Dictionnaire de théologie catholique/JUSTIFICATION : Doctrine à l'époque de la Réforme. I. La Réforme

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 8.2 : JOACHIM DE FLORE - LATRIEp. 361-372).

IV. LA DOCTRINE DE LA JUSTIFICATION A l’époque de la réforme

A la différence des époques précédentes, qui n’avaient connu que des affirmations dispersées ou de sereines spéculations d’école, le xvi’siècle marque le moment où la justification commence pour la première fois à se poser dans le monde chrétien sous forme de problème aigu. Le fait est dû aux innovations révolutionnaires introduites sur ce point parla Réforme, qui allaient avoir pour conséquence, in même temps que les réactions diverses de la théologie catholique (col. 2151), les définitions du concile de Trente, où la loi traditionnelle de l’Église serait solennellement affirmée et entourée de toutes les précisions dont l’erreur avait fait sentir le besoin (col. 2165).

I. La Réforme. —

Jetée dans le monde religieux par l’âme passionnée de Luther comme le programme de son opposition à l’Église et le principe essentiel de sa nouvelle doctrine, puis élaborée par les premiers docteurs et fixée par les symboles de la Réforme naissante, la justification par la seule foi au Christ fut regardée de bonne heure et n’a plus cessé d’être considérée depuis, chez les protestants, comme Yarticulus stanlis et cadentis Ecclesiæ. Luther lui-même en disait : Articulus juslificationis est magister et princeps, dominus, rector et judex super omnia gênera doctrinarum, gui conservai et gubernat omnem doctrinam ecclesiaslicam. .. Sine hoc arliculo mundus est plane mors et tenebrse. Dans P. Drews, Dispulationen Dr. Martin Luthers, Gœttingue, 1895, disp. du 1 er juin 1537, p. 119. Voir une abondante collection de textes semblables pris à travers toute l’œuvre du réformateur dans Fr. Loofs, Der articulus stanlis et cadentis Ecclesiæ, Gotha, 1917, p. 4-14. On ne fait pas tort à la Réforme en la ramenant tout entière à ce point fondamental que Mélanchthon appelait preecipuus locus doctrinæ christianse. Apol. Conf., iv, 2, dans J. T. Mùller, Die symb. Bûcher, p. 87. Autres déclarations du même ordre dans Loofs, op. cit., p. 14-25.

I. ORIGINE.

Personne ne songe à mettre en doute l’originalité foncière de la Réforme sur ce point capital. Articulus juslificationis quem nos soli hodie docemus, ou encore quem lotus mundus ignorât, disait Luther en 1527-1529, Scholia in lsaiam, xlii, 21 et xlih, 24, Luthers Werke, édit. de Weimar, t. xxv, p. 276 et 282. Dès 1521, Mélanchthon allait jusqu’à parler en termes lyriques d’une nouvelle révélation de l’Évangile : O miseros nos qui jam a quadringenlis fere annis neminem habuimus in Ecclesia scriptorem qui reclam ac propriam pœnilentiæ jormam prodidissel… Nunc tandem Dei misericordia respexit nos revelavitque Evangelium populo suo. Apologie pour Luther contre les Parisiens, dans Luthers Werke, édit. de Weimar, t. viii, p. 311. Dans la genèse de cette « révélation » il n’est pas étonnant de rencontrer comme le confluent de toutes les causes d’où est sortie la Réforme.

1° Cause déterminante : l’expérience religieuse. — Quelle qu’en soit la nature exacte, et que ce soit pour l’en louer ou l’en blâmer, tout le monde reconnaît que l’expérience personnelle du premier des réformateurs est à la source de sa théorie de la justification.

1. Point de départ psychologique.

Luther lui-même aimait à se présenter comme la malheureuse victime du système catholique des œuvres. S’il était entré au cloître, s’il s’y était, à son dire, livré à des austérités de toutes sortes, c’était, assurait-il vers 1539-1540, « parce que je tâchais d’arriver à la certitude que ces œuvres m’obtenaient le pardon de nies péchés. » Enarr. in Gen., xxii, dans Opéra exeg. latina, édit. d’Erlangen, t. v, p. 267. Mais, devant l’impuissance de cette méthode, il se serait jeté dans les bras de la divine miséricorde, qui sauve gratuitement le pécheur par la seule foi. Telle est la conception tendancieuse que les historiens et théologiens protestants entretiennent volontiers pour expliquer la conversion de Luther. Voir quelques témoignages dans Denifle, Luther et le luthéranisme, trad. Paquier, t. a, p. 2392Il et.’i(i. r) -370. En réalité, les documents permettent d’établir que, si la part de l’expérience ne fut pas moins grande dans cet événement, elle fut d’un autre ordre. Voir Denifle, ibid., p. 377-151 et, plus loin, l’art. Luther.

Dans une lettre du 8 avril 1516, Luther encore moine invite un de ses confrères à « prendre en dégoût sa propre justice pour respirer et se confier en la justice du Christ. » C’est que beaucoup de son temps, surtout

parmi les hommes vertueux, lui paraissent tentés de présomption et appliqués à faire le bien par eux

mêmes, « jusqu'à ce qu’ils aient la confiance de se tenir devant Dieu comme s’ils étaient ornés de vertus et de mérites. » Véritable pélagianisme pratique où est oubliée la part nécessaire de la grâce. Or, continue Luther, « cette opinion, ou plutôt cette erreur, je l’ai partagée moi-même, et je travaille encore à la combattre sans en être venu à bout. » Enders, Luthers Briefwechsel, t. i, p. 29. Ce qui l’a détrompé, c’est, expliquait-il dans un sermon antérieur de quelques mois, le fait persistant de la concupiscence, qui est pour lui à la fois invincible et coupable. « Nous constatons que, malgré toute notre sagesse…, il nous est impossible d’extirper de notre être la concupiscence. Elle est pourtant contre le précepte qui dit : « Tu ne « convoiteras point, » et nous éprouvons tous qu’elle est absolument invincible. » Édition de Weimar, t. i, p. 35. C’est le Cerbère que rien n’empêche d’aboyer, le géant Antée que personne ne peut vaincre. Com. in Rom., v, 14, édition Ficker, Leipzig, 1908, t. ii, p. 145.

Luther semble l’avoir surtout ressentie sous la forme subtile de cet orgueil propre aux âmes correctes, qui en arrivent aisément à entretenir pour ellesmêmes une secrète complaisance. « Dans ma folie, je ne pouvais comprendre comment, après m'être repenti et confessé, je devais m’estimer un pécheur semblable aux autres et ne me préférer à personne ; alors, en effet, je pensais que tout avait été effacé, même intérieurement. » Ibid., iv, 7, Ficker, t. ii, p. 109. Sous le coup de cette expérience, il en vint petit à petit au sentiment contraire, c’est-à-dire que le péché continue à vivre en nous et que notre volonté est irrémédiablement mauvaise. Il ne saurait donc être question de justification intérieure, puisque le péché originel subsiste en nous sous forme de concupiscence. « Toutes les vertus coexistent dans l'âme avec les vices contraires… Le juste est toujours dans le péché du pied gauche, c’est-à-dire par le vieil homme, et dans la grâce du pied droit, c’est-à-dire par l’homme nouveau. » Sermon du 27 décembre 1515, édition de Weimar, t. iv, p. 664. Dire que nous sommes régénérés intérieurement, c’est conduire les âmes au désespoir. Il ne nous reste plus qu'à nous réfugier vers le Christ comme le poussin sous les ailes de la poule. « Parce que charnels, il nous est impossible d’accomplir la loi ; mais le Christ seul est venu l’accomplir… et il nous communique cet accomplissement. » Ibid., 1. 1, p. 35. « Il fait mienne sa justice et sien mon péché, Mais s’il a fait sien mon péché, je ne l’ai donc plus et je suis libre. S’il a fait sienne ma justice, je suis juste désormais de sa justice à lui. » Com. in Rom., ii, 15, Ficker, t. ii, p. 44. Il n’est besoin pour cela que de reconnaître « que nous ne pouvons pas vaincre le péché » et de croire en sa parole. « Par cette foi il nous justifie, c’est-à-dire qu’il nous tient pour justes. » Ibid., iii, 7, Ficker, p. 60.

2. Notion subjective de la justification.

Tous ces textes, antérieurs à la révolte de Luther, indiquent le travail qui s'était fait en son âme et comment la conscience de sa faiblesse morale, succédant à une excessive présomption, l’accule au plus noir pessimisme, d’où il ne parvient à sortir qu’en faisant planer sur son incurable misère une foi aveugle en la miséricorde de Dieu et en l’application extérieure des mérites du Christ Sauveur. « Dans ce « système » tout est subjectif : pour Luther un point de dogme n’est vrai qu’autant qu’il lui apparaît comme tel. En s’inspirant de sa pratique orgueilleuse de la vertu, la seule qu’il connût, et qu’il attribuait à tous, il répète sans cesse que toutes les œuvres faites avant la justification et l’acte même d’amour de Dieu sont à condamner comme des œuvres de la loi. En s’inspirant de son expérience personnelle, et dont seul il portait la

responsabilité, il déclare que partout et toujours la concupiscence est invincible, et il l’identifie avec le péché originel. De son intérieur, quMl attribue gratuitement à tous, jaillit la chimère de la justice extérieure du Christ, qui nous couvre comme d’un manteau. » Denifle, trad. Paquier, t. ii, p. 459-460. Cf. Loofs, Dogmengeschichle, p. 635-638 et 713-714, après Ritschl, op. cit., p. 153-159 et 174-185.

En un mot, la théorie de la justification par la foi s’est formée dans l’esprit de Luther pour remédier à une crise profonde de son âme. C’est une construction théologique inspirée par le sentiment de sa détresse morale et qui ne cesserait plus d'être alimentée par elle. Il en fut de même, bien qu'à un degré moindre ou en tout cas moins connu, pour les autres réformateurs. Voir pour Calvin sa lettre-manifeste à Sadolet, du mois de septembre 1532, dans Opéra, édit. Baum, Cunitz et Reuss, t. v, col. 411-412. D’où la tendance, ici érigée en doctrine, à transformer la justification en un drame psychologique où le problème serait pour chacun d’acquérir l’assurance de sa réconciliation avec Dieu. Voir Expérience religieuse, t. v, col. 17871792.

Aussi cet argument expérimental tient-il déjà une grande place chez Mélanchthon, soit pour critiquer la doctrine catholique qui serait coupable d'épouvanter les consciences, Apol. conf., iv, 21, dans Mùller, op. cit., p. 90-91, et iii, 83, p. 121-122, soit pour appuyer la conception protestante seule capable de les rassurer. Ibid., 170-200, p. 133-141.

Les protestants de toutes les écoles applaudissent à cette transformation comme à un progrès, qui transplanterait la grâce de l’ordre abstrait dans la vie profonde des âmes. Et cette apparente satisfaction donnée aux besoins religieux de consciences inquiètes a pu contribuer au succès de la Réforme, comme elle a certainement présidé à ses premières origines ; mais cet avantage, si c’en est un, est compensé par le danger trop réel qui par là expose nécessairement la doctrine de la justification à se contaminer d'éléments tout subjectifs.

Causes auxiliaires.

 A ce facteur de l’expérience

personnelle, qui fut de beaucoup le principal, d’autres vinrent prêter leur concours.

