth., xxiii, 15. Plus zélés encore étaient les missionnaires de la Diaspora. C’est d’eux et de leur prosélytisme que se moque Horace dans les vers bien connus :

Nam multo plures sumiis ac veluti te Judœi cogemus in hanc concedere turbam.

Sat., I, iv, 142-143.

Le monde gréco-romain du premier siècle avant J.-C. offrait d’ailleurs un terrain très propice à la propagande juive. Beaucoup de païens étaient devenus sympathiques aux cultes orientaux ; la sagesse de l’Orient était en vogue ; la pureté et la hauteur de son idée de Dieu, la parfaite moralité qui caractérisaient

le judaïsme ne pouvaient que frapper les âmes religieuses. Et puis les Juifs savaient employer tous les moyens pour réussir. L’abondante littérature hellénique d’origine juive servait aux fins de la propagande. Très habilement on y relevait les points de doctrine et les coutumes qui pouvaient davantage attirer les païens. Sans renier aucun de ses principes, le judaïsme savait, au besoin, se débarrasser de son exclusivisme ordinaire et se montrer large pour gagner des adhérents.

b) Le succ}s de la propagande. — A ces efforts de la propagande juive correspondaient de remarquables succès. Les adversaires du judaïsme le reconnaissaient ouvertement. Témoin ces paroles célèbres de Sénèque : Cum intérim usque eo scelcratissimse gentis consuctudo convahiil, ut per omnes jam terras recepta sit ; victi victoribus leges dedenint, dans saint Augustin. Decivitate Dei, vi, 11, P. L., t. xli, col. 193. Les Juifs s’en glorifiaient, non sans quelque exagération. « La Loi attire tous les hommes et les convertit, barbares et Hellènes, habitants du continent et des îles, peuples de l’Orient et de l’Occident, l’Europe et l’Asie, tout le monde habité d’un bout à l’autre. » Philon, Vita Mos., ii, 20, édit. Mangey, t. il, p. 137. « Les masses ont depuis longtemps un grand zèle pour notre religion, dit de son côté Josèphe. Il n’y a aucune ville… et aucun peuple où notre coutume de la célébration du sabbat n’ait pénétré et où le jeûne… et beaucoup de nos lois sur les repas ne soient observées. » Contra Apion., ii, 39.

Saint Paul rencontre presque partout autour de la communauté juive des païens qui s’étaient plus ou moins associés à la synagogue Act., xiii, 16, 43 ; xvii, 17.

A Antioche, « les Juifs attiraient constamment à leurs offices une grande foule de Grecs et dans un certain sens se les assimilaient ». Josèphe, Bell. Jud., VII, iii, 3. Sur les femmes surtout, la religion juive exerçait un grand attrait. A Damas, la plupart des femmes étaient dévouées au judaïsme. Bell. Jud., II, xx, 2. A Rome, une dame noble, T’ulvia, observait la Thora. Ant., XVIII, iii, 5. Poppée, épouse de Néron, favorisait beaucoup les Juifs et était peut-être une prosélyte. Quelques hommes, haut placés, acceptaient le culte de Jahvé, par exemple les deux beaux-frères d’Agrippa IL Ant., XX, vii, 1, 3. Les Juifs étaient surtout fiers de la conversion de la famille royale d’Izate.

Il y avait d’ailleurs plusieurs manières pour un païen d’accepter la religion d’Israël. Ou bien il se soumettait à toutes les lois, principalement à la circoncision, ou bien, sans se laisser circoncire, il observait seulement l’une ou l’autre des prescriptions judaïques. Dans le premier cas seulement, on peut parler d’une véritable conversion du paganisme au judaïsme. C’est ce qui eut lieu pour le roi Izate. Ceux qui entraient ainsi complètement dans la communauté juive recevaient le nom de prosélytes. Bien qu’ils dussent accepter toutes les prescriptions de la Thora, ils n’obtenaient pas néanmoins tous les droits dont jouissaient les Juifs de naissance : un prêtre, par exemple, ne pouvait pas épouser la fille d’un prosélyte si sa mère n’était pas Israélite : un prosélyte ne pouvait pas devenir membre d’un tribunal juif. Mis luui. Bikkurim. i, 15 ; Horajoth, i, t. Les autres portaient le nom de as66[XEvoi ou <po60ûu, svo’. 6sôv. Leur attachement au culte mosaïque était très inégal. Les uns acceptaient uniquement la croyance à un seul Dieu et assistaient à l’office synagogal, les autres observaient en outre, une partie plus ou moins grande des lois cérémonielles, surtout celles qui concernaient le repos du sabbat et la pureté rituelle dans la nourriture. Josèphe, Contra Apion., ii, 32 et Juvénal, S(d., xiv, 96106. Ces <po60û[xevot, qui n’étaient pas membres de la Synagogue étaient sans doute beaucoup plus nom

b eux que les prosélytes proprement dits. On les rencontre constamment dans les Actes des Apôtres : c’est principalement par eux que la Diaspora juive a préparé les voies au christianisme.

2 Influence du milieu païen. Si, par suite de la Diaspora le judaïsme a exercé sur les milieux avec lesquels i ! prenait contact une influence bien plus grande que l’ancien Israël : il était, en revanche, davantage expose à l’infiltration d’idées et de mœurs étran : ude de ce qu’il a pu recevoir du d(

es ! d’une suprême importance. En effet, comme après l’exil les doctrines et le ; institutions du Jahvisme se sonl beaucoup développées, en partie même transformées d’une façon essentielle, il est indispensable d’examiner ;, i l’influence d’autres religions i n ei i la causi ou si le progrès constaté est uniquement dû aux forces vitales de la loi mosaïque et prophétique. De la solution qu’on donne à ce problème dépend la valeur de ces éléments nouveaux, dont les plus importants ont i.assé (u judaïsme au christianisme.

