Dictionnaire de théologie catholique/TRANSFORMISME II. Critique du transformisme du point de vue de la philosophie

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Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 15.1 : TABARAUD - TRINCARELLAp. 694-698).

II. Critique philosophique dv transformisme.

Le fait étant bien constaté de l’assentiment assez général que le transformisme rallie dans le monde des biologistes, il faut se demander quelle doit être à son endroit l’attitude des philosophes et des théologiens. La situation est sensiblement la même que celle que créait, au début du xvir 3 siècle, l’hypothèse présentée par Galilée sur le mouvement respectif de la terre et du soleil. Il ne faudrait pas que fussent perdues les leçons qui sortent de ce pénible épisode de l’histoire des idées. Galilée eut contre lui d’abord et surtout les philosophes aristoté ! ici< ns ; les théologiens ne vinrent qu’ensuite à la rescousse. Nous allons étudier d’abord ce que la philosophia perennis doit penser du transformisme, ou d’une manière plus générale de l’évolutionnisme ; cette enquête facilitera la critique des théologiens. Il importe souverainement de distinguer dès l’abord ces deux points de vue.

Les deux transformismes.


La première chose qu’il convienne de faire, c’est de bien distinguer deux formes de la doctrine évolutionniste. Ces deux formes ne sont pas, d’ailleurs, celles que l’on pourrait imaginer au premier abord.

1. Évolutionnisme intégral ou évolutionnisme partiel ?

A lire certaines critiques en provenance de philosophes chrétiens, il pourrait sembler que c’est avant tout les limites de la doctrine transformiste qu’il s’agirait de fixer. Il y aurait à distinguer d’une part un évolutionnisme intégral, qui serait à rejeter, de l’autre un évolutionnisme partiel ou limité, à qui l’on accorderait, sans bonne grâce, un laissez-passer.

Le premier, véritable intégrisme biologique, part de la considération de la matière brute, inorganique ; il voit celle-ci s’organiser « spontanément » en matière vivante et les différenciations successives de cette dernière aboutir peu à peu aux formes végétales et animales des temps géologiques et des temps actuels. L’espèce humaine ne fait pas exception ; on peut suivre son développement ou, en sens inverse, remonter à des espèces animales dont les modifications successives, biologiques, morphologiques, psychiques ont créé le type ou les types humains du passé (t du présent. Ce vaste processus s’est déroulé sans qu’il y ait eu, dans la chaîne des êtres, aucune solution rie continuité. De la primitive monère, matière vivante originelle, qui s’est spontanément organisée, en vertu rie conditions heureuses qui se sont rencontrées, jusqu’à l’épanouissement complet de Vhomo sapiens, aucune coupure ne s’interpose où s’insérerait une Volonté et une Intelligence extérieures à la nature. Tel esi l’évolut ionnisnic intégral que repousserait la phllotOphia perennis, la philosophie chrétienne.

A côté de lui, il y aurait place pour un évolutionnisme sectionné, si l’on ote dire. Dans le pro< évolutif le pktilosophe-naturaliste sciait contraint d< reconnaître des points singuliers, où. de toute’i dence. se remarquerait une Intervention extérieure à la nature. Le premier que l’on signale < -I celui de l’apparition de la vie sur la planète. Les forces cosmiques ayant abouti a produire dot condition’favorables à

l'éclosion de la vie, un acte nouveau, positif du Créateur, constituant un commencement absolu, aurait fait jaillir de la matière brute ainsi prédisposée ce quelque chose de tout nouveau qu’est la vie. Que cette matière vivante se soit produite d’abord sous une forme unique, mère de toutes les formes qui en sont découlées ultérieurement (monophylétisme) ou bien qu’elle se soit présentée d’abord sous des aspects multiformes, correspondant aux deux grands règnes de vivants, l’animal ou le végétal et, dans ceux-ci, à chacun des grandes divisions ou embranchements où nous les répartissons (polyphylétisme), la question se trouve être d’importance secondaire.