Et d’abord le souci d’exégèse historique et littérale mise à la mode par l’humanisme. Combiné avec le mysticisme ardent des premiers réformateurs, il eut pour effet général d’opposer aux systématisations scolastiques la parole de Dieu. Saint Paul en particulier apparut comme le témoin de cet Évangile vécu dont on éprouvait alors le besoin. D’où une attention plus grande accordée à ses déclarations pessimistes sur la nature humaine, à ses formules abruptes sur la justification par la foi.

Non pas que cette doctrine portât nécessairement en elle-même le principe dogmatique de la Réforme. Des humanistes comme Lefèvre d'Étaples ou Érasme savaient prendre la pensée de l’Apôtre dans sa plénitude, au lieu de s’attacher à tel ou tel de ses aspects incidents, et par là lui garder sa signification catholique. Textes dans Denifle, Die abendlâtidischen Schriftausleger, p. 279-307. L’exégèse paulinienne ne pouvait suggérer la justification par la foi seule, sans ou contre les œuvres, que chez des mystiques acquis par ailleurs à cette idée et suffisamment passionnés pour la projeter dans les textes. Mais elle pouvait et devait entretenir cette conception dans des esprits qui l’avaient déjà, en leur fournissant l’illusion de la retrouver dans l'Écriture. Il n’est pas indifférent à l’histoire de noter que la plus notable approximation du système luthérien se trouve dans le commentaire de Luther sur l'Épître aux Romains. Textes choisis dans Denifle, ibid., p. 309-331. Et l’on sait que saint

Paul ne cessa plus d’être pour les protestants l’autorité par excellence.

Il faut en dire autant des influences théologiques auxquelles le père de la Réforme a pu être soumis.

D’une part, il n’a vu de la scolastique que l’école nominaliste : l’école thomiste, autrement équilibrée, lui est re : tée inconnue. Loofs, op. cit., p. 689-690. Ce qui peut expliquer plus facilement sa réaction contre le Moyen Age dont il ne connaissait que la moindre et non la meilleure partie.

Mal préparé de ce chef à la résistance, il fut exposé à l’action des principes augustiniens, si propres à entretenir ses conceptions personnelles sur le mal de la concupiscence et la justice imputée. Le pessimisme spirituel de cette théologie offre une indéniable parenté avec celui de la Réforme. Voir col. 2129. Or Luther a connu les œuvres imprimées de Pierre Lombard et des Victorins. Il a surtout pu recevoir l’influence personnelle des théologiens augustiniens qui furent ses maîtres ou à côté desquels il a vécu. J. Paquier, Recherches de science religieuse, 1923, p. 299-301. Est-il étonnant que son esprit en ait reçu quelque empreinte ? Mais de ces matériaux théologiques, comme de ceux que pouvait lui fournir la tradition mystique du Moyen Age, seules ses convictions personnelles lui permirent de tirer parti en les encadrant dans un système nouveau. Quum doctrina de fide… lamdiu jacueril ignota, quemadmodum faleri omnes necesse est…, proclame la Confession d’Augsbourg, art. xx. Toutes les sources qu’on peut découvrir à Luther n’empêchent pas son originalité. Sa pensée n’est pas plus un produit de l’augustinisme que du paulinisme, bien qu’elle ait pu trouver dans l’un et l’autre de quoi s’alimenter.

A ces causes qui purent partiellement concourir à la genèse de la doctrine luthérienne de la justification, il faut ajouter le besoin d’opposition ecclésiastique qui servit à la maintenir et à la développer. D’une part, cette doctrine avait un aspect négatif, la condamnation des œuvres, qui fournissait une plate-forme polémique des plus larges et des plus avantageuses pour critiquer comme entachée de pélagianisme toute l’organisation catholique de la vie spirituelle : bonnes œuvres communes, ascétisme monastique, indulgences et sacrements. Par son aspect positif, savoir l’appel à la foi qui justifie, elle cadrait avec ce mysticisme et cet individualisme qui sont les marques caractéristiques de la Réforme et permettait de leur donner une sorte de base théologique. A ce double titre, la théorie de la justification était faite pour devenir le centre du nouvel évangile.

L’action convergente de ces diverses causes aide à comprendre que cet article fût déjà donné par Luther comme la summa tolius doctrinæ christianæ, Enarr. in Ps. CXXX, dans Opéra exeg. lai., édition d’Erlangen, t. xx, p. 193, et qu’il soit toujours demeuré tel parmi les siens.

il. Développement HISTORIQUE. — En raison de ce caractère fondamental, la question de la justification est étroitement liée à toutes les manifestations doctrinales qui marquèrent les débuts de la Réforme naissante. Il suflira de noter ici brièvement les principales, en vue de fournir son cadre historique à l’exposition qui doit suivre.

1° Manijesles personnels des premiers réformateurs.

— Une première source est fournie par les écrits des divers Initiateurs de la Réforme. Il est unanimement reconnu que tout l’essentiel de la nouvelle doctrine est déjà constitué dans sonespritau moment où, encore moine et professeur catholique, Luther commente l’Épitre aux Romains (1515-1516). Voir K. Holl, Die Rechi/eriigungslehre tri Luthers Vorlesung ùber den Rômerbrlef, dans Zcilscliri/t fur Théologie und Kirche,

1910, t. xx, p. 245-291 ; Denifle, trad. Paquier, t. ii, p. 407-454 ; Loofs, Dogmengeschichte, p. 700-709 ; Seeberg, Dogmengeschichte, t. iv, p. 80-125.

Après sa rupture avec l’Église, sans être nulle part traitée ex professo, la justification par la foi s’affirme suffisamment dans les sermons ou les œuvres exégétiques du maître pour être aperçue comme une de ses erreurs. Voir spécialement le sermon De duplici justitia, vers 1519, édition de Weimar, t. ii, p. 143-152, et le commentaire sur l’Épître aux Galates, septembre 1519, ibid., p. 436-618. Plusieurs des propositions condamnées par Léon X, le 15 juin 1520, la supposent ou en dérivent : par exemple, les prop. 2-3 sur la persistance du péché originel, les prop. 31-36 sur l’extinction du libre arbitre et le vice radical de toutes nos bonnes œuvres, les prop. 10 et 15 sur le rôle de la confiance par rapport aux sacrements de Pénitence et d’Eucharistie. Denzinger-Bannwart, n. 742-743, 771-776, 750 et 755. En réponse à la bulle pontificale, vers le début de novembre 1520, Luther publia son petit traité De libertate christiana, qu’on a donné, non sans raison, Loofs, p. 736, comme la meilleure synthèse de sa doctrine en matière de justification. Édition de Weimar, t. vii, p. 49-73 ; traduction française, avec introduction et notes, par L. Cristiani, Paris, 1914. On le complétera principalement par son Traité des bonnes œuvres, 1520, édition de Weimar, t. vi, p. 196-276, et son traité De servo arbitrio, composé contre Érasme en 1525, édition de Weimar, t. xviii, p. 551-787.

Cependant Luther n’avait rien d’un docteur. Il était réservé à son jeune disciple Mélanchthon de transformer ses intuitions mystiques ou ses polémiques véhémentes en un corps raisonné de doctrines. Les Loci communes parurent en décembre 1521, petit livre dont Luther devait dire qu’il était non solum immorlalitate sed canone quoque ecclesiastico dignus. Opéra lat. var. arg., édition d’Erlangen, t. vii, p. 117. Douze éditions se succédèrent de 1535 à 1541, Corpus Reform., Brunswick, 1854, t. xxi, col. 230-242, en attendant l’édition augmentée de 1543 dont la diffusion devait être plus grande encore. Ibid., col. 561-594. Naturellement la justification y occupe la place centrale et y est traitée avec un soin tout spécial. Voir l re édition, ibid., col. 159-183, et dernière édition, ibid.. col. 739-800.

En même temps, Zwingle établissait la Réforme en Suisse sur la base des mêmes conceptions fondamentales. Mélanchthon lui a reproché de méconnaître la foi justifiante et de trop accorder aux œuvres. Lettres du 5 octobre 1529 et de mars 1530, Epist., iv, 637, et v, 670, dans Corp. Reform., t. i, col. 1099, et t. ii, col. 25. Tous les historiens modernes s’accordent à lui rendre meilleure justice et à reconnaître son accord essentiel avec Luther en matière de justification, encore que sa conception plutôt pratique de la Réforme l’empêche en général d’accorder à cette doctrine le même relief. Ritschl, op. cit., p. 165-174, et Loofs, Dogmengeschichte, p. 79-1-801. De toutes façons ses écrits n’ont pas la même importance documentaire que ceux des protagonistes du luthéranisme allemand primitif.

Symboles officiels de l’Église luthérienne.

Aussitôt

que le protestantisme voulut prendre figure d’Église, il éprouva l’obligation de définir ses doctrines en confessions de foi. La plus importante est la célèbre Confession d’Augsbourg, du 25 juin 1530. Texte dans J. T. Mùller, Si/mb. Bûcher, p. 35-70. Rédigée par Mélanchthon pour être soumise à l’empereur Chai’les-Quint, elle contient sous une forme succincte et modérée les positions officielles de la première Réforme. L’art. 1, De justificatione, Millier, p. 39, y est très bref ; mais il doit être complété par l’art. 2 sur le péché originel, ibid., p. 38-39, plus encore par les

art. 18-20 relatifs au libre arbitre et aux bonnes œuvres. Ibid., p. 43-46.

De la Confessio augustana est inséparable YApologia qu’en écrivit tout aussitôt son auteur. Elle fut présentée à l’empereur le 22 septembre, comme réponse à la Confutatio pontificia dont il avait été saisi le 3 août, et publiée au printemps de 1531, avec de notables remaniements, en même temps que la Confession elle-même dont elle constitue le commentaire autorisé. Texte dans J. T. Muller, p. 71-291. L’article 4 de V Augustana y est longuement justifié au double point de vue polémique et positif, ibid., p. 86-109, sans préjudice des détails complémentaires provoqués par l’art. 2 : De peccalo originali, p. 77-86, et surtout par l’art. 3 : De dilectione et implelione legis, p. 109-152. Il suffit de songer aux nombreuses monographies protestantes consacrées à la doctrine de la justification d’après YApologia, bibliographie à la fin de l’article, pour se rendre compte de l’exceptionnelle importance qui revient ici à ce document.

Telles sont les sources principales auxquelles l’histoire peut demander l’expression authentique des conceptions luthériennes sur la justification. Elles offrent une double valeur puisqu’elles sont les symboles officiels de la Réforme et que c’est d’après elles que le concile de Trente a connu et jugé le système des novateurs.

Documents relatifs à l’Église réjormée.

En

regard de la théologie luthérienne, la théologie réformée n’est qu’un sous-produit dont le principal intérêt réside dans les confirmations qu’il apporte ou les comparaisons qu’il autorise.

Les premières positions officielles des îéfc-Mués sont marquées par les 67 articles de Zwingle (152.i), commentés par deux petits écrits postérieurs : la Ftae > xatio adressée à l’empereur Charles-Quint le 3 juillet 530, donc contemporaine de la Confession d’Augsbourg, et Y Expositio christianæ fldei, écrite par Zwingle peu de temps avant sa mort et publiée par Bullinger en 1536. Texte dans H. A. Niemeyer, Collectio con/essionum in ecclesiis re/ormatis publicatarum, Leipzig, 1840, p. 3-77. La Confession de Bâle (1532 ?), ibid., p. 85-104, et la première Confession helvétique de 1536, ibid., p. 115122, en sont directement inspirées.