Quelques religions doivent toul d’abord être certainement exclues. Bien que les Juifs aient été transportés en Babylonie et qu’ils y aient fait un long séjour, leur religion n’en a pas reçu d’empreinte. Ce fait est reconnu si l’on lait exception de quelques panbabylonistes, par tous les historiens des religions. I.a tradition rabbinique ne relève qu’un seul élément dogmatique, bien insignifiant d’ailleurs, qui dériverait des conceptions babyloniennes, savoir les noms des anges. Ces noms auraient été rapportés par eux (c’est-à-dire les rapatriés i de l’exil. Talmud Pal., Rosch fta-Schana, r, 2. On doit sans doute y ajouter la notion des sept cieux qui se rencontre dans la littérature apocryphe el rabbinique, Test, des Douze Patriarches, J.ri’i. n sq. ; Ascens. 7s., vu-xi, H en. slave, xxii sq., Talmud Babyl., Chagiga, 12 b ; voir Weber, op. cit., p. 162 sq., Erich Bischotï, Babylonischvstrales im Wellbild tirs Talmud und Midrasch, Leipzig, 1907, [>. 104. Elle rellète très probablement la conception babylonienne de sept espaces, tubukâti, qui se trouveraient dans l’univers l’un au-dessus de l’autre. D’une source chaldéenne proviennent aussi beaucoup de conceptions astrologiques du judaïsme tardif. Toutes les autres ressemblances accessoires qui se constatent entre les idées juives et babyloniennes, p. ex. au sujet des sept archanges et des sept dieux planétaires, sont des parallèles qui ne supposent pas de dépendance. Voir E. Konig, op. cit.. p. 499-504, qui réfute les systèmes opposés de H. Winckler et de II. Zimmern, Die Keilinschriften und dus Alte Testament,

i" édit., Leipzig, 1903, passim.

La religion égyptienne entre moins encore en ligne de compte. Aucun culte idolâtre n’a été autant méprisé par les Juifs. Sap., xui-xiv. Ils n’eurent pas davantage d’attrait pour le syncrétisme qui résultait de l’union de l’hellénisme et de plusieurs éléments égyptiens. L’influence de ces doctrines sur la religion juive est loin d’être aussi forte que Reitzenstein, Poimandres, Leipzig, 1904, s’efforce de le prouver : voir la réplique de Boussel dans Gôttinger Gelehrten Anzeiger, 1905, p. 705 sq., 709 sq. C’est dans le livre slave d’Hérioch qu’elle est le pins marquée. Voir Bousset, tbid., [>. 71’i sq. Philon, dans ses spéculations i héosophiques et mystiques, pourrait aussi parfois dépendre, mais de loin, d’éléments égyptiens. Houssct. Die Religion des Judentums, p. 553.

Il ne reste donc que le parsisme et l’hellénisme qui méritent d’èi re retenus.

1. Le parsisme. Par suite des victoires de Cyrus. le gouvernement brutal des Babyloniens céda son pouvoir sur l’Asie antérieure au gouvernement plus humain des Perses. C’est grâce à la bienveillance des nouveaux maîtres que le retour d’Israël en Palestine

put avoir lieu. Pendant deux siècles, les rapatriés comme les membres de la Diaspora babylonienne appartinrent au royaume perse et y vécurent paisiblement. I a sympathie ainsi que la force des choses ont doue exposé les Juifs à subir l’influence de la culture Dans le domaine religieux, cette influence était d’autan ! plus facile que le mazdéisme était la religion la plus pure et la plus élevée de l’Orient païen. Par son 1ère monothéiste très prononcé, par sa haute morale et ses croyances sur les fins dernières, il devait -n imposer même aux adorateurs de Jahvé. Or les éléments les plus nouveaux de la foi judaïque, savoir l’angélologie et l’eschatologie transcendante, apparaissent justement à partir de l’époque perse et ils présentent sans conteste de grandes ressemblances avec les doctrines analogues du parsisme. La question se pose donc de savoir, si et dans quelle mesure le judaïsme a évolué sous l’influence du mazdéisme.

Les réponses sont absolument contradictoires. Les uns non seulement nient toute dépendance des croyances juives par rapport à celles des Perses, mais prétendent que la relation entre ces deux groupes est proprement inverse : les autres mettent le judaïsme complètement à la remorque du parsisme. D’autres enfin supposent des infiltrations perses uniquement pour des conceptions accessoires.

Le premier groupe admet que du temps des Achéménides (554-331 av. J.-C. i. la religion perse n’avait pas encore la forme sous laquelle elle apparaît dans l’Avesta. Ce livre daterait en toutes ses parties, même pour les Gdtha, regardés d’ordinaire comme très anciens, des premiers siècles de notre ère et serait influencé par les spéculations de Philon..1. Darmesteter. Le Zend-Avesta. Paris. 1892-1893, t. i-m, préfaces ; F. Cumont, Textes et monuments relatifs aux mystères de Mithra, Paris-Bruxelles, 1896 t.i.p. 3sq. : Aiken, The Avesta and the Bible, Washington, 1X97. p. 2rS7 sq. ; Lagrange, La religion des Perses, dans Revue biblique, 1904, p. 204 sq. Cependant, bien que l’Avesta soit un recueil assez récent, dû aux Arsacides (depuis 250 av. J.-C.) et surtout aux Sassanides (a partir de 226 après J.-C), le caractère archaïque des Gdtha et la vénération avec laquelle ils sont mentionnés dans le reste de VA vesla, semblent plutôt donner raison à d’autres spécialistes, tels que K. Geldner, dans P. Hinneberg. Die Kulturder Gegenwart. Leipzig, 1900, t. i, 7, p. 214-232 ; Die altpersische Lileratur. p. 230, et H. Oldenberg, ibid., 2e édit., 1923, t. i, 3. p. 90-99 ; Die iranische Religion, p. 91-92, qui font remonter les Gâlha au delà de l’époque des Achéménides. Il en résulte que du temps de Cyrus. la religion mazdéenne, fondée par Loroastre (antér. à 600 avant J.-C.), avait déjà la plupart de ses traits essentiels. Toutefois deux doctrines eschatologiques, celle de la résurrection et de Vapncatastasis, ont été peut-être ajoutées plus tard ; car elles ne se trouvent pas encore exprimées dans les Gdtha, comme le montrent Sôrierblom. La vie future d’après le Mazdéisme à la lumière des croyances parallèles. Angers, 1898, p. 243, el J. Schellelovvitz, Die altpersische Religion und das Jiidentum, Giessen, 1920, p. 194 sq. D’autre part l’idée de la résurrection qui seule entre en ligne de compte car le judaïsme n’a jamais avant le Talmud enseigné Vapocatastasis — se constate dans le parsisme dès le ive siècle avanl notre ère, comme en témoigne Théopompe, écrivain grec, né en 378, cité par Plularque. De Iside et Osiridc. ni.vii. Les Juifs auraient donc pu emprunter cette conception aux Perses, étant donné surtout que déjà sous les Achéménides le mazdéisme élail devenu, même eu Babylonie, le culte prédominant. Lorsque Alexandre le Grand entra en triomphe à Babylone, ce n’étaient pas les prêtres babyloniens, mais les prêtres perses, qui

marchaient à la tête du cortège pour le recevoir. Quinte-Curce, Vita Alexandri, V. i, 22.

Cela étant, nous ne devons pas nous étonner, que si la tendance, aujourd’hui commune, à nier l’originalité de toutes les institutions et idées religieuses d’Israël, ait conduit bien des historiens à recourir au parsisme pour expliquer le judaïsme. De là seraient venues, disent-ils, les particularités caractéristiques de la théologie juive, savoir les doctrines sur les hypostases. les anges, les démons, la résurrection des morts, la rétribution individuelle dans l’autre monde. Ainsi parlent Bousset, op. cit., p. 579 sq. ; Bertholet, op. cit.. p. 223 sq., 374, 391 sq. ; Béer, dans Kautzsch, Die Apokryphen, t. n. p. 251, note ; Kohut, L’eber die jiïdische A ngelologie und Dâmonologie in ihrer A bhângigkeit vom Parsismus, Leipzig. 1866 ; E. Stave, Ueber den Einfluss des Parsismus auj das Judentum, Haarlem, 1898 ; L. H. Mills, -A vesta-Eschatology, Oxford, 1908 : Jul. Bôhmer, Der religionsgeschicldliche Rahnien des Gnllesreich.es. Leipzig, 1909, p, 299. et surtout Edouard Meyer, np. cil.. 1921, t. n : Die Entwickelung des Judentums und Jésus mn Nazaret, p. 59-120, 174-204. Ce dernier a consacré presque un quart de son second volume au parsisme et à son influence sur le judaïsme et le christianisme.

D’autres au contraire restreignent à un minimum l’infiltration du parsisme et font ressortir les grandes différences que présentent les deux systèmes théologiques. D’après eux, les nouvelles idées juives peuvent très bien être dues à un développement des principes religieux propres au judaïsme. Le nombre de ces. auteurs est déjà considérable et s’augmente continuellement. Nous en citons : J. Wellhausen, Studicn und Sksizzen, fasc. 6, Berlin, 1891 : Marti, op. cit., p. 273 ; Sôderblom, op. cit., p. 155 sq. ; Schurer, Gcschichte, t. ii, p. 350 ; Kônig, op. cit., p. 505-518 : Edwin Albert, Die isrælitisch-iùdisehe Auferstehungshoffnung in ihren Beziehungen zum Parsismus, Kônigsherg, 1910 ; E. Sellin, qui après avoir antérieurement admis le système opposé s’attache à prouver dans Neue kirchliche Zeitschrift, 1919, p. 232-289 : Die alttestamentliche Hojjnung auj Auferstehung und ewiges Leben, que le parsisme n’a pas exercé d’influence notable sur le judaïsme : Bertholet qui abandonne de même dans la Festschrift fur F. C. Andréas, Leipzig, 1916, p. 56, l’opinion, par lui soutenue dans Biblische Théologie…, p. 223, sur l’origine perse de la doctrine de la résurrection. Récemment enfin, un spécialiste de philologie iranienne, Scheftelowitz, op. cit., 1920, a réuni tous les matériaux que la littérature iranienne contient à ce sujet et les a comparés avec les données parallèles de la littérature juive pour aboutir à cette conclusion que c’est seulement au dernier siècle avant Jésus-Christ qu’une légère influence perse se fait sentir sur l’idée juive de Satan et de l’autre monde.

Tels étant les systèmes, il n’est pas douteux qu’il faille écarter l’hypothèse d’une infiltration importante d’idées perses dans le judaïsme.

a) Malgré sa perfection relative, le mazdéisme était de beaucoup inférieur à la religion juive. L’idée monothéiste était depuis des siècles bien plus développée ches les Israélites et c’est précisément à l’époque où le monothéisme était devenu tout à fait dominant en Israël que la religion des Perses dégénérait de plus en plus en un polythéisme grossier. Dès le commencement, le parsisme avait divinisé les forces de la nature et accentué par des descriptions détaillées la forme corporelle des divinités : de Mithra, par exemple, il est dit qu’il a mille oreilles et dix mille yeux. Il professait pour la vache et le chien, en particulier pour l’urine de la vache, une vénération bien faite pour choquer l’idée de la pureté rituelle, si chère aux Israélites. Avec Scheftelowitz, op. cit., p. 4-5, on peut tenir pour assez

certain qu’Isaïe, xl-lxvi, contient des passages formellement dirigés contre le mazdéisme :

( l’est moi Jahvé et personne autre, .le forme la lumière et je crée les ténèbl .lé fais la paix et je crée le malheur. C’est moi, Jahvé, qui fais tout cela.

I>., xi.v, 0-7 ; traduction Condamin.

Ce texte reçoit sa meilleure explication si on le comprend comme une déclaration polémique contre la croyance perse en Ahura-Mazda, dieu créateur de la lumière et de tout bien et en Ahriman, père des ténèbres et des malheurs. On lit encore dans Isaïe :

Oui de vous craint Jahvé ?

Qu’il entende la voix de son Serviteur ! Celui qui marche dans les ténèbres

privé de lumière,

Qu’il se confie au nom de Jahvé,

et s’appuie sur son Dieu.

Oui, vous tous qui allumez le feu, Qui préparez des flèches ardentes, Jetez-vous dans la flamme de votre feu, et sur les flèches que vous enflammez !

Is., l, Hi-11 ; traduction Condamin.

Cette exhortation se comprend beaucoup mieux, si elle est adressée à ceux qui se sont adonnés au culte perse du feu.

b) Les différences entre les conceptions du mazdéisme et du judaïsme sont bien plus nombreuses et remarquables que les ressemblances.

On regarde comme prototype des spéculations juives sur les hypostases divines les Amescha Spenta. ces six esprits supérieurs qui représentent les vertus divines les plus parfaites et entourent le dieu Ahura-Mazda pour exécuter ses ordres. On met en parallèle avec eux moins les hypostases bibliques que celles de Philon. Par exemple, Boussel, op cit., p. 592. Mais puisque celui-ci était surtout sous l’influence des idées grecques, une dépendance du parsisme est peu vraisemblable chez lui. L T n de ces esprits en particulier, Spenta Armaïk, est présenté par Bousset, ibid., comme le modèle de la Sagesse biblique pour ce motif que Plutarque le nomme la Sagesse. Cependant les Gâtha ne connaissent pas Spenta Armaïk sous cette forme, mais plutôt comme la déesse de la terre. Elle ne peut donc nullement être mise sur le même plan que la Sagesse biblique et encore moins conçue comme sa source. Voir Meinisch : Personi ficationen und Hypostasen, p. 51 sq. — Yolz, Der Gcist Gotles…, 1911, p. 146 sq, et dans Eucharisterion, dédié à Gunkel, Gœttingue, t. i, p. 323-345, signale un autre Spenta. Spenta Mainjusch, le Saint-Esprit, pour en faire l’ancêtre de I’hypostasc du ruah. Mais du moment que cette prétendue hypostase de l’Esprit n’est dans la Bible qu’une personnification poétique, voir plus haut, elle n’a aucun besoin d’une origine étrangère. Voir P. Dhorme, Revue biblique, 1924, p. 294.

Plus frappantes sont les ressemblances en matière d’angélologie. Les sept archanges seraient la copie des sept divinités perses, savoir Ahura-Mazda et les six Amescha Spenta. Kohut, op. cit., p. 3 ; Béer dans Kautzsch, Die Apocrijphen. t. ii, p. 251. Mais le nombre sept était un chiffre encore plus saint chez les Juifs que chez les Perses et ne signifie d’ailleurs pas nécessairement un nombre déterminé. Au surplus, comme les anges étaient bien connus dès avant l’exil, il n’y a aucune raison de supposer ici une influence perse.

On insiste plus encore sur la doctrine des mauvais anges. Satan avec ses satellites serait une figure absolument perse, savoir Ahriman avec les démons qui l’entourent. Bousset. op. cit.. p. 585 sq. : E. Meyer, op. cit.. p. 106 sq. ; avant eux Ccrhut, op. cit., et déjà Voltaire. Cependant Satan n’est pas tout à fait inconnu L663

judaïsme, rapports avec le milieu païen

1664

a l’époque précxilienne. Jamais surtout il n’est un être coordonné a Dieu et indépendant de lui comme c’est le cas dans le dualisme mazdéen, où Ahriman est le principe mauvais, opposé de toute l’éternité au principe bon, Ahura-Mazda (Ormuzd). Dans le judaïsme. Satan est toujours un être subordonné ; c’est Dieu qui crée aussi le malheur >. Is., xlv, 7. Voir Schet’telowitz, op. cit., p. 15-18.

En particulier le démon Asmodée de Tobie, ni, 8-17, ouvent identifié avec Aeshma dâeva, l’un des sept démons archimauvais d’Ahriman. Sellin lui-même, Neue kirchliche Zeitschiift, 1919, p. 231, veut voir dans ce nom le signe d’une légère influence perse sur la religion juive. Le P. Lagrange écrit à cet sujet. Revue biblique, 1901, p. 210 : » Nous sommes tout disposé à concéder que le nom du démon Asmodée ressemble assez à celui de Aeslima-dàeva, qui d’ailleurs ne se trouve pas dans les textes. Par ailleurs, le démon persan est un démon de la colère, un batailleur, Asmodée est plutôt le démon de la luxure. La ressemblance ne va pas loin. » Voir également Mangenot, art. Démon, t. iv, col. 325, et Whitchouse, art. Salon. dans Hastings, Dictionary oj the Bible t. iv, p. 408, qui prouvent par des arguments, tirés de la littérature iranienne que le démon Asmodée ne peut pas être un emprunt perse.

Cependant le grand rôle qui, dans la littérature apocryphe et rabbinique, est attribué aux démons est probablement dû au contact de la pensée juive avec la religion perse. Lagrange, Henné biblique, 1004, p. 210 ; Sclieltelowitz, op. cit., p. 55-01.

Du reste ces idées sur les hypostases et les anges se trouvent à la périphérie du judaïsme, et même si une influence étrangère plus sérieuse était ici prouvée, elle n’aurait pas une grande importance. L’eschatologie est autrement centrale. Or elle offre de notables ressemblances avec celle du mazdéisme. Ici et là un jugement particulier désigne à chaque homme son sort après la mort, puis une résurrection générale a lieu à la fin du monde et un jugement universel confirme les sentences antérieures pour attribuer définitivement aux uns les joies du ciel, aux autres les peines de l’enfer.

Cependant les différences ne sont pas moins remarquables. Elles sont déjà relevées par Sôderblom, op. cit., p. 280-322, et Sclieltelowitz, op. cit., p. 151216, qui concluent à la complète indépendance des idées juives, excepté tout au plus quelques conceptions du ïalmud.

Dans l’eschatologie individuelle des Perses, l’idée principale est celle du pont Cinvat, c’est-à-dire pont du juge, qui devient pour l’âme juste le passage qui la conduit au ciel, pour l’âme coupable le piège qui la livre à l’enfer. Sur l’arrivée de l’âme à ce pont et sur le rôle qu’y jouent les anges et les démons, l’Avesta raconte tout un roman mythologique. Le judaïsme n’a jamais admis aucun de ces éléments Imaginatifs : ce qui prouve combien son inspiration est irréductible à celle du parsisme.

De même en est-il pour l’eschatologie universelle. D’après le parsisme, le jugement final après la résurrection Comporte la fusion de tous les métaux, causée par une chaleur extraordinaire. Tous les hommes doivent raverser cel le lave brûlante. Pour les justes, elle scia aussi agréable que du lait tiède, I andis qu’aux pécheurs elle causera les plus grandes douleurs. Voir Schelle lowitz, p. 200. C’esl un tout autre monde d’idées que celui de la Bible,

c) Il faut enfin relever que l’Ancien Testament a

pu arriver par une évolution autonome aux idées sur les fins dernières qui caractérisent le judaïsme. Le principe de l’individualisme a surgi pendant l’exil cl conduit a l’abandon de la crovance au Scbéol. lui

raison de la haute idée que se firent toujours les Juifs de la justice divine, l’insuffisance de plus en plus avérée des sanctions terrestres devait les conduire peu à peu à la conviction de la rétribution après la mort. Pour les détails voir art. Jugement, col. 1744 sq.

D’autre part le messianisme, pour être complet et répondre à l’ampleur des promesses divines, devait s’appliquer aux morts non moins qu’aux vivants, et la doctrine de la résurrection se trouve ici en germe. En s’unissant à l’universalisme, prêché par les prophètes, ces espérances transcendantes appelaient, comme terme de. l’économie présente, la croyance au jugement général.

Rien n’oblige par conséquent à recourir au mazdéisme pour expliquer le développement pris par l’eschatologie dans le judaïsme postexilien. Cette doctrine pouvait et devait normalement sortir, sans influence étrangère, des prémisses que fournissait à la conscience religieuse d’Israël sa foi si profonde et si vivace en ce Dieu juste et bon, au sujet duquel le premier livre de Samuel disait déjà : « Il fait descendre au Scbéol et en ramène. » I Sam., ii, G.

2. L’hellénisme.

Alexandre envahit l’Orient dans le but de créer un grand royaume mondial sous un seul chef qui régnerait des Indes jusqu’en Macédoine, avec une seule langue, la langue grecque, et une seule et même civilisation. Une mort prématurée arrêta le conquérant en pleine course triomphale et empêcha la réalisation de ce plan gigantesque. Ses expéditions eurent cependant un résultat durable, savoir l’hcllénisation de l’Orient. Celui-ci avait été jusque-là fermé à toute influence de l’Occident. Alexandre y répandit partout la langue et la civilisation grecques. Son armée fut suivie de troupes de colons helléniques qui s’établirent dans les différents pays conquis, principalement dans les nombreuses villes — leur chiffre est évalué à soixante-dix — fondées par Alexandre et organisées à la façon grecque. L’œuvre d’Alexandre fut continuée par ses successeurs. Malgré la haute antiquité et la remarquable perfection de sa culture, l’Orient fut profondément transformé. Plus encore que par le glaive grec, il fut conquis par son esprit.

Le flot de l’hellénisme atteignit aussi les Juifs, ceux de la Palestine comme ceux de la Diaspora.

a) L’influence hellénique en Palestine. — Immédiatement après la conquête d’Alexandre, la Terre sainte fut incorporée au royaume grec et forma avec la Phénicie et l’Idumée la province de Cœlé-Syrie. Autour de la Judée, qui était alors le seul district occupé uniquement par des Juifs, s’élevèrent peu à peu des villes grecques qui entouraient comme un cordon la population indigène. Par suite de ce contact étroit avec l’hellénisme, les Israélites ne pouvaient manquer d’en ressentir l’influence. Les livres des Macchabées attestent dans quelle large mesure, au commencement du IIe siècle avant notre ère, la civilisation hellénique était répandue même dans la ville sainte et principalement parmi l’aristocratie sacerdotale : le grand prêtre Jason non seulement prit un nom grec, mais il introduisit les jeux olympiques à Jérusalem et il lit même offrir à Tyr un sacrifice en l’honneur d’Hercule. Le soulèvement macchabéen préserva le judaïsme de l’absorption par l’hellénisme. Ce danger écarté, les Asmonéens eux-mêmes devinrent des hellénophiles : Aristobule fut appelé quXlXXr ; v. Ant.. XIII, xi. : i, et Jean Hyrcan reçut à Athènes de grands honneurs à cause de la bienveillance qu’il avait témoignée aux (liées qui visitèrent la Palestine. Ant., Y mu..">. Eiérode le Grand favorisa davantage encore l’hellénisme. 11 s’entoura d" littérateurs grecs, il construisit à Jérusalem un théâtre, un amphithéâtre, un hippodrome, Ant., XV, viii, 1, et c’est en partie d’après le style

grec qu’il fit agrandir et embellir le Temple. Bell. Jud., V, v. La meilleure preuve de l’influence grecque sur les Juifs de la Palestine est fournie par le grand nombre de mots grecs qui se sont glissés dans l’araméen palestinien. Ils indiquent, combien multiples sontlesdomaines de la vie privée et publique aiir lesquels l’hellénisme avait mis son empreinte : administration, organisation judiciaire, jeux et divertissements, architecture, musique, commerce, industrie, vêtements, outils. Voir Schurer, Geschichte…, t. ii, p. 42-67.

Comme tous les autres peuples orientaux le judaïsme palestinien fut donc fasciné par la brillante civilisation hellénique et ne put se dérober à son charme. Mais dans le domaine religieux il opposa à l’hellénisme la plus énergique fin de non-recevoir. Lorsque aune siècle la noblesse sacerdotale oublia ses devoirs au point de consentir aux plus graves concessions et qu’un despote syrien essaya brutalement de remplacer le culte de Jahvé par celui de Zeus, les Juifs prirent les armes et luttèrent pendant vingt-cinq ans pour la défense de leur foi. Tandis que, dans toutes les villes de la Palestine qui n’étaient pas habitées par les Juifs et dans toutes les cités des pays limitrophes, le culte des divinités grecques fut introduit et remplaça parfois le culte indigène, voir les références détaillées dans Schurer, Geschichte…, t. ii, p. 21-42, les Juifs s’opposèrent à l’infiltration du paganisme hellénique et montrèrent une fois de plus la force invincible de leurs convictions.

Cependant le judaïsme palestinien n’aurait-il pas subi l’influence hellénique au moins dans ses spéculations théologiques ? D’après beaucoup d’historiens, les livres sapientiaux témoigneraient d’une pénétration de la philosophie grecque. Leur composition même serait due au stimulant de la sagesse hellénique. C’est ainsi que M. Friedlànder s’est efforcé de prouver que toute la littérature didactique de l’Ancien Testament a pris naissance entre Alexandre le Grand et les Macchabées. Griechische Philosophie im Allen Testament, Berlin, 1904. Mais comme le livre des Proverbes est dans sa majeure partie préexilien et que le livre de Job lui-même appartient peut-être au temps ancien, les sages du judaïsme n’ont pas eu besoin de chercher à l’étranger des modèles pour leur enseignement. Voir la réfutation détaillée et catégorique de l’hypothèse de Friedlànder par E. Sellin, Die Spuren griechiseher Philosophie im Alten Testament, Leipzig, 1905.

On assure en tout cas que le contenu des livres sapientiaux présenterait des traces d’hellénisme. C’est d’abord l’hypostase de la Sagesse, Prov., viii, 22-31, et Eccli., xxiv, 5-14, qui trahirait une influence grecque. Ainsi Friedlànder, op. cit., p. 77-89 ; Steuernagel, Lehrbuch (1er Einleitung in dus Aile Testament, Tubingue, 1912, p. G88. Sellin, après avoir dans sa réplique à Friedlànder, p. 17, défendu l’origine juive de cette spéculation, finit par admettre lui aussi une infiltration hellénique, lùinleitung, p. 113. Mais même à supposer que le passage des Proverbes soit postexilien, on n’a pas besoin de recourir à l’hellénisme pour l’expliquer. D’une part l’hypostase de la Sagesse est préparée par les déclarations sur Y « Ange de Jahvé », Gen., xxii, 12 : xxxi, 11, 13…, de l’autre elle n’a aucun rapport avec le voOç d’Anaxagore ou le Xôyoç d’Heraclite et des stoïciens. Aussi Rertholet, op. cit., p. 394, R. Smend, op. cit., p. 492, refusent-ils avec raison d’y voir une influence grecque. Voir P. Heinisch, Griechische Philosophie und Allés Testament. Munster, 1913, 1. 1, p. 31-37.

(’/est ensuite et surtout dans l’Ecclésiaste qu’on a voulu découvrir les emprunts que l’auteur aurait faits à la philosophie hellénique. A tour de rôle on v a relevé l’influence d’Aristote, de Zenon, d’Épicure ou d’Heraclite. Rien n’est moins prouvé que cette prétendue

dépendance. Voir Podechard, op. cit., p. 83-107, et ici même, Ecci.ksiaste, t. iv, col. 2019-2021.

D’autre part, « il est possible que l’auteur de ce livre ait été touché par la culture hellénique, et qu’il lui soit venu de cette atmosphère quelques pensées qui, à l’origine, émanaient de philosophes. » Zeller, D ; ’e Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen Entwickelung, Leipzig, 3e édit., t. m b, p. 257. E. Podechard, qui rapporte cette opinion, ajoute judicieusement : « Sa façon très générale de poser le problème du but et du prix de la vie, sa tendance à abstraire et à raisonner permettent de penser que Qoheleth a bénéficié du contact avec l’hellénisme. » Op. cit., p. 109.

En effet les sages, justement en leur qualité de sages, tout en restant, convaincus de la supériorité de leurs doctrines juives, devaient vivement s’intéresser aux pensées grecques. Plus tard, cependant, surtout après la chute de Jérusalem, les scribes devinrent de plus en plus exclusifs vis-à-vis de la sagesse hellénique. Le Talmud palestinien, Sanhédrin, x, 1, disait encore : « Qui lit les livres d’Homère est comme un homme qui lit une lettre » ; mais bientôt après les rabbins ont dit : « Il n’est permis d’étudier des livres grecs qu’en un temps qui n’est ni jour ni nuit », et ils ont maudit ceux qui s’intéressaient à la sagesse grecque. Voir P. Kriiger, Hcllenismus und Judentum im neulestamentlichen Zeitalter, Leipzig, 1908, p. 28.

b) L’influence hellénique dans la Diaspora. — Si dans la Palestine même, les Juifs ont subi l’influence de l’hellénisme, à combien plus forte raison ne devaient-ils pas la ressentir à l’étranger ? Leurs colonies les plus florissantes se trouvaient dans les deux centres de l’hellénisme oriental, l’Egypte et la Syrie, elles étaient en outre assez nombreuses même en Grèce et en Macédoine. Déracinés du sol natal pour être tansplantés en plein milieu grec, ces Juifs ont été fortement imprégnés de la civilisation hellénique. Aussi forment-ils un judaïsme tout autre que celui de leurs coreligionnaires palestiniens, ils sont des hellénistes. Le grec devient leur langue maternelle et, pour lire leur Bible, ils ont besoin d’une traduction. Le petit neveu du Siracide écrivait sur les Juifs d’Egypte cette phrase significative : « Lorsque je vins en Egypte et y séjournai, je trouvai une différence de culture intellectuelle qui n’était pas petite : eôpov où (.uxpaç TraiSsiaç àçôf-iotov. » Prologue de l’Ecclésiastique.

Néanmoins ces hellénistes restaient eux aussi entièrement des Juifs. Même les plus libéraux parmi eux ne pensaient pas du tout à abandonner la Loi. Ils s’emparaient des trésors dz la littérature grecque non pour les préférer à ceux de la Thora et des prophètes, mais pour donner à leur patrimoine intellectuel une forme plus moderne qui le rendrait accessibe et attrayant au monde grec.

C’est dans ce but que les Juifs hellénistes, à Alexandrie surtout, produisirent une riche littérature, où ils s’appliquaient, tout en choisissant leurs sujets dans la Bible à imiter les historiens et les poètes de la Grèce. Ils étudièrent aussi la philosophie grecque qui leur imposa la tâche de la mettre en harmonie avec leur foi. Suivant la mesure de l’assimilation qui en résulta, on peut distinguer deux tendances : les uns, représentés par Philon, mélangent tellement la philosophie grecque et la doctrine juive qu’un nouveau système en surgit, les autres, tels que l’auteur de la Sagesse se contentent de présenter les croyances révélées sous des formes profanes, en y amalgamant tout au plus quelques points secondaires de philosophie.

A en juger par l’extérieur de ses œuvres et de sa vie. Philon était un Juif aussi croyant qu’un scribe hiérosolymitain. Presque tous ses ouvrages sont des commentaires de la Thora ; il regarde Moïse comme le | médiateur par excellence de la révélation divine ; il 1667 JUDAÏSME— JUDE (ÉPITRE DE), PLACE, TITRE, TEXTE ET VERSIONS 1668

observa toujours rigoureusement la Loi. Mais en réalité, c’était un philosophe hellénique, dominé par les idées des penseurs grecs, de Platon spécialement qu’il nomme [epéTocroç, et aussi dos néopythagoriciens el dos stoïciens. Pliilon avait la conviction que tout l’enseignement des sages le la Grèce se trouvait déjà dans la Thora. De là son estime pour eux. de là aussi son interprétation de la Thora. Il déduisait de la Bible par une exégèse allégorique toutes les doctrines grecques. Cette exégèse elle-même était un emprunt l’ail aux stoïciens qui l’appliquaient à Homère pour le mettre d’accord avec leur philosophie. Philon, en l’employant, voulait rattacher la philosophie a la théologie biblique : en réalité il vidait l’Écriture de son vrai sens et en remplaçait en grande partie les idées par des pensées grecques. De cet amalgame est sorti un système nouveau de philosophie religieuse, qui assure au judaïsme une place importante dans l’histoire de la philosophie.

Philon dit expressément qu’il eut dans cette voie des prédécesseurs. On n’en connaît qu’un seul. Aristobule, vers 150 avant J.-C, voir col. 1593, dont l’existence d’ailleurs a été souvent contestée, mais sans raison suffisante. Voir Schurer, Geschichte…, t. a, p. 38 1392. D’aucuns y ajouteraient volontiers l’auteur de la Sagesse, qui, sous l’influence de la philosophie hellénique, se serait (’carte lui aussi sur plusieurs points de l’ancienne doctrine juive. A en croire certains critiques, il enseignerait, comme Platon, une transcendance de Dieu telle que l’Être suprême ne peut entrer en contact avec le monde, i, 13 : ii, 24 ; ses spéculations sur la Sagesse divine reposeraient sur les théories d’Anaxagore relatives au voûç, sur celles de Platon relatives à l’âme du monde, i. 7, sur la doctrine du logos des stoïciens, vii, 21. Avec Platon, il mettrait l’âme en opposition avec le corps, et regarderait celui-ci comme la prison de celle-là, ix, 15 ; comme Platon surtout, il croirait à la préexistence de l’âme, viii, 19-20, et ses doctrines eschatologiques seraient prises, elles aussi, à ce philosophe.

Il suffit en elïet d’ouvrir le livre de la Sagesse pour constater que l’auteur a reçu une formation philosophique, qu’il est bien au courant des systèmes platonicien et stoïcien. Il aime employer des termes philosophiques, donne des définitions, xvir, 12, use même du sorite, yi, 17-20. Mais au même moment on a l’impression qu’il ne poursuit aucunement le but de communiquer à ses coreligionnaires les notions de la philosophie grecque. Tandis que Philon donnait aux idées helléniques une forme biblique, l’auteur de la Sagesse veut inversement donner une forme philosophique aux notions bibliques pour en faire ressortir davantage l’incomparable valeur.

En effet, malgré les termes platoniciens et stoïciens dont il se sert habilement, il n’introduit par eux aucune conception incompatible avec la théologie reçue. Hn s’adressant aux Juifs lettrés d’Alexandrie et très probablement aussi aux païens cultivés de ce milieu, il veut par son langage philosophique leur montrer qu’il y a dans l’Ancien Testament des doc-Irines qui soutiennent la comparaison avec celles des philosophes grecs. Son texte ne permet pas d’ailleurs de supposer que les allusions aux doctrines helléniques qu’il renferme en sont une complète approbation, ce qui interdit de lui imputer les erreurs qu’elles contiennent.

D’autre part il est certain que l’auteur, sous l’influence de l’Inspiration, a mis à profil les doctrines

grecques pour enseigner l’immortalité de l’âme et la rétribution ultra-terrestre mieux que tous les autres livres bibliques. L’opinion de Sellin, Xrne kirchliche ZeiUehrift, 1919, p. 288, d’après lequel la tentative « l’appuyer l’immortalité sur les doctrjnes platoni ciennes et stoïciennes aurait « mis le couteau à la racine de cette croyance », est aussi étrange que fausse.

Pas plus que le judaïsme palestinien, le judaïsme hellénique n’a donc soullert de l’influence de l’hellénisme ; il en a au contraire profité. Plus tard il s’y montre hostile non moins que la juiverie palestinienne, comme le prouve l’ostracisme porté après l’an 70 de notre ère contre la version des Septante. 1 >ans la Diaspora, le rabbinisme prédomina de plus en plus et donna au judaïsme cette forme caractéristique qu’il devait garder dans tous les lieux et à travers tous les temps.

Cette attitude de religiosité fermée contraste singulièrement avec l’esprit accueillant et apostolique dont faisait preuve le christianisme. Bien qu’il fût dépositaire des promesses divines et qu’il eût commence à les faire rayonner sur le monde, le judaïsme ne saurait plus désormais que se renfermer sur lu : même, farouche et solitaire, aussi incapable d’avenir que lier de son passé, parce qu’il avait méconnu Celui qui était » la voie, la vérité et la vie. i Tandis que l’Église méritait d’être appelée l’Israël selon l’esprit et devenait la lumière du monde, les siècles allaient passer sur la Synagogue sans autre résultat que de serrer de plus en plus fort sur ses yeux le bandeau qui lui dérobe la vue de sa vocation.

1° Sur Diaspora et prosélytisme : Vandervorst, op. cit., p. 210-22.") ; Schurer, Geschichte, t. iii, p. 1-135 ; Felten, op. cit., t. i, p. 217-272 ; Bertholet, Die Stellung der Isræliten und der Juden zu den Fremden, Fribourg-en-B., 1896 ; A. Harnack, Die Mission und Ausbreitung des Christentums, 3e édit., Berlin, 1915 ; Sieffert, Die Ileidenbekehrung im Alten Testament und im Judentum, Berlin, 1908 ; Meinertz, Jésus und die Heidenmissiùn, Munster-en-W., 1908 ; YVcill, Le prosélytisme chez les Juifs selon la Bible ei le Talniud, Strasbourg, 1880 ; Friedlànder, La propagande religieuse des juifs r/recs avant l’ère chrétienne, dans Revue des études juives, 1895, t. xxx, p. 161-181 ; I.évi, Le prosélytisme juif, ibid., 1905, t. L, p. 1-9 ; 1906, t. ii, p. 1-31 ; 1907, t. lii, p. 56-61 ; P. Batilïol, Le judaïsme de la Dispersion tendait-il à devenir une Église’.' dans Revue biblique, 1900, p. 197-205 ; S. Beinach, op. cit. ; F. Stàhelin, Der Antisemitismus des Altertums, Bâle, 1905 ;

2°.Sur le parsisme, outre la littérature citée au cours de l’exposé, voir : E. Bocklen, Veruiundlschaft der jùdischchristlichen mit der persisehen Eschatologie, Gcettingue, 1902 ; ilollmann, Das Spàtjudentum und der Parsismus, dans Zeitschrift fur Missionskunde, 1909, p. 97 sq., 140 sq. ; Walker, Persian Influence on the devclopment of Biblical religion, dans Interpréter, 1904, p. 313-320 ; Gaster, Parsism in Judaism, dans Encyclopedia of Religion and Ethic, 1917, t. IX, p. 637-640.

3°.Sur l’hellénisme : Schurer, Geschichte…, t. ii, p. 1-175 ; P. Heinisch, Der Einfluss Philos auf die iilteste christliclu Exégèse, Munster, 1908 ; Die griechische Philosophie im Bûche der Weisheit, Munster, 1908 ; Gricchentum und Judentum im letzten J.ahrhundert vor Christus, Munster, 1910 ; Das Buch der Weisheit iibersetzt und erkliirt. Munster, 1912 ; Griechische Philosophie und Ailes Testament, Munster, 1913-14 ; M. Friedlànder, Griechische Philosophie im Alten Testament, Berlin, 1904 ; F.. Sellin, Die Spuren griechischer Philosophie im Allen Testament, Leipzig, 1905 ; P. KrUger, llellenismus und Judentum im neutestamentlichen Zeitalter, Leipzig, 1908 ; P.W’endland, Die hellenistischrômische Kultur in ihren Beziehungen zu Judentum und Christentum, 2e édit., Tubingue, 1912 ; Fromentin, Essai sur la Sapience. La pensée juii<c, la pensée grecque et leurs

rapports avec la pensée chrétienne, Ninies, 1891 ; lievillout, Le judaïsme égyptien un peu avant et un peu après l’ère chrétienne, etc., dans Bessarione, sér. II, 1906, t. x, p. 228247 ; L’hellénisation du monde antique, leçons faites… par V. Chapot, (’.. Colin, etc., Paris, 191 i : H. WBIrich, Juden und Griechen vor der Makkabaischen ErbebuiKI. Goettingue, IS’.)5.

L. Dbnkepri.d.