La présence et l’intervention du Créateur se reconnaîtrait encore en un autre point de la courbe. Le jour où est apparue sur terre l’intelligence avec la liberté et la volonté, il a fallu une nouvelle action de la cause première, s’exerçant de telle sorte que vienne à l'être, sans aucun lien avec ce qui précède, l’espèce humaine définitivement constituée. À la vérité on concède encore que cette action créatrice a pu se produire tout simplement en refondant, en remaniant un organisme animal antérieur, en y infusant une âme raison nable et spirituelle, laquelle aurait transformé en homo sapiens, l’hominien, l’anthropoïde sur qui se serait exercée l’action créatrice. Tel est l'évolutionnisme partiel, mitigé, sectionné ; et dans plusieurs milieux catholiques on reconnaît qu’ainsi présentée la formule de l'évolution n’est pas absolument incompatible avec la philosophie chrétienne.

Pour être fort défendable, ce point de vue qui juge l'évolutionnisme d’après les limites que celui-ci se fixe à lui-même, ne nous paraît pas suffisant. Il conçoit trop l’action divine comme s’exerçant â la manière dont agissent dans l’histoire tels facteurs humains dont l’intervention vient crever la trame des phénomènes et modifier de l’extérieur le déterminisme des événements.

2. Évolution nisme moniste et évolutionnisme théiste. — C’est, pensons-nous, d’un autre critérium qu’il faut user pour faire le départ entre un évolutionnisme recevable et un autre qu’il faut rejeter. Il y a un évolutionnisme finaliste et théiste, un autre au contraire matérialiste et moniste. Nous n’avons pas à faire ici l’exposé et la critique de ce dernier ; voir l’art. Matérialisme et monisme, t. x, col. 282-334. Remarquons seulement que, dans un tel système, l’impossibilité est toujours la même, de se passer de l'Être nécessaire, soit que l’on veuille expliquer l’agencement du système général du monde, soit qu’il s’agisse de décrire l'évolution de la vie sur notre planète. L’existence d’un être contingent, se mouvant, s’organisant, est proprement impensable sans l’existence de cet Être nécessaire, source d’existence et de force, disposant tout suivant des idées directrices, autrement dit suivant une finalité.

Il ne suffit même pas d’admettre que cette Force s’est contentée de donner au système préparé par ses soins la « chiquenaude initiale », puis est ensuite rentrée dans son repos. Ce serait là une vue inexacte et tout anthropomorphique des choses. À partir du moment où l'être succède au non-être, doit se continuer indéfiniment l’action créatrice, unique source pour la créature d’existence, de mouvement, d’organisation. Ce n’est pas assez de dire que la Cause première surveille de haut et de loin les destinées et la marche de son œuvre ; sans cesse elle meut et anime celle-ci, tout en lui demeurant transcendante. En sorte que l'évolution générale du monde offre, telle une tapisserie, un endroit et un envers. Si on l’envisage de l’endroit, l’action de la Cause première n’y est pas directement constatable et les choses se passent, en vérité, comme si « tout marchait tout seul ». Cela ne veut pas dire

qu’en retournant la tapisserie on ne verrait éclater, non pas à quelques points isolés, mais en tous les points l’action efficace et directrice de la Cause unique et souveraine.

On doit donc dire que, philosophiquement parlant, il y a bien deux évolutionnismes, deux transf ormismes, mais non pas ceux de tout à l’heure : il y a un transformisme athée, matérialiste, antifinaliste que ces épithètes jugent d’abord ; il en est un autre théiste, d’un théisme d’ailleurs plus ou moins conscient ; comment celui-ci s’accorde-t-il avec la métaphysique chrétienne ?

Examen du transformisme théiste.

Il paraît

assez clair, tout d’abord, qu’ainsi conçue la doctrine transformiste ne laisse pas de satisfaire certaines exigences de l’esprit humain. S’il est une chose qui paraisse difficile à celui-ci, c’est bien de se représenter des commencements absolus. Que l’on en juge par ce que nous éprouvons quand nous spéculons sur la première création des choses. Nous la concluons, nous l’affirmons beaucoup plus que nous ne parvenons à en avoir une idée claire. Et il ne s’agit pas simplement ici d’une déficience de l’imagination, c’est bien notre faculté raisonnante qui perd pied et éprouve de l’hésitation à concevoir l’instant où une chose qui n’existait pas vient soudain à l’existence. Or, c’est par un coefficient énorme qu’il faut multiplier cette difficulté si l’on admet l’hypothèse fixiste, puisque chaque apparition d’une forme nouvelle animale ou végétale suppose un commencement absolu. Si réduit que soit le nombre des interventions en quelque sorte extérieures de la Cause première dans l’hypothèse d’un transformisme limité, il n’en reste pas moins que l’on doit bien admettre de tels commencements à deux points singuliers, comme nous disions tout à l’heure, de la courbe de l'évolution. Et la raison ne s’y résoudra jamais sans quelque difficulté ni sans preuves apodictiques.

En laissant les choses se succéder en se transformant, l’hypothèse transformiste, elle, donne satisfaction à ce besoin de liaison entre les êtres qui, pour certains esprits, apparaît comme une véritable nécessité de nature. En apparence tout au moins, tout se suit, tout se tient. Nulle part ne se remarque de hiatus. Posée l’existence de la nébuleuse primitive et des lois qui président à son développement, voici que tout se succède et vient à point nommé, sans que jamais les phénomènes ne réclament autre chose pour paraître que les phénomènes antécédents. Pour reprendre un vieil axiome de la philosophie, on peut dire que la nature ne fait pas de bonds : natura non facit sallus et l’axiome se trouve mieux vérifié qu’aux temps lointains où il fut émis !

Quant à la conception que se fait la doctrine transformiste de l’action divine, elle apparaît, semble-t-il, plus digne du Créateur que celle qui ressort de l’hypothèse opposée. En cette dernière on voit la Cause première intervenir sans cesse dans son œuvre, comme si la création laissée à elle-même ne pouvait arriver aux fins que se proposait le suprême démiurge. Tel un artisan malhabile qui n’aurait pas su prévoir les diverses possibilités ou aurait été incapable de les agencer, le démiurge aurait dû à maintes reprises revenir à son œuvre, la retoucher, lui ajouter des perfectionnements, supprimer tels obstacles qui l’empêchaient de « tourner rond ». Ne vaut-il pas mieux concevoir Dieu comme la suprême intelligence qui, faisant le plan du Cosmos, a prévu toutes les combinaisons possibles, tous les arrangements capables de réaliser celles-ci et a communiqué à ce Cosmos les forces, le dynamisme nécessaire. Le Créateur n’est pas seulement celui qui appelle les êtres du néant à l’existence ; il est encore la Force unique et souveraine dont toutes les activités mécaniques, chimiques, biologiques ne sont, au vrai,

que des émanations ou pour mieux dire, des délégations. C’est sous l’action indéfiniment continuée de cette Cause des causes qu'œuvrent ces activités inférieures, réalisant à point nommé les plans qu’avait établis de toute éternité la souveraine Sagesse. Celleci, pour prendre un exemple, avait prévu, sans défaillance, le jour où, sur notre planète, se produiraient, dans les océans primitifs, les conditions de température, de pression, de milieu chimique qui permettraient l'éclosion de la matière vivante ; et ce jour-là, en vertu même du dynamisme inhérent, de par l’action divine, à la biosphère, la matière vivante a commencé d'être. Semblablement étaient prévues, calculées, voulues les circonstances dans lesquelles et par lesquelles se différencieraient, au cours des temps géologiques, les diverses formes, parfois si surprenantes, de la vie, chacune venant à l'être avec ses caractères marqués d’avance, gardant des formes d’où elle dérive un certain nombre de traits, ajoutant de plus aux qualités héréditaires des perfections nouvelles qui la séparent sans conteste de la souche mère.

Mais ne faudrait-il pas aller plus loin encore et laisser une place, dans le Cosmos, à une activité plus ou moins consciente et libre, secouer en d’autres termes, les chaînes du déterminisme intégral, concevoir la création, ainsi qu’on l’a dit ci-dessus, col. 1373, comme une grande force dont la psyché n’est pas absente et qui fait montre dans son évolution de certaines initiatives, où semble se manifester un rudiment de conscience et de liberté? Ne serait-ce pas le moyen de rendre raison de certaines fantaisies apparentes que révèle la paléontologie, comme si la Nature, s’essayant à réaliser un plan, aboutissait d’abord à des ébauches plus ou moins imparfaites et qui sont comme une préparation des réussites ultérieures ? Les anciens philosophes considéraient les fossiles comme des lusus naturse. Serait-il interdit d'élargir cette formule et de lui donner un sens plein en considérant que la Nature « s’est amusée », si l’on ose dire, à essayer de diverses manières, les êtres dont elle portait en elle-même les possibilités, ébauchant d’abord certaines formes de vie, les retouchant, pour ainsi parler, se rapprochant peu à peu de l’idéal qui ne serait atteint qu’en fin de compte et après de successifs tâtonnements ? Il va sans dire que, pour une philosophie théiste, cette conception d’une Nature douée d’une véritable psyché n’exclut nullement, suppose tout au contraire et requiert la présence transcendante de l’animateur souverain. Il est question dans les Livres saints de la divine Sagesse qui « se joue dans les immensités du monde », ludens coram Deo omni tempore, ludens in orbe terrarum. Prov., viii, 80. Y aurait-il vraiment abus à prendre, dans toute sa signification, une image qui n’a pas été employée sans raison par le poète sacré? Du point de vue strictement philosophique, nous avouons ne pas voir d’inconvénient à cette conception qui ne manque pas de grandiose, à condition que soit jalousement maintenue la distinction essentielle entre la Nature et le Créateur. Il ne s’agit pas de revenir par un chemin détourné nu panthéisme et il faut exiger, du naturaliste-philosophe qui se hasarde à de telles conceptions, une reconnaissance sans ambages de la transcendance divine et de la souveraine liberté de la Providence. Mais, cette profession faite, il ne faut point, scmble-t-il, lui interdire de chercher, dans la direction qui vient d'être indiquée, une solution à des problèmes que pose à tout instant la philosophie naturelle et qui n’ont guère reçu jusqu'à présent de réponses adéquates.

F.n définitive, moyennant certains amena le transformisme, l'évolutionnlsme théiste, ne paraît point se mettre en opposition avec les grandes véritéi que prétend a on i la phllosophla ptnnnlt.

DICT. DE TIIÉOL. CATIIOL.

Les limites du transformisme même théiste.


Cette liberté de spéculer que l’on doit reconnaître aux naturalistes ne reconnaît-elle aucune limite ? En d’autres termes est-il loisible à ceux-ci de considérer le Cosmos comme évoluant, sous la poussée et la direction divines, depuis la condensation des primitifs océans jusqu'à l’apparition de la vie, d’abord, du psychisme supérieur ensuite, sans qu’ait été nécessaire, aucune intervention spéciale de la Cause première ?

1. L’origine de la vie.

On a beaucoup discuté, voici maintenant près d’un siècle, sur le problème de l’origine de la vie. Né autour d’une question pratique, celle de la « génération spontanée », le débat s’est rapidement élargi. Les fameuses expériences de Pasteur, dont les conséquences ont été si fécondes, ont mis en évidence ce fait que, dans l'état actuel de nos connaissances, l’on voit toujours qu’un être vivant procède d’un autre être vivant : Omne vivum ex vivo. Si petits qu’ils soient, si rudimentaires qu’ils apparaissent, les organismes vivants ne se forment pas spontanément à partir d’une matière non vivante, quand bien même cette matière aurait l’exacte composition chimique du protoplasme, base et soutien essentiel de la vie.

Il a paru, dès lors, à certains philosophes que l’on devait généraliser les résultats des expériences pastoriennes. Il est impossible, ont-ils dit, que jamais de la matière vivante s’organise à partir de la matière brute. L’apparition de la vie sur notre planète requiert donc une intervention spéciale du Créateur, faute de quoi la vie ne se serait jamais produite : l’existence d'êtres vivants est la preuve irréfragable de l’existence de Dieu. Et certains de ces philosophes, ou tout au moins des apologistes qui s’en inspirent, semblent regarder toutes les expériences de laboratoire par lesquelles, de divers côtés, l’on a essayé de mettre en évidence l’apparition d’un protoplasma vivant à partir de ses éléments bruts, comme une sorte d’atteinte à la majesté divine. S’efforcer de « créer » de la vie, ce serait une tentative quasi sacrilège ; au surplus cette tentative serait vouée à un insuccès certain.

Cet état d’esprit est, par bonheur, en voie de disparaître. Mais il n’est pas inutile d’insister sur ce qu’il y a d’un peu puéril dans cette argumentation. La philosophie de l'École admettait, sur bien mauvaises preuves, disons-le, la génération spontanée d'êtres vivants doués d’une organisation très complexe : insectes, vers, etc. Elle ne pensait pas que, pour autant, il y eût là une objection contre le dogme de la création. Si les grands scolastiqucs concevaient comme toute naturelle la naissance, sans parents, de vers engendrés par la putréfaction des matières organiques, nous pourrons, nous aussi, considérer comme naturelle l’apparition, à la suite d’expériences minutieuses, de protoplasma présentant un rudiment d’organisation et apte à se reproduire. Reconnaissons du reste que, jusqu'à l’heure présente, les expériences n’ont pas donné de résultats incontestables. Mais qu’un jour vienne où l’on arrive à produire in vitro du protoplasma vivant, il n’y aurait qu’une chose à conclure, c’est qu’il existe dans la nature, dite brute, des virtualités plus complexes encore que celles qu'étudient la chimie et la cristallographie, qu’en définitive ce que nous appelons la matière inanimée n’est telle qu’en apparence et que la vie y est déjà cachée en puissance. L’atome ne serait pas seulement doué d’affinités chimiques, qui lui permettent de s’unir en de multiples combinaisons avec des atomes voisins : il ne serait pas seulement doué d’un dynamisme qui le fait se disposer suivant les admirables formes qu'étudie la minéralogie ; il serait capable de s’organiser en ce prodigieux agencement qu’est une cellule Vivante. Qu’aux époques géologiques se soient reneoi' les conditions de pression, de température, d’affinités

T. — XV. — 44.

qui auraient permis cet agencement, y aurait-il lieu de s’en étonner ? Et si, aujourd’hui même, venaient à la vie, spontanément, des organismes tout à fait indifférenciés, établissant le trait d’union entre matière inanimée et matière vivante, en quoi cela mettrait-il en échec le pouvoir créateur de la Cause suprême ? En définitive, la question de l’origine première de la vie et de la manière dont est intervenue, pour la faire paraître, la puissance divine doit rester, nous semble-t-il, une question librement discutée. Ne prononçons pas contre la « génération spontanée » d’exclusive précipitée.

2. L’origine du psychisme supérieur.

Au terme de révolution des espèces animales, le naturaliste est inévitablement appelé à se poser la question de l’origine de l’espèce humaine. Convient-il d'étendre à celleci la loi de continuité dont nous avons dit, col. 1366, qu’elle était un des postulats de l’esprit humain, ou bien faut-il admettre que l’apparition de l’homme sur la terre constitue un de ces « commencements absolus » que la mentalité moderne a tant de peine à admettre ? Au vrai, c’est la question de savoir s’il faut faire de l’homme même un produit de l'évolution qui a rendu si passionnant, si passionné aussi, le débat autour du transformisme.

Il ne s’agit pas de revenir ici sur les arguments pour et contre qui ont été versés au procès. À prendre les choses du point de vue de la biologie, il paraît d’abord qu’il n’y a pas de raisons de soustraire à la loi générale de l'évolution la naissance de l’humanité (ou des humanités successives) que l’on voit apparaître, aux dernières époques géologiques, peut-être dès la fin de l'ère tertiaire. Les mêmes arguments qui militent en faveur de la « descendance » des espèces animales se répéteraient à propos de celle de l’espèce humaine. De même qu’il est possible, par exemple, de reconstituer « l’histoire du cheval » et de marquer les formes successives par lesquelles sont passés les membres inférieurs, si caractéristiques, de notre equus caballus, de même est-il possible, disent beaucoup de naturalistes, de remonter, dans la série paléontologique, de l’homme arrivé au stade où nous le connaissons à des formes humaines plus frustes, de celles-ci à d’autres plus grossières encore, qui, tout en étant encore humaines, se situent aux confins de l’animalité, jusqu'à ce que l’on arrive à des formes nettement intermédiaires entre l’homme et l’animal. Ne disons point, continuent ces naturalistes, que « l’homme descend du singe », — les grands singes anthropomorphes, orang, chimpanzé, gorille, gibbon, représentent des branches qui divergent du phylum humain ; — mais il est possible, moyennant, il est vrai, un certain nombre d’hypothèses, de suivre la branche, généalogique à l’extrémité de laquelle s'épanouit l’espèce (ou les espèces humaines) et de marquer l’endroit approximatif où elle se dégage des branches voisines. Au fur et à mesure que se multiplient les découvertes paléontologiques, les hiatus qu’il faut bien reconnaître dans la série régressive achèvent de se combler et le temps vient où l’on pourra refaire « l’histoire de l’homme » tout comme l’on fait celle de nombre d’espèces animales. On verra dans F.-M. Bergounioux, Les premiers hommes, Toulouse, 1944, p. 414, un essai de reconstitution du phylum humain et de ses rapports avec les familles d’anthropomorphes.

A la vérité, c’est essentiellement de l’organisme humain qu’il est question dans cette série de considérations. Mais les naturalistes n’ont pas oublié que l’examen du psychisme humain doit également entrer en ligne de compte. N’est-il pas possible de trouver une continuité entre l’intelligence humaine et les manifestations élémentaires du psychisme animal ? Nous sommes loin de la philosophie cartésienne qui refusait aux

animaux supérieurs mêmes, une « sensibilité « analogue à la nôtre et, en dépit de l'évidence, voulait ramener les réactions de l’animal à un jeu de ressorts mécaniques. Mais ce ne serait point seulement la sensibilité — connaissance, expériences, plaisir et douleur, passions et émotions — qu’il faudrait reconnaître à nos frères inférieurs. Aux étages supérieurs de la série animale, ne se manifeste-t-il pas un psychisme analogue au nôtre, ne présentant avec ce qui se rencontre chez nous qu’une différence de degré et non pas de nature ? C’est à établir cette ressemblance qu’ont travaillé, les premiers fondateurs de la doctrine, transformiste, Darwin en particulier, et les observations qu’ils ont accumulées ne sont pas sans intérêt. En définitive, estime-t-on dans beaucoup de ces milieux, il n’y a pas lieu d'établir une coupure béante entre la psychologie animale et le fonctionnement de l'âme de l’homme. Voir en particulier Boule, Les hommes fossiles, 3e éd. Sans doute ne nous est-il pas facile de réaliser ce que pouvaient être les « pensées », les « sentiments », les « volitions » du Sinanthropus Pekinensis, récemment découvert, ou même de l’homme de la Chapelleaux-Saints ; à en juger par la capacité de leurs crânes et la constitution de leurs cerveaux, ces manifestations psychiques ne devaient pas s'éioigner beaucoup de ce que nous pouvons supposer qui se passe sous la voûte crânienne d’un orang ou d’un gibbon. L’humanité primitive est en continuité directe avec l’animalité dans laquelle elle plonge ; il a fallu des millénaires accumulés pour que les premières ébauches d’homme arrivent, qu’il s’agisse du corps ou de l'âme, au degré d’humanité qui se voit aujourd’hui dans les plus humbles représentants de la race humaine. À quoi bon une intervention spéciale de la Cause suprême à la naissance de l’humanité? D’ailleurs quand donc a pris naissance l’homme ? S’il est des débris anciens dont on peut prononcer à coup sûr qu’ils appartenaient à des nommes, il en est d’autres devant lesquels le biologiste hésite. Le Pithecanthropus erectus de Java, son compatriote le J avanthropus Soloensis et même le mystérieux Sinanthropus Pekinensis étaient-ils vraiment nos semblables ? Sur ces divers « anthropiens », voir Bergounioux, op. cit., p. 100-117.

Telle est l’attitude qu’adoptent à l’endroit du problème des origines de l’homme nombre de naturalistes, qui ne sont pas tous, tant s’en faut, partisans du matérialisme moniste et font à la Cause suprême et à son action continue dans le monde la place qui lui est due. Un spiritualiste conscient peut-il se rallier à ce point de vue ? Peut-il, en défiance contre tout ce qui est « commencement absolu », reconnaître que, corps et âme, l’homme surgit purement et simplement de l’animalité, sans qu’il y ait lieu de postuler, lors de son apparition sur la planète, une intervention plus spéciale de Dieu ?

Peut-être conviendrait-il, pour donner une réponse, de distinguer entre le plan des phénomènes et celui des réalités. À voir les choses de l’extérieur, pourrait-on dire, tout se passe comme si rien de nouveau n'était intervenu dans la série causale. D’un couple d’hominiens naît, par exemple, un petit qui, extérieurement tout au moins, ne diffère pas de manière sensible des autres produits de couples analogues. Pourtant, à l’usage et d’assez bonne heure, se révèlent en ce « petit » des réactions très différentes de celles qu'éprouvent ses congénères. Un observateur doué d’intelligence et de perspicacité décèlerait dans Ladites réactions quelque chose qui se différencie nettement des réactions du simple instinct ou de celles que produisent les associations d’impges. Il y a chez ce « petit » une manière toute nouvelle de résoudre les mille et une questions que pose la vie quotidienne ; l’automatisme de ses soi-disant congénères fait place à quelque chose de plus spontané, où se remarque la tendance à généraliser, à abstraire, à s’élever au dessus de l’expérience brute, à prendre des initiatives, bref à inventer. On n’est plus en présence du simple jeu des réflexes ou des associations d’images ; ce qui se constate dans le faire de cet individu si différent de son entourage, c’est la possibilité de passer d’une « idée » à une autre, au fait, c’est de l’intelligence. L’observateur que nous supposons devra conclure, avec certitude, que cet être est « quelqu’un de nouveau » par rapport à ses parents et à tout ce qui l’entoure ; que, dans la venue au monde de cette heureuse « monstruosité », quelque chose s’est passé, qui jusque-là ne s’était point perçu dans le jeu des causes naturelles, qu’il faut faire appel, pour expliquer cette apparition d’un être intelligent et libre à autre chose qu’au déterminisme habituel ; tranchons le mot, que Dieu est intervenu d’une manière spéciale dans la production de cet être tout nouveau. Non seulement des modifications profondes se sont produites en son corps et spécialement dans son cerveau, mais la force même qui domine et règle toutes les activités somatiques est d’un autre ordre que celle qui se trouve chez les animaux. Ce « petit d’hominien », dira notre observateur, est devenu un homme ; il n’a pu le devenir sans que soit intervenue une force différente de la nature ; il y a eu création au sens propre du mot.

Laissons la fiction et parlons simplement philosophie. C’est un fait qu’il se trouve aujourd’hui dans le Cosmos des êtres intelligents et libres. Le progrès matériel, intellectuel, moral de l’humanité, mis en contraste avec la stagnation indéfinie des espèces animales, atteste chez l’homme l’existence d’un principe de vie et d’action qui ne diffère pas seulement par le plus ou le moins, mais par sa nature même, de celui des animaux. Il faut donc qu’à un moment donné de l’évolution de l’espèce animale souche de l’espèce humaine une intervention supérieure se soit produite qui ait modifié du tout au tout l’espèce en question. Le principe de vie qui anima le premier — ou les premiers — représentants de la nouvelle espèce, puisque, étant données ses qualités mêmes, il ne peut sortir des virtualités de la matière vivante, ne doit reconnaître d’autre origine que la Cause suprême en personne. Ne parlons pas ici de miracle au sens classique du mot. La philosophie spiritualiste et chrétienne admet, à l’origine de chaque âme humaine, une intervention spéciale de Dieu, une véritable création qui n’a rien d’un miracle. C’est sur le même plan que se situe l’action divine faisant venir à l’être la première âme humaine. On ne voit vraiment pas ce qu’aurait de scandalisant cette première intervention de la divinité, prélude d’interventions innombrables du même ordre et de la même portée.

Telle est la manière dont un spiritualiste conscient pourra résoudre le problème que nous posions. Dans la trame des phénomènes, rien qui semble de prime abord interrompre la série des causes et des effets, rien qui témoigne de l’irruption violente dans la nature d’une force supranaturelle. Pourtant rien de plus nécessaire à admettre que cette présence, au cœur même des phénomènes, d’une force qui n’en fait pas partie et qui, agissant du dedans, communique à l’être une impulsion féconde et une direction toute nouvelle. En termes plus classiques, disons que le transformisme théiste doit reconnaître une intervention spéciale de Dieu dans la première apparition de l’humanité, tout de même que la philosophie théiste >st obligée d’admettre, à l’origine des choses, une création au sens propre du mot. Quand s’est produite intervention ? Est-ce à la limite qui sépare le Pithécanthropus du Javanthropus ? Le Sinanthropus Pekinensis en avait-il déjà été le bénéficiaire ? Faut-il la placer seulement entre l’homo faber de certains naturalistes et l’homo sapiens ? Ce n’est, semble-t-il, ni à la philosophie, ni surtout à la théologie à trancher ce débat dont la solution dépend avant tout de l’observation des faits. Tout ce que le philosophe peut dire c’est qu’il faut de toute nécessité postuler cette intervention en faveur de l’être où apparaissent pour la première fois des signes incontestables d’intelligence.

Une dernière remarque : laissée à elle-même la philosophie ne voit pas de raisons pour lesquelles cette grande novation divine ne se serait produite qu’une seule fois et en un seul point de l’espace et du temps. La naissance d’une nouvelle espèce exige au moins l’apparition d’un couple ; mais un seul couple, c’est une base bien étroite pour l’édification d’une branche nouvelle. Il est bien peu de naturalistes pour accepter cette idée ; d’ordinaire on s’imagine la genèse d’une forme nouvelle comme une sorte de prolifération se produisant au même temps et dans un espace relativement restreint et aboutissant à la réalisation d’un certain nombre d’individus plus ou moins semblables. Au lieu d’un surgeon unique on postule plutôt l’existence d’une sorte de buisson d’où finalement s’élèvera le nouveau phylum. Par ailleurs rien n’empêche d’imaginer, au simple point de vue de la philosophie naturelle, la surrection de pareils buissons sur des points divers de l’espace, à partir d’espèces différentes mais assez voisines. Enfin on ne voit pas d’obstacles majeurs à ce que cette apparition d’êtres humains nouveaux ne se soit pas produite à des intervalles de temps assez éloignés l’un de l’autre. L’existence d’humanités successives, apparaissant soit en concurrence l’une avec l’autre, soit après la disparition de l’humanité précédente, n’a rien en soi qui contredise les principes d’une philosophie spiritualiste. La seule chose qu’exige celle-ci, c’est la reconnaissance d’une intervention spéciale de Dieu, au moment où paraît une souche humaine véritable, un groupe d’êtres doués d’intelligence et de liberté. Ceci est dit, encore une fois, de la philosophie laissée à ses propres spéculations. Mais il convient maintenant d’examiner si cette liberté ne doit pas être limitée par les enseignements de la théologie.

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