Mais c’est à Calvin que la théologie réformée doit surtout son empreinte. Deux monuments caractéristiques de sa pensée remontent à cette époque primitive : Y Institution chrétienne, dont la première édition parut en 1536, et que son auteur n’a plus cessé de reprendre dans la suite, voir Calvin, t. ii, col. 1381, et le Catéchisme de Genève, publié peu de temps après pour donner au peuple l’esprit et les éléments de la nouvelle doctrine. Texte dans Niemeyer, p. 123-168. Sa destination populaire ne lui permet pas d’être autre chose qu’un écho atténué de Y Institution. Il faut donc chercher dans celle-ci la synthèse du système calviniste. Voir Calvinisme, t. ii, col. 1398-1399.

D’après ces diverses sources, dont les premières sont de beaucoup les plus importantes, nous pouvons reconstituer les traits distinctifs de la justification selon la nouvelle foi.

/II. exposé synthétique. — Comme la justification est le centre du christianisme, surtout dans la conception protestante, on ne saurait bien la comprendre sans rappeler les principes qu’elle suppose à titre de postulats.

Présuppositions théologiques.

Elles sont au

nombre de deux principales, qui marquent les deux pôles opposés du problème. Voir Th. Harnack, Luthers Théologie, Erlangen, 1862, t. i, p. 253-401, et mieux J. Kôstlin, Luthers Théologie, 2e édit., Stuttgart, 1901, t. ii, p. 110-172.

1. Péché originel.

C’est d’une part le péché ori ginel qui grève l’humanité et la rend incapable de réaliser les conditions du salut.

Par où il faut entendre une corruption radicale de notre nature, qui l’empêche de connaître et d’aimer Dieu, et la tourne, au contraire, vers l’appétit des créatures. Le libre arbitre, en particulier, n’existe plus en matière morale. Nulla est voluntatis nostrx libertas.., internos affeclus prorsus nego in potestate nostra esse, écrivait Mélanchthon dès 1521. Loci corn., dans Corp. Réf., t. xxi, col. 88 et 92. De son côté, Luther, de qui procédait cette doctrine, voir son Assertio omn. artic. per bullam damnatorum, art. 36, édition de Weimar, t. vii, p. 142-149, allait prendre la plume pour écrire contre Érasme son De servo arbilrio. où s’affirme le déterminisme théologique le plus complet. Analyse dans Loofs, op. cit., p. 757-760.

Le péché originel conçu avec ces terribles effets es., identifié à la concupiscence. Celle-ci nous apparaît dès lors, non seulement comme une peine ou une faiblesse, mais comme une véritable faute : elle est le péché originel vivant et subsistant en nous. D’où il suit que, même après le baptême, le péché originel n’est pas effacé et que notre nature est par là dans un état fondamental de corruption, qui la rend, non seulement incapable do tout bien, mais foncièrement coupable devant Dieu Seeberg, Dogmengeschichle. t. iv, p. 84-89 et 163-169. Voir Péché originel.

Telles furent, comme on l’a vu col. 2132, les découvertes de Luther et telles sont les positions qui s’affirment discrètement dans l’art. 2 de Y Augustana. Muller, p. 38. Le commentaire de Mélanchthon les rend explicites à souhait, Apologia, art. 2, ibid., p. 77-86, et Calvin ne fait que les reprendre avec la rigueur dialectique qui lui est propre. Voir Calvinisme, t. il, col. 1401-1403.

2. Rédemption.

A cette déchéance de l’humanité s’oppose la rédemption par le Christ, qui est venu réconcilier avec nous le Père justement irrité, se faire victime sur la croix et par là offrir à Dieu satisfaction pour nos péchés. Confess. Aug., art. 3, Millier, p. 39, et Apologia, ibid., p. 86. Et il faut ici rappeler en passant que le système fait consister la satisfaction du Christ dans sa double obéissance, active et passive : par celle-là il accomplissait la loi à notre place, tandis que par celle-ci il payait à la justice divine la dette de nos péchés. Ritschl, op. cit., p. 217-235. Voir Rédemption. Ce point est à noter pour comprendre le concept de justification qui en dépend.

Tous les protestants sont d’accord pour insister sur ce dogme, voir Zwingle, art. 1-21, dans Niemeyer, p. 3-7 et Fidei ratio, p. 19-21, comme pour s’en faire un monopole. C’est qu’il leur permet, en proclamant le rôle du Christ comme unique et nécessaire médiateur, en affirmant la pleine suffisance de son œuvre satisfactoire, d’exclure la part des œuvres humaines et de condamner la foi catholique comme entachée de rationalisme pélagien.

3. Plan divin du salut.

On ne donnerait d’ailleurs pas à ces thèses abstraites toute leur valeur si on n’ajoutait qu’elles commandent le plan divin du salut, qui à son tour sert à les illustrer.

L’apôtre saint Paul a décrit en traits vigoureux, Rom., c. i-m, l’impuissance à faire le bien, soit des gentils avec la seule loi naturelle, soit des juifs avec la seule loi mosaïque, pour faire éclater d’autant mieux l’universelle nécessité de la Rédemption dans le Christ. Cette vue religieuse de l’histoire a été reprise et exagérée en fonction de leur système par les protestants. Voir Mélanchthon, Apol., art. iv, Muller, p. 87-95. Ils y voient en acte dans l’expérience séculaire de l’humanité le drame de la justification qui doit se renouveler en chacun de nous : vanité et corruption de nos œuvres propres ; rôle accusateur de la loi, qui fait

ressortir notre misère par l’impuissance où nous sommes de satisfaire à ses exigences ; en un mot, déchéance incurable et profonde, à la fois signe et cause de la colère divine, jusqu’à ce que luise enfin sur le monde désespéré la lumière de l’Évangile annonçant la bonne nouvelle du salut dans le Christ. Voir Th. Harnack, op. cit., t. i, p. 475-599, et t. ii, p. 59-108 ; Kôstlin, op. cit., t. ii, p. 224-230.

Sur ces bases dogmatiques l’édifice de la justification spécifiquement protestante allait s’élever.

Notion de la justification.

Elle est résumée en

ses traits essentiels dans l’art. 4 de la Confession d’Augsbourg, Millier, p. 39 : Item doce.nt quod homines non possinl justificari coram Deo propriis viribus, meritis aut operibus, sed gratis justificentur propter Christum per fidem, quum credunt se in gratiam recipi et peccata remitli propter Christum qui sua morte pro nostris peccatis satisfecit. Hanc fidem imputât Deus pro justifia coram ipso. Cf. art. 20, p. 44. Formule où l’on peut distinguer une partie négative et critique, marquant ce que la justification n’est pas, suivie d’une partie positive qui en indique les conditions et la nature.

1. Aspect négatif et critique.

Tout le pessimisme

théologique de la Réforme, toute son exégèse uniquement attachée à la lettre de quelques passages de saint Paul, le dogme même de la rédemption et de la grâce qu’elle voulait maintenir non sans en abuser, tout cela s’accordait pour faire poser en principe et souligner avant tout que l’homme ne saurait se justifier par lui-même. Imaginer le contraire est un attentat sacrilège contre les droits de Dieu et l’œuvre du Rédempteur. L’Écriture et l’expérience s’accordent à dire que la justification n’est pas due à nos mérites. Dans son commentaire de l’Épître aux Romains, Denifle, p. 319, Luther admettait une préparation à la justification et Loofs ici encore a parlé de « crypto-pélagianisme », op. cit., p. 700. Mais la logique du système entraîne bientôt maître et disciples à exclure toute œuvre humaine.

Au nom de ce principe, non seulement on condamne, en effet, les observances monastiques ou l’abus de pratiques purement extérieures, Apolog., iv, 10, mais on s’acharne contre toute œuvre morale. Tout au plus l’homme peut-il accomplir correctement externa opéra civilia ; mais il lui est impossible d’obéir à la loi divine avec l’esprit et la perfection qui conviennent, impossible surtout d’aimer, de craindre et prier Dieu, de se préparer à la grâce en faisant ce qui dépend de lui par le repentir et les bonnes œuvres. S’il en était ainsi, ce serait une juslilia rationis, et alors à quoi bon l’avènement du Christ ? Quid inleresl inler philosophiam et Christi doctrinam ? Si meremur remissionem peccalorum liis nostris actibus elicitis, quid prwstat Clirislus ? Si justificari possumus per raiionem et opéra rationis, quorsum opus est Christo aut regeneralione ? Apolog., iv, 12, p. 88. Cf. ibid., 87, p. 103, où sont nettement exclues, avec les œuvres légales, toutes sortes d’opéra moralia.

Même avec le secours de la grâce, la nature ne peut accomplir un acte d’amour divin dont elle est incapable : sine juslilia fidei nique exislcre dilectio Dei in hominibus, neque quid sil dilectio Dei inielligi potest. Ibid., 18, p. 90. Cꝟ. 28-35, p. 91-93. D’aucune façon, par conséquent, il ne saurait être question de mérites antérieurs et préparatoires à la foi. Le mérite de congruo lui-même n’est qu’une subtilité inventée pour parer au reproche de péiagianisme. Num si J)cus necessario dut gratiam pro mérita congrui, jam non est meritum congrui, sed meriluni condigni. Ibid., 17-19, p. 89 90.

A ces arguments théologiques, l’expérience ajoute son appoint. Car la fiducia operum ne saurait qu’abou tir, ou bien à l’hypocrisie chez les âmes suffisantes qui se confient hardiment en leur propre justice, ou bien au désespoir chez les âmes timorées qui multiplient les bonnes œuvres sans avoir le sentiment d’en avoir jamais fait assez. Ibid., 20-21, p. 90-91.

Toute cette doctrine se résume en un mot, d’apparence affirmative, mais qui n’est, en réalité, qu’une formule d’opposition à la valeur des œuvres humaines : gratuité de la justification. Gratuilum excluait noslra mérita, lit-on un peu plus loin, ibid., 53, p. 96. Cette notion n’est pas seulement imposée par le nom même de grâce et les paroles formelles de saint Paul, Rom., xi, 6 : elle est inhérente à tout l’ensemble de la révélation évangélique, qui s’annonce comme une promesse bénévole de salut pour nous donner ce que la loi ne pouvait accomplir. Ibid., 40-42, p. 94.

2. Aspect positif : Conditions de la justification. — lue fois écartée l’œuvre de l’homme, même sous sa forme la plus bénigne, il ne reste plus comme condition nécessaire et suffisante de la justification que la seule foi

a) Rôle exclusif de la foi. — Cependant la Confession d’Augsbourg use ici d’euphémisme, pour ne pas dire d’équivoque, en se contentant d’écrire sans autres précisions : Docent quod homines… gratis justificentur propter Christum per fidem. Il est vrai qu’un peu plus loin, art. 20, p. 44, on lit : Justificationem tantum fide consequimur. En réalité, toute l’évolution du mysticisme luthérien et toute la logique de sa théologie l’acculaient à la formule exclusive : sola fide, qui du reste était depuis longtemps son programme.

Si Luther, dans son commentaire de l’Épître aux Romains, gardait encore assez de la tradition catholique pour compléter saint Paul à l’aide de saint Jacques, la remarque a déjà été faite qu’il parle surtout des œuvres accomplies par l’homme déjà justifié. Denifle, trad. Paquier, t. ii, p. 439-440. Voir les textes dans Die abendlàndischen Schriflausleger, p. 315-331. Mais, dans son commentaire de l’Épître aux Galates (1519), son point de vue spécial s’accuse nettement par cette distinction : Vides quam non su/ficiat sola fides, et lamen sola justificat. In Gal., v, 21, édition de Weimar, t. ii, p. 591. Par où il ne faut pas entendre seulement, au sens dogmatique, que l’on ne saurait être justifié que par la foi : Xeminem justificari posse nisi per fidem, Acta augustana, 1516, édition de Weimar, t. ii, p. 13, mais encore, au sens psychologique et moral, qu’il n’est pas besoin d’autre disposition : Anima per fidem solam… justificatur, sanctificatur, verificatur, pacipeatur… ne cuiquam opus sit lege aut operibus ad justiliam et salutem. De lib. christ., 10, édition de Weimar, t. vii, p. 53 ; trad. Cristiani, p. 35. Cet attachement exclusif à la foi seule est tellement profond chez Luther qu’il glisse — inconsciemment peut-être — cette réserve dans les textes évangéliques, tels que Joa., vi, 29, qui ne la contiennent pas. Ibid., 8, p. 52, et Cristiani, p. 31. D’une manière plus consciente il a modifié dans le même sens la traduction de Rom., iii, 28 et maintenu violemment cette version tendancieuse contre les « criailleries des papistes ». Edition de Weimar, t. xxx b, p. 636-612. Il n’est pas de point plus fondamental dans le système Luthérien. Voir les textes réunis dans Th. Harnack, op. cit., t. ii, ]>. 430-443.

Aussi bien, si le tenue sola fide ne Qgure pas dans la Confession d’Augsbourg. et cela par une prudence facile à comprendre, il est repris et expressément commenté par Mélanchthon : Cognitio Christi fusttflcatio, cognitio autem sola fides est… Unii’ersx vitiv jnstitia non alia nisi fides, avait-il écrit dans Loc. com., Corpus Réf., t. xiii. C*0l, 178 et 179. De ces formules lapidaires VApologiu fournit un ample développement. Pour les Justifier, l’auteur remonte aux principes

essentiels qui caractérisent l’économie du salut selon la Réforme. S’il est vrai qu’il n’y a pas d’autre médiateur que le Christ, la justification doit en tenir compte et ne peut, dès lors, consister qu’à croire en ses mérites. Quomodo enim erit Christus mediator si in justificatione non utimur eo mediatore ?… Id autem est credere confédéré merilis Christi. De même, ce n’est pas la loi qui nous sauve, mais la promesse qui nous vient du Christ ; al hœc non potest accipi nisi fide. D’où il suit que la foi n’est pas seulement une condition préliminaire, initium justificationis seu præparatio ad justiflcationem. Elle renferme en elle-même et en elle seule la totalité de la justification : Hoc defendimus quod proprie ac vere ipsa fide propter Christum justi reputemur seu acceptiDeo simus. Apol., iv, 69-71, p. 99-100.

C’est pourquoi Mélanchthon accepte hardiment la formule sola fide, ou, suivant ses propres termes, Vexclusiva sola, qu’il lit équivalemment dans Rom., iii, 24, 28 et Eph., ii, 8. Une longue argumentation complémentaire, établie sur le concept de la rémission des péchés, aboutit à la même conclusion. Consequi remissionem peccalorum est justi ficari… Sola fide in Christum, non per dilectionem, non propter dilectionem aut opéra consequimur remissionem peccalorum… Igitur sola fide justi ficamur. Ibid., 75-78, p. 100.

La même doctrine s’exprime également chez les réformés. Témoin cette formule toute primitive de Calvin : Sola Dei misericordia constat nostra juslificatio, quam dum fides apprehendit justi ficare dicitur. Inst. chr., édition de 1536, dans Calvini opéra, t. i, col. 81. Cf. Catech. Gen., dans Niemeyer, p. 138. Dans l’édition de 1539, x, 10, ibid., col. 742-743, Calvin prend à son tour contre les « sophistes » la défense formelle de la particule sola. Aussi en trouve-t-on l’équivalent adouci dans les plus anciennes confessions de foi, telles que la Conf. Basil, prior, art. 9 : Justitiam… non tribuimus operibus…, sed lantum verse fiduciie et fidei in effusum sanguinem Agni Dei, Niemeyer, p. 99, et la première Confession helvétique, art. 12 et 14, ibid., p. 118 : … Sola nos Dei misericordia et Christi merito servari… Non quidquam tamen his officiis, licel piorum, sed ipsi simpliciter (fidei) justi ficationem… tribuimus.

b) Nature de la foi justifiante. — Que faut-il donc entendre par cette foi justifiante ? La pensée des réformateurs est loin d’être aussi claire ou aussi uniforme sur ce point. Elle se caractérise pourtant, d’une manière générale, en ce que, pour eux, foi est synonyme de confiance et signifie avant tout un mouvement du cœur. Voir Foi, t. vi, col. 60-63.

Bien que la doctrine de Luther ne soit pa-s exempte d’obscurité, Denifle, trad. Paquier, t. ii, p. 440-444, et t. iii, p. 256, elle est certainement dominée par ce concept mystique de la foi. De bonne heure, sa crise de conscience l’amenait à traduire la foi par le sentiment de la miséricorde divine. Loofs, Dogmengeschichle, p. 697, et Seeberg, Dogmengeschichte, t. iv, p. 104-107, 217-220. La même conception s’exprime formellement chez Mélanchthon : Fides non aliud nisi fiducia misericordiæ divinse. Loc. com., édition de 1521, dans Corp. Reform., t. xxi, col. 163. Cf. col. 164, où croire est traduit par fidere graluila Dei misericordia. Assurément cette foi suppose d’abord la connaissance de la divine révélation et l’adhésion de l’esprit à la Rédemption par le Christ qui en est le principal élément. C’est pourquoi la Confession d’Augsbourg semble prendre la foi au sens objectif et dogmatique de l’Église. L’art. 4 est, en tout cas, rédigé de telle façon qu’il est susceptible d’être interprété dans ce sens : Gratis justi ficantur propter Christum per fidem, quum credunt se in gratiam recipi et peccala remitti propter Christum. Muller, p. 39. Cf. art. 20, p. 44 : Credenles quod propter Christum recipiemur in gratiam. D’où il suit qu’avec l’histoire du Christ la foi doit en’atteindre l’effet salutaire : …Fidem quæ crédit non lantum historiam sed etiam effectum historiée, videlicet hune arliculum remissionem peccatorum. Ibid., p. 45,

Cependant le fait que ces formules sont rédigées à la première personne indique déjà qu’il ne s’agit pas seulement d’adhérer à une doctrine générale, mais d’en avoir la perception personnelle. Et ceci tient au principe même du système, d’après lequel la justification est un acte psychologique et subjectif. Dixi neminem justi ficari posse nisi per fidem, sic scilicet ut necesse sit eum certa fide credere sese justificari et nullo modo dubitare. C’est ainsi que Luther établissait, en 1518, sa position à l’égard de l’Église, Acta augustana, édition de Weimar, t. ii, p. 13 : il a toujours continué à s’y maintenir. Fiducia cordis per Christum in Dzum est pour lui le dernier mot de la justifia christiana. In Gai, iii, 6, même édition, t. xl, p. 366. Autres textes dans Th. Harnack, op. cit., t. ii, p. 435-439, et J. Kôstlin, op. cit., t. ii, p. 180-183.

Mélanchthon définit pareillement la foi comme étant le sensus misericordise Dei. Loc. com., dans Corp. Reform., t. xxi, col. 163. Aussi dans VApologia, à côté des passages où la foi est prise au sens objectif : assentiri promissioni Dei…, velle et accipere oblatam promissionem remissionis peccatorum, iv, 48, Muller, p. 95, ou encore : quoties nos de fide loquimur intelligi volumus objectum, scilicet misericordiam promissam, ibid., 55, p. 96, voit-on apparaître la fiducia misericordiæ Dei, ibid., 58, p. 97. Et celle-ci ne peut que signifier un mouvement subjectif du coeur : Sola fide consequimur remissionem peccatorum, quum erigimus corda fiducia misericordiæ propter Christum promissse. Ibid., 79, p. 101. Cꝟ. 86, p. 103 : Reconciliati… per misericordiam propter Christum, si tamen hanc misericordiam fide appréhendant. Ailleurs on voit clairement que cette foi prend un caractère expérimental : Hoc proprie fidei est illius, de qua nos loquimur, quæ sentit se habere Deum placalum. Ibid., ni, 153, p. 136. Cf. xii, 35-36, p. 172, et 60, p. 177 : Nos præter hanc fidem (in génère) requirimus ut credat sibi quisque remitti peccata, ou encore ibid., 73-74, p. 179-180, où il se réclame de saint Bernard.

Cet aspect subjectif de la foi justifiante prend sous la plume de Calvin une forme didactique et précise : Hic præcipuus fidei cardo vertitur, ne quas Dominus offert misericordiæ promissiones extra nos tantum veras esse arbilremur, in nobis minime ; sed ut potius eas intus complectendo nostras faciamus. Hinc demwn nascitur fiducia… Est autem securitas quæ conscientiam coram Dei judicio sedat et serenat. Inst. chr., v, 9, édition de 1539, dans Opéra, t. i, col. 458. Formule qui donne son vrai caractère à cette autre, un peu antérieure, où Bellarmin, De justifie, i, 4, Opéra, t. vi, p. 153-154, croyait voir un concept d’ordre intellectuel : Nunc jusla fidei definilio nobis constabil si dicamus esse diuinæ erga nos benevolentiæ firmam certamque cognilionem, quæ graluitæ in Christo promissionis veritate fundala per Spirilum Sanctum et reuelatur mentibus nostris et cordibus obsignatur. Ibid., 6, col. 456. Car, si cette révélation repose, à n’en pas douter, sur une base objective, elle ne produit son effet qu’en devenant une persuasion personnelle. Quod adeo verum est ut sœpiuscule pro fiducia nomen fidei usurpetur. .. Id autem fieri nequit quin ejus (Dei) suaoitalem vere senliamus et experiamur in nobis ipsis. Toute autre conception s’arrête à mi-chemin. Ibid., 8, col. 457458.

Et rien n’est, en somme, plus logique. Du moment que l’homme est incapable d’aucune bonne œuvre pour se préparer à la justification, il ne lui reste plus d’autre ressource que de s’abandonner à la divine miséricorde avec la ferme confiance que, malgré sa misère, les mérites du Christ lui sont appliqués : Fide medialorem

Christum opponere debeamus iræ Dei, non opéra nostra Mélanchthon, Apol, v, 84, p. 182.

3. Aspect positif : Nature de la justification. — En elle-même, la justification comporte nécessairement un double élément, savoir la rémission du péché et le don de la grâce. Sur l’un et l’autre la Réforme a mis sa marque spéciale.

a) Rémission du péché. — Il faut se rappeler qu’à la base du système se trouve l’identification du péché originel et de la concupiscence. Celle-ci est donc absolument mauvaise en elle-même et, comme elle ne cesse d’exister en nous, il s’ensuit que nous sommes toujours en état de péché. La grâce de la justification consiste seulement en ce que ce péché ne nous soit pas imputé.

Telle est la conception à laquelle, sous l’influence de la théologie nominaliste et de quelques textes tendancieusement compris de saint Augustin ou de saint Paul, Luther était nettement arrivé dès son commentaire sur l’Épître aux Romains. Sancti intrinsece sunt peccatores semper : ideo extrinsece justificantur semper… Intrinsece dico, id est quomodo in nobis…, extrinsece autem quomodo apud Deum et in repulatione ejus sumus. Igitur… ex sola Dei reputalione justi sumus… Rêvera peccatores, sed repulatione miserentis Dei justi. Et son mysticisme s’édifie de cette étrange contradiction : Mirabilis et dulcissima misericordia Dei, qui nos simul peccatores et non peccatores habet ; simul manet peccalum et non manet. In Rom., iv, 7, Ficker, t. ii, p. 104106, et de même plus bas, p. 124 : Nunquam remiltitur omnino, sed manet et indiget non imputalione, ou encore p. 115 : Sciunt (sancti) in se esse peccatum, sed propter Christum legi et non imputari. Conduit à cette conception par les expériences douloureuses de sa conscience, Denifie, trad. Paquier, t. ii, p. 445-454, et t. iii, p. 3641, Luther la garda toute sa vie. Voir Th. Harnack, t. ii, p. 424-426 et J. Kôstlin, t. ii, p. 192-194. La formule suivante résume sa pensée : Dominus g’ratuilo non imputando remittil. Dictata sup. Psalt., Ps. xxxi, 2, édition de Weimar, t. iii, p. 175. Cf. t. xl, p. 233-235.

Sous une forme moins vibrante mais non moins nette, elle se retrouve chez les autres réformateurs. En termes juridiques très étudiés, Mélanchthon, dès la première édition de ses Loci communes, parlait de condonatio peccati. Corp. Reform., t. xxi, col. 140. Dans son Apologia, la remissio peccatorum joue un très grand rôle, en particulier iv, 75-110, p. 100-107, comme dans la Confession d’Augsbourg elle-même, art. 4 et 12, p. 39-41. La manière dont il l’entend se fait jour quand, à propos du péché originel, il adopte et défend la doctrine de Luther : Peccatum originis manere post baplismum… Hic palam falctur esse, hoc est manere peccatum, lametsi non imputetur, ii, 35-36, p. 83. Cf. ibid., 38-41, p. 84. Néanmoins cette théorie reste, en somme, discrète dans V Apologia, et dans ce fait on peut voir un germe de l’évolution postérieure de son auteur.

Chez Calvin également, la concupiscence est un péché, et qui demeure même chez les saints, mais qui ne leur est pas imputé. Insl. chr., édit. de 1539, ii, 63 et 64, Opéra, 1. 1, col. 348-3 19. Il faut toujours entendre dans ce sens juridique et extérieur d’une remise des péchés, et non d’une rémission véritable, cette remissio peccatorum dont la Réforme se plaisait à faire état.

b) Imputation de la justice ; Le (ail. — La nonimputation du péché a pour corrélatif le don divin de la grâce, qui est elle-même conçue comm ; une simple imputation : le caractère de l’une entrain. 1 celui de l’autre. Pour Luther, c’est, en effet, tantôt Celle Ci qui est la raison logique de celle-là : Tuli enim (credenti ) non imputai peccatum quia reputat ei jusliliam, ! n Ps. xxxi, 2, édition de Weimar, i.iu, p. 175 ; d’autres fois, au contraire, c’est la seconde qui est équiparée à la première et par elle expliquée : Jusliliam dari per

reputationem sine operibus, quod utique fit per nonimputationem injustitiæ. Ergo idem est dicere : « Cui Deus reputat jusliliam » et « Cui Dominus non imputai peccatum. » In Rom., iv, 7, Ficker, p. 119. De toutes façons son hostilité contre les habitus infus de la scolastique le fait insister sur le caractère purement extrinsèque de la grâce : Extrinsecum nobis est omne bonum noslrum quod est Christus. In Rom., iv, 7, Ficker, p. 114. Aussi être justifié est-il toujours synonyme pour lui d’être tenu pour juste : Justi jical, id est justos reputat. In Rom., ni, 7, Ficker, p. 59-60. Voir encore cette glose caractéristique, en marge de Rom., ii, 13 : Non enim quia juslus est ideo reputatur a Deo, sed quia reputatur a Deo ideo justus est. Ficker, 1. 1, p. 20,

C’est pourquoi il ne veut rien savoir d’une justice qui serait une réalité intérieure à notre âme : Justitiam non esse formaliter in nobis, ut Aristoteles disputai, sed extra nos in sola gratia et reputalione dioina. Et nihil formée seu juslitiæ in nobis esse præler illam imbecillem fidem seu primilias fidei quod cœpimus apprehendere Christum ; intérim lamen vere peccatum in nobis manere. Deuxième commentaire de l’Épître aux Galates (1535), iii, 6, édition de Weimar, t. xl a, p. 370. Cf. ibid., ii, 16, p. 225-228. Autres textes réunis dans Loofs, Dogmengeschichle, p. 702 et 706.

On a pu reprocher à Mélanchthon dans sa première manière quelque hésitation, plus exactement quelque confusion sur ce point. Loofs, Dogmengeschichle, p. 825-827 et 836-837. Il admet, en effet, comme également scripturaires l’interprétation réaliste ou l’interprétation purement déclarative de la justification. Et quia justifïcari significal ex injustis justos effici seu regenerari, significal et justos pronuntiari seu repulari. Ulroque enim modo loquitur Scriplura.. Mais, dans ce texte même, on peut déjà voir que la seconde a ses préférences. Il avait d’ailleurs écrit quelques lignes plus haut : Fide propter Christum justi reputemur seu accepli Deo simus. Apol., iv, 72, Millier, p. 100. Aussi peut-on croire que l’idée d’une justification réelle est une concession faite momentanément à ses adversaires, tandis qu’il se rallie partout pour son compte à la notion de justice imputée.

c) Imputation de la justice : Le mule. — Il est d’ailleurs assez difficile de savoir en quoi consiste exactement cette imputation. Dans les débuts, il semble que Luther ait conçu que ce soit la justice même du Christ qui nous est imputée à cause de notre foi. (Christi) justitia eos (peccatores) tegit et cis imputatur. In Rom., vii, 25, Ficker, t. ii, p. 176 Le Christ serait ainsi « le manteau qui cache notre honte ». Peccatum adest, adest vere… ; sed ignoratur et absconditum est apud Deum, obstante mediatore Christo. Deuxième com. sur Gai..n, 16, édition de Weimar, t. xl, p. 234.

Aucune conception n’était plus conforme à ses propres expériences et au pessimisme moral qui en fut le fruit. Denifie, trad. Paquier, t. ii, p. 436-440 et t. iii, p. 67-70. Ce qui lui faisait dire que la justification n’est, de notre part, que pure passivité. Ad primim gratiam, sicut et ad gloriam, semper nos habemus passive sicut millier ad conceptum. In Rom., viii, 27, Ficker, t. ii, p. 206. Autres textes dans Denifie, trad. Paquier, t. iii, p. 261-263, et Loofs, p. 709. Doctrine mystique dont on trouve l’écho fidèle dans les Loci de Mélanchthon : Justi ficamur… ciun illi fuie adluvremus, nihil dubitantes quin Christi justitia sit nostra justilin. quin Cliristi satisjaclio sit expialio nos tri. Corp. Reform., t. xxi, col. 159. Cf. Apolog., iii, 56, Millier, p. 118 : Senticndum est quod reconciliati fide propter Christum justi repulemur. Elle est toujours resiée un élément capital dans le concept luthérien de la Justification. Voir Th. Harnack, op. cit., t. ii, p. 1 13-1 17, et J. Kostlin, op. cil., t. ii, p. 197-201.

Cependant on croit saisir une autre nuance quand Luther dit que c’est notre foi qui nous est imputée à justice : Fides sufflcit sine Mis operibus, et ita non est operantis sed Dei acceptantis fldem ipsius ad justitiam. Glose interlinéaire sur Rom., x, 6, et iv, 4, Ficker, 1. 1, p. 93 et 37. Foi qui assurément est un don de Dieu, mais qui est aussi une soumission de notre part, propre à lui rendre hommage. De lib. christ., 11, trad. Cristiani, p. 35-36. Où l’on entrevoit que la foi est un acte moral dont la valeur n’est pas à négliger.

De subtils interprètes expliquent, en effet, que la justification d’après Luther serait un processus vital commencé en nous par l’acte de foi et que Dieu accepte, malgré son insuffisance, parce qu’il en comble le déficit au moyen des mérites du Christ déjà vivant en nous. Seeberg, Doymengeschichle, t. iv, p. 108-116 et 238-245. Bien que foncièrement hostile à la doctrine des œuvres, Luther s’en rapprocherait ici d’une manière assez notable et l’on comprendrait par là que cette considération surgisse surtout dans les moments où il s’agit d’atténuer le paradoxe inquiétant de la justification par la seule foi.

Toujours est-il que c’est tantôt le Christ qui est appelé par lui notre justifia formalis, Lettre à Brenz de 1531, dans Enders, t. ix, p. 20, tantôt la foi elle-même, deuxième commentaire sur l’Épître aux Galates, m, 6, édition de Weimar, t. xl, p. 364. Ces variations de Luther sont déjà relevées par Bellarmin, De juslif., ii, 1, Opéra omnia, t. vi, p. 208. Et la raison dernière de cette divergence est sans doute que, dans cette intelligence plus ardente que précise, la foi est moins un acte à nous qu’un acte de Dieu en nous. Denifle, trad. Paquier, t. iii, p. 280 et 284-286. C’est pourquoi sa valeur subjective se confond avec sa portée objective, qui est de nous revêtir de la justice même du Christ : Fides est hase vestis qua induimus justitiam Christi coram Deo. Opéra lat. var. arg., édition d’Erlangeh, t. vii, p. 431-432. Ou encore : Fide apprehensus et in corde habitons Christus est justifia christiana propter quam Deus nos reputat juslos, deuxième com. de Gal., ii, 16, édition de Weimar, t. xl, p. 229. Cf. ibid., p. 233 : Fides apprehendit Christum… includitque eum ut annulus gemmam.

Dans la Confession d’Augsbourg et son Apologie, chaque fois qu’on se trouve en présence de formules précises, c’est partout notre foi qui nous est imputée à justice, parce que, tout imparfaite qu’elle soit, elle est tenue par Dieu comme suffisante… Gratis justifteentur propter Christum per fidem, quum credunt se in gratiam recipi… Hanc fidem imputât Deus pro justifia coram ipso, art. 4, Mûller, p. 39. Fidèle à cette doctrine, Mélanchthon d’exposer à son tour quod fides sit ipsa justifia qua coram Deo justi reputamur. Apol., iv, 86, p. 103. Et encore, ibid., 89, p. 104, à propos de Rom., iv, 5 : Hic clare dicit fidem ipsam imputari ad justitiam. Fides igitur est Ma res quam Deus pronuntiat esse justitiam et addit gratis imputari. Cf. ibid., 114, p. 108 : Hac fide iusti reputamur propter Christum, et xii, 36, p. 172 : Hœc fides justi ficat coram Deo. Pour la position des réformés, voir Calvinisme, t. ii, col. 1403-1404.

d) Rôle de la foi. — Il ne faut d’ailleurs pas se méprendre sur le rôle de cette foi. Les réformateurs entendent bien exclure tout ce qui en ferait une œuvre méritoire. Elle ne reste plus, du côté de Dieu, que comme une condition à l’octroi de sa grâce, de notre côté, que comme le moyen d’appréhender, pour nous en couvrir, la justice du Christ.

Propter fidem quæ apprehendit Fitium nos reputat justos, disait Luther, Enarr. in Gen., xv, dans Opéra exeg. lat., édition d’Erlangen, t. iii, p. 301-302. Cf. Th. Harnack, op. cit., t. ii, p. 431-433 et 439-441 ; J. Kôstlin, op. cit., t. ii, p. 195-197. D’une manière un peu moins nette, mais dans un sens manifestement ana logue, Mélanchthon expose que toute la valeur de la foi lui vient de ce qu’elle reçoit ou saisit la promesse du pardon divin. Nam fides non ideo justi ficat et salvat quia ipsa sit opus per sese dignum. sed tantum quia accipit misericordiam promissam. Apol., iv, 56, p. 96. Formule qu’on retrouve ibid., 86, p. 103. Cf. xii, 80, p. 181 : Necesse est contritos apprehendere fide promissionem remissionis peccatorum donatse per Christum

Ce qui fait que la foi n’est, au total, qu’une condition préalable pour bénéficier de l’imputation que Dieu nous fait de la justice du Christ. Quia justifia Christi donatur nobis per fidem, ideo fides est justifia in nobis imputative, id est : est id quo efficimur accepti Deo propter imputationem et ordinationem Dei. Ibid., iii, 186, p. 139-140. Cf. Loofs. Dogmengeschichle, p. 835836. Il avouait d’ailleurs que dans V Apologia il n’avait pas pu dire toute sa pensée et se montrait plus explicite dans sa correspondance. Corp. Re/orm., t. ii, col. 501-502.

e) Conséquence : Justification forensique. — D’où il suit que, strictement parlant, la justification demeure extérieure à notre âme. Elle est seulement une procédure divine qui consiste à ne plus tenir compte de nos péchés et à nous appliquer du dehors les mérites du Sauveur. Un historien protestant, Loofs, p. 697, ramène toute la piété de Luther et toute sa conception du christianisme à cette triple égalité : justi ficari = absolvi ; gratia = misericordia Dei non imputantis ; fides = fiducia misericordiae. Cet extrinsécisme fondamental devait conduire les théologiens de la Réforme à équiparer la justification du pécheur par Dieu à celle que les tribunaux prononcent sur l’accusé.

Mélanchthon, qui semblait tout d’abord réserver l’analogie de Vusus forensis pour caractériser la doctrine de saint Jacques où intervient la considération de nos œuvres, Apol., iii, 131, p. 131, finit par l’adopter pour son propre compte, à propos de Rom., v, 1 : Justificare hoc loco forensi consuetudine signifteat reum absolvere et pronuntiare justum sed propter alienam justitiam, videlicet Christi, quæ aliéna justifia communicatur nobis per fidem. Ibid., 181, p. 139. Il n’a plus cessé de l’entendre ainsi dans la suite. Nim Hebrœis justificare est foreuse verbum ; ut si dicam : populus Romanus justificavit Scipionem accusatum a tribunis, id est absoluit seu justum pronuntiavit. Lie. com., édition de 1535, dans Corp. Reform., t. xxi. col. 421, et édition de 1559, ibid., col. 742. Même principe et même exemple historique dans Com. in Rom., introduction intitulée Summa doctrinse… de jwstificatione, t. xv, col. 510.

On trouve également chez Calvin une doctrine et une image de tous points identiques : Juslificxri coram Deo dicitur qui judicio Dei censetur justas… Quemalmjdum si reus innocens ad tribunal œqui judicis adiacatur, ubi secundum innocentiam ejus judicatum tuerit, justificatus apud judicem dicitur, sic apud Deum justi ficatur qui, numéro peccatorum exemptus Deum habet suse justifias testem et assertorem. Et il va de soi que cette justice n’est pas la sienne, mais celle du Christ dont il est revêtu : Justificabitur Me fide qui, operum justilia exclusus, Christi justitiam per fidem apprehendit, qua vestitus in Dei conspectu non ul peccalor sed tanqaam juslus apparet. Inst. christ., x, 2, édilion de 153J, dans Opéra, t. i, col. 737-738.

Un non-lieu divin, tel serait ainsi le dernier mot de l’économie du surnaturel en nous.

3° Propriétés de la justification — Il suffisait aux premiers réformateurs de marquer leurs principes essentiels, sans se livrer encore à cette analyse méthodique des propriétés de la justification qui devait tenir tant de place dans la scolastique protestante des siècles suivants. Cependant il faut relever encore quelques-unes de leurs positions secondaires, ne lût-ce

que pour comprendre l’enseignement que le concile de Trente dut leur opposer. Elles sont relatives à l’état de l’âme justifiée, point sur lequel la Réforme naissante n’est pas parvenue à sortir d’une profonde confusion.

1. FIBSI de la justification.

D’une part, en effet, la justification est ici un état progressif et jamais achevé. Semper homo fchristianusj est… in fïeri, disait Luther dans ses premières notes sur l’Épître aux Romains, xii, 2, Ficker, t. n. p. 266-267. Ce qui est vrai d’un point de vue objectif : Deus est adhuc in aclu juslificationis non completo, mais aussi du point de vue subjectif : Colidie justificamur immerita remissione peccatorvm. Disp., édition Drews, p. 49 et 154. Tous les historiens protestants ont insisté sur cet aspect de la pensée luthérienne, qui peut tout d’abord sembler favorable à l’action conquérante de la grâce en même temps qu’à l’effort moral de l’homme pour y coopérer. Voir Seeberg, Dogmengeschichte, t. iv, p. 111-112.

Mais Luther ne se rapproche du catholicisme qu’en apparence. Car ce fieri de la justification emporte pour lui la conséquence que le point de départ n’en est jamais acquis. Non justificavit nos, id est perfecit et absolvil justos ac justiliam, sed incepil ut perfteiat. In Rom., iii, 21, Ficker, t. ii, p. 94. Incipit enim remissio peccatorum in baptismo et durât nobiscum usque ad mortem. Disp., édit. Drews, p. 46. Le point d’arrivée n’en est pas moins problématique ; car notre justification tst seulement commencée, donc à peine réelle. Omnis qui crédit in Christum juslus est, nondum plene in re, sed in spe. Cceplus est enim juslificari et sanari. Ccm. in Gal., ii, 17, édition de Weimar, t. ii, p. 495.

De telle sorte que nous ne sommes pas précisément des juslificali, mais plus exactement des justifleandi. In Rem., iv, 7, Ficker, t. ii, p. 111. II s’ensuit que la justification n’est, en somme, qu’une espérance et non point une réalité. Sic ergo in nobis sumus peccatores et lemen, reputante Deo, justi per fidem… Numquid ergo perjecte juslus ? Non, sed simul peccator et justus, peccator rêvera sed juslus ex reputatione… Ac per hoc sanus perjecte est in spe, in re autem peccator, sed inilium habens jusliliw. Ficker, ibid., p. 107-108.

Pour paradoxale qu’elle nous paraisse, aucune conception n’était plus logique dans un système qui identifie le péché originel et la concupiscence, Denifle, trad. Paquier, t. ii, p. 446-454, et subordonne à la foi la valeur, non seulement de nos œuvres, mais encore des sacrements. Ibid., t. iii, p. 70-71.

2. Certitude de la justification.

Malgré cet état précaire de notre justification, chacun de nous peut et doit la tenir pour certaine.

Au début sans doute Luther affirmait plutôt le contraire. Le lait a été mis en évidence par Denifle, trad. Paquier, t. ii, p. 443-444, et accepté par des protestants tels que Loofs, p. 707, contredit par R. Seeberg, t. iv, ]). 108. Il faut d’ailleurs en chercher la raison moins dans un reste d’attachement à la tradition catholique que dans le pessimisme moral qui désole en ce moment l’âme du réformateur. Car, s’il est certain que nous sommes sauvés par la foi, cette foi elle-même demeure incertaine. Quamquam enim certi simus nos in Christum credere, non tamen certi sumus nos in omnia quæ ipsius sunt credere. Ac per hoc cliam in ipsum credere incertum est. In Rom., iii, 22, Ficker, t. ii, p. 89. Et, si c’est la pure acceptation divine qui inuis sauve, qui peut être assuré de celle-ci V Ignorant fsancii) quando justi sunt, quia ex Dca reputante justi taiitummodo sunt, eu jus reputationem nemo m, vil. sed solum postulare et sperme débet. Ibid., IV, 7, p. 104.

SOUS la pression croissante « le son mysticisme, l’évolution de Luther tut d’ailleurs rapide. Dès son commentaire UI l’Épître aux Hébreux, commencé en

1517, il admet une « présomption » confiante appuyée sur les promesses du Christ. Loofs, p. 711. En août

1518, les resolutiones des fameuses 95 thèses font déjà intervenir la certitude, th. 7, édition de Weimar, t. i, p. 542, et cette theologia nova est par lui défendue contre Cajétan : Dixi neminem juslificari posse nisi per fidem. sic scilicel ut necesse sil eum certa fi de credere sese juslificari et nullo modo dubilare quod graliam consequatur. Si enim dubilat et incertus est, jam non justificatur sed evomit graliam. Acta aug., édition de Weimar, t. ii, p. 13. Désormais il n’y a plus de doute sur ce point et le sentiment contraire est rejeté par Luther comme une fable scolastique. In Gai, i, 4, édition de Weimar, t. ii, p. 458. Textes dans Seeberg, t. iv, p. 107-108, et 230-232.

La certitude de la grâce emporte d’ailleurs pour lui la certitude du salut. Bien que moins accusée peut-être que chez Calvin, cette conséquence s’affirme à l’occasion chez Luther, comme en conviennent ses plus récents interprètes. Voir Denifle, trad. Paquier, note du traducteur, t. iii, p. 41-42. Ni son mysticisme, ni son opposition à l’Église ne lui permettaient de penser autrement. L’absolue certitude de la grâce divine était la contre-partie nécessaire de la justification par les œuvres qu’on voulait écarter et l’aboutissement normal de la justification par la foi.

Cette même conception fut recueillie de bonne heure par Mélanchthon, Loc. com., édition de 1521, Corp. Relorm., t. xxi, col. 196 et 197 : Necesse est certos nos esse de gralia, de benevolenlia Dei erga nos… Nihil christianismus ni ejusmodi vila quæ de misericordia Dei certa sit. Elle se reflète également dans la Confession d’Augsbourg, art. 20, Millier, p. 45 : Conscienlise non possunt reddi tranquillæ per ulla opéra sed tantum fide, quum certo statuant quod propler Christum habeant pacatum Deum. L’Apologia, iv, 110, p. 107, ne veut pas non plus d’une incerta remissio et la subordonne également à une persuasion certaine de chacun : Non diligimus nisi certo statuant corda quod donala sit nobis remissio peccatorum. Cf. xii, 88-89, p. 183. Cette assurance est étendue formellement par Calvin à la certitude même du salut, qui est devenue une des caractéristiques de l’esprit calviniste, encore que, sur ce point, le réformateur ne fasse, comme on l’a vii, que développer les principes de Luther. Voir Calvinisme, t. ii, col. 1405-1 106.

Il resterait maintenant à concilier cette certitude nécessaire avec le perpétuel devenir qui pèse sur notre justification. Jusque dans son Apologia, Mélanchthon concède que notre foi se débat toujours dans la lutte : Hase fûtes paulatim crescit et per omnem vitam luctatur cum peccalo. xii, 37, p. 172. Comment dès lors peut-il y avoir place pour cette ferme assurance qui est requise par le système ? Obtenue dans ces conditions paradoxales, la certitude de la grâce risque fort de se réduire à une promesse illusoire ou de se tourner en auto-suggestion. Le protestantisme, comme l’a bien marqué Loofs, Dogmengeschichle, p. 767-768 et 834836, ne pouvait qu’aboutir à cette impasse, du moment qu’il s’imposait la tâche de transposer en système objectif du salut ce qui avait été d’abord et devait nécessairement rester un fait de conscience tout subjectif.

IV. PRBltlÈRSS DIVBRQBKCE3. — Si l’accord fondamental était suffisamment réalisé chez les premiers réformateurs sur les principes essentiels de la justification, de bonne heure aussi on voit s’affirmer parmi eux des tendances divergentes qui ne feront que s’accentuer plus tard. Les principales sont déjà

marquées dans J. A. MdhJer, Symbolik, 8° édit., Mayence, 1872, p. 117-118, 140-112, 158-160 et 203 205.

l u Essence de la justification : Justice inhérente ou

imputée. — Même sur ce point capital l’unité des vues ne serait pas absolument parfaite parmi les premiers réformateurs.

1. Chez les Luthériens.

On a vii, col. 2144, que Luther, au moins dans ses débuts, admettait que le principe formel de notre justification est la justice même du Christ. D’autre part, il parlait volontiers de la foi comme étant rêvera regeneratio qu&dam in novitatem, Disp. de ftde, th. 65, dans Drews, p. 13, et Opéra lat. var. arg., édition d’Erlangen, t. iv, p. 328, de la remissio peccati comme d’une resurrectio.

Sans peut être marquer qu’il s’agit là plutôt d’un effet psychologique et subjectif que d’une réalité objective, dos historiens protestants tels que Loofs, op. cit., p. 697-698, ont souligné ces traits qui dénoteraient une « intelligence religieuse du christianisme ». Et comme cette foi est une production directe de l’esprit de Dieu, Luther en arrivait à dire, par occasions, que la justification a pour résultat, mieux encore, pour caractère constitutif, de faire habiter et vivre en nous le Christ : fide apprehensus et in corde habitons Christus. In Gai, ii, 16, édition de "Weimar, t. xl, p, 229. Dans son entourage, quelques-uns comme Brenz, voulaient entendre la valeur de la foi en ce qu’elle est un principe de renouvellement. Voir la lettre écrite par Mélanchthon pour le ramener à de meilleurs sentiments. Corp. Reform., t. ii, col. 501-502, et la réponse de celui-ci, ibid., col. 510-512. Toutes formules qui révèlent une impression assez nette du mysticisme chrétien, mais qu’il était assez difficile de réduire en théorie et, plus encore, de concilier avec la doctrine reçue de l’imputation.

Aussi chez les spéculatifs, qui cédaient moins aux impulsions capricieuses du sentiment qu’au besoin de systématisation claire, c’est l’idée d’imputation qui fut retenue de préférence et qui répondait d’ailleurs à un autre aspect de la pensée de Luther. C’est surtout Mélanchthon, Loofs, p. 847-850, qui est rendu responsable de cette théorie, où la justification se ramène à un acte extérieur et juridique par lequel Dieu consent à ne plus nous imputer le péché et à nous tenir pour justes, tandis que la régénération est un second élément, inséparable sans doute mais formellement distinct du premier. Ainsi s’est constituée la doctrine classique du protestantisme orthodoxe, où l’on aboutit à une théorie cohérente de la justification, mais qui a le tort de la vider de sa signification religieuse. Ce serait là un des traits caractéristiques de ce « philippisme » qui devait prendre une place croissante dans le luthéranisme postérieur. Loofs, ibid., p. 868.

Il faut bien avouer que les contemporains furent moins sensibles à ces nuances que ne le sont les historiens récents, puisque Luther, comme Loofs, p. 856857, en fait lui-même la remarque, ne cessa jamais de témoigner à Mélanchthon la plus entière confiance. Mais ce fait permet de comprendre la réaction que nous verrons se produire bientôt contre la justification forensique par les soins d’André Osiander, plus bas col. 2195 sq, et que celui-ci avait bien quelque droit d’opposer la pensée authentique de Luther à celle de ses interprètes officiels.

2. Chez les réformés.

D’après le sentiment de ceux qui l’ont analysé avec le plus de soin et de pénétration, le concept de la justification chez les réformés se caractériserait également par une semblable nuance. Mathias Schneckenburger, Yergleichende Darslellung des lutherischen und reformierten Lehrbegrifjs, Stuttgart, 1855, t. ii, p. 45-92.

Tandis que l’élément objectif, c’est-à-dire l’acte divin de non-imputation, est le principal élément pour le luthérien, ici l’on insisterait plutôt sur l’élément subjectif de régénération, dont la justification proprement dite serait ensuite le fruit. La justification luthé rienne se ramènerait à ce jugement synthétique : le pécheur est juste, c’est-à-dire déclaré tel, tandis qu’elle se résoudrait, pour le réformé, en un jugement analytique comme celui-ci : le croyant est juste, c’est-à-dire qu’il est et se sent réellement tel. Ici la foi serait justifiante par elle-même, tandis que là elle est plutôt une condition de la justification. Schneckenburger, ibid., p. 112-115. Et il ne saurait échapper à personne, ibid., p. 30, que cette dernière conception est beaucoup plus éloignée que la première de la doctrine catholique.

Ces subtiles analyses ont d’ailleurs été contestées par A. Ritschl, op. cit., p. 212-213. F. Loofs doit cependant reconnaître, op. cit., p. 884-885, que la doctrine calviniste est plus apparentée à ce qui lui paraît être la pensée primitive de Luther qu’à la scolastique inaugurée par Mélanchthon. D’où il faut au moins retenir qu’un même système d’opposition à la tradition catholique pouvait recouvrir bien des variétés, qui préparaient pour l’avenir des controverses à grand éclat.

2° Conséquences morales de la justification : Rapport de la foi et des œuvres. — S’il n’y avait pas d’article plus essentiel à la Réforme que celui de la justification par la foi seule, il n’y en avait pas non plus de plus déconcertant. Ce mysticisme ne semblait-il pas faire fi de la morale, sinon même la condamner ? Aussi les premiers réformateurs s’efforcèrent-ils d’incorporer à leur système une doctrine des œuvres. Tâche laborieuse entre toutes, et qui n’alla pas sans de longs et pénibles tâtonnements.

1. Diverses tendances du protestantisme primitif. — D’après tous ses principes, Luther devait combattre les œuvres ou tout au moins les dédaigner. La corruption profonde de notre nature et l’absence de vrai libre arbitre les rendent impossibles. Puisque la foi seule justifie, comment ne seraient-elles pas inutiles ? Elles sont même dangereuses, parce qu’elles nous exposent à la tentation de la suffisance et de l’orgueil.

Ces diverses conséquences ont été tour à tour accueillies par le réformateur. Par suite de notre perversion, nos meilleures œuvres, pour lui, sont encore des péchés, même après le baptême : Cum sit fomite corruptus, ideo invenietur iniquitas in justilia ejus, id est quod etiam opéra ipsa bona injusta sint et peccatum. In Rom., iv, 7, Ficker, t. ii, p. 123. Voir Denifle, trad. Paquier, t. iii, p. 47-58. C’est pourquoi elles n’ont rien à voir avec la justification, qui se produit sans elles, sine adjuiorio et cooperalione operum… ; non enim hic opéra necessaria sunt ut vivas et salvus sis. Gloses sur Rom., iv, 6, et x, 6, Ficker, 1. 1, p. 38 et 93. A quoi il faut ajouter la théorie bien connue d’après laquelle le Christ a rempli les obligations de la loi pour nous, Denifle, trad. Paquier, t. ii, p. 436-440, et ci-dessus, col. 2138 : ce qui entraîne logiquement que nous soyons dispensés de l’accomplir. C’est une des formes, la principale, sous lesquelles s’affirme la « liberté du chrétien ». De lib. christ., 8-10, trad. Cristiani, p. 3235. D’une manière générale, il n’est pas de thème plus familier à Luther que l’opposition entre la Loi et l’Évangile, l’annulation de celle-là par celui-ci, Loofs, p. 721-722, et l’observation a été faite par des historiens protestants que le concept de loi demeure assez indéterminé chez lui pour s’étendre même à la loi morale. Loofs, p. 770-778.

Néanmoins on voit ailleurs que la foi n’est jamais seule, bien que seule elle justifie. Doctrine résumée dans cette antithèse : Fides sola justificat, sed nunquam est sola, dont les éléments, bien que pris en divers endroits de son œuvre, expriment bien la pensée de Luther. Loofs, p. 765. Voir Com. in Gen., xv, Opéra exeg. lat., édition d’Erlangen, t. iii, p. 305-306. Cf. In GaL, v, 21, édition de Weimar, t. ii, p. 591 : Vides

quam non suffuiat sola fides et lamen sola juslificel. La foi, en effet, doit être active ; elle a pour but les oeuvres : Juslitia fidei… ad opéra et propter opéra datur, cum sit res qutedam viva nec possit esse otiosa. Sermon du 1 er janvier 1517, édition de Weimar, t. i, p. 119. On ne peut pas plus les séparer que, dans le feu, la flamme et la lumière. Œuvres, édition d’Erlangen, t. Lxiii, p. 125. C’est dire que non seulement les œuvres accompagnent nécessairement la foi (nécessitas prœsenliœ), mais que normalement elles en découlent (nécessitas consequenlise).

Aussi Luther corrige-t-il la « liberté du chrétien » en ajoutant qu’il doit accomplir par une sorte de spontanéité d’amour cette loi à laquelle il n’est pas tenu. De lib. christ., 19-22, trad. Cristiani, p. 45-49. L’essentiel est que toute la valeur des œuvres soit due à la personne et non l’inverse. Ibid., 23, p. 50-51. Dans cette voie, il arrive à Luther de professer la nécessité des œuvres pour le salut : Propter hupocrilas dicendum est quod bona opéra sint etiam necessaria ad salutem. Disp. de just., dans Disputationen, édit. Drews, p. 47. Il est vrai que, plus loin, il ne veut plus entendre parler de nécessité à cause de l’idée d’obligation et de mérite qu’elle inclut. Ibid., p. 159.

Nulle part on ne saisit mieux le caractère de « cette nature impressionnable et versatile, dont l’éloquence unilatérale souligne avec le même exclusivisme tantôt un aspect et tantôt l’autre des choses. » Loofs, Dogmengeschichle, p. 782. Et l’on voit assez par là combien difficile est la tâche des apologistes, tels que K. Thiemc, Die sitlliche Triebkraft des Glaubens, Leipzig, 1895, p. 265-314, qui s’efforcent d’établir la vertu moralisatrice de la foi dans le système luthérien.

2. Mélanchthon et la Concession d’Augsbourg.

Au milieu de cette confusion, Mélanchthon s’employa à introduire un peu d’ordre et de clarté. Son humanisme le prédisposait d’ailleurs à une moindre sévérité envers la nature humaine.

Dès 1521, alors que toute sa pensée se développe encore dans le sillage de Luther, il ne veut pas séparer la foi des œuvres qui en sont le fruit : Summam habes vniversa’vitæ christianæ, ftdem cum (ruclibus suis. Loc. com., dans Corp. Re/orm., t. xxi, col. 182. Il est seulement bien entendu que c’est la foi qui fait toute la valeur des œuvres : Fides distinguit opéra. Ibid., col. 181. Aussi précise-t-il que seule la loi cérémonielle est abolie : le décalogue demeure donc en vigueur, sauf que l’âme régénérée l’accomplit spontanément et nécessairement sous la pression de l’amour divin qui vit en elle, comme la clarté du jour suit nécessairement le lever du soleil. Ibid., col. 199-200.

La même doctrine se traduit dans la Confession d’Augsbourg. Falso accusantur nostri quod bona opéra prohibeant, art. 20, 1, Millier, p. 44. On voit que le reproche n’est pas d’aujourd’hui. Pour y répondre. Mélanchthon évoque d’abord le fait des nombreux traités consacrés par les réformateurs aux diverses obligations du chrétien, dont il se plaît à opposer la haute Inspiration éthique aux puerilia et non necessaria opéra qui absorbaient jusque-là le zèle des moralistes et des prédicateurs. Mais autre chose est le fait de prêcher la morale, autre chose de la rattacher logiquement aux principes de la Kéforme.

Après avoir longuement exposé que les œuvres ne contribuent en rien à notre justification, qui demeure gratuite, Mélanchthon les réclame cependant parce qu’elles sont commandées par Dieu, Dorent nostri quod necesse sit bono opéra lacère, non ut confldamus per ea gratiam mereri, sed propter voluntatem Det. En effet, la foi donne le Saint-Esprit, grâce auquel l’âme est arrachée au joug (le Satan et revêtue d’affections nouvelles qui la rendent désormais capable de faire le bien.

l)c telle sorte que non.seulement la doctrine protes

tante n’est pas incompatible avec les bonnes œuvres, mais que seule elle expliquerait comment nous pouvons arriver à les produire. Hinc facile apparet hanc doctrinam non esse accusandam quod bona opéra prohibeat, sed multo magis laudandam quod ostendil quomodo bona opéra facere possimus. Ibid., 35, p. 46.

Ces principes assez peu explicites sont repris et développés dans VApologia, où il est exposé comment les œuvres sont fructus et testimonia fidei, m. 63, p. 119, parce que la foi qui régénère le chrétien est active et se traduit, en conséquence, par une nouvelle vie. Quia fides offert Spirilum Sanclum et parit novam vilam in cordibus, necesse est quod pariât spirituales motus in cordibus. Ibid., 4, p. 109. Cette vie nouvelle est d’ailleurs obligatoire, parce que la loi divine s’impose toujours au chrétien et lui devient désormais possible grâce au Christ qui vit en lui : Profitemur igitur quod necesse sit inchoari in nobis et subinde magis magisque fieri legem. El complectimur simul ulrumque, videlicet spirituales motus et exlerna bona opéra. Ibid., 15, p. 111. A cette raison de fond s’ajoutent quelques considérations secondaires, fournies par la psychologie religieuse. Sunt enim facienda opéra propter mandalum Dei, item ad exercendam fidem, item propter confessionem et gratiarum actionem. On peut même reconnaître à ces œuvres un certain mérite : Docemus bona opéra meriloria esse, non remissionis peccatorum, gratise aut justificationis…, sed aliorum præmiorum corporalium et spiritualium in hac vita et posl hanc vitam. Ibid., 68 et 73, p. 120.

L’essentiel est de maintenir que les œuvres suivent la foi, au lieu de la précéder, que par conséquent c’est dans celle-ci qu’il faut placer sa confiance et non dans celles-là. iv, 74 et 77, p. 100. Au nom de cette règle, l’auteur pense pouvoir rendre suffisamment compte des textes si nombreux où saint Paul, par exemple, m, 97-107, p., 123-125, et saint Jacques, iii, 123-132, p. 129-131, réclament l’accomplissement de la loi et la pratique des œuvres pour le salut.

3. Controverse antinomiste.

De ces divergences mal unifiées par la Confession d’Augsbourg, la première controverse antinomiste allait être une publique manifestation.

a) Origine. — La remarque a été faite depuis longtemps que Mélanchthon commença de bonne heure à quitter les voies du luthéranisme officiel. Une des formes de cette indépendance fut l’affirmation du libre arbitre, qui, dès 1528, le rapprocha d’Érasme. Loofs, Dogmengeschichte, p. 787-789. D’où cette doctrine du synergisme, affirmée dans les Loci communes de 1535, qui autorise et réclame, à rencontre du déterminisme orthodoxe, la collaboration de l’homme à l’action divine. Ibid., p. 845-816. Ces nouvelles prémisses métaphysiques ne pouvaient que donner à la doctrine des œuvres un plus grand relief, qui eut pour conséquence de l’exposer à une première et très grave contradiction.

D’une part, dans l’entourage de Mélanchthon et manifestement sous son influence, on voit s’affirmer une école d’extrême droite, que sa tendance rapproche, bon gré, mal gré, du catholicisme. Témoin la thèse, soutenue en juillet 1536 par Caspar Creutziger, d’après laquelle le Christ serait, dans l’affaire du salut, la causa propter quam, tandis qu’à côté d’elle nostra conlrilio et noster conatus sunt causalusti/icationis sine quibus non. On conçoit que les luthériens fidèles en aient manifesté de l’émotion. Voir la correspondance échangée à ce propos entre Conrad Cordatus et Creutziger, Corpus Reform., n. 1460 et 1561, t. iii, col. 1°>'J-Ki 2 et 350-351. Premier germe de la controverse antinomiste que les aimées suivantes allaient voir éclater.

Il n’est plus aujourd’hui contesté par personne que

les débuts de la Réforme allemande furent marqués par un très grand débordement des mœurs. Les témoins contemporains ne manquèrent d’ailleurs pas d’apercevoir les relations de ce fait avec la doctrine de la justification par la foi. Du moment que les œuvres étaient proclamées inutiles, la logique populaire en tirait la conclusion qu’il n'était plus besoin de s’en préoccuper. Voir le dossier de textes réunis dans A. Baudrillart, L'Église catholique, la Renaissance, le Protestantisme, Paris, 1904, p. 306-329, d’après Dôllinger, La Réforme, trad. française, t. i, p. 12-177.

b) Explosion, — Cependant, malgré ces déboires pratiques, les principes restaient saufs. Ils allaient être ébranlés, jusqu'à inquiéter Luther lui-même, par un luthérien de la première heure, Jean Agricola. Voir 1. 1, col. 632-634.

On a mis en doute qu’il lût, en réalité, l’exact interprète du luthéranisme primitif. Loofs, p. 859-860. Toujours est-il qu’il a pu s’en réclamer et que la « pure doctrine » lui paraissait exiger, avec l’inutilité des œuvres, l’abolition totale de la loi pour le chrétien. D’où il concluait qu’il n’y a plus à prêcher la loi, mais seulement l'Évangile, et son enseignement trouva un écho favorable en divers milieux allemands.

Luther, qui commençait à constater les ravages contagieux de ï'inconduite dans son troupeau, ne pouvait rester insensible devant une doctrine qui risquait de la favoriser en lui donnant un fondement spéculatif. C’est pourquoi l’antinomisme d’Agricola deva’t lui paraître un danger.

Un premier conflit mit aux prises Agricola et Mélanchthon, qui se termina, sur l’intervention irénique de Luther, par la conférence de Torgau (26-28 novembre 1527). Dix ans plus tard, Agricola reprenait ia propagande de ses doctrines sur la loi, en visant cette fois Luther en personne. Celui-ci se défendit par deux sermons en date du 1 er juillet et du 30 septembre 1537, puis par des discussions académiques, d’abord modérées, mais qui ne tardèrent pas à devenir violentes, Drews, Disputationen M. Luthers, p. 249-484, où il dénonçait l’erreur criminelle des antinomistes. Une réconciliation momentanée eut lieu le 30 octobre 1537. Mais la controverse reprit de plus belle entre les deux réformateurs en 1538, puis encore en 1539-1540 : ce qui amena Luther à soutenir de nouvelles thèses et à publier son petit traité Contre les antinomistes (janvier 1539), édition de Weimar, t. l, p. 461-477. Agricola finit par se soumettre, mais sans guère renier ses principes, dont nous retrouverons l’influence quelques années plus tard. Les principaux documents de la controverse sont publiés dans C. E. Fôrstemann, Neues Urkundenbuch zur Geschichle der evang. KirchenRe/ormalion, Hambourg, 1842, t. i, p. 291-356. Ils sont utilisés dans G. Kawerau, Johann Agricola, Berlin, 1881, p. 168-222, repris par le même auteur dans Beilrâge zur Rclormationsgeschichle, Gotha, 1896, p. 6080 ; résumés dans Realenajclopâdie, art. Agricola, et Antinomistische Streitigkeilen, t. i, 3e édit., p. 249253 et 585-590.

Cet épisode de la première Réforme fournit en général aux théologiens protestants l’occasion de célébrer la victoire de Luther sur le « faux esprit évangélique ». J. Kôstlin, op. cit., t. 1, p. 400-402. Il est peutêtre plus intéressant et plus révélateur, pour l’histoire, de voir l’initiateur de la Réforme réagir contre ses propres principes, aussitôt que la logique intransigeante de quelques extrémistes les poussa jusqu'à leur plein épanouissement.

4. Doctrine caluiniste.

On ne trouve pas les mêmes déchirements ches : les réformés, parce que la place y fut toujours plus nettement faite aux œuvres humaines dans l'économie du salut. Par où ils accusent

un nouveau trait de différence avec le luthéranisme strict. Après Schneckenburger, op. cit., t. ii, p. 91, il est assez couramment admis, chez les protestants, « que l’une des deux Églises a plus insisté sur la justification et l’autre sur la sanctification. » A. Matter, art. Justification, dans Encycl. des se. relig., t. vii, p. 569.

F idem oporlel esse fontem operis, professait déjà Zwingle, et il estimait paradoxal qu’on ait pu dire omne opus noslrum esse abominationem. Pourvu que nos œuvres soient inspirées par l’esprit de foi et rapportées à Dieu par l’humilité, elles sont, non seulement utiles, mais nécessaires. Si fidèles sint, opère sese nobis probent esse fidèles ; fidem sine operibus (urgemus) morluam esse…, in Christo nihil valere nisi fidem quæ per caritatem operatur. Expos, christ, fidei, dans Niemeyer, p. 57-59. Sur quoi Môhler, op. cit., p. 204, a noté que Zwingle expose ici la doctrine protestante d’une manière inexacte : il serait plus juste de dire qu’il en représente une très intéressante variété.

On la retrouve à peu près identique chez Calvin. Fatemur quidem cum Paulo non aliam fidem iustificare quam illam caritate efficacem. Inst. chr., édit. de 1539, x, 11, Opéra, 1. 1, col. 743. Et plus loin : Non enim aut fidem somniamus bonis operibus vacuam, aut juslificationem quæ sine eis constet. Mais il ajoute aussi par manière de précision : Hoc tantum interest quod, quum fidem et bona opéra necessario inter se cohserere faleamur, in fide tamen, non in operibus justificationem ponimus. Ibid., 57, col. 776 ; cf. col. 743 : Abrilla caritatis efficacia justificandi vim (fides) non sumit. C’est assez dire que nous sommes toujours sur le terrain fondamental de la Réforme ; mais n’est-il pas significatif que la justification par la foi se réduise ici à une simple distinction formelle dans un acte total où les œuvres ont nécessairement leur part ?

Sans exagérer la portée de ces dissentiments, qui laissent subsister le plus complet accord dans une commune opposition à la tradition catholique, on n’en saurait méconnaître la réalité. Ils commencent dès la première heure la longue série de ces « variations » dont si justement les controversistes catholiques se plairont toujours à tirer parti.