Dictionnaire de théologie catholique/Trois-Chapitres (affaire des)/Texte entier

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TROIS-CHAPITRES (AFFAIRE DES). — Discussion théologique relative aux œuvres et partiellement à la personne de trois évêques, Théodore de Mopsueste, Théodoret de Cyr, Ibas d’Édesse. Tous trois étaient morts depuis fort longtemps, quand, au milieu du vie siècle, un procès posthume fut engagé à leur sujet ; cette action aboutit à une condamnation (553) ; elle amena, par contre-coup, de cruels déchirements dans l’Église et compromit momentanément le prestige du Siège apostolique. Elle avait été, d’ailleurs la conséquence directe d’une intervention plus indiscrète que jamais de l’État byzantin en matière dogmatique. A ces divers titres l’affaire des Trois-Chapitres mérite de retenir l’attention du théologien et d’autant plus qu’elle a amené l’Église à prendre, en matière de christologie, une position qui diffère assez notablement de celle de Chalcédoine. De cette affaire il a déjà été question à l’article Constantinople (IIe concile de), t. iii, col. 1231-1259. On en montrera surtout ici les tenants et aboutissants.

I. Le souvenir des auteurs des Trois-Chapitres

II. Les auteurs des Trois-Chapitres, au brigandage d'Éphèse de 449 et au concile de Chalcédoine de 451 (col. 1880).

III. L’agitation monophysite autour des Trois-Chapitres (col. 1884).

IV. L’intervention de Justinien (col. 1888).

V. Le pape Vigile à Constantinople (col. 1891).

VI. Le pape Vigile et le Ve concile (col. 1899).

VII. Les schismes consécutifs à la condamnation des Trois-Chapitres (col. 1911).

VIII. Conclusions (col. 1917).

I. Les auteurs des Trois-Chapitres et le souvenir laissé par eux.

Au sens premier, l’expression « Trois-Chapitres » désigne des écrits ou, plus exactement, des fragments d’écrits groupés sous trois rubriques distinctes : écrits de Théodore de Mopsueste, de Théodorct de Cyr, d’Ibas d’Édesse. Mais, de très bonne heure, le mot a été pris aussi pour désigner les personne ^ responsables de ces écrits ; pour incorrecte que soit cette appellation, elle n’a pas laissé de s’imposer. Nous allons exposer d’abord à quel titre les auteurs en question furent attaqués et les griefs que, dans certains milieux, l’on pouvait avoir contre eux.

Théodore de Mopsueste.

On a dit à l’art. Théodore de Mopsueste ce que signifiait l’œuvre littéraire de ce personnage, tant au point de vue de l’exégèse, qu’à celui de la théologie. Représentant fort en vue de l’École d’Antioche, il avait formulé et mis en pratique les principes mêmes de l’exégèse littérale en réaction contre l’allégorisme alexandrin. Sa théologie, d’autre part, tout spécialement en ce qui concernait l’étude de l’incarnation, s’était constituée en opposition avec les tendances qui s’étaient exprimées au mil ux dans Apollinaire de Laodicée, mais qui gardaient une emprise sur beaucoup de penseurs de Syrie et d’Egypte. Contre ce monophysisme plus ou moins conscient, plus ou moins larvé, Théodore avait formulé les règles fondamentales du dyophysisme, de In croyance dans le Christ aux deux natures divine et humaine ; tout spécialement il avait établi, avec une dialectique passionnée, en même temps qu’avec une parfaite connaissance de l’Écriture, l’existence en Jésus d’une vraie nature humaine, concrète, complète, agissante. Il avait été moins heureux quand il s’était agi d’exprimer, à plus forte raison d’expliquer le comment de l’unité du Christ. Encore que sa croyance en un seul Fils de Dieu, en un seul Seigneur Jésus-Christ, en un seul centre d’attribution dernier des activités de l’Homme-Du u fût très profonde et très sincère, encore qu’il eût pris pour affirmer sa foi des précautions fort méritoires, plusieurs de ses expressions ne laissaient pa— de paraître au moins étranges et sa pensée de fond elle-même donnait prise à la critique. L’union morale — cette expression traduisant assez mal la fnjvà<peia xoct eviSoxlav — dont il parlait, pour exclure toute explication susceptible de mettre en échec la coexistence’Us deux natures, était une formule mal venue et danprensc. Elle laissait prise au soupçon que son aatem admettait une distinction personnelle entre l’homme

Jésus-Christ et le Verbe divin qui l’avait animé, inspiré, soutenu, une distinction analogue à celle que l’on doit faire par exemple entre le prophète Isaïe et l’Esprit de Dieu qui le dirigeait. Quelques affirmations qu’il eût répétées là-contre, Théodore passerait inévitablement, surtout quand la théologie de l’union se serait précisée, pour le représentant de ce que nous appellerons le « dyoprosopisme », l’hérésie des deux personnes.

Il paraît que, de son vivant même, certaines appréhensions s’étaient formulées à ce sujet. Dans la lettre qu’il écrivait à Nestorius à l’automne de 430 pour engager celui-ci à se conformer aux ordres du pape Célestin, Jean d’Antioche rappelait à son collègue de Constantinople l’exemple qu’avait donné Théodore. Vivement attaqué pour avoir, au cours d’une prédication, exprimé des doutes sur la légitimité du titre de « théotocos » donné à la vierge Marie, il n’avait pas hésité à rectifier ultérieurement les expressions qui avaient pu surprendre. Epist., i, 3, P. G., t. lxxvii, col. 1453. On ne connaît pas d’autres incidents dans la carrière de l’évêque de Mopsueste, qui mourut dans la paix de l’Église et a dû être inscrit régulièrement aux diptyques de sa communauté. D’ailleurs la « tragédie » de Nestorius, qui débuta presque au lendemain du trépas de Théodore, allait, pour quelques années, détourner l’attention vers un autre point de l’horizon. Il est incontestable pourtant que l’archevêque de Constantinople ne faisait que reprendre, mais avec moins de doigté, avec moins de sens catholique aussi, la christologie de Théodore, laquelle recueillait, aussi bien, tous les suffrages du « diocèse d’Orient ». Bientôt, laissant de côté la personne de Nestorius et les incartades par lesquelles celui-ci risquait de compromettre irrémédiablement la christologie antiochienne, la controverse mettait aux prises la doctrine cyrillienne, monophysite dans son expression, sinon dans ses tendances profondes, et le dyophysisme si vaillamment soutenu par Théodore. Quand, à l’hiver de 430-431, les « anathématismes » cyrilliens éclatent, comme une bombe, en Orient, c’est bien de la doctrine de Théodore que s’inspirent ceux qui, à la demande de Jean d’Antioche, réfutent les douze capitula de Cyrille. Les deux principaux lutteurs, Théodoret et André de Samosate, sentent bien que c’est la doctrine de l’évêque de Mopsueste qui est attaquée et nul des « Orientaux » n’aurait l’idée qu’elle pût être mise en question. A Éphèse, après le coup de force du 22 juin, c’est bien de la pensée de Théodore que s’inspirent les mêmes Orientaux groupés autour de Jean d’Antioche. Toutefois le nom même de l’évêque de Mopsueste n’est pas jeté dans le débat, pas plus, d’ailleurs, qu’il ne l’est par les cyrilliens. Dans la fameuse Actio Charisii, Mansi, t. iv, col. 1341 sq., le concile présidé par Cyrille et les légats romains examine et condamne bien une Expositio ftdei depravata que l’on donnera plus tard comme un symbole fabriqué par Théodore, mais, sur le moment même, le nom de l’évêque de Mopsueste n’est pas prononcé, soit prudence, soit ignorance de la responsabilité de celui-ci par rapport à cette pièce. A la vérité, Marina Mercator venait déjà d’attribuer ou allait bientôt attribuer à Théodore, en qui il voyait un des auteurs de l’hérésie pélagienne, la pièce en question. Cf. Collectio Palatina, pièces n. 15 et sq. dans A. C. O., t. i vol. v, p. 23 sq. ; cf. P. L., t. xlviii, col. 213 sq. (où la pièce n’est pas à sa place). Mais pour l’instant, cette accusation ne franchit pas les limites du monde monastique à qui s’adressait Marius.

C’est seulement après l’Acte d’union » de 433 et après le semblant de paix rétabli entre l’Orient et l’Egypte, que les cyrilliens commencent à s’apercevoir de la parenté de Théodore et de Nestorius. Celle-ci n’échappait certainement pas aux Antiocliicns, dont plusieurs, quand Il s’agira de souscrire à la condamna- tion de Nestorius, exciperont du fait que la doctrine de l’archevêque de Constantinople n’était pas autre que celle de Théodore, laquelle faisait loi pour tout 1’t Orient ». Ainsi fit, par exemple, le successeur de Théodore à Mopsueste, Mélèce, qui, sommé de se rallier à l’Acte d’union, déclara net au fonctionnaire impérial qu’il ne suivrait pas Jean d’Antioche et ne condamnerait pas, à sa suite, Nestorius ; ce serait renier la foi transmise par les bienheureux Pères et qu’a fait resplendir le grand Théodore : Fidem a beatis Patribus traditam quam a magno Theodoro, qui ea quæ Mi tradidere tradens, claru.it accepimus. Synodicon Casin., n. 263 (174), A. C. O., t. i, vol. iv, p. 195 ; P. G., t. lxxxiv, col. 792.

Jusqu’à ce moment il ne semble pas qu’Alexandrie se soit doutée que les deux enseignements de Théodore et de Nestorius fussent identiques. C’est par un détour que Cyrille acquit la conviction de cette parenté, ou plutôt de la part de responsabilité de Diodore et de Théodore dans l’éclosion du nestorianisme. À la frontière arménienne l’attention de deux cyrilliens intransigeants, Rabboula évêque d’Édesse et Acace de Mélitène, fut attirée par ce qui se passait chez leurs voisins. On se préoccupait beaucoup, en Arménie, de doter le pays d’une littérature ecclésiastique et l’on y traduisait toutes sortes d’ouvrages grecs ; divers traités de Diodore et de Théodore furent ainsi mis en circulation. Sans doute excitèrent-ils quelque étonnement, sinon quelque scandale. Des questions furent posées aux évêques grecs du voisinage ; Rabboula et Acace en profitèrent pour mettre en garde les Arméniens contre les doctrines antiochiennes. Alarmés, ces derniers interrogèrent l’archevêque de Constantinople, Proclus, en lui communiquant des traités de Théodore et en lui demandant ce qu’il en fallait penser. Texte de cette lettre dans A. C. O., t. iv, vol. ii, p. xxvii (mais la lettre des Arméniens à Proclus qui figure au Ve concile, act. v, Fuit aliquis pestifer homo, Mansi, Concil., t. rx, col. 240, et P. C, t. lxv, col. 851 est un faux). Sur cette action des Arméniens, voir Libératus, Breviarium, c. x, P. L., t. lxviii, col. 989. L’archevêque de la capitale accueillit avec faveur la légation arménienne et répondit par sa fameuse lettre dogmatique, connue sous le nom de Tome de Proclus, texte critique dans A. C. O., t. iv, vol. ii, p. 187. Il y réfutait les thèses des Antiochiens pour autant qu’elles lui semblaient exprimer une doctrine des deux fils, incompatible avec l’unité de personne dans le Christ. En même temps il prétendit imposer à Jean d’Antioche et à son synode la répudiation des thèses spécifiques de Théodore. Il s’ensuivit entre Constantinople et Antioche un chassé-croisé de lettres, dans le détail duquel il est inutile d’entrer. Du moins faut-il signaler la pièce dans laquelle Proclus, qui avait eu vent de certaines manifestations d’Ibas d’Édesse, demandait à l’archevêque d’Antioche d’imposer à celui-ci la signature du Tome aux Arméniens. Proclus, Epist., iii, transmise par le Ve concile ; cf. P. G., t. lxv, col. 873. Les exigences de Constantinople exaspérèrent vite Jean, qui n’avait pas obtenu sans peine le ralliement de son monde à l’Acte d’union et qui constatait à présent que l’on dépassait de beaucoup les alignements théologiques déterminés par cette pièce. Il s’en plaignit à la cour, cf. Synod., n. 286(196), A.C. O., p.208 ; P. G., t. lxxxiv, col.809, et à Proclus lui-même : * Pourquoi toute cette agitation autour des noms de Théodore et de Diodore ? Le premier surtout avait été pendant les quarante-cinq ans de sa carrière scientifique un maître admiré ; personne, dans le peuple même, ne comprendrait qu’on le condamnât. Au fait sa doctrine concordait avec celle des anciens Pères ; Ignace, Eustathe, Athanase, Basile, les deux Grégoire, Flavien (d’Antioche), Diodore, Jean (Chrysostome), Ambroise en Occident, Amphiloque d’Iconium, Atticus avaient des enseignements communs avec les capitula que Proclus entendait faire condamner ; le faire, c’était englober tous ces Pères dans la même réprobation. Il fallait d’ailleurs se rappeler que l’on ne juge pas les morts : non nostrum est judicare eos qui honorate defuncti sunt sed solius judicis oivorum et morluorum. » Inler epist. ProclL, vi, P. G., t. lxv, col. 877. Entre temps Proclus était allé aux renseignements à Alexandrie ; finalement sur les instances de Cyrille il battit en retraite : « Je n’ai jamais demandé, écrivait-il à Jean, que l’on anathématisât Théodore ou d’autres, j’ai simplement dit que, pour fermer la bouche à la calomnie, il fallait rejeter les capitula, quelle qu’en fût l’origine, que j’ai signalés dans mon tome. Proclus, Epist, x, ibid., col. 879, transmise par Facundus, Pro defens. trium capit., t. III, 2, P. L., t. lxvii, col. 713. En même temps il écrivait à Maxime, son représentant dans le monde intégriste d’Antioche, de cesser la campagne contre le nom de Théodore ; il suffisait que l’on souscrivît à son tome et aux condamnations anonymes qu’il contenait. Epist. xi, transmise par la même voie.

Cette volte-face de Proclus était le résultat d’une intervention de Cyrille. Cyrille, Epist., lxxii, P. G., t. lxxvii, col. 344. Dans cette lettre le t pape » d’Alexandrie rappelait à l’archevêque de la capitale ce que Jean d’Antioche venait de lui écrire : la campagne de zelanli contre Théodore, leurs démarches à la cour pour faire condamner les œuvres de celui-ci et sa personne même. Tout cela avait vivement ému l’Orient. Cyrille était bien d’avis qu’il y avait dans les écrits de Théodore queedam nefarie dicta et nimise plena blasphemiie. Le symbole de foi composé, disait-on, par lui avait été réprouvé par le concile d’Éphèse ; mais l’assemblée, tout en en condamnant la doctrine, n’avait pas voulu anathématiser nommément Théodore I En ces sortes de question l’opportunisme (otxovofjda) avait du bon. Ne troublons pas les morts dans leur tombe, ils ont trouvé leur juge ; il suffit que soient rejetées par les gens qui veulent être orthodoxes les absurdités qui ont pu être écrites. Ici même il convient de ne pas trop urger. Jean d’Antioche déclare qu’il y a dans son ressort des gens qui préféreraient se laisser brûler que de rien signer. À quoi bon ranimer des discussions à peine éteintes. Voir à ce sujet une lettre inédite de Jean à Cyrille, en faveur de Théodore, dans A. C. O., 1. 1, vol. v, p. 310 sq., et une réponse de Cyrille à Jean, ibid., p. 314 sq., traduction parallèle à celle des Actes du Ve concile, Mansi, Concil, t. ix, col. 263 ; Cyrille parle de Théodore comme d’un vir admirabilis et maximam gloriam merens apud dos, il reconnaît que les critiques que l’on a faites de lui sont incertaines, etc.

Cette modération du t pape » d’Alexandrie est à coup sûr louable, mais il n’y était pas arrivé immédiament et une huitaine de pièces conservées parle Synodicon permettent de suivre les réactions de Cyrille. Il avait été alerté par Rabboula d’Édesse, Synod., n. 290 (200), p. 212 ; col. 814, qui représentait Théodore comme ayant eu un double enseignement, exotérique et ésotérique, et il lui avait répondu aussitôt en louant son zèle. Cyrille, Epist., lxxiv, P. G., t. lxxvii, col. 347. Renseigné par Acace de Mélitène sur le contenu de la sommation adressée par Proclus à Jean d’Antioche, il répondait à son correspondant qu’en effet Théodore était bien plus dangereux que Nestorius, son disciple ; aux observations de Jean d’Antioche suivant qui s’attaquer à Théodore c’était s’en prendre à Athanase et à Théophile, à Basile et aux deux Grégoire, il avait assez vertement répondu que Théodore avait blasphémé, tandis que les Pères en question étaient les maîtres de l’orthodoxie ; il s’était procuré les livres de Diodore et de Théodore sur ou plutôt contre l’incarnation et en avait fait des extraits accompagnés de notes. Synod., n. 296 (205), p. 226 ; col. 831. De ce travail il ne reste que des fragments.

Presque au même temps Cyrille encourageait les milieux monastiques d’Antioche à résister aux évêques orientaux, dont il blâmait l’attitude : dans les livres de Théodore, leur mandait-il, se trouvait une doctrine bien pire que celle de Nestorius. Synod., n. 297 (206), p. 228 ; col. 833. Il faisait mieux encore : dans une lettre adressée à Théodose, il s’en prenait aux Orientaux qui, tout en anathématisant Nestorius, pensaient comme lui, car ils admettaient les écrits de Diodore et de Théodore, ces pères du blasphème de Nestorius et osaient prétendre que les enseignements de ces deux hommes étaient conformes à ceux des Pères orthodoxes. Synod., n. 288 (198), p. 210 ; col. 812. Bref, si pour des raisons d’opportunité Cyrille avait fini par conseiller à Proclus de laisser Théodore en repos dans sa tombe, il s’était montré, du jour où il avait découvert la parenté de Nestorius et de Théodore, fort excité contre les œuvres, sinon contre la mémoire même de l’évêque de Mopsueste. Cette première attitude de Cyrille, les milieux monophysites n’en perdront jamais le souvenir.

Théodoret de Cyr.

Contre l’évêque de Cyr des haines non moins vives s’accumulaient dans le même parti au cours des vingt années qui séparent les conciles d’Éphèse et de Chalcédoine. Se reporter pour le détail à l’art. Nestorius, t. xi, col. 107 sq.

On lui en voulait d’abord de l’attitude anticyrilllenne qu’il avait prise dès la publication des douze anathématismes. Chargé par Jean d’Antioche avec André de Samosate de critiquer ce document, où l’on voulait voir un apollinarisme larvé ou patent, Théodoret avait fait porter spécialement ses efforts sur les chapitres 1, 2, 4 et 10. Réfutant le premier, il avait expliqué, à la manière antiochienne, la légitimité du mot théotocos. À propos du second, il avait fait le procès du vocable « union hypostatique » (xaô’O7t6<rraoiv) employé par Cyrille et qu’il repoussait, lui, parce qu’il y voyait un temperamentum carnis et dioinitatis, un mélange de l’humanité et de la divinité. Le 4* anathématisme, où Cyrille rejetait toute division entre les opérations de PHomme-Dieu, paraissait à Théodoret susceptible de favoriser les erreurs d’Arius et d’Eunomius. Les paroles où le Christ confesse son ignorance ou sa peur de la mort ne pouvaient, disait-il, être le fait du Verbe divin mais bien de la « forme du serviteur ». Enfin, rapporter au Verbe divin, comme le faisait Cyrille, anath. 11, les paroles de l’épître aux Hébreux sur Jésus, « l’apôtre de notre confession, le grand-prêtre médiateur entre Dieu et les hommes », c’était s’engager en d’inextricables difficultés.

Les mêmes critiques des anathématismes cyrilliens se retrouvaient dans une longue lettre envoyée, soit au printemps de 431, soit après Éphèse aux moines de la région luphratésienno, d’Osrhoène, de Syrie, de Phénlcic et de Cilicie, bref de tout le ressort d’Antioche. Théodoret, Epist., cli, P. G., t. lxxxiii, col. 1416 sq. Théodoret y montrait dans les capitula cyrilliens des accointances avec Arius et Eunomius, voire avec Valentin et Marcion. Sans doute la partie de la lettre où l’évêque de Cyr exposait positivement sa propre doctrine de l’incarnation valait mieux que ces critiques passionnées ; elle ne pourrait pas faire oublier les âpres Invectives dont la première partie accablait « l’Égyptien i.

A Éphèse, tout naturellement, Théodoret s’était rangé avec Jean et les Orientaux qui, dès leur arrivée, avaient pris avec éclat position contre Cyrille. Non sans raison on lui attribue la rédaction du formulaire de fol qu’émit le concile oriental et qui passera finalement dans l’Acte d’union de 433. Des sentiments qui l’animaient alors, l’expression très vive se retrouve dans une lettre adressée à son compagnon d’armes, André de Samosate, qui n’a pu venir au concile : « Heureux est-il d’avoir été empêché de partir pour Éphèse, ainsi n’est-il pas témoin des tristes choses qui viennent d’y arriver : le Pharaon d’Egypte (entendons Cyrille) insanit contra Deum rursus et répugnât contra Mosen et Aaron et pars maxima Isrælis consentit inimicis. Quelle tragédie ! » Synod., n. 108 (20), A. C. O., i, 4, p. 59 ; P. G., t. lxxxiv, col. 613. Bientôt le synode des Orientaux envoie une députation à la cour, Théodoret en fait partie avec Jean d’Antioche. Synod., n. 111 (23), p. 63 ; col. 617. Elle a pour mandat moins de protester contre la condamnation de Nestorius que de faire condamner les capitula « hérétiques » de Cyrille. Nous n’avons pas à décrire ici les démarches tentées par la délégation, que le gouvernement consigna à Chalcédoine, sur la rive asiatique du Bosphore. Dans une lettre à Alexandre de Hiérapolis, Théodoret narre toutes les difficultés qui se rencontrent, spécialement pour défendre Nestorius, leur ami commun. Synod., n. 119 (30), p. 69 ; col. 626. De Chalcédoine la délégation, par la voix de Théodoret, qui rassemble autour de sa chaire les partisans de Nestorius, exhorte les Constantinopolitains à rester fidèles à leur pasteur légitime. Parties importantes de ce sermon dans Synod., 125 (36), p. 77 ; col. 637. L’allocution est violente à l’endroit de ceux qui ont condamné Nestorius et l’ont assassiné calamorum subscriptionibus, le tout pour amener une déclamation contre la doctrine prêtée à Cyrille, nouvel adversaire du Christ, selon qui Dieu serait soumis à la souffrance et à la mort. Le Ve concile relèvera au moins trois des sorties dont se rendit alors coupable Théodoret.

Rentré à Cyr, Théodoret se mit à la composition d’un ouvrage en cinq livres, où il présentait, à rencontre de Cyrille et du concile d’Éphèse, la doctrine dyophysite. Quelques extraits importants sont conservés par la Palatina, A. C. O., 1. 1, vol. v, p. 165-170 ; cf. P. L., t. xlviii, col. 1067-1076 ; ils ont été naturellement choisis parmi ceux qui pouvaient davantage compromettre l’auteur. Retenons au moins celui qu’à son tour transcrira le pape Pelage II, dans sa 3e lettre aux évêques d’Istrie, A. C. O., t. iv, vol. ii, p. 130. Prenant comme terme de comparaison, l’union de l’homme et de la femme qui seront duo in carne una, pour expliquer l’union des deux natures en Jésus, Théodoret ajoute : Cum naturas discernimus, Dei Verbi naturam integram dicimus et personam sine dubilatione perfectam, perfectam quoque naturam humanam cum sua persona simililer confilemur. Cum vero ad conjunctionem respicimus, lune demum unam personam merito nuncupamus. Cf. art. Nestorius, t. xi, col. 152. De telles expressions, quand le concept de personne aura recouvert exactement celui d’hypostasc, paraîtront évidemment abominables. Mais ce traité de Théodoret n’a été exploité que postérieurement au V° concile.

On a dit, art. Nestorius, col. 120 sq., les efforts faits par le gouvernement impérial pour réconcilier les deux partis qu’avaient dressés l’un contre l’autre les événements d’Éphèse. Il reste à dire ce que fut, dans ces conjonctures, l’attitude de Théodoret. Sa première idée avait été d’exiger de Cyrille qu’il se déjugeât, en abandonnant les anathématismes et en admettant l’innocence de Nestorius. Synod., n. 142 (53), 143 (54), p. 92 et 93 ; col. 658 sq. Demande exorbitante et que le patriarche d’Alexandrie ne pouvait que rejeter. Du moins, dans une longue lettre à Acace <le Héréc, qui s’était porté médiateur, faisait-il des déclarations doctrinales fort importantes : il n’avait aucune sympathie pour Apollinaire, Arius ou aucun autre hérétique, il n’admettait dans l’incarnation ni confusion, ni commixtion, ni mélange des deux éléments divin et humain ; il savait fort bien que, selon sa nature, le Verbe divin était incapable d’aucun changement ; bref il expliquait de manière acceptable certaines expressions des anathématismes. Synod., n. 145 (56), p. 94 sq. ; col. 661 sq. Dès l’abord Jean d’Antioche parut considérer cette lettre comme une base possible d’entente. À l’encontre de plusieurs de ses amis qui se montreront toujours intraitables à l’endroit de « l’Égyptien », Théodore ! vit, lui aussi, dans la lettre de Cyrille une rétractation suffisante des anathématismes. Mais il entendait néanmoins ne pas abandonner Nestorius. Synod., n. 149 (60), p. 101 ; col. 670, à Acace de Bérée ; n. 150 (61), p. 102 ; col. 671, à André de Samosate ; n. 155 (66), p. 104 ; col. 674, à Alexandre de Hiérapolis ; n. 159 (70), p. 106 ; col. 667, à Helladius de Tarse ; n. 160 (71), p. 107 ; col. 678, à Himère de Nicomédie. Il prenait ainsi une position moyenne entre celle de Jean d’Antioche, qui finalement céderait aux exigences de Cyrille pour ce qui était de la condamnation de Nestorius, et celle des plus exaltés d’entre les Orientaux.

Après d’assez laborieuses négociations l’accord se fit entre Jean d’Antioche et Cyrille, accord constaté par la lettre Lœtentur cœli (avril 433) : les Orientaux acceptaient la déposition de Nestorius et anathématisaient ses « blasphèmes ». Cyrille, de son côté, faisait le silence sur les anathématismes et acceptait une formule de foi, qui, en dernière analyse, provenait de Théodoret. Art. Nestorius, col. 122 sq. Pourtant l’évêque de Cyr ne ressentit aucune joie de la nouvelle que lui transmit de l’accord conclu le patriarche Jean. L’assentiment à la condamnation de Nestorius lui parut inadmissible : les Orientaux passaient l’éponge sur les coups de force de Cyrille, celui-ci ne pouvait donc exiger que les Orientaux abandonnassent les plus distingués des leurs, egregios nostros. On ne se rallierait pas à la communion des Égyptiens avant que les compagnons de luttes n’eussent recouvré leurs sièges épiscopaux. Synod., n. 175 (87), p. 125 ; col. 701, à Jean d’Antioche ; cf. n. 183 (95), p. 131 ; col. 709, au même. Dans cette dernière pièce, dont le Ve concile a fait état, Théodoret opposait la doctrine maintenant acceptée par Cyrille et celle que préconisaient les anathématismes dont il interprétait toujours la pensée dans le même sens que trois ans plus tôt. Tout en constatant les concessions faites par Cyrille, il ne laissait pas de dire ses craintes des exigences que celui-ci pourrait ultérieurement produire ; il croyait donc devoir prévenir Jean des oppositions qui se produiraient inévitablement. Ainsi, aux premiers temps qui suivirent l’accord de 433, Théodoret apparaît comme l’animateur de la résistance aux conditions de Cyrille touchant l’abandon de Nestorius. De son couvent d’Euprépios, aux portes d’Antioche, ce dernier suivait toute cette agitation ; il demeurait en rapports avec Théodoret et une lettre s’est conservée que l’évêque de Cyr adressa, en ces conjonctures, à l’archevêque déposé. Synod., n. 208 (120), p. 149 ; col. 733, citée aussi au Ve concile. Sans doute, son correspondant lui avait-il fait quelque reproche de ses appréciations de la lettre Lœtentur. « C’est après mûre délibération, répond Théodoret, et tous les termes bien pesés, que je l’ai déclarée exempte de toute contamination hérétique. Encore que j’en haïsse l’auteur autant que personne, comme étant le responsable de tous les troubles, je me ferais scrupule de lui donner une note infamante. » Mais quant aux injustices commises contre la personne de Nestorius, dût-on lui couper les deux mains, il ne consentirait pas à les approuver.

Jean d’Antioche, pourtant, était bien décidé à obtenir de gré ou de force l’adhésion de tous ses ressortissants. Des menaces à peine déguisées furent adressées à Théodoret, qui faillit bien, à un moment donné, partager le sort des plus intransigeants parmi ses collègues d’Orient. On fit agir sur lui d’autres influences ; finalement dans une entrevue qu’il eut avec Jean à Antioche même, il s’assura que la doctrine était sauve et que l’on n’exigerait pas à toute force que fût approuvée la déposition de Nestorius. Cf. Synod., n. 210 (122), p. 153 ; col. 738. C’est dans ces conditions qu’il fit sa paix avec Jean d’abord, avec Cyrille lui-même ensuite ; dans les mois qui suivirent on le voit s’efforcer de rallier à son point de vue les opposants restés nombreux en Cilicie, en Isaurie, mais surtout en Euphratésienne, où l’opposition d’Alexandre de Hiérapolis ne désarmait pas. Cf. Synod., 243 (155), 254 (166), 256 (168), 259 (171), 258 (170). Ce fut d’ailleurs peine perdue, et les rigueurs gouvernementales finirent par s’abattre sur les réluctants. Au même moment, ou à peu près, Nestorius était exilé à Pétra, d’abord, puis dans la Grande Oasis (435). Ce fut l’occasion d’exiger de nouvelles signatures, plus précises que les premières, de tous ceux qui, en acceptant l’accord de 433, avaient pu réserver leur adhésion à la déposition de Nestorius. Cyrille pressa Jean de faire signer Théodoret. Synod., n. 301 (210), p. 231 ; col. 836. Et il n’est guère douteux que l’évêque de Cyr ait dû, comme les autres se soumettre et « boire à son tour l’amer calice ». Jean, dans la liste des provinces de son ressort où les signatures ont été exigées, ne signale aucune résistance ni en Euphratésienne, ni en Syrie, Synod., n. 287 (197), p. 208 ; col. 810. Dans une lettre à Dioscore, Théodoret dit expressément qu’il a anathématisé deux fois Nestorius. Epist., lxxxiii, P. G., t. lxxxiii, col. 1273 B. Il ne tint pas qu’à Cyrille que le calice fût plus amer encore. Il entendait maintenant, encouragé par les reculs successifs de Jean, qu’on exigerait une adhésion non seulement aux mesures prises contre Nestorius, mais encore à des propositions dogmatiques qui semblaient revenir en arrière sur les concessions faites en 433. Synod., 283 (194) et 284 (195), p. 206 sq. ; col. 806 sq. Cette fois, Jean résista et Cyrille n’insista pas. Mais c’est là-dessus que se greffa la campagne contre les docteurs antiochiens défunts. Ci-dessus, col. 1871. Jean aurait demandé à Théodoret de réfuter les trois livres de Cyrille contre Théodore et Diodore. Nous ne savons ce qu’il en advint. La fin de non-recevoir opposée par le patriarche d’Antioche aux exigences de Proclus mit un terme à toute cette agitation.

La mort aussi faisait son œuvre ; Jean disparaissait en 441-442, Cyrille en 444. Le trépas de ce dernier fut l’occasion pour bien des Orientaux d’exhaler leurs rancunes contre le. « Pharaon ». Au Ve concile on citera une lettre de Théodoret à Jean — ce qui constitue un grossier anachronisme — où l’évêque de Cyr exprimait, en termes bien peu évangéliques, le soulagement ressenti par tous à la mort de ce « méchant homme », la liberté que l’on aurait maintenant de s’attaquer aux formules les plus criticables de l’Égyptien. Pour admettre cette lettre comme authentique, il faudrait la supposer adressée à Domnus, successeur de Jean, ce qui ne paraît pas impossible. Le ton néanmoins la rend bien suspecte. La pièce n’est conservée que par le texte conciliaire, où se relèvent quelques faux. Des idées analogues s’expriment aussi dans un sermon que Théodoret aurait prononcé à Antioche en présence de Domnus peu après la mort de Cyrille. Un extrait en est transmis par le Ve concile, que l’on retrouve aussi dans la Palalina. Dans A. C. 0., t. i, vol. v, p. 173 ; P. L., t. xlviii, col. 1033. Garnicr y voyait jadis l’expression du plus pur « nestorianisme ». On peut différer d’avis à ce sujet.

De toutes ces interventions de Théodoret dans la grande querelle qui mit aux prises Cyrille et les Orientaux, il subsistait, soit dans les œuvres de Cyrille même, soit dans les recueils de correspondance que l’on ne tarda pas à rassembler, des preuves indéniables. Elles établiraient aux yeux des monophysites le « nestorianisme > de Théodoret. Tout cela ne tarderait pas à se manifester.

Ibas d’Édesse.

Comme son affaire est peut-être la plus épineuse dans la querelle des Trois-Chapitres, il faut, malgré ce qui a été dit à son article, exposer avec quelque détail et le curriculum vitse du personnage, et la fameuse lettre écrite par lui, et les malheurs qui bientôt après lui arrivèrent.

1. Les commencements d’Ibas.

Ibas avait commence par être professeur à la fameuse École des Perses, transférée de Nisibe à Édesse en 363. Au moment où ce jeune maître inaugurait son enseignement vers 411, l’évêque de la ville était Rabbula. Après avoir siégé à Éphèse au concile de Jean, celui-ci avait fait volte-face et était passé dans le camp cyrillien. Rentré chez lui, il avait mené la vie dure à ceux qui ne s’étaient pas convertis avec lui à la théologie de l’unique nature. Cf. Synod., n. 132 (43), p. 86 ; col. 649. Postérieurement, nous l’avons dit col. 1871, il sera l’animateur de la campagne contre les vieux docteurs antiochiens. Dans l’entrc-temps son attention avait été attirée sur les idées et l’enseignement d’Ibas, sur la propagande aussi que celui-ci faisait en faveur de Théodore de Mopsueste, dont il répandait, traduits en syriaque, les textes essentiels. Il faut croire néanmoins qu’Ibas jouissait à Édesse d’un certain crédit, car à la mort de Rabbula, il fut élu pour lui succéder (435-436).

2. La lettre à Maris.

C’est d’ailleurs avant son épiscopat que se place sa fameuse « lettre à Maris le Persan », qui sera pour Ibas, de son vivant la cause de pénibles aventures et qui, au Ve concile, sera considérée comme le tertium capitulum.

Le destinataire serait un évêque de Perse, nommé Maris. Comme ce nom ne se retrouve pas dans les listes épiscopales de Perse, on a pensé à une confusion. Mar, en syriaque, est le titre d’honneur que l’on donne aux évêques ; la lettre était adressée à Mar… un tel, dont le nom est tombé ; et on s’est plu à penser qu’il s’agissait du catholicos lui-même, simple conjecture que rien ne vérifie. Selon toute vraisemblance la lettre était écrite en syriaque, mais elle fut de bonne heure traduite en grec. Il en existe actuellement un texte grec dans les Actes de Chalcédoine, act. xi ; un texte syriaque qui, loin d’être l’original, est une retraduction du grec, dans les Actes syriaques du Brigandage d’Éphèse ; plusieurs textes latins : dans les diverses versions latines de Chalcédoine, dans Facundus d’Hcrmiane, Pro dejens. III capit., t. VI, c. iii, P. L., t. lxvii, col. 662 sq., dans la traduction latine du V » concile. Partout le début manque ; mais il est clair que la lettre a été écrite au lendemain de l’accord de 433.

Ibas veut donner à son correspondant une idée te de ce qui est arrivé ; celui-ei fera part de ces Mouve Iles à ceux qui sont sous sa juridiction ; on saura de la sorti dans l’empire perse que la doctrine traditionnelle n’a pas éprouvé de changement. Ibas com-Bence donc p : ir n’humer ce que Maris sait déjà, l’altrrc. -ition entre Ncstorius et Cyrille. Le premier disait que Marie n’était pas iluotocos et ses propos pouvaient donner à penser qu’il partageait l’hérésie de Paul de lamosate, suivant qui le Christ était un homme comme les autres, t^lXoç &v0pto7ro< ;. Cyrille, de son côté, en voulant réfuter Nestorius donna l’impression qu’il tombait lui-même dans l’erreur d’Apollinaire. « Comme celui-ci, de fait, il enseignait que c’était le Verbe divin qui s’était eluuipé en homme, ’ans qu’il Y’"' » iitn I. I. nifii i t celui qui l’habitait. Il composa douze capitula où l’on voit que, selon lui, unique est la nature de la divinité et de l’humanité en Jésus-Christ, qu’il ne faut pas faire de départ entre les diverses expressions que le Seigneur a employées pour parler de lui-même ou que les évangélistes ont dites de lui. Mais comment serait-il possible de prendre comme dits du temple né de Marie des mots comme ceux-ci : « Au commencement était le « Verbe », ou inversement attribuer au divin Monogène le mot du psaume : « Vous l’avez mis un peu au-dessous des anges. » L’Église, en effet, confesse avec fermeté, d’après la tradition des Pères, deux natures, une seule puissance, une seule personne (7tp6ejMTîov), qui est l’unique Seigneur Jésus-Christ. » « À cause de cette contestation les empereurs ordonnèrent la réunion à Éphèse d’un concile qui porterait un jugement sur les propos de Nestorius et de Cyrille. Mais, avant que tous les évêques fussent arrivés, Cyrille, prévenant les autres, trouva le moyen d’aveugler les intelligences, et cela à cause de la haine qu’il portait à Nestorius. Sans attendre l’arrivée de Jean, on déposa Nestorius, en dehors de toute enquête. Deux jours après arrivèrent les Orientaux (Ibas était du nombre, quoique simple prêtre ; il dit en effet : nous arrivâmes). Ayant donc appris et la déposition de Nestorius et la proclamation comme règle des douze chapitres de Cyrille, contraires à la vraie foi, ils déposèrent Cyrille, déclarant la communion rompue avec ceux qui s’étaient ralliés aux anathématismes. Cette division dura longtemps et certains en profitèrent pour donner cours à leurs rancunes personnelles ; tel le tyran d’Édesse (Rabbula), qui, sous prétexte de foi, se mit à poursuivre non seulement les vivants, mais les morts eux-mêmes, tout spécialement Théodore (de Mopsueste), le héraut de la vérité, le docteur de l’Église. C’est lui que l’homme de toutes les audaces a osé anathématiser. Au sujet des livres de Théodore une grande enquête fut menée et l’on déclara contraires à la vraie foi des ouvrages que, du vivant de Théodore, Rabbula lisait et louait beaucoup. Les choses en étaient là, quand l’empereur s’est mis en tête d’imposer la réconciliation entre Jean et Cyrille. Une lettre adressée par l’évêque d’Antioche à ce dernier contenait une profession de foi à laquelle il lui fallait se rallier, en même temps qu’il anathématiserait ceux qui disent que la divinité a souffert ou qu’il n’y a qu’une seule nature de la divinité et de l’humanité. Dieu qui a souci de son Église a bien voulu attendrir le cœur de l’Égyptien ; il s’est rallié à cette formule, anathématisant tous ceux qui croient autrement. Ainsi la paix a été rétablie. »

A cette histoire sommaire du conflit de 430 et de l’accord de 433, Ibas joignait les formules rédigées par Jean et les réponses de Cyrille. À les lire, son correspondant verrait et il pourrait annoncer à ses frères que les dissensions avaient pris fin, que ceux qui étaient partis en guerre contre les morts et les vivants étaient confondus, s’excusaient de leurs excès et professaient des doctrines contraires à leurs premiers enseignements. Nul n’osait plus dire : unique est la nature de la divinité et de. l’humanité » ; tous confessaient leur foi au temple et à celui qni l’habite, en un seul dis, Jésus-Christ, è(jLoXoYOÛmv etç tov vàov xal tic, t6v èv aÙTÔi èvotxoûvTa, 6vxa £va utov’Itqooûv Xptor6v.

Telle est cette lettre d’Ibas, qui fera couler des flots tl’i lui. Elle exprime très sensiblement le point de vue dl N. us le-Orientaux, tant sur les événements exté1 1’un que sur les doctrines en conflit. Si (Ile est nettement défavorable à Cyrille, elle ne cherche pas à innocenter Nestorius, pour qui elle est plutôt sévère. La théologie qui s’y exprime est celle de tout l’Orient, celle de Théodore, si l’on veut, mais expriméi tontes les réwi. Elle ne peut paraître damnable qu’aux yeux de ceux pour qui s’attaquer à Cyrille est commettre un crime de lèse-majesté. Mais ce sont précisément ces gens-là qui, un jour, en exigeront une solennelle condamnation.

3. Les tribulations d’Ibas.

Au fait, les événements auxquels fut ultérieurement mêlé l’évêque d’Édesse étaient bien de nature à attirer sur lui l’attention. Ibas d’abord fut l’un de ceux que Proclus de Constantinople désigna à Jean d’Antioche comme très suspect de donner dans « la folie de Nestorius » et de la répandre en mettant en circulation des capitula hétérodoxes. Il fallait d’urgence lui faire signer le tome aux Arméniens. Ce serait tout profit pour lui et cela désarmerait bien des préventions. Proclus, Epist., iii, P. G., t. lxv, col. 875. Ci-dessus, col. 1871. Au fait l’archimandrite Dalmatius de Constantinople, qui s’attribuait volontiers les fonctions de grand inquisiteur, déclarait à qui voulait l’entendre qu’il ne pensait rien de bon de l’évêque d’Édesse. Que serait-ce quand Dalmatius serait remplacé dans ce rôle par Eutychès ?

C’est à partir de 441 que commence à grandir la fortune de ce dernier. Par sa correspondance avec les moines de la région antiochienne et mésopotamienne, Eutychès, tout-puissant à la cour, était au courant de tout ce qui se passait dans le patriarcat d’Orient. Tout proche d’Édesse, l’évêque d’Himéria, Uranius, se faisait une spécialité de susciter des affaires à son voisin, aussi bien en ce qui regardait son administration qu’en ce qui concernait son enseignement. Tout cela éclata après qu’eut été rendu, à la demande d’Eutychès, le décret impérial du 16 février 448. Cet édit étendait à « des publications nouvelles, toutes imprégnées de l’esprit de Nestorius » — c’était évidemment l’Eranistes de Théodoret qui était visé — les mesures prises dix ans auparavant contre l’archevêque hérétique et ses adhérents. À titre d’indication, d’ailleurs, une mesure personnelle était prise contre le comte Irénée, devenu évêque de Tyr, qui serait expulsé de son évêché et exilé. Quelles furent les conséquences de cet édit pour Théodoret nous le dirons plus loin ; pour Ibas elles allaient être désastreuses.

Dès le début du printemps, une cabale était montée par quelques clercs d’Édesse qui, au carême, s’en vinrent à Antioche porter auprès de Domnus une accusation en règle contre leur évêque. Outre des griefs administratifs, on avançait des accusations d’ordre théologique, lui prêtant des propos énormes : « Je ne porte pas envie au Christ, aurait-il dit, ce qu’il est devenu, je puis moi-même le devenir ! » L’enquête, commencée par Domnus à la Pentecôte fut reprise, d’ordre du gouvernement, à l’automne : elle serait menée en Phénicie par l’évêque de Tyr, Photius, et son collègue de Béryte (Beyrout), chez qui le procès se déroula. Finalement l’action intentée se termina par un non-lieu, qui fut une vraie victoire pour l’évêque d’Édesse. L’accusation ne put démontrer qu’Ibas eût tenu les propos qu’on lui attribuait. « Je préférerais, dit l’évêque, être coupé en morceaux que de tenir pareil langage, qui est, pour moi, impensable. » On l’entreprit sur les mots désobligeants qu’il avait pu dire à rencontre de Cyrille. « C’était, répondit-il, avant l’Acte d’union ; depuis nous sommes demeurés en bons termes. » Contre cette affirmation, l’accusation demanda la lecture de la fameuse lettre à Maris. Ainsi fut fait, mais Ibas demanda, à son tour, que fût lue une déclaration adressée en sa faveur aux membres du tribunal par le clergé d’Édesse. Cette pièce qui, dans l’affaire des Trois-Chapitres, jouera un rôle considérable attestait solennellement que nul à Édesse n’avait connaissance des propos énormes soi-disant tenus par Ibas. Il est probable que cette pièce eut une grande influence sur la décision du tribunal de Beyrout. En février de l’année suivante, 449, on s’efforça de réconcilier Ibas avec le parti qui s’était porté accusateur. C’est à Tyr qu’eut lieu cette procédure de conciliation-Ibas promit que, rentré à Édesse, il s’expliquerait publiquement, anathématiserait Nestorius, confesserait adhérer à l’Acte d’union et tenir pour concile légitime le synode d’Éphèse de 431. Ibas put rentrer chez lui pour célébrer les fêtes pascales.

Il n’était pas au bout de ses épreuves. À peine la convocation impériale avait-elle été lancée pour le nouveau concile d’Éphèse, 30 mars 449, que des mesures drastiques étaient prises pour écarter de cette assemblée tous ceux qui pouvaient y faire opposition au monophysisme triomphant. Dès le mois d’avril arrivait à Édesse un fonctionnaire impérial, Chéréas, qui reprenait une enquête tant sur l’administration d’Ibas que sur ses doctrines. Les propos de l’évêque furent repassés au crible, non seulement celui qu’Ibas avait déclaré jadis impensable, mais d’autres qui sont beaucoup moins invraisemblables, car ils reflètent assez bien la doctrine de Théodore. Une nouvelle fois la lettre à Maris fut versée aux débats. Nous ignorons comment se termina l’enquête et ne pouvons dire s’il y eut un jugement régulier. Mais il est certain qu’Ibas fut chassé de la ville, même mis en prison et amené jusqu’à Antioche. C’est là qu’il apprendra que le Brigandage d’Éphèse avait prononcé sa déposition. Ceci d’après les procès-verbaux syriaques du Brigandage.


II. Les auteurs des Trois-Chapitres au Brigandage d’Éphèse (449) et au concile de Chalcédoine (451).

Toute cette agitation contre les représentants du dyophysisme intégral allait avoir sa conclusion dans les sentences du concile d’Éphèse (449), sentences qui seraient revisées et annulées à Chalcédoine (451).

Le Brigandage d’Éphèse.

Nous ne pouvons entrer ici dans le détail des événements tragiques qui se déroulèrent à Éphèse en août 449 et qui amenèrent le triomphe momentané d’Eutychès et de son allié Dioscore d’Alexandrie, l’écrasement du dyophysisme et de ses plus illustres représentants, Flavien de Constantinople, Domnus d’Antioche, Théodoret de Cyr, Ibas d’Édesse ; tout ceci en dépit des consignes données par le pape saint Léon. Nous avons seulement à marquer ce qui y fut fait contre Théodoret et Ibas, faute de quoi seraient inintelligibles les mesures de réparation prises à Chalcédoine en faveur de ceux-ci.

Ni l’évêque de Cyr, ni l’évêque d’Édesse n’assistèrent au concile. Le premier, déjà visé par le décret impérial du 16 février 448, qui sans le nommer expressément condamnait l’Eranistes, ci-dessus, col. 1879, en butte à de multiples accusations portées soit devant Dioscore, soit devant Flavien, avait finalement reçu défense, au nom de l’empereur, de sortir des limites de son diocèse. Cf. Théodoret, Epist., lxxix, lxxx, lxxxi, lxxxii, P. G., t. lxxxiii, col. 1256 sq. C’était à l’automne de 448 ou au début de 449. En tout état de cause, la lettre impériale adressée à Dioscore pour lui donner la présidence du concile futur excluait positivement Théodoret des délibérations de l’assemblée. D’Ibas nous avons déjà dit qu’il était pour lors en prison, sans doute à Antioche. Cela n’empêcherait pas les deux prélats d’être victimes de Dioscore et d’Eutychès.

La procédure contre Ibas eut lieu à la deuxième session, le 22 août. Le détail en est bien connu par les actes syriaques. On commença par relire les procèsverbaux de l’action intentée à Édesse par Chéréas. Cette lecture déchaîna une vraie tempête. Après avoir rétabli le calme, Dioscore fit recueillir les témoignages sur ce qui s’était dit au procès de Beyrouth. Avant même la fin de cette déposition, Dioscore se déclara édifié : Ibas serait déposé et même exclu de la communion laïque, tant qu’il n’aurait pas restitué à l’Église d’Édesse tout ce qu’il avait détourné.

Une accusation en règle fut également portée, à la même séance, contre Théodoret. À l’appui furent déposées sur le bureau diverses pièces que nous avons déjà rencontrées et que nous retrouverons encore : la réfutation par Théodoret des anathématismes cyrilliens ; la lettre aux moines de Syrie (Théodoret, Epist., cli) ; une apologie de l’évêque de Cyr en faveur de Diodore et de Théodore (qu’il faut identifier à un ouvrage cité au Ve concile, sess. v, sous ce lemme : Ex his quæ Theodoretus defendens Theodorum contra Cyrillum scripsit) ; un autre tome dirigé contre Cyrille après que Théodoret était rentré dans la communion de celui-ci (peut-être est-ce le même que le précédent). Sur quoi Dioscore prononça la sentence déposant et excommuniant l’évêque de Cyr. Les évêques présents se rallièrent à cette condamnation, qui fut portée ensuite à Domnus d’Antioche absent. Celui-ci eut l’insigne lâcheté d’y souscrire ; cela ne le sauva pas. Peu après il était mis lui-même en accusation, comme ami et approbateur de Théodoret. Finalement sa déposition fut prononcée par le concile.

Prévenu de la sentence portée contre lui, Théodoret en fit appel au pape Léon, dans une lettre qui s’est conservée, Epist., cxiii, cf. cxvi-cxviii, P. G., t. lxxxiii, col. 1319 sq. Après un éloquent rappel de la dignité du Siège apostolique, l’évêque de Cyr déclarait adhérer pleinement à la doctrine exprimée par le pape dans le Tome à Flavien ; il suppliait le Siège apostolique de venir au secours de l’Église d’Orient ballottée par la tempête. Il attendait avec confiance la sentence de Léon, tout prêt à venir à Rome, sur un ordre du pape, pour y exposer sa doctrine.

Dès qu’il fut au courant des événements d’Éphèse, le pape protesta bien contre ce qui s’y était passé (14 décembre 449) ; mais, pour l’instant, il ne pouvait rien ; un édit de Théodosc II venait de donner force légale aux décisions du Brigandage. Texte dans Mansi, Concil., t. vii, col. 495-498. De plus la défense de posséder, de lire ou de transcrire les ouvrages de Nestorius était étendue aux écrits de Théodoret. Les détenteurs de ces productions s’exposaient aux peines les plus graves. C’est au monastère d’Apamée, où il était confiné, que l’évêque de Cyr apprit ce déchaînement de passions. Il essayait de consoler Ibas, Epist., cxxxii, P. G, t. lxxxiii, col. 1349. A Jean de Germanicie il tentait de faire comprendre la portée doctrinale des événements dont il était victime : c’était bien pour des questions dogmatiques qu’il avait été persécuté et tout autant Domnus, qui ne voulait pas recevoir les anathématismes cyrilliens. C’est en tant que « chef de l’hérésie » qu’il avait été lui-même déposé. Epist., cxlvii, ibid., col. 1409.

La réhabilitation à Chalcédoine. —

Mais l’injustice, la fourberie, la violence n’auraient pas le dernier mot. La mort de Théodose (28 juillet 450), l’avènement de Pulchérie et de Marcien amenaient la convocation d’un nouveau concile, qui réparerait les torts faits par le Brigandage et tirerait enfin au clair la théologie de l’incarnation.

Pour les monophysites de tous temps et de toutes nuances, le concile de Chalcédoine est resté l’assc mhlée exécrée qui a proclamé le nestorianisme, condamné « saint Dioscore de manière explicite et rejeté, sans Mer le dire, la doctrine de saint Cyrille. De très bonne heure, dans les milieux monophysites, ont couru sur le « concile maudit » les bruits les plus absurdes. Le plu-, curieux est celui dont s’est fait l’écho Jean d’Asie dani son Histoire ecclésiastique composée au milieu du vr siècle. Ce texte jette quelque lumière sur le « climat dans lequel s’est débattue la querelle des Trois-Chapii

Théodoret, après avoir été reçu par le » évoques du concile de Chalcédoine qui s’étaient rangés à sa malice, se montra insolent et les vilipenda. Ah ! disait-il, se sont-ils < régalés du ferment de la doctrine de Nestorius que je leur « ai fait goûter ! » Ainsi s’est-il exprimé en plein concile. Il avait, en effet, toutes les audaces, parce que les sectateurs de Nestorius avaient vivement exhorté le basileus à donner à Théodoret la présidence du concile et le droit de décider de tout. C’est donc du basileus qu’il entendait tenir son pouvoir. On dit aussi que c’est lui qui a fabriqué la dernière définition émise par le concile. » Éd. de Van Douwen et Land, Amsterdam, 1889, à la suite du De beatis orientalibus du même Jean d’Asie, p. 215.

Tout cela est absurde ; en fait Théodoret et Ibas furent admis au concile, mais à des conditions qui durent coûter à leur sens de l’équité et se heurter à leurs idées théologiques habituelles.

1. Théodoret.

Il y eut d’abord pour lui une acceptation provisoire au début de la première séance, puis à une session ultérieure son affaire fut discutée en détail.

L’évêque de Cyr n’était pas présent quand l’assemblée s’ouvrit et la séance commença par l’acte d’accusation dressé contre Dioscore par Eusèbe de Dorylée. Il fallait donc lire les procès-verbaux du Brigandage ; bien vite on arriva à la lettre impériale convoquant l’assemblée de 449, réglant sa composition et prononçant l’exclusive contre Théodoret. C’est alors que les magistrats civils composant le bureau du concile intervinrent pour demander l’admission de l’évêque de Cyr, « l’archevêque Léon (le pape) lui ayant rendu son siège et le basileus ayant décrété qu’il assisterait au concile ». L’introduction de Théodoret dans l’assemblée fut le signal d’un mouvement de séance extrêmement violent. La droite, formée par les Égyptiens, les Illyriens et les Palestiniens, l’invectivait bruyamment : « À la porte, criait-on, à la porte le disciple de Nestorius. » Et la gauche, composée par les Orientaux et les évêques du Pont, de l’Asie et de la Thrace, de manifester avec non moins de violence contre les partisans de Dioscore « l’assassin ». Le bureau eut de la peine à rétablir l’ordre ; Théodoret finalement put prendre séance, d’abord comme accusateur de Dioscore, puis à son rang d’évêque et même intervenir dans la discussion, ce qu’il fit aussi, mais d’une manière discrète, dans les séances suivantes. A la sixième, où fut discutée et approuvée la profession de foi du concile, il souscrivit cette définition.

Ce fut seulement à la ixe session (26 octobre), que sa cause personnelle fut discutée, en présence des légats du Siège apostolique. On lui demanda d’anathématiser nommément Nestorius. De toute évidence la chose lui coûtait et il essaya de se répandre en explications sur sa propre doctrine : « je ne prononcerai cet anathème que je n’aie d’abord exposé ce que je crois. Or, je crois… » Mais on lui coupa la parole : « Il est hérétique, clamaient les plus excités, il est nestorien ; dehors l’hérétique I » — « Eh bien, reprit Théodoret, anathème à Nestorius, à qui ne dit pas que la vierge Marie est la théotocos, à qui divise en deux fils l’unique Monogène. J’ai souscrit d’ailleurs à la définition de foi et au tome de Léon. Après cela, êtes-vous satisfaits ? » [Kal (jtexà Taùra Tcàvxa aâ>Çea6e ; cette phrase du procès-verbal donnera lieu ultérieurement à de vives discussions ; certains y ont vu une ironie : « je vous salue I » « laissez-moi la paix », « je prends congé », etc. Rusticus a traduit : Saluete ; il est bien difficile d’en préciser le sens exact). Sans s’arrêter à ces derniers mots, le bureau constata : « Devant vous Théodoret a anathématisé Nestorius ; il a été reçu par Léon, il B souscrit sans ambages votre définition de foi, et le Tome de Léon. Il ne vous reste plus qu’à porter la sentence qui lui rend son Église. » C’est là-dessus que l’on alla aux voix, en commençant p : ir les légats romains ; les votes des principaux membre* du concile sont ainsi conservés, ils répètent, à peu près tous, ce qu’avait exprimé le bureau de l’assemblée. Théodoret recouvrait donc l’Église de la cité de Cyr.

2. Ibas. — L’évêque d’Édesse, au début du concile, passa davantage inaperçu, on ne saurait dire quand il prit séance pour la première fois, mais son nom se retrouve parmi les signataires de la définition conciliaire à la vie session. Son cas donna lieu un peu plus tard à de longues tractations qui remplirent les xe et xie sessions.

A la x c, Ibas fit son entrée et rappela qu’il avait été condamné à Éphèse bien qu’absent. Il demandait donc que fussent lus les deux jugements rendus en sa faveur à Tyr et à Beyrout, qui l’avaient déclaré innocent des blasphèmes à lui imputés. Dans leur lettre aux juges, les clercs d’Édesse avaient attesté la pureté de sa doctrine. De cette lettre les légats romains demandèrent la lecture, aussi bien que celle des procès-verbaux de Tyr, c’est-à-dire de l’acte de conciliation qui avait terminé en Syrie l’action judiciaire de 448. Les signataires de cette pièce, présents au concile, en reconnurent l’authenticité. Sur quoi les légats crurent pouvoir terminer aussitôt l’affaire et proposèrent la mise aux voix. Mais, devant le silence général de l’assemblée, le bureau remit au lendemain la discussion. C’est donc à la xie session seulement que l’affaire d’Ibas fut liquidée. Dès l’abord quelques évêques proposèrent de la terminer immédiatement sur le vu du procès-verbal de Tyr. Une certaine opposition se manifesta pourtant : il y avait des accusateurs et qui demandaient à être entendus. Introduits, ils exigèrent la lecture des procès-verbaux de Beyrout, ces pièces devant montrer l’équité de la sentence d’Éphèse. On s’expliqua d’abord, non sans confusion, surla conciliation réalisée à Tyr, puis sur les actes de Beyrout, y compris la fameuse lettre à Maris que l’accusation apportait en témoignage de l’hétérodoxie de l’évêque d’Édesse. Cette lecture terminée, Ibas demanda que, fût également lue la lettre que les clercs de son Église avaient écrite en sa faveur. Satisfaction lui fut donnée par le bureau, qui rejeta sans plus la réclamation des accusateurs d’Ibas prétendant que la lettre des clercs d’Édesse avait été maquillée. Mais, pour l’édification de l’assemblée, il proposa que fussent lues les pièces du procès fait à Ibas au Brigandage d’Éphèse. Les légats romains s’y opposèrent avec la dernière énergie : les actes de l’assemblée d’Éphèse avaient été déclarés par le pape nuls et non avenus, il était inadmissible qu’il en fût rien lii, même à titre documentaire ; s’il le fallait, ils recourraient directement à l’empereur pour empêcher cette lecture. Anatole de Constantinople et plusieurs autres dignitaires se rallièrent à ce point de vue, que l’assemblée accepta finalement. Le bureau demanda dès lors que l’on passât au vote sur le sort à faire à Ibas. Les légats exprimèrent les premiers leur sentiment : « Lecture faite des pièces du procès, nous reconnaissons que, par la sentence des évêques (de Tyr, de Beyrout, d’Antioche), Ibas a été reconnu non coupable (àveùôuvov). Et nous-mêmes, après lecture de sa lettre, nous le reconnaissons orthodoxe, àM<xyviùaQziari< ; yàp -ôjç èîtioToX^ç aùxoû è7TSYvw[jL£v aùxôv ÛTtapxeïv ôp66-SoÇov. C’est pourquoi nous décidons de lui rendre l’honneur de l’épiscopat et l’Église dont il a été injustement chassé. » Nous verrons ultérieurement à quelles discussions a été soumise cette phrase des légats. Remise dans son contexte elle est absolument claire. L’orthodoxie d’Ibas a été attaquée ; en gage de son hétérodoxie ses accusateurs ont fait valoir tout particulièrement la lettre écrite par lui à Maris. Or, lecture faite des pièces du procès, et tout spécialement de la fameuse lettre, les légats ont reconnu l’orthodoxie d’Ibas. Sans doute leur sentence n’est pas équivalente à celle-ci : « La lettre d’Ibas est parfaitement orthodoxe » ; du moins exprime-t-elle cette idée que la lecture de cette pièce ne permet de rien dire contre l’orthodoxie de son auteur. Il est bien clair, par ailleurs qu’il ne peut s’agir, dans tout le contexte que de la lettre à Maris. C’est elle, elle seule qui est en cause. Sans doute une autre lettre a été lue aussi à Beyrout, celle du clergé édessénien en faveur de son évêque calomnié. Elle figurait dans les procès-verbaux de Beyrout et mention spéciale est faite de sa lecture à Chalcédoine. Mais il serait absolument invraisemblable qu’elle ait pu être désignée par les légats comme « la lettre d’Ibas », ttjç èmcTolr^ç ocûtoû.

Les votes émis par les autres membres du concile ne présentent rien de spécial ; tout au plus faut-il signaler celui de Juvénal de Jérusalem, suivant qui « il fallait pardonner au pécheur repentant ». Lui non plus ne doutait pas que le débat portât sur le caractère plus ou moins regrettable de la lettre à Maris. Il était loin de s’exprimer comme les légats ; du moins déclarait-il que le pardon pouvait être accordé à l’auteur de la fameuse lettre. En fin de compte on demanda seulement à l’évêque d’Édesse d’anathématiser Nestorius. Bien différent en cela de Théodoret, Ibas n’avait pas de raison particulière de se refuser à ce geste. Il jugeait sévèrement les incartades de l’archevêque déposé. Sans l’ombre d’une hésitation, il prononça l’anathème qu’on lui demandait. L’aventure de Théodoret et d’Ibas semblait définitivement liquidée.

3. Théodore.

Il n’y avait pas de raison pour qu’il fût question de lui à Chalcédoine. Son nom ne fut jamais prononcé dans les débats conciliaires. Toutefois il était parlé de lui avec beaucoup d’éloge dans la lettre d’Ibas à Maris. Ce passage quand il fut lu ne suscita, s’il faut s’en fier aux procès-verbaux, aucune manifestation ni hostile, ni favorable. L’attention de l’assemblée était ailleurs. C’est donc par une flagrante exagération que les monophysites accuseront plus tard le concile de Chalcédoine d’avoir rendu hommage à la mémoire de l’évêque de Mopsueste. Que sa doctrine des deux natures soit passée dans le décret dogmatique du concile, c’est incontestable, mais ce décret professait en même temps sur l’union une doctrine qui était fort éloignée de celle de Théodore. En dépit des affirmations indéfiniment reprises par les adversaires, Chalcédoine avait trouvé la via média entre le dyophysisme outré d’Antioche et le monophysisme, verbal ou réel, apparent ou larvé, d’Alexandrie.


III. L’agitation monophysite contre les Trois-Chapitres.

Ce que fut cette résistance des monophysites aux décisions de l’assemblée qu’ils appelèrent immédiatement le « concile maudit », nous n’avons pas à le raconter ici. Rappelons seulement que cette agitation d’apparence doctrinale s’ac< ompagna bien vite d’une effervescence politique. Ce n’est pas exclusivement pour des raisons religieuses que la Syrie et l’Egypte prirent feu contre Chalcédoine ; les revendications autonomistes des particularismes nationaux étaient, beaucoup plus qu’on ne l’imagine, au point de départ de ces mouvements d’apparence religieuse. Et cela permet de comprendre la politique en apparence un peu décousue des basileis. C’est pour empêcher des divisions menaçantes qu’à bien des reprises, en dépit des objurgations romaines, ceux-ci paraissent disposés, à abandonner Chalcédoine.

Au temps de l’Hénotique. —

L’Hénotique de Zenon, en 480, est la plus éclatante manifestation de cet état d’esprit. Le basileus, en somme, reconnaissait les deux hiérarchies schismatiques qui venaient de se constituer à Antioche et à Alexandrie. Pour faciliter les rapports entre celles-ci et l’Église officielle de Constantinople, il prescrivait à cette dernière le silence absolu sur la doctrine chalcédonienne. Ce ne sont pas tes monophysites qui font des concessions à l’Église impériale, c’est Constantinople qui accepte, bon gré, mal gré, la doctrine plus ou moins édulcorée du grand docteur monophysite Sévère d’Antioche. Il va sans dire qu’en ces conditions les vieux maîtres antiochiens, Diodore, Théodore, ne tarderaient pas à être considérés, même à Antioche leur patrie et à Constantinople aussi, comme les pères du « nestorianisme » dont on faisait d’ailleurs un épouvantail. En même temps s’installait dans l’Église officielle une doctrine positive dont la formule définitive : Unus de Trinitate incarnatus et passus, finirait par devenir une tessère d’orthodoxie. On ne saurait oublier que c’est l’Hénotique qui l’a exprimée d’abord. Voir l’art. Théopaschite (Controverse), ci-dessus, col. 506.

Durant la réaction chalcédonienne.

La réaction chalcédonienne qui marque la fin du règne d’Anastase (t le 9 juillet 518) et celui de Justin (518-527) va interrompre, pour quelque temps, cette emprise que le monophysisme sévérien a mise sur l’Église officielle. Voir Hormisdas, t. vii, col. 162 sq. Mais la liquidation du schisme acacien ne pouvait éliminer de la théologie byzantine, qui justement se formait à cette date, l’influence de la doctrine que préconisait pour l’heure Sévère d’Antioche. Encore que celui-ci eût été l’une des victimes de. la réaction chalcédonienne, son esprit, sinon ses formules, continuait à s’imposer à Constantinople. C’est incontestablement son état d’esprit qui se révèle dans cette phobie du nestorianisme qui se manifeste dans l’affaire des moines scythes. Voir Scythes (Moines), t. xiv, col. 1746 sq. et Théopaschite (Controverse). Quiconque ne rapportait pas immédiatement au Verbe divin toutes les opérations du Christ, naissance, passion et mort, quiconque voulait distinguer le sujet prochain de ces opérations et le sujet éloigné passait, dans l’esprit de ce monde, pour suspect d’introduire une dualité dans la personne de l’Homme-Dieu.

Que le « nestorianisme » ait été un péril sérieux à Constantinople et dans l’empire sous le règne de Justin, c’est, en dépit des clameurs des moines scythes, ce que l’on admettra difficilement. Les Scythes pensaient voir au couvent des acémètes, dans la capitale, la forteresse du nestorianisme. Comme nous ne connaissons guère la pensée des acémètes que par leurs adversaires, il est difficile de porter sur celle-ci un jugement équitable. Il est possible néanmoins que le retour officiel à la foi chalcédonienne ait donné plus libre cours à certaines tendances dyophysites, comprimées durant tout le schisme acacien, et ait amené, chez certains, des expressions où la doctrine des deux natures s’accentuait au point de sembler mettre en échec le dogme de l’unique personne. On mena aussi quelque bruit, en 520, autour de manifestations qui se seraient déroulées à Cyr en l’honneur de Théodoret, de Diodore et de Théodore. L’image du premier aurait été promenée en procession ; une synaxe aurait été célébrée à la mémoire des vieux docteurs antiochiens. Finalement une enquête fut ordonnée par le gouvernement ; on ne sait à quel résiliât elle aboutit. Sur cette affaire qui fut rapportée au Ve concile, WP session, voir Mansi, Concil., t. viii, col. 364 B-365 D. Mais cette.orte de réhabilitation des vieux docteurs dyophysites avait au moins une excuse : au temps du basileus Anastase, si ancré sur les principes du monophysisme, Xénaias, évêque de Hiérapolis en Syrie, un des plus agités p : irmi 1rs monophysite -s, entendait bien exiger, partout où il le pouvait et même du patriarche hénoticiai d’Antioche, Havien 1 1, l’anathème non seulement de N’rstorius. mais de Diodore, de Théodore, d’Ibas et de I héodorct : « ’l’on là, disait Xénaias, étaient des nestoriens. Aussi hien quand il eut obtenu de Flavien l’anathème dem le fougueux monophysite demanda-t-il la condamnation de Chalcédoine même. Voir une lettre des moines de Palestine à l’évêque Alcyson de Nicopolis en Épire, dans Évagre le scolastique, H. E., t. III, c. xxxii, P. G., t. lxxxvi b, col. 2660. Tous ces incidents — et il dut y en avoir d’autres — montrent combien était instable dans le premier quart du vie siècle l’équilibre de la théologie dans l’Empire byzantin.

Sous Justinien.

Du jour où Justinien, après la mort de son oncle Justin, eut seul le pouvoir entre les mains (527), ce serait la tendance monophysite qui l’emporterait dans les conseils du gouvernement d’abord, dans ceux de l’Église d’État ensuite. Sans doute, aux premières années, le basileus avait-il maintenu l’attitude intransigeante de Justin à l’endroit de ceux qui se déclaraient antichalcédoniens. Mais au Sacré-Palais même les monophysites avaient dans la femme de Justinien, Théodora, une auxiliaire toute dévouée. Or, depuis l’insurrection du Nixqc, qui avait amené la révolte d’Hypatius et de Pompée (532), Théodora qui, dans ces journées tragiques, avait sauvé Justinien, prenait, dans les conseils de l’État, une influence croissante. Des entretiens de la basilissa avec un certain nombre de personnalités monophysites, maintenues dans la capitale sous la surveillance de la police, naquit l’idée d’une conférence contradictoire entre chalcédoniens et monophysites sévériens. Sur cette conférence, dont on n’a pas les procès-verbaux, nous sommes renseignés par une lettre de l’évêque Innocent de Maronie qui figure dans les collections conciliaires ; cf. Mansi, Concil., t. viii, col. 817 sq. ; A. C. 0., t. iv, vol. ii, p. 169-184. Sous la présidence d’un magistrat impérial, cinq évêques chalcédoniens discutèrent avec six prélats sévériens (Sévère lui-même n’était pas présent, toujours caché qu’il était en Egypte). Ceci se passait en 533.

Malgré de longues argumentations, il fut impossible d’amener les sévériens à reconnaître l’orthodoxie de Chalcédoine et de la formule des deux natures. Contre le concile ils avaient un autre grief : pourquoi n’avait-il pas entériné les douze anathématismes cyrilliens ? Pourquoi aussi la politique impériale avait-elle fait insérer aux diptyques la mention du concile ? Au lieu d’amener l’union, cette exigence ne pouvait qu’accroître les divisions et provoquer le scandale des fidèles. Citer les Pères de Chalcédoine dans la liturgie, c’était citer Ibas et Théodoret, leur donner un brevet d’orthodoxie ! Que l’on ne dise pas que l’évêque de Cyr n’avait été reçu qu’après avoir anathématisé Nistorius ; c’est en se moquant du concile qu’il avait prononcé cette formule, comme il ressortait de ses derniers mots ; cf. ci-dessus, col. 1882. Première manifestation officielle contre ce qu’on appellera bientôt les Trois-Chapitrcsl À la suite de ces discussions, les sévériens firent tenir à l’empereur leurs griefs dogmatiques contre les orthodoxes ; ils reprochaient à ceux-ci de ne pas confesser le Deus passus carne, VUnus de Trinitate passus, la formule : Ejusdem esse personne tam miracula quam passiones. Le basileus fit venir le patriarche de la capitale et le président de la conférence, lesquels répondirent que ces formules ils les acceptaient moyennant un certain nombre de précisions. Mais, en définitive, la conférence n’aboutit à rien : le gros des dirigeants du parti monophysite persévéra dans le séparatisme.

Ou plutôt la conférence aboutit à un résultat favorable aux sévérien 1 ;  : elle souleva à nouveau la question de l’UniII de. Trinitate pa$StU qu’avait si énergiquement écartée le pape Hormisdas, celle aussi de la culpabilité îles vieux Antiochiens et de leurs disei pies, Théodoret et Ibas. Pour le moment l’attention se (ixa sur le premier de ces problèmes. Voir l’art. Theol’Ascmri. (Controvtnt). Âatlnkn finit par obtenir du pape Jean II une approbation de la formule jadis préconisée par les moines Scythes. Sous l’énergique pression du basileus, Rome se résignait à adopter une terminologie à qui le pape Hormisdas avait trouvé, quelques années plus tôt, un vague relent de monophysisme. De quelle importance était la concession de Jean II, on l’a indiqué plus haut et comment elle orientait la théologie dans une direction nouvelle. A la doctrine antiochienne qui avait triomphé dans l’Acte d’union de 433, qui avait été mise au point par le Tome de Léon, qui s’était exprimée à Chalcédoine, une autre théologie — ne disons pas un autre dogme — se substituait, celle que, dans ce temps même, élaborait Léonce de Byzance. Cette théologie, nous la verrons se formuler au mieux dans les anathématismes du concile de 553. Avec elle étaient absolument incompatibles les concepts archaïques des premiers maîtres antiochiens ; il était impossible qu’un jour ou l’autre les noms de ces docteurs ne fussent entraînés dans la réprobation générale qui frappait des conceptions maintenant périmées. La doctrine cyrillienne, écartée par Chalcédoine en dépit de la révérence extérieure témoignée au patriarche d’Alexandrie, allait prendre sa revanche.

Au fait elle la prit d’abord sur le terrain des réalités ecclésiastiques. Les intrigues de Théodora réussissaient à faire nommer en 535 aux deux sièges d’Alexandrie et de Constantinople deux prélats tout dévoués à la cause monophysite, Théodose d’une part et, d’autre part, Anthime. D’abord évêque de Trébizonde, ce dernier avait jadis fait partie de la délégation catholique à la conférence de 533 ; depuis il avait clairement manifesté ses sentiments. S’adressant à Sévère, il le comblait d’éloges, déclarait s’en tenir aux conciles de Nicée, Constantinople, Éphèse, à la doctrine de Cyrille et à l’Hénotique ; de même faisait-il dans sa lettre à Théodose d’Alexandrie. Voir Zacharie de Mitylène, textes signalés par Grumel, Regestes du patriarcal de Constantinople, n. 230 et 231. S’il n’avait tenu qu’à Théodora, le monophysisme allait triompher dans l’Église byzantine. Cédant aux nouvelles instances du Sacré-Palais, Sévère arrivait à Constantinople, à l’été de 535, pour conférer avec Anthime qu’il achevait de convertir à ses idées.

L’arrivée du pape Agapet dans la capitale, en février 536, mit fin à l’aventure. Sommé de s’expliquer sur le dogme des deux natures, Anthime, conseillé par Sévère, donnait sa démission ; il était remplacé par Menas que le pape lui-même consacra le 13 mars. C’était le début d’une réaction pro-chalcédonienne, dont le pape ne devait pas voir le développement, car il mourait le 22 avril suivant. Cette réaction se manifesta d’abord au concile présidé, au mois de mai, par le nouveau patriarche, Mansi, Concil., t. viii, col. 8731176, puis dans les mesures gouvernementales prises, au cours des semaines suivantes, contre Sévère et ses adhérents. Ce fut le prélude d’une véritable terreur blanche. En SyTie, en Egypte, des mesures drastiques furent prises contre ceux qui ne voulaient pas s’incliner devant les décisions de Chalcédoine. Transportées à Constantinople, les plus en vue des personnalités monophysites pouvaient maintenant paraître annihilées. Ce fut le contraire qui arriva, car Théodora veillait. Le palais de Derkos, lieu de déportation des chefs monophysites, devenait la pépinière où se conserverait, reprendrait vigueur, finalement serait transplanté en bonne terre le monophysisme que l’on aurait pu croire expirant. À l’un de ses moines, le patriarche Théodose d’Alexandrie faisait conférer l’épiscopat ; ce nouvel évêque passait le Bosphore et parcourait l’Asie Mineure, célébrant des ordinations, reformant partout l’Église sévérienne. Puis ce fut le tour de Jacques Baradéc, qui, ordonné lui aussi par Théodose, comme évêque d’Edesse et « métropolite œcuménique », allait ressusciter partout, en Syrie et en Egypte la hiérarchie monophysite. En moins de dix ans le péril monophysite que l’on avait cru définitivement conjuré redevenait plus redoutable que jamais. Deux grandes Églises, devenues résolument schismatiques, en faisaient leur doctrine officielle. Jacobites d’un côté, Coptes de l’autre poussaient à l’envi à la désagrégation de. l’Église œcuménique et de l’État byzantin qui l’abritait.

Serait-il possible, abandonnant le recours à la manière forte, de conjurer, par des concessions opportunes, ce dangereux séparatisme ? On finit par le penser au Sacré-Palais, sous l’influence d’un homme qui va jouer, désormais, dans la politique religieuse un rôle prépondérant, Théodore Askidas, promu, quelque temps après le « concile de Menas », au siège de Césarée de Cappadoce, mais qui fréquentait davantage la cour que les âpres régions dont il avait la gérance. Les contemporains ont vu en lui le principal animateur de la querelle des Trois-Chapitres. Celle-ci devait être d’ailleurs comme un prolongement de la controverse origéniste qui s’était déroulée à partir de 539. Cette année-là avait eu lieu à Gaza de Palestine un concile qui devait instruire l’affaire du patriarche d’Alexandrie, Paul le Tabennésiote, dont l’administration brutale et maladroite avait causé bien des troubles. Le concile avait été présidé par le diacre romain Pelage, demeuré à Constantinople après la mort du pape Apapet comme apocrisiaire du Siège apostolique. Profitant de la circonstance, les moines antiorigénistes de Saint-Sabas avaient saisi de leurs plaintes contre Origène l’apocrisiaire romain. C’avait été le point de départ de l’édit contre certaines doctrines du vieil Alexandrin rendu en 543. Voir l’art. Origénisme, t. xi, col. 1574 sq. Libératus, Breviarium, c. xxiv, P. L., t. lxviii, col. 1049, met directement en cause, dans cette affaire, la responsabilité de Pelage. C’est pour jouer un mauvais tour à Askidas, dont il voyait l’influence grandir de plus en plus au Sacré-Palais, au grand dam de l’orthodoxie chalcédonienne, que l’apocrisiaire déclencha la querelle sur Origène. Ancien membre de la Nouvelle-Laure, une filiale de Saint-Sabas, Askidas acquis aux idées origénistes, s’était fait à Constantinople le protecteur de tous ceux qui étaient ou se disaient persécutés pour leur attachement à ces doctrines. Obtenir la condamnation d’Origène, c’était — Pelage du moins l’espérait — démonétiser auprès de Justinien le redoutable Askidas. Si ce machiavélisme présida aux intrigues de Pelage, l’apocrisiaire romain en fut pour ses machinations ; à l’injonction impériale relative à Origène, Askidas souscrivit sans difficulté. Mais il était bien décidé à jouer à Pelage et à l’Église romaine un tour de sa façon. Ce fut l’édit de Justinien condamnant les Trois-Chapitres ; il allait mettre le Siège apostolique dans la plus fausse des positions.


IV. L’intervention de Justinien. Première condamnation des Trois-Chapitres.

Il s’agissait donc, pour Askidas, de faire pièce à Pelage, qui, par ses démarches, avait entraîné la condamnation de l’origénisme, mais aussi à Gélase, abbé de Saint-Sabas et à ses moines, ennemis d’Origène et grands admirateurs de Théodore de Mopsueste. Provoquer une condamnation de celui-ci et de ses comparses, c’était faire tort aux origénistes d’abord, au Siège apostolique ensuite, c’était en même temps faire plaisir aux monophysites. Voir une lettre de Domitianus, évêque d’Ancyre, écrite postérieurement au pape Vigile et dénonçant ce plan de ses anciens amis, dans Facundus, Pro defensione trium cap., t. IV, c. iv, P. L., t. lxvii, col. 627 ; cꝟ. t. I, c. ii, col. 532. Voici, quoi qu’il en soit de ces explications, comment les événements se déroulèrent.

L’édit de Justinien.

Pelage était reparti pour Rome en 543 ; Askidas fit le siège de Justinien. « Ayant trouvé l’empereur, dit Libératus, occupé à écrire contre les acéphales (c’est-à-dire les monophysites), Théodore, appuyé par Théodora, représenta au souverain la peine inutile qu’il se donnait. Il y avait un moyen beaucoup plus rapide de ramener les acéphales. Contre Chalcédoine les schismatiques avaient ce grief qu’il avait entendu sans sourciller les louanges données à Théodore de Mopsueste et qu’il avait déclaré orthodoxe, par jugement exprès, la lettre d’Ibas qui se révélait de toute évidence nestorienne. Si l’on anathématisait Théodore avec tous ses écrits et cette lettre d’Ibas, cela paraîtrait une correction apportée au synode, qui serait alors reçu par tous. L’empereur, continue Libératus, prêta l’oreille à cette suggestion et promit de réaliser bientôt ce désir. Askidas et les siens insistèrent alors pour que Justinien fît paraître un vrai livre à la condamnation des Trois-Chapitres ; une fois publié et répandu un peu partout, le prince se ferait honte de l’amender et la condamnation serait irrévocable… Justinien entra dans ces vues et, laissant là son étude sur les acéphales, composa, pour la condamnation des Trois-Chapitres, ce fameux livre qui n’est que trop connu. Breviarium, c. xxiv, P. L., t. lxviii, col. 1049.

Peut-être Libératus a-t-il un peu schématisé. Toujours est-il, qu’à une date impossible à déterminer avec précision, entre 543, date de l’édit antiorigéniste, et 545, date du départ du pape Vigile pour Constantinople, un volumineux édit fut lancé par Justinien. Le texte en est perdu ; il n’en reste que quelques fragments conservés par Facundus, op. cit., t. II, c. iii, col. 566 B, et col. 567 A ; t. IV, c. iv, col. 628 B ; ces deux derniers passages étant libellés sous forme d’anathématismes :

Si quis dicit rectam esse ad Marin) impiam epistolam qitæ dicitur ab Iba esse facta aut ejus assert or est, et non magis anathemati subjicit, utpote maie tractantem sanctum Cyrillum, qui dicit quia Deus Verbum factus est homo, et ejusdem sancti Cyrilli duodecim capitulis detrahentem, et priraara Ephesinam synodum impetentem, Nestorium vero défendent om, laudantem autem Theodorum Mopsuestlse, A. S. Col. 567 A.

Si quis dicit hsec nos ad abolendos aut excludendos sanctos Patres qui in Chalcedonensi fuere concilio dixisse, A. S. Col. 628 B.

Mais il y avait aussi des considérants plus ou moins prolixes, qui introduisaient ces formules de condamnation, témoin la première citation de Facundus :

Oportet aperte Inspicere ad Marim epistolam, omnia quldem sine Deo et impie dicentem, illud tantummodo ostendentem bene, quia ex illo Theodonis per Orientem in Ecclesia anathematizatus est. Col. 566 B.

On pourrait s’en faire quelque idée par l’édit nouveau de 551, voir ci-dessous, col. 1897. Le premier édit aurait ainsi comporté un exposé doctrinal suivi d’anathématismes contre Théodore de Mopsueste dont la personne et les écrits étaient condamnés, contre certains écrits de Théodoret, enfin contre la lettre d’Ibas. Rien d’étonnant que ces trois noms fussent accolés. Ceux d’Ibas et de Théodoret l’avaient été par les sévériens à la conférence de 533. Théodore de Mopsueste était désormais classé comme le père reconnu du nestorianisme. Dans son traité Contra eutychiano* et nestorianos, au t. III, Léonce de Byzance venait d’en accumuler les preuves : la plume à la main il avait dépouillé l’œuvre entière de l’Interprète et relevé tous les passages qui lui semblaient suspects : liste Impressionnante de propositions qui, détachées de leur contexte, paraissaient plus abominables les unes que les autres. Filles et aient introduites par un réquisitoire en règle contre Théodore. Voir le texte malheureusement Incomplet dans P. G., t. lxxxvi a, col. 1357-1396 ; se reporter de préférence à l’édition de Maï, Spicilegium romanum, t. x, p. 661 sq. Justinien pouvait puiser à pleines mains dans un arsenal aussi bien garni.

L’édit impérial et les autorités ecclésiastiques.

Œuvre de l’autorité civile, l’édit impérial avait besoin de l’assentiment des autorités ecclésiastiques ; de même que l’édit antiorigéniste des années précédentes, celui-ci fut soumis à la signature des cinq patriarches.

En Orient la première réaction fut de se mettre en défense. Les antichalcédoniens avaient depuis trop longtemps confondu dans leurs attaques le « concile maudit » et les noms de Théodore, d’Ibas et de Théodoret, pour qu’il fût possible de se méprendre sur les origines vraies de l’acte impérial. Encore qu’il ne manquât pas de souplesse, le patriarche de la capitale, Menas, hésita d’abord à signer. Lors de sa consécration par le pape Agapet, il avait promis de ne rien faire en matière doctrinale sans en référer au Siège apostolique, Se nihil acturum sine apostolica Sede promiserat. Il protesta que l’édit allait contre le concile de Chalcédoine. On apaisa ses scrupules en lui garantissant qu’en cas d’opposition du premier siège il pourrait retirer sa signature. Travaillés par lui, les évêques du synode permanent, en dépit des avertissements que leur donnait Etienne, l’apocrisiairc du pape, finirent aussi par signer. Voir Facundus, op. cit., t. IV, c. iv, col. 625. Éphrem d’Antioche et ZoTle d’Alexandrie envoyèrent aussi leur adhésion, mais sous la menace et en se rendant bien compte du caractère compromettant de leur démarche. Facundus, ibid., col. 626, et Contra Mocianum, ibid., col. 861 CD. A Jérusalem, le patriarche Pierre et l’higoumène de Saint-Sabas, Géîase, déclarèrent l’édit contraire à Chalcédoine, mais Pierre fut appelé à Constantinople et dut s’exécuter lui aussi. Bref, dans les milieux les plus divers on se rendit compte plus ou moins clairement qu’il y avait dans l’édit une machination contre le concile ; ce qui pouvait transpirer des moyens mis en œuvre par Askidas était bien de nature à confirmer ces soupçons. Toutes les explications que l’on donnera par la suite atténueront peut-être ces appréhensions du premier jour, elles ne réussiront pas à les faire disparaître entièrement. Et c’est ce que l’histoire doit retenir.

En Occident, la réaction allait être beaucoup plus violente et dégénérer très vite en une opposition acharnée. Au premier moment l’apocrisiaire du Siège apostolique à Constantinople, Etienne, avait refusé d’approuver l’édit et avait rompu les relations avec les signataires, à commencer par Menas. Dans la capitale se trouvait aussi à la même date l’évêque de Milan, Dacius ; il fit ce que faisait Etienne. Facundus, t. IV, c. iii, col. 623-624. A Rome qu’allait-on faire ? Laissé à lui-même le pape Vigile, qui, depuis avril 537, occupait la chaire de Pierre, aurait peut-être cédé immédiatement. Mais il lui fallait compter avec son entourage, d’abord, puis bientôt avec Pépiscopat occidental. Auprès de lui il y avait pour lors son diacre Pelage, au courant mieux que personne des tenants et aboutissants de l’affaire. Pour éclairer sa propre religion, Pelage s’adressa à la plus grande lumière de l’Afrique, le diacre Fulgence Ferrand, disciple et héritier de Fulgenee de Ruspe ; il lui demanda de provoquer une délibération du primat de Carthage et. de ses ressortissants. Nous n’avons que la réponse du diacre : « condamner les Trois-Chapitres c’était porter atteinte à l’autorité de Chalcédoine. » Ferrand, Episl., w, P. L., t. lxvii, col. 921-928.

Nous reviendrons ailleurs sur les conditions dans lesquelles Vigile était arrivé à la chaire de saint Pierre. Voir son article et aussi Sn.vfcRF, t. xiv, col. 2065. Nous étudierons en particulier la question de savoir si, antérieurement à l’ordination de Vigile, il y eut.Us collusions, à Constantinople où le diacre Vigile avait accompagné le pape Agapet, entre lui et la basilissa. Nous nous demanderons encore si, au début de son pontificat, il n’est pas entré en rapport avec les chefs qualifiés du monophysisme sévérien. Mais, quoi qu’il en soit, il reste à sa charge qu’il était arrivé au Saint-Siège par des moyens plus que suspects. L’attitude qu’il prit en d’autres occasions à l’endroit du basileus semblait annoncer qu’il était prêt à toutes les complaisances. En 540 on avait vu paraître à Rome un haut fonctionnaire byzantin, exprimant l’étonnement de la cour de ce que Vigile tardait à approuver l’édit impérial pris à la suite du concile de Menas de 536, ainsi que l’exposition de foi du basileus qui avait été acceptée par Jean II et Agapet. Nous avons la réponse de Vigile ; ce n’est pas sans étonnement qu’on y lit les hyperboliques louanges que le pape décernait au souverain, « à qui Dieu a donné une âme non seulement impériale, mais sacerdotale ». Nos convertit gloriari quod (Dominus) non imperialem solum sed etiam sacerdotalem vobis animum concedere sua miseratione dignatus est. P. L., t. lxix, col. 21 sq. Même attitude déférente de Vigile quand fut soumis à sa signature l’édit condamnant les origénistes. Nous n’avons pas le texte rédigé par lui, mais par Cassiodore nous savons que son approbation fut donnée : Præsenti tempore et a Vigilio papa denuo constat (Origenem) esse damnatum. Inst. div., c. i, P. L., t. lxx, col. 11Il D.

Mais quelle attitude prendrait-il dans la présente question des Trois-Chapitres ? Partout, même en Orient, à plus forte raison chez les Occidentaux, la première impression avait été qu’il s’agissait d’une manœuvre en faveur des monophysites, manœuvre qui mettait en péril l’autorité de Chalcédoine. C’était évident pour la lettre d’Ibas et jusqu’à un certain point pour ce qui concernait les écrits de Théodoret. C’était moins clair pour Théodore. Le fait pourtant qu’on liait son sort à celui des deux autres ne laissait pas de rendre suspecte une sentence portée contre la personne d’un évêque, mort dans la paix de l’Église et que l’on semblait vouloir poursuivre par-delà le tombeau, et aussi contre des écrits que nul n’avait encore beaucoup étudiés. Une chose du moins était certaine : de même que les monophysites unissaient les trois noms dans une réprobation commune, de même, par réaction, les défenseurs de Chalcédoine - et c’étaient tous les Occidentaux — allaient en une commune défense venir au secours de ces trois noms. C’est le point de vue qui s’exprima tout aussitôt chez les Africains, d’abord dans la lettre de Fulgence Ferrand aux diacres romains Pelage et Anatole, déjà citée, mais surtout dans le volumineux ouvrage, In defensionem trium capitulorum, que n’allait pas tarder à mettre en chantier l’évêque d’Hermiane, Facundus, et qui ne sera terminé, à Constantinople, qu’après l’arrivée du pape Vigile.


V. Le pape Vigile a Constantinople.

Justinien ne pouvait ignorer cet état d’esprit de l’Occident. Il semble bien qu’il n’ait pas attendu de Vigile, une signature pure et simple comme celle donnée par Menas. Après un certain délai — un an peut-être — il conçut l’idée de faire venir le pape à Constantinople, où il pourrait plus facilement le manœuvrer. On pouvait craindre, d’ailleurs, que les Goths expulsés de Rome ne remissent la main sur la capitale ; de fait Totila la reprendra à la fin de 546 et y résidera jusqu’au printemps de 547. C’était une raison pour soustraire le pape à toute tentation de s’appuyer sur les Barbares. Bref, des ordres furent donnés pour que Vigile fût, de gré ou de force, amené à Constantinople. Le pape y restera une huitaine d’années, qui furent fertiles en péripéties de tout genre. Alternativement souple envers le basileus, puis ferme comme un confesseur de la foi, il finira par une capitulation lamentable, où se trouvera compromis le prestige de l’Église romaine.

Les premières tractations de Vigile. Le judicatum du Il avril 518.

Parti ou, si l’on veut, enlevé de Rome le 22 novembre 545, Vigile ne devait arriver à Constantinople que fin janvier 547. Il séjourna d’abord près de dix mois à Catane. Aussi bien pendant ce séjour que durant le voyage ultérieur, il eut tout loisir de se faire une religion ; de nombreux avertissements lui signalèrent le danger de porter atteinte à Chalcédoine : visite de Dacius de Milan, de messagers en provenance d’Afrique et de Sardaigne ; légation envoyée par Zoïle d’Alexandrie pour s’excuser d’avoir signé. Cf. Facundus, op. cit., IV, m et iv, col. 623 C, 626 A. On ne s’étonnera donc pas que, dès avant son arrivée dans la capitale, il ait annoncé à Menas et à Justinien qu’il ne s’inclinait pas devant le fait accompli, déclarant même au patriarche que, s’il ne se rétractait pas, lui, Vigile, sévirait contre sa personne. Facundus, Con<. Mocianum, col. 862 A ; cf. In def., IV, iii, col. 623. Aussi bien le basileus ne pouvait plus ignorer les idées de l’Occident. D’Afrique, outre les renseignements oraux que répandait Facundus, tout fraîchement débarqué, on avait reçu, avec la réponse de Ferrand, déjà citée, la lettre d’un évêque Pont.ien. Cf. P. L., même tome, col. 995-998. Elle disait combien l’on s’était ému, dans les provinces recouvrées, des sentences prononcées par l’édit ; on s’insurgeait à l’idée de condamner des morts incapables de se défendre et dont le sort avait été réglé par le souverain Juge ; on soupçonnait là-dessous quelque manigance eutychienne.

Telle était la situation quand Vigile, le 25 janvier 547, arriva dans la capitale, où il fut reçu avec tous les honneurs dus au titulaire du premier siège. Les fêtes passées, il fallut bien s’occuper de Menas qui ne voulait pas retirer sa signature. Vigile rompit la communion avec lui. Cont. Mocian., col. 862 D. Au Sacré-Palais on évita de réagir ; on voulait plutôt énerver progressivement la résistance du pape ; on le connaissait ; on savait sa prédilection pour les voies obliques et la diplomatie secrète. On commença par lui communiquer divers documents propres à le faire réfléchir. É. Schwartz a publié récemment une pièce assez curieuse : la traduction de deux lettres de Constantin le Grand, adressées, l’une à l’Église d’Alexandrie, l’autre à celle de Nicomédie, où le premier empereur chrétien revendiquait le droit de s’immiscer dans les choses spirituelles ; le lemme final est caractéristique : Hœc exemplaria duarum epistolorum domnus imperator Justinianus beatissimo papæ Vigilio translatas de græco in latino direxit die V kal. jun., sexies post cons. Basilii (28 mai 547).

Quel qu’ait été l’effet sur Vigile de ces pièces et d’autres se rapportant de façon plus directe à l’affaire des Trois-Chapitres, il ne paraît pas contestable qu’il ait commencé dès ce moment à donner des signes de faiblesse. Pelage, d’ailleurs, venu pour quelques jours seulement en mission politique à Constantinople, n’était plus là pour encourager son maître à la résistance. Le pape finit par exprimer, en deux lettres secrètes adressées à l’empereur et à la basilissa en juin 547, son sentiment personnel sur l’affaire. Par un véritable abus de confiance, ces lettres seront ultérieurement communiquées au Ve concile, à la vir » session, comme des témoins des premières dispositions du pape. Mansi, Concil., t. ix, col. 351. Vigile y déclarait qu’élevé dans la foi orthodoxe, il n’avait aucun désir de soutenir les hérétiques. S’il tardait à exprimer une condamnation ouverte, c’était pour sauvegarder les droits du Saint-Siège. Toutefois, pour satisfaire le basileus, il anathématisait dès maintenant la lettre d’Ibas à Maris, les enseignements de Théodoret et la personne de Théodore : ce dernier avait toujours été étranger à l’Église et adversaire des saints Pères, puisqu’il ne confessait pas que le Christ est le Verbe incarné, une seule hypostase (subsistenlia), une seule personne, une seule opération. [Au VIe concile de 680, quand fut lu ce document, une discussion fut soulevée sur son authenticité ; on a prétendu que ces lettres avaient été insérées après coup dans les actes du Ve concile par des monothélites. Il nous semble que l’authenticité globale des lettres n’est pas contestable. L’absence de ces pièces dans certaines collections conciliaires ne prouve rien. Comme Baluze l’a bien démontré, il y a eu deux rédactions des actes, toutes deux contemporaines des événements. Ceci étant dit de l’authenticité globale. La question de l’authenticité des mots unam lantum operationem en est distincte. Encore qu’ils aient un fort relent de monénergisme, il ne faudrait pas trop se hâter de les considérer comme une interpolation monothélite. Avant que fût soulevée la question monénergiste, ces mots n’étaient guère qu’une manière abrégée d’exprimer ce qui suit dans le texte : « c’est du même et non de deux que sont les miracles et les souffrances, etc. » ] En définitive ce que traduisaient ces lettres, c’était la répugnance de "Vigile à entériner sans plus le jugement impérial, le désir du pape de sauver son autorité en procédant à un examen personnel de l’affaire. Mais, somme toute, il donnait à entendre qu’il condamnerait les Trois-Chapitres.

Cette condamnation, elle sera prononcée dans le Judicatum du samedi saint 548. Sur la manière dont fut préparée cette pièce nous sommes assez abondamment renseignés par Facundus. Le pape avait été autorisé à réunir les évêques latins qui étaient pour lors à Constantinople. Cf. In def., prsef., col. 527 B ; Cont. Mocian., col. 859, 860, 861. Mais, au lieu de les laisser délibérer ensemble, il ne tarda pas à interrompre brusquement la séance, coupant même la parole à Facundus, et demanda aux évêques présents de fournir chacun une réponse par écrit. Ceux-ci furent alors énergiquement travaillés et Facundus a malicieusement noté la joie dont témoignaient les monophysites, quand ils introduisaient chez Vigile les évêques ainsi matés. Vigile aurait finalement apporté au Sacré-Palais, pour qu’elles fussent jointes aux signatures déjà extorquées aux Orientaux, les réponses des Latins. Ces soixante-dix signatures s’ajoutant à toutes celles que la ruse ou la violence avaient déjà obtenues, quelle aubaine pour les adversaires de Chalcédoine !

Mais aussi, par ce geste, le malheureux pape s’acculait à l’inévitable. Le samedi saint, Il avril 548, il envoyait à Menas son Judicatum. Le texte ne s’en est conservé que do manière fragmentaire, dans le message qi" Jnstinlen envoya au Ve concile, dès la i re session. Voici, au rapport du basileus, comment s’exprimait le pape :

Et quonlam his verbls, quæ nobis do nomine Théodorl Mopsuestent scripta sentes porrocta sunt, multa contraria rectæ fldei rein-çuntur… anathematizamus Thcodorum qui fuit Mopsuostiîe episcopus, ciim omnibus suis impiis scriptls qui vlndicant eum. Anathematizamus et Impiam épistolam quæ ad Martin Persam scripta essr ab Iba dldtur, tmiquam contrarlarn rect : e christiannmm fidei c et omnes qui eanj vlndicant vnl rectam esse dicunt. Anathomatlzamus et scripta doxe. Theodoreti quæ contra rectam fidem et xii capitula sancti Cyrilli scripta sunt. Mansi, Concil., t. ix, col. 181 D.

Attendu que dans les textes qui nous ont été précomme étant de Théodore de Mopsueste se lisent bien des choses contraires à l’orthodoxie… nous anathématisons Théodore, Jadis évêque de Mopsueste, avec et tous ses écrits impies et tous ceux qui le défendent. Nous anathématisons aussi la lettre Impie qui passe pour avoir été écrite à M iris le Persan, par Ibas, comme contraire a l’authentique foi chrétienne, tous ceux qui la défendent et la disent orthoNous anathématisons encore les écrits que Théodoret a écrits contre l’orthodoxie et les XII capitula de saint Cyrille.


C’est la première fois que nous lisons dans un texte officiel la condamnation des Trois-Chapitres, puisqu’aussi bien nous n’avons plus l’édit impérial les concernant. Mais il n’est pas douteux que Vigile dans son Judicatum n’ait repris, sinon les expressions, au moins les idées de Justinien. Les mots du pape font une distinction très nette entre Théodore et ses coaccusés. C’est la personne même de Théodore qui est soumise à l’anathème, avec l’idée vague que la sentence prononcée peut avoir quelque répercussion dans l’au-delà ; avec sa personne sont également condamnés « tous ses écrits impies », toute l’œuvre littéraire de l’évêque de Mopsueste. La suite du texte vise non plus des personnes, mais des écrits : la lettre impie qui passe pour avoir été écrite à Maris par Ibas (il faut remarquer dès maintenant cette précaution de juriste ) et, parmi les écrits de Théodoret, ceux qui sont dirigés contre la foi orthodoxe et les anathématismes cyrilliens. Pour imprécise qu’elle soit, la phrase vise certainement tout ou partie des œuvres de Théodoret que nous avons recensées plus haut, col. 1873 sq.

Pourtant le. pape, dans ce Judicatum, avait pris ses précautions pour que la condamnation portée par lui n’infirmât point l’autorité de Chalcédoine. Justinien, dans son message au Ve concile, n’a pas fait état des paroles fort nettes prononcées à ce sujet par Vigile. Mais celui-ci, dans son Constilutum de mai 553, a pris soin de les rappeler. Texte dans Mansi, Concil., t. ix, col. 104 ; et mieux dans la Collectif) Avellana, pièce 83, n. 298 sq., Corpus de Vienne, t. xxxv a, p. 316 sq. Entre autres choses il disait : « Que demeurent sauves et perpétuellement valables les dispositions arrêtées par les vénérables conciles de Nicée, Constantinople, Éphèse et Chalcédoine et confirmées par l’autorité de nos prédécesseurs. Et, dès lors, que demeurent condamnés ceux qui l’ont été dans lesdits conciles, de même que doivent demeurer absous ceux à qui ces mémos conciles ont donné l’absolution. » En d’autres termes, et plus explicitement : nous n’entendons rien entreprendre contre les personnes d’Ibas ou de Théodoret, qui ont reçu de Chalcédoine une absolution en forme. Vigile disait encore : « Nous anathématisons quiconque ne suit pas fidèlement et ne vénère pas également les quatre conciles, prétendrait corriger comme mal dit ce qui a été décrété par eux, ou y ajouter quelque chose comme s’ils étaient imparfaits. » Sages précautions en vérité., mais il n’en restait pas moins qu’en souscrivant l’édit impérial Vigile prêtait les mains à ceux qui ne rêvaient qu’une chose : la destruction de Chalcédoine.

L’opposition contre le Judicatum. Virgile doit le retirer.

L’atteinte à l’autorité de Chalcédoine, c’est ce que bien des gens virent tout aussitôt dans l’acte pontifical. Une très vive opposition se déclencha immédiatement contre Vigile.

Cette opposition prenait son point d’appui dans l’entourage même du pape. Deux diacres, dont l’un, Rusticus, était le propre neveu de Vigile et dont l’autre, Sébastien, avait été peu auparavant chargé d’une mission, n IHyricuin, faisaient tout le nécessaire pour que la plus large publicité fût donnée au Judicatum et pour que fût inspectée partout l’orthodoxie de leur maître. De guerre lasse, celui-ci finit par les excommunier et avec eux six autres fonctionnaires de la curie (août 550). Mais il était trop tard et à cette date’es agissemi nts de tout ce monde avalent porté leurs fruits. Sur tond cette affaire voir les lettres. Jatte, liegesta pontif., n. 927, 924, 925 ; ces diverses pièces font partie des documents communiqués au Ve concile par Justinien à la viie session. Mansi, ConciL, t. ix, col. 351-363.

Ce n’était pas seulement dans la famille pontificale que l’opposition s’affirmait. En Illyricum, le concile des évêques de la région déposait, au cours de 549, Benenatus, évêque de Justiniana Prima, pour avoir souscrit à la condamnation des Trois-Chapitres. Voir Victor de Tunnunum, Chron., an. 549, P. L., t. lxviii, col. 958. En Dalmatie les évêques refusaient d’acquiescer à la sentence portée par le pape. Voir la lettre des clercs milanais aux légats francs écrite en 552, dans P. L., t. lxix, col. 114-118. En Scythie, l’évêque de Tomi, Valentinien, demandait des explications ; il était troublé, écrivait-il à Vigile, par diverses rumeurs qui circulaient. Ce sont, lui répondait le pape, des bruits mensongers que les intrigues de Rusticus et de Sébastien ont fait circuler. Jaffé, n. 924. En Gaule l’évêque d’Arles, Aurélien, déclaré depuis peu vicaire du pape, envoyait lui aussi aux nouvelles, inquiet de ce qui se rapportait. Et Vigile de lui répondre, en avril 550, qu’il ne s’agissait nullement de toucher aux décisions ni des conciles, ni des papes. Il demandait à Aurélien d’intervenir auprès du roi Childebert, afin que, si possible, celui-ci agît sur le roi des Goths, Totila, au cas où ce dernier serait manœuvré par les adversaires du pape. En somme on pouvait tout craindre en Italie. Jaffé, n. 925. Un peu auparavant le concile franc réuni à Orléans le 28 octobre 549, avait exprimé, chose rare en ces assemblées uniquement préoccupées de morale et de discipline, sa ferme réprobation de l’eutychianisme. Mansi, Conc17., t. ix, col. 129.

Mais c’était surtout en Afrique que la résistance à la condamnation des Trois-Chapitres se manifestait avec éclat. Comme le note Victor à l’année 550, les évêques africains réunis en synode retranchaient le pape de la communion catholique. Africani antistiles Vigilium romanum episcopum, damnatorem trium capitulorum, synodaliter a catholica communione, reservato ei pœnitentiæ loco, recludunl, et pro defensione memoratorum trium capitulorum litteras satis idoneas Justiniano principi miltunt. P. L., t. lxviii, col. 958 C.

Toute cette agitation enhardit ceux qui, en Orient, avaient conservé quelque indépendance. Zoïle d’Alexandrie retira la signature qu’il avait donnée, il fut déposé et remplacé. Victor, an. 551, ibid. Même sort advint à Macaire de Jérusalem en 552. Ibid., col. 959 A.

Cette résistance alarma Justinien. Si l’Occident se refusait à suivre le pape, son chef, la victoire remportée sur Vigile était sans valeur. Celui-ci tenta de profiter de la situation, il fit comprendre à Justinien que les Occidentaux avaient besoin de temps pour saisir la question et qu’il faudrait en venir à une consultation synodale. C’était substituer à l’idée de décisions prises par édit impérial l’idée plus traditionnelle d’un jugement conciliaire. Dans ces conditions le mieux était de considérer comme nul le Judicatum du Il avril 548. Vigile demanda que son papier lui fût rendu. Ainsi fut fait, au cours de l’année 550, sans que l’on puisse autrement préciser la date. C’est ce qui ressort de divers documents. Dans la conclusion du Constitulum de 553, Vigile parle de la lettre qu’il avait jadis adressée à Menas et qui lui fut rendue à lui-même en une assemblée solennelle, par l’empereur : Præsentibus pluribus sacerdolibus et glorioso senatu, Mena episcopo vestrse clementiæ (Justinien) offerente et pietate vestra (Justinien) nobis cum ejus (se. Mense) consensu restituente. Mansi, ConciL, t. ix, col. 104 C ; Coll. Avell., pièce 83, n. 297, p. 315. Dans la lettre à Askidas, où il lui signifie la sentence d’excommunication portée contre lui, Vigile, lui reprochant ses perpétuelles intrigues, écrira : « Il fut convenu que l’on écarterait (et tiendrait donc pour non avenu) tout ce qui avait été décidé par qui que ce fût, de vive voix ou par écrit. Nous traiterions ensuite de la question dans un synode où se rassembleraient les évêques d’Afrique, d’Illyrie et des autres pays, recherchant surtout la présence de ceux qui avaient été tout particulièrement scandalisés. » Mansi, ConciL, t. ix, col. 58.

Comme l’indique le document ci-dessus, Vigile avait demandé, en même temps que la restitution de son papier, la permission de consulter les évêques occidentaux plus spécialement chatouilleux. C’est ce que marque aussi la lettre des clercs milanais aux légats francs. À entendre ces clercs, Justinien et ses conseillers avaient demandé au pape de condamner les Trois-Chapitres sans faire mention de Chalcédoinc ; et Vigile répondit : « Que de chacune des provinces viennent ici cinq ou six évêques et nous délibérerons en paix sur ce qu’il y aurait à faire. Je ne consentirai jamais, en effet, à faire seul cette démarche qui met en échec le concile de Chalcédoine et qui cause du scandale à mes frères. » P. L., t. lxix, col. 115 C. C’est après cette proposition que, suivant cette lettre, on rendit solennellement à Vigile son Constitutum. Ainsi — et la chose est également dite dans la lettre à Askidas — il avait été décidé en consistoire impérial qu’une consultation de l’épiscopat occidental aurait lieu et c’est làdessus que, rendant à Vigile son Judicalum d’avril 548, on considéra cette pièce comme annulée.

Mais — et ceci est bien caractéristique de la mentalité du pauvre pape — au même moment Vigile se laissait arracher une promesse qui devait demeurer secrète, mais qui fut, avec d’autres, communiquée au Ve concile, à la vir 3 session. Suivant la teneur de cette pièce le pape jurait, le 15 août 550, en présence de Justinien, d’Askidas et du patrice Céthégus, sur les évangiles et les reliques les plus sacrées, qu’il unirait tous ses efforts à ceux de l’empereur pour faire condamner les Trois-Chapitres, qu’il ne ferait rien, soit par lui-même, soit par les siens, contre la volonté de l’empereur ; qu’il dénoncerait à celui-ci tout ce qu’on pourrait lui dire àl’encontre. Cette promesse avait, comme contre-partie, une assurance du souverain de garantir à Vigile les droits de son siège. Mansi ConciL, t. ix, col. 363, 364.

On comprend qu’en de telles conditions la conférence épiscopale projetée était condamnée à un échec. De l’Illyricum personne n’avait voulu venir. Quand les Africains arrivèrent dans la capitale, on essaya par la flatterie et la peur de leur arracher un consentement tel quel à la condamnation des Trois-Chapitres. Comme cela ne réussissait pas on trouva le moyen d’impliquer Réparatus de Carthage dans un procès politique et de l’exiler. Ce que voyant deux autres Africains s’enfuirent à Sainte-Euphémie de Chalcédoine, sur la rive asiatique du Bosphore. D’ordre de l’empereur, le préfet d’Afrique dut s’occuper de recruter un monde plus docile. Lettre des clercs milanais, P. L., t. lxix, col. 115 D, 116 B ; cf. Victor, an. 552, t. lxviii, col. 959. Pendant que se déroulait cette lamentable comédie, Askidas ne perdait pas de vue l’affaire. Son travail souterrain préparait un éclat !

Nouvel édit de Justinien. Réunion du Ve concile.

Askidas, en effet, n’eut de cesse qu’il n’eût obtenu du souverain un nouvel édit, tout aussi unilatéral que le premier et condamnant les Trois-Chapitres par autorité impériale. Sur cette période de l’affaire nous sommes assez abondamment renseignés : 1. par la lettre des clercs milanais à la légation franque venue à Constantinople, P. L., t. lxix, col. 113 sq. ; 2. par une encyclique de Vigile adressée universo populo Dei, ibid., col. 53-59 ; 3. par la sentence d’excommunication portée par le pape contre Askidas, ibid., col. 59-62 ; 4. enfin par une pièce très mutilée, publiée d’abord par Baluze et rééditée par Mansi, Concil., t. ix, col. 56-58, c’est une lettre des clercs romains de la suite du pape au clergé de Rome et de l’Italie, lui annonçant la condamnation d’Askidas. Pour cette partie de la biographie de Vigile, le Liber pontificalis dépend des pièces 1 et 2. Sa narration n’est certainement pas d’un témoin oculaire.

1. En attendant l’édit de Juslinien.

Divers faits montrent bien qu’au Sacré-Palais on caressait, depuis quelque temps, l’idée d’une nouvelle condamnation.

Le plus curieux fut l’enquête ordonnée dans la ville de Mopsueste pour savoir en quelle estime y était tenue la mémoire de Théodore. Les défenseurs des Trois-Chapitres arguaient que cet évêque était mort dans la paix de l’Église, qu’il avait reçu après sa mort les honneurs que l’on décernait aux prélats défunts, en particulier l’inscription aux diptyques de son Église. Une sacra du 22 mai 550 prescrivit au métropolite de la province de Cilicie de faire une enquête à ce sujet. Les procès-verbaux de la réunion synodale qui se tint à cet effet le 17 juin 550 sont conservés à la session v du Ve concile. Mansi, Concil., t. ix, col. 274288. Celle-ci conclut que l’on n’avait pas souvenance à Mopsueste que Théodore y eût jamais été inscrit aux diptyques. Au contraire on y voyait figurer le nom d’un Cyrille, qui ne pouvait être que le patriarche d’Alexandrie. On pouvait donc conclure que, très tôt après la mort de l’évêque « hérétique », le nom de l’Alexandrin avait été substitué au sien.

En même temps ou un peu plus tard une action énergique s’exerçait contre tous les réluctants. Réparatus était remplacé à Carthage par son diacre Primosus, après que celui-ci eût condamné ce qui avait été fait en synode par les défenseurs des Trois-Chapitres. Firmus primat de Numidie, de séjour dans la capitale, circonvenu par le basileus, signa lui aussi et fut renvoyé en Afrique, mais il mourut de male mort dans le voyage. Primasius, évêque d’Hadrumète, qui avait d’abord refusé sa signature et avait été relégué au couvent des acémètes, chanta la palinodie pour obtenir le rang de primat de la Byzacène. Rentré en Afrique, i ! eut ultérieurement des démêlés avec le synode de sa province. Victor, an. 551 et 552, P. L., t. lxviii, col. 959. A Jérusalem et à Alexandrie, les deux patriarches Macaire et Zoïle étaient eux aussi déposés et remplacés.

2. Le second édit de Justinien.

Cette pression continue sur toutes les consciences tant soit peu indépendantes préparait la manifestation finale. En juillet 551, 1e basileus faisait afficher à la porte des principales églises de Constantinople un nouvel édit de condamnation des Trois-Chapitres. Texte grec et latin dans P. G., t. lxxxvi a, col. 993-1035 ; P. L., t. lxix, col. 226-267 ; Mansi, Concil., t. ix, col. 537-581. Au point de vue de l’histoire des dogmes cet édit est de capitale importance, car c’est lui qui a été remployé pour la rédaction des définitions conciliaires de 553 ; les canons, en particulier, en dérivent presque textuellement.

Il débute par un exposé positif de la foi, qui s’inspire de la théologie de Léonce de Byzance, renvoyant dos à dos nestoriens et monophysites. c Du point de vue de l’union hypostatique, il faut, disait-il, exclure, à rencontre des premiers, la préexistence à cette union de l’humanité du Christ. C’est l’hypostase du Verbe qui s’est créé à elle-même une chair animé*- par une âme raisonnable ; le Verbe ne s’est pas uni à un homme préexistant, comme l’ont dit dans leurs blasphèmes Théodore et Nestorius, qui n’admettent qu’une union de possession (aye-rix^v r>)V Évwoiv). Il faut donc parler d’une double naissance du Verbe, ce qui inclut pour Marie le titre de théoiocos. Tout aussi criticables, d’ailleurs, que les nestoriens sont les monophysite, .

L’enosis kata sunthesin qu’enseigne la foi catholique exclut tout aussi bien la confusion que la division. Les monophysites n’ont aucun droit de s’abriter derrière la formule cyrillienne : mia phusis tou Theou logou sesarkomene, car Cyrille se sert du mot phusis dans le sens d’hypostase et non dans celui d’ousia. On ne saurait même faire appel sans restriction, pour expliquer l’union, à la comparaison tirée des rapports entre l’âme et le corps. Bien qu’elle ait été employée par les Pères, cette comparaison cloche et l’union hypostatique est d’un ordre unique. Les arguments dialectiques des monophysites ne valent pas mieux que leur appel aux textes des Pères. Et, d’ailleurs, il est de nombreux passages de ceux-ci qui établissent que la distinction entre les deux natures n’amène pas la séparation du Christ en deux hypostases. Au fait il est impossible de confondre phusis et hupostasis. La phusis (ousia, morphé en sont les synonymes), c’est ce qu’il y a de commun entre individus de même nature, l’hupostasis, le prosopon (la synonymie est parfaite entre ces deux mots), c’est ce qui est caractéristique de l’individu (to idikon). Deux personnes ne pourraient s’unir hypostatiquement, mais la nature humaine du Christ, qui n’a pas d’hypostase, n’a eu l’être que dans l’hypostase du Verbe. » Cet exposé positif, où d’ailleurs il n’y a rien à reprendre, montre combien l’impérial théologien (ou ses conseillers techniques) s’était assimilé la pensée et le vocabulaire de Léonce.

La même doctrine revenait, sous forme négative, en treize anathématismes, dont les dix premiers ne nous retiendront pas. Les trois derniers vouaient à l’anathème quiconque défendrait Théodore de Mopsueste, à qui grief était fait tant de sa christologie que de son exégèse ; quiconque le défendrait, ou ne l’anathématiserait pas, lui, ses écrits et tous ceux qui auraient pensé ou penseraient de même (n. 11) ; quiconque aussi défendrait les ouvrages de Théodoret composés en faveur de Nestorius et contre l’orthodoxie, contre Cyrille et ses capitula (n. 12) ; quiconque enfin défendrait cette lettre à Maris, que l’on disait être d’Ibas et dont l’édit rappelait les enseignements impies (n. 13). Cette lettre, quoi qu’on eût dit, n’avait pas été reçue par Chalcédoine, où Ibas n’avait pas osé l’avouer ; elle ne figurait pas dans les exemplaires authentiques du concile. Cette petite apologie terminée, l’édit revenait au cas de Théodore et discutait les objections de ceux qui, tout en condamnant les erreurs de l’évêque de Mopsueste se refusaient à le condamner lui-même, sous prétexte qu’on ne doit pas s’en prendre aux morts décédés dans la communion de l’Église. Il terminait en citant devant le tribunal de Dieu ceux qui voulaient trouver en la confession de foi impériale matière à de vaines disputes, lesquelles ne pourraient être que des querelles de mots.

Outre cet édit si péremptoire, Justinien a publié également une longue dissertation sur la culpabilité des auteurs visés dans l’édit officiel. Cette dissertation se donne comme une lettre adressée par le souverain à ceux qui veulent justifier l’impie Théodore et ses misérables enseignements, la lettre dite d’Ibas et les écrits de Théodoret contient la foi orthodoxe. Les défenseurs des Trois-Chapitres ont adressé à ce sujet des observations au basileus. Celui-ci y répond et pour mettre davantage en évidence l’hérésie de Théodore, il apporte une série de textes extraits des œuvres de l’Interprète. Cf. art. Théodore de Mopsueste, col. 243. Si Théodore est hérétique la lettre d’Ibas qui le loue est donc aussi hétérodoxe. Texte de cette dissertation dans P. G., t. lxxxvi a, col. 1041-1096. On a beaucoup discuté sur la date ; cf. ici art. Justinien, t. viii, col. 2282. La façon dont le basileus apporte les textes de Théodore nous paraît indiquer que cette composition prend place entre l’édit et les délibéra tions conciliaires. On commence seulement à exploiter, pour noircir Théodore, les œuvres de Léonce ; au moment du concile on se ravitaillera plus largement à cet arsenal.

L’irritation de Vigile. Sa résistance momentanée.

Ce fut Askidas lui-même qui vint, en grand cortège, porter le factum impérial à la connaissance du pape. Celui-ci fut extrêmement irrité et fit aussitôt des menaces à qui semblerait prêter les mains à ce complot. Cette manifestation ne troubla guère le prélat, qui, rentrant à Sainte-Sophie où l’édit était affiché, ne laissa pas d’y célébrer la liturgie. De guerre lasse Vigile, le 14 juillet, excommuniait de vive voix Askidas et ses adhérents. Puis, ne se sentant plus en sûreté au palais de Placidie, résidence des apocrisiaires romains, où il avait séjourné jusque là, il se retira dans l’église Saint-Pierre in Hormisda. C’est là que, le 14 août, il rédigea et signa la sentence d’excommunication contre Askidas, mais sans la publier encore. Elle fut confiée à une personne sûre, qui la manifesterait si quelque violence était faite au pape ou s’il venait à mourir. La sentence, arrêtée en réunion synodale, était motivée par tous les agissements antérieurs d’Askidas ; c’était en particulier à son instigation qu’avait été produit l’édit impérial. Menas et tous ses adhérents étaient, comme complices d’Askidas, exclus de la communion jusqu’à retour à résipiscence. P. L., t. lxix, col. 59-62.

Justinien s’exaspéra de cette attitude. Ordre fut donné au préteur d’enlever le pape de son asile. Des scènes de violence extrêmement pénibles se déroulèrent dans la basilique. On ne put arracher le pape de l’autel auquel il s’était cramponné. Les assistants s’indignèrent et la troupe elle-même témoigna de son dégoût pour la besogne qu’on lui imposait. On renonça pour l’instant à la manière forte. Cf. ibid., col. 55 C ; cꝟ. 117 B. Quelques jours plus tard des fonctionnaires impériaux se présentèrent à l’église d’Hormisdas, promettant au pape qu’on ne lui ferait rien, s’il consentait à réintégrer le palais de Placidie. I ! finit par s’y résigner. Mais la situation, là encore, lui devint intenable : rien n’y manqua, espionnage de jour et de nuit, serviteurs achetés, courrier intercepté. L’avant-veille de Noël 551, en pleine nuit, au risque de se rompre le cou, Vigile s’évada ; une barque l’attendait au pied des murailles qui lui fit passer le Bosphore ; il se réfugia à Chalcédoine, dans cette même basilique de Sainte-Euphémie où avait été arrêtée la définition du concile. Ibid., col. 56 AB ; cꝟ. 117 D. C’était sous la protection de la jeune martyre qui avait présidé aux délibérations de 451, qu’à un siècle de distance venait se mettre celui qui se portait maintenant défenseur de la foi chalcédonienne.

Recourir à la violence pour enlever le pape de cet asile, Justinien n’y pouvait songer ; c’eût été montrer qu’il avait perdu tout respect pour le concile. Il fallut parlementer. Fin janvier 552, on députa au pape de hauts fonctionnaires. À leurs assurances Vigile répondit qu’il ne croyait plus à la parole impériale et qu’il maintenait les sentences portées. Le basileus répondit par une lettre si pleine d’évidents mensonges et d’injures que Vigile ne voulut pas croire qu’elle vînt de celui qui jadis avait professé tant de respect pour le vicaire du premier des apôtres. Ibid., col. 55 A, 58 A. C’est tout ceci que Vigile portait à la connaissance du peuple chrétien dans son encyclique du 5 février 552.

Faute de documents il est difficile de dire ce qui se passa ensuite. À exploiter les données très incomplètes de la lettre des clercs romains, on arrive aux indications suivantes. Des violences nouvelles furent exercées contre le pape et son entourage à Sainte-Euphémie même, d’où l’on enleva les deux diacres Pelage et Tullianus, ubi sanctus papa csesus est et diversorum sacerdotum turba conclusa. Mansi, Concil., t. IX, col. 57 C. Ce fut sans doute la raison pour laquelle Vigile fit afficher la sentence contre Askidas, jusque-là réservée. Ibid. Et pourtant à une date ultérieure, difficile à préciser, une négociation eut lieu entre le pape d’une part et de l’autre Askidas et les évêques du patriarcat. Elle aboutit à une réconciliation dont témoigne le document signé à Sainte-Euphémie par Menas, Askidas et d’autres dignitaires et qui est inséré par Vigile tout au début de son Constitutum de mai 553. 'P. L., t. LXIX, col. 67 D ; Coll. Avell., p. 231. Les signataires déclaraient accepter les quatre conciles, et tout ce qui s’y était fait sous la présidence des évêques de Rome, comme aussi les décisions du pape Léon tant sur la foi que sur la valeur des quatre conciles. Ils déclaraient n’avoir pas de responsabilité dans l’édit de juillet 551, dont ils désiraient que tous les exemplaires fussent remis au pape. Ils déclaraient aussi avoir été étrangers aux violences faites à Vigile ; néanmoins, pour le bien de la paix, chacun en demandait pardon comme s’il en avait été coupable et s’excusait aussi d’être, au temps de la brouille, entré en rapport avec les excommuniés.

Cette démarche permit à Vigile de rentrer au palais de Placidie. Quelque temps après, Menas mourut (24 mars 552). Il fut remplacé par Eutychius. Simple apocrisiaire à Constantinople de l’évêque d’Amasée, celui-ci s’était fait remarquer de l’empereur par la vigueur de son argumentation contre les Trois-Chapitres, et c’était le basileus qui l’avait fait désigner comme successeur de Menas. Cf. Évagre, H. E., t. IV, c. xxxviii, P. G., t. lxxxvi b. col. 2776.

Ce fut Eutychius qui reprit en mains la question du concile que l’on avait un peu perdue de vue depuis les pénibles incidents de 551. Le 6 janvier 553, il communiquait à Vigile sa lettre synodale. Appréciant le bien de la paix, il se déclarait en union avec le Siège apostolique, recevait les quatre conciles et les lettres du pape ; quant aux Trois-Chapitres, il demandait que, sous la présidence du pape, cette affaire fût traitée en assemblée synodale. Ainsi mettrait-on fin à la querelle d’une manière qui serait compatible avec le respect dû aux conciles en question. Texte inséré par Vigile dans le Constitutum de mai 553, à la suite du document Mena s-Askidas. Coll. AvelL, p. 232.


VI. Le pape Vigile et le Ve concile.

Si Eutychius reprenait l’idée de faire débattre la question des Trois-Chapitres — idée à laquelle le pape se ralliait dans sa lettre Repletum est gaudio os nostrum, P. L., t. lxix, col. 66-68 — il s’en fallait pourtant que coïncidassent les vues du patriarche et celles du pape. De toute évidence Eutychius songeait à un concile œcuménique, dans le sens où avaient été œcuméniques les assemblées de Nicée, d’Éphèse et de Chalcédoine, où l’épiscopat de langue grecque avait figuré à peu près seul. Vigile, lui, pensait avant tout à une consultation des Occidentaux, tous très férus de chalcédonisme et qui feraient équilibre à la masse des Orientaux, que maniait trop facilement le basileus. Comme il le rappelle dans le préambule du Constitutum, il désirait tout au moins que le concile se tînt en Italie ou en Sicile. On y aurait convoqué les évêques d’Afrique et des autres provinces de langue latine. P. L., t. lxix, col. 70-71 ; Coll. AvelL, p. 234 sq. Justinien permit seulement au pape de dresser une liste d’un certain nombre de prélats que l’on ferait venir dans la capitale. En fait il ne vint personne ni des Gaules, ni d’Espagne, ni d’Italie et ceux qui vinrent d’Afrique avaient été triés sur le volet par les soins du gouvernement. A plus forte raison les évêques de langue grecque avaient-ils été soigneusement choisis. En somme le Sacré-Palais revenait aux procédés qui avaient si bien réussi au concile d’Éphèse de 449. On comprend que. dans ces conditions, Vigile ait montré peu d’empressement à collaborer avec le concile. Il allait s’isoler, étudier la question pour son compte, rendre sur elle un jugement qu’il déclarerait définitif, pendant que le concile rendrait de son côté, et sans s’occuper du pape, des sentences qui, sur des points capitaux, seraient diamétralement opposées à celles de Vigile.

Le Constitutum de Vigile (Judicalum de la I n indiction) (14 mai 553).

Depuis que le diacre Pelage avait repris sa place aux côtés de Vigile, on se livrait, dans l’entourage pontifical, à une sérieuse étude du problème soulevé et l’on commençait à se rendre compte de la complexité de celui-ci et du temps qu’il faudrait pour le résoudre. Le basileus au rebours était fort pressé d’en finir. Peu avant Pâques (20 avril), il faisait transmettre au pape un premier dossier, puis après les fêtes un second. Coll. Avell., p. 235. Selon toute vraisemblance ces dossiers contenaient les textes de Théodore et de Théodoret motivant une condamnation et les considérants qui justifiaient la sentence contre la lettre d’Ibas. Pour ce qui est de Théodore on avait pris comme guide, au Sacré-Palais le florilège qu’avait déjà constitué Léonce de Byzance, cf. art. Théodore, col. 243 ; mais des coupures avaient été pratiquées dans les citations un peu longues ; d’autres textes aussi avaient été ajoutés. Depuis le temps qu’ils fréquentaient les œuvres de l’Interprète, Askidas et ses amis n’étaient pas en peine de corser le dossier de l’accusation. En définitive c’était sur un nombre considérable de propositions que Justinien demandait au pape une réponse immédiate. Vigile promit d’obéir, demandant seulement, eu égard à son état de santé, un délai de vingt jours. Les évêques grecs cependant étaient rassemblés et impatients de commencer leurs travaux. [Peut-être est-ce pour occuper le tapis qu’on leut fit alors traiter la question origéniste ; voir l’art. Origénisme, t. xi, col. 1580 sq.]

Vigile finalement députa à l’assemblée son diacre Pelage : la sentence du pape ne saurait plus tarder, les membres du concile devraient éviter, avant la promulgation de ce jugement du Siège apostolique, de rien f lire de définitif : Quicquam prof erre lemptarent. C’était leur dire que, r.’ils le voulaient, ils pouvaient délibérer, mais sans rien arrêter, et que le pape, de son côté, sans prendre langue avec eux, ferait connaître sa décision.

C’est dans ces conditions que fut préparée la sentence pontificale que l’on appelle le Constitutum du pape Vigile (le diacre Pelage, dans son ouvrage In defensione trium Capilulorum la nomme Judicatum de la première indiction). Publié d’abord par Barouius, Annales, an. 553, n. 50 sq., le texte est passé de là dans les collections conciliai/es, ainsi dans Mansi, Concil., t. ix, col. 61-106, puis dans P. L., t. lxix, col. 67-114 ; bien supérieur est le texte fourni par la Collectio Avellana, pièce 83, dans Corpus de Vienne, t. xxxv a, p. 230-320. On sait que, pour ce qui est de Théodore, le Constitutum reproduit les mêmes textes qui sont également donnés par le V* concile, à quelques différences près. Cf. art. Théodore, col. 243. Toutefois le document pontifical ne donne aucune référence aux œuvres de Théodore d’où les propositions sont tirées et il fait suivre chaqu" sentence d’une brève appréciation. Il faut aller jusqu’au bout des soixante textes condamnés pour apprendre que ceuxci, dans le dossier transmis par la chancellerie impériale, figuraient sous le nom de Théodore : sub Theodori Mopsuesteni episcopi perhibentur nomine prænotata. Coll. Avell., p. 286. Tout se passe donc comme si les propositions visées étaient des textes impersonnels sur lesquels on a sollicité le jugement du pape. Ceci certainement voulu. Les propositions sont quali>rout sonant et abstraction faite de leur contexte. Peu importe donc qu’elles reproduisent plus ou moins exactement la pensée de leur auteur — en fait il y a parfois des coupures hâtives et des suppressions tendancieuses — c’est sur le texte reproduit par lui que le pape entend se prononcer.

Le Constitutum se présente sous la forme d’un message adressé à l’empereur ; il commence par rappeler les événements de l’année précédente : la soumission de Menas, les propositions iréniques d’Eutychius, puis, en un bref résumé, les négociations ultérieures avec le basileus, jusques et y compris la communication faite par lui de textes sur lesquels a été sollicité le sentiment du pape. Ces dogmata sont déclarés, dès le début, exécrables et déjà condamnés par les saints Pères ; le pape à son tour les anathématise. Suivent soixante propositions, presque toutes relatives à la christologie, sur chacune desquelles Vigile exprime son sentiment, toujours fort sévère. Cet examen terminé, il déclare que la condamnation portée par lui ne doit être pour personne l’occasion de faire injure à des Pères ou des docteurs des âges passés, en d’autres termes qu’il ne faut point condamner des personnages qui, de bonne foi, auraient soutenu telle ou telle des assertions prohibées. Et, passant à l’application, le pape continue : Les susdits dogmata nous ont été transmis comme provenant de Théodore de Mopsueste. Nous avons donc recherché si, dans les Pères, il était parfois question de la personne même de cet évêque. Or, ni Cyrille d’Alexandrie, ni Proclus de Constantinople n’avaient entendu condamner Théodore lui-même, quoi qu’il en fût de leur réprobation pour certaines doctrines qu’on lui attribuait. Il y avait même dans Cyrille une phrase, très nette interdisant de s’attaquer aux morts : Grave est insultare defunctis, vel si laici sint, nedum illis qui in episcopatu vilam deposuerunt. Coll. Avell., p. 288. A Chalcédoine non plus, rien n’avait été fait contre Théodore et, dans son allocution à l’empereur Marcien, le concile comptait Jean d’Antioche (qui avait défendu la mémoire de l’évêque défunt) parmi les auteurs à approuver. Et, pour généraliser la question, il paraissait clair à Vigile que jamais l’on n’avait condamné après coup des personnages morts dans la paix de l’Eglise. Et de citer un certain nombre de cas, où, pour respecter la mémoire des morts, on avait pris les plus grandes précautions. L’Église, en définitive, n’avait pas juridiction sur l’au-delà. Pour ce qui est donc de Théodore de Mopsueste, continuait le pape, nous n’avons pas la présomption de le condamner et ne permettons à personne de le faire, tout ceci étant dit sans préjudice de la condamnation des capitula signalés : Eum nostra non audemus condemnare sententia sed nec ab alio quoquam condemnari concedimus. Ibid., p. 292.

Quant à ce qui est de Théodoret, on pouvait bien s’étonner des attaques dont il avait été l’objet, puisqu’il avait souscrit aux décisions de Chalcédoine et au Tome de Léon. L’anathème exprimé par lui contre Ncstorius équivalait à la condamnation de tout ce qui chez lui aurait pu être d’accord avec cet hérétique. Condamner aujourd’hui, sous le nom de Théodoret, des propositions nestoriennes, c’était dire qu’il y avait eu à Chalcédoine des simulateurs ou des menteurs. Si les Pères du concile avalent passé outre aux attaques de l’évêque de Cyr contre les douze anathématismes, c’est qu’ils avaient cru bien faire en imitant Cyrille, qui, après l’Acte d’union, avait oublié les injures des années précédentes. Nous n’avons pas, pour notre compte, continuait Vigile, à réparer les soi-disant omissions des Pères de Chalcédoine. Et donc nous interdisons d’injurier ou d’attaquer Théodoret, decernlmus nihil in inluriam vel obtrectalionem probalissiml in Chalcedonensi sunodo viri, hoc est Theodorett episcopi. .. a quoquam fieri vel proferri. Ibid., p. 295. Mais, toute révérence gardée pour sa personne, nous condamnons un certain nombre de propositions, quoi qu’il en soit de leur origine, qui ont pu lui être attribuées. Et Vigile d’énoncer, sous forme d’anathèmc, cinq propositions qui, de fait, n’ont aucune attache, sauf peut-être la quatrième, avec la doctrine authentique de Théodoret.

Venait enfin le tour d’Ibas et de sa fameuse lettre. Cette pièce que l’on voulait condamner avait fait l’objet à Chalcédoine d’une enquête que Vigile avait étudiée documents en mains. La sentence du concile avait été rendue, après mure délibération ; la lecture de la lettre ayant été le fait essentiel qui fit Juger Ibas orthodoxe. Et le pape reprenait à son tour l’exégèse de la lettre incriminée et montrait que rien ne s’y découvrait d’hétérodoxe : poleramus de singulis memoratæ epislolæ locis ac sensibus per singula reddere rationem. Ibid., p. 305. Si le brigandage d’Éphèse avait condamné Ibas, c’est parce que celui-ci professait la doctrine correcte des deux natures. Ibas avait pu critiquer Cyrille, il l’avait moins déshonoré que Dioscore et ses comparses, qui faisaient du patriarche le patron d’une doctrine hérétique. Nous déclarons dès lors, poursuivait le pape, que reste en vigueur la sentence de Chalcédoine sur Ibas ; nous ne permettons à personne d’y rien modifier par addition, soustraction ou changement. Mais nous entendons aussi ne porter par là aucune atteinte aux douze anathématismes cyrilliens avec lesquels, tout bien considéré, peut se concilier le fait de la réception d’Ibas par le concile. Ibid., p. 310. Et, polémiquant contre ceux qui prétendaient que l’approbation donnée par le pape Léon aux actes du concile couvrait seulement les définitions dogmatiques : elle couvre encore, disait le pape, les décisions relatives aux personnes ; la défense de toucher en quoi que ce soit aux actes de Chalcédoine est clairement exprimée en différents documents émanés de ce pape ou de l’un de ses successeurs, Simplice. Ces diverses pièces montrent avec quelle réserve il faut toucher à ce qui a été antérieurement décidé. Ainsi avions-nous fait, nous-même dans notre premier Judicatum, où nous avions expressément réservé l’autorité de Chalcédoine (cf. ci-dessus, col. 1894). Ce Judicatum, d’ailleurs, nous le considérons d’ores et déjà comme définitivement annulé par le présent acte. À ces causes, nous défendons à tout ecclésiastique de rien faire de contraire à ce que nous venons d’ordonner ici ou de soulever désormais, après la présente définition, post présentera deftnitionem, l’affaire des Trois-Chapitres. Tout ce qui pourrait être dit, fait, écrit, à ce sujet, par quelque personne ecclésiastique que ce soit, nous le déclarons nul et non avenu par l’autorité du Siège apostolique, auquel par la grâce de Dieu nous présidons : Hoc modis omnibus ex auctoritaie Sedis apostolicx, cui per Dei gratiam prsesidemus, efjetamus (refutamus). Suivait la signature de Vigile, de seize évêques, italiens, africains, illyriens, un grec, de l’archidiacre de Rome, Théophane, et des deux diacres romains Pelage et Pierre. La pièce était datée du 14 mai 553.

On ne saurait trop attirer l’attention sur la finale du Constitutum. Il est peu d’actes pontificaux où ait été engagée d’une manière aussi solennelle l’autorité du Siège apostolique, où un pape ait pris, avec autant de conviction, la responsabilité de la définition qu’il donnait. Cette définition vise sans doute les vérités dogmatiques impliquées dans la condamnation des thèses tout au long réfutées dans le document ; elle s’étend aussi à des faits, spécialement à l’innocence de Théodoret et d’Ibas ; elle affirme que la lettre lue au concile de Chalcédoine est bien celle de l’évêque d’Édesse à Maris et que cette lettre, soigneusement étudiée par le pape, est orthodoxe. C’est plus que n’avait dit le concile même de Chalcédoine. Nous aurons besoin de toutes ces constatations par la suite.

Les délibérations et les décisions du Ve concile.

Dans le temps même où le pape achevait la rédaction de son Constitutum, le concile avait commencé de siéger. On sait que des actes conciliaires il existe deux recensions (latines toutes les deux), l’une brève, donnée par toutes les collections avant celle de Hardouin, l’autre plus longue qui, publiée d’abord par Baluze en 1683, a passé dans les recueils ultérieurs et finalement dans Mansi, t. ix, col. 178 sq. Tout se passe comme si le texte long était l’original, d’où l’on aurait fait disparaître, avant de le communiquer à Vigile, divers passages où le pape était mis en trop fâcheuse posture. Sur tout ceci voir la préface de Baluze reproduite dans Mansi, Concil., t. ix, col. 163-172.

session. — Le concile s’ouvrit le 4 mai et entendit immédiatement la lecture d’un message du basileus. Celui-ci rappelait la diffusion, par les nestoriens, des œuvres de Théodore, de Théodoret et d’Ibas, les mesures prises à l’encontre par l’autorité impériale, les assentiments donnés par l’ensemble de l’épiscopat, la nécessité d’obtenir maintenant une adhésion unanime aux proscriptions édictées par le gouvernement. De son côté le pape Vigile avait, à plusieurs reprises, anathématisé les Trois-Chapitres et clairement manifesté sa volonté en condamnant ceux de son entourage qui lui faisaient opposition. Son Judicatum d’avril 548 témoignait mieux encore de ses sentiments. Depuis, il semblait avoir eu des retours en arrière et le basileus donnait un aperçu rapide des dernières négociations. Nonobstant ces atermoiements, le concile était invité à comparer à l’enseignement des quatre conciles celui de Théodore et de la lettre d’Ibas, à discuter la question de savoir s’il était permis de condamner les morts, à se prononcer enfin sur le cas de Théodoret. À ce message impérial fut ajoutée la lecture des pièces échangées vers l’Epiphanie 553 entre Eutychius et Vigile, ci-dessus, col. 1900. Sur quoi le concile exprima le désir que le pape vînt lui-même siéger au concile ; il fut décidé qu’une députation lui serait envoyée à cette fin. Ainsi fut fait ; mais une double démarche tentée le 6 et le 7 mai demeura sans résultat.

IIe session. — La deuxième séance, 8 mai, dut enregistrer d’abord ce résultat négatif, et entendre le récit de la double délégation qui s’était rendue auprès du pape. On crut comprendre qu’en fin de compte celui-ci avait déclaré que si, dans le délai fixé (il s’agit des vingt jours après la deuxième communication faite par l’empereur, ci-dessus, col. 1901), il n’avait pas pris position, le concile aurait toute liberté de délibérer. Après quoi l’assemblée décida qu’une invitation serait envoyée aux évêques latins de séjour à Constantinople, les priant de siéger au concile. Les démarches furent faites sur l’heure. Mais les Latins répondirent qu’en l’absence du pape ils ne pouvaient se présenter. À quoi l’assemblée déclara que l’on ne tiendrait compte de l’absence ni de Vigile, ni de ses évêques et qu’on se réunirait le lendemain.

IIIe session. — Cette séance du 9 mai ne fut que de pure forme. Avant d’examiner la question des Trois-Chapitres, le concile voulait déterminer sa position dogmatique : il reconnut donc les quatre grands synodes précédents et aussi les Pères orthodoxes d’après lesquels il se réglerait. La discussion sur les Trois-Chapitres fut renvoyée à une séance ultérieure. Le concile voulait sans doute donner des preuves de sa bonne volonté et ne pas anticiper sur le délai qu’avait fixé le pape.

IVe session. — Mais le lundi 12 mai, le délai de vingt jours demandé par le pape le lundi de Pâques, 21 avril, était expiré. Le synode commença l’examen des propositions extraites des ouvrages de Théodore, les mêmes qui avaient été envoyées à Vigile, augmentées de dix autres. Ce ne fut pas trop de toute la séance pour cette lecture, fréquemment interrompue par de bruyants anathèmes. Le tout se termina par le sceleratum symbolum déjà lu et condamné à Éphèse (431) dans l’Actio Charisii (ci-dessus, col. 1870), mais qui, cette fois, fut expressément attribué à Théodore. Les cris de réprobation redoublèrent : « C’est Satan lui-même, criaient certains, qui a composé ce document. »

Ve session. — Le lendemain, 13 mai, se continua le procès de l’évêque de Mopsueste. Successivement furent interrogés les Pères, les lois impériales, l’historien ( ?) Hésychius de Jérusalem, les amis eux-mêmes de Théodore, les procès-verbaux de l’enquête faite à Mopsueste, ci-dessus, col. 1897. Tous déposaient contre l’hérétique et ses doctrines impies. Mais était-il possible de condamner des morts ? Bien des gens, à commencer par saint Cyrille, ci-dessus, col. 1872, étaient pour la négative. Mais on écarta leurs témoignages : la lettre de Cyrille à Proclus, déclara-t-on, était inauthentique et contredisait des affirmations du patriarche alexandrin. Le représentant du primat de Carthage, le seul Occidental présent, intervint pour faire connaître des textes, surtout augustiniens, qui abondaient dans le sens des désirs impériaux. Remettant à plus tard sa décision, le concile trouva encore le temps d’entamer en cette même séance le procès de Théodoret. L’on versa à son dossier divers extraits de ses ouvrages : dans la réfutation des xii anathématismes cyrilliens, les n° 1, 2, 4, 10 ; les lettres diverses écrites par lui soit à Éphèse, soit plus tard, avant et après l’Acte d’union ; certains sermons prononcés par lui en ces temps-là et aussi après la mort de Cyrille. Sur tout ceci, cf. ci-dessus, col. 1873 sq. De tout quoi il résultait que l’évêque de Cyr avait gravement porté atteinte à la mémoire du patriarche d’Alexandrie, et ce crime de lèse-majesté cyrillienne dénonçait une doctrine de fond hétérodoxe. Rien d’étonnant qu’avant d’admettre Théodoret à siéger le concile de Chalcédoine eût exigé de lui un anathème contre Nestorius et ses blasphèmes.

VIe session. — Comme si rien ne s’était passé dans l’intervalle des séances on reprit, le lundi 19 mai, l’examen du troisième accusé, Ibas. Toute la journée lui fut consacrée ; aussi bien on voulut donner l’impression que l’on s’entourait de toutes les garanties et que l’on reprenait l’affaire ab ovo. Mais sous le flot des protocoles qui furent lus successivement se cachait une manœuvre amorcée depuis quelque temps. La grosse difficulté que créait le cas de la lettre à Maris, c’était que sa lecture à Chalcédoine avait déterminé l’absolution de son auteur. Relecla ejus epistola, eum orthodoxum judicamus, avaient dit les légats romains, suivis finalement par l’assemblée. Or, depuis un certain temps on s’était avisé, dans l’entourage impérial, d’une explication qui sauvait l’autorité du concile. Ce n’était pas la lecture de la lettre d’Ibas à Maris qui avait amené l’absolution de l’évêque d’Édesse, mais bien celle de l’épltre adressée au concile de Tyr par les clercs de son Église. Ci-dessus, col. 1879. C’est cette explication qu’il s’agissait de faire admettre par l’assemblée. La lecture des interminables procès-verbaux du concile d’Éphèse de 431, qui n’avaient rien à voir ici, de ceux de Chalcédoine, qui n’étaient guère davantage ad rem, avait pour but de ramener l’affaire au raisonnement suivant : Éphèse et Chalcédoine sont d’accord ; l’un et l’autre concile professent la même doctrine, celle de saint Cyrille. La lettre à Maris attaque cette doctrine ; il n’est donc pas possible que Chalcédoine ait, même Indirectement, déclaré cette épltre orthodoxe. En fait ce ne fut pas cette lettre, d’ailleurs désavouée par son auteur — ceci était une contrevérité — qui fut lue à Chalcédoine. L’évêque d’ËdcSM y a été déclaré orthodoxe sur le bon témoignage rendu par la lettre de ses clercs. Voir cette argumentation sophistique, Mansi, Concil., t. ix, col. 305 A, 305 CD, 306 A. Quand furent terminées toutes ces lectures, où, même à tête reposée, il est difficile de se reconnaître, le Ve concile put se déclarer édifié : la lettre qui était attribuée à Ibas était en tout contraire à la définition de Chalcédoine ; la présente assemblée la condamnait : recevoir cette épître c’était rejeter les Pères du grand concile de 451.

Que les auteurs de cette manœuvre fussent d’absolue bonne foi, c’est ce qu’il nous paraît difficile d’admettre et ce fut Askidas en personne qui porta l’antienne. En les suivant d’ailleurs, le concile ne pouvait pas ignorer que, depuis le mercredi précédent, 14 mai, l’affaire n’était plus intacte et que, dans les délais qu’on lui avait assignés, le pape avait rendu une sentence définitive, dont il était bien difficile que rien n’eût transpiré. Sans doute l’on s’était arrangé au Sacré-Palais pour ignorer l’acte pontifical ; ces chicanes de procéduriers retors ne changeaient rien à la réalité.

VIIe session. — Il fallut bien pourtant qu’à la séance du 26 mai le basileus mît le concile au courant, par un message, de ce qui s’était passé entre ses gens et le pape. Celui-ci avait la veille (25 mai) envoyé son apocrisiaire au palais pour informer — c’était, pensons-nous, pour la seconde fois — que sa réponse était prête et qu’une députation de hauts fonctionnaires et de prélats devait la chercher pour la communiquer au souverain. Venue au palais de Placidie, la délégation, après lecture du Constitutum, avait déclaré qu’elle ne pouvait accepter ce papier. « Du moins, reprit Vigile, vous saurez qu’il existe », et il avait envoyé son apocrisiaire au souverain pour lui transmettre sa sentence. L’apocrisiaire ne fut pas reçu ; il fut seulement chargé de porter à son maître la réponse suivante : « Ou la sentence du pape condamnait les Trois-Chapitres et elle était inutile ; ou elle les innocentait et alors Vigile se mettait en contradiction avec lui-même. » Et c’est pourquoi le message impérial communiquait au concile toutes les pièces secrètes dans lesquelles Vigile s’était engagé à condamner les Trois-Chapitres, ci-dessus, col. 1892, 1895, 1896. Il opposait ainsi le pape à lui-même. À ces causes le messager du basileus réclamait, au nom de son maître, que le nom du pape fût rayé des diptyques : De Vigilii nomme ne jam sacris diptychis Ecclesise inferatur propter impietatem quam oindicavit nec et reciietur oobis et conservetur, ceci étant dit pour toutes les Églises de l’Empire. Ce que le messager impérial demandait de vive voix, la lettre impériale dont il était porteur le motivait par de rudes considérants : Ipse semetipsum alienum catholicæ Ecclesise fecit, defendens prsedictorum capitulorum impietatem, séparons autem semetipsum a vestra communione. Le basileus se flattait d’ailleurs, en terminant, que l’on pourrait néanmoins conserver l’union avec le Siège apostolique ; les variations de Vigile, ou de tout autre ne pouvaient nuire à la paix de l’Église. Première esquisse de la distinction impossible entre la sedes et le sedensl Sans plus ample informé, le concile se rallia à la motion impériale : Omnia secundum tenorem lectorum apicum peragentes. (Tout ceci dans la rédaction longue, Mansi, col. 351-366 A ; la recension courte, la seule connue autrefois, ne connaît pas cette lettre de Justinien, ni l’assentiment que lui donna le concile ; parmi les pièces communiquées par le basileus à l’assemblée elle supprime le serment de Vigile du 15 août 550.]

VIIIe session. — Ainsi la séparation entre le pape et le concile était maintenant définitive. Peut-être n’apprécia-t-on pas sur le champ la gravité de cette démarche ; elle ne laissait pas néanmoins de porter une grave atteinte même au droit oriental de l’époque. A nous-mêmes elle nous apparaît lourde de conséquences : c’est un concile en rupture ouverte avec le pape qui va porter, non seulement dans l’affaire des Trois-Chapitres, mais dans des questions proprement théologiques les arrêts qui ^furent pris à la vin" et dernière séance (2 juin). Ils s’expriment en une définition positive et en de longs anathématismes d’une rédaction extrêmement laborieuse. En bref, par sa définition (horos), le concile anathématisait la personne et les écrits de Théodore de Mopsueste, les écrits de Théodoret « contre la foi orthodoxe, les douze capitula cyrilliens et le premier concile d’Éphèse, pour la défense de Théodore et de Nestorius ». Quant à la soidisant lettre d’Ibas qui n’avait jamais été, quoi qu’on prétendît, reçue par Chalcédoine dont elle contredisait la doctrine, elle était condamnée, elle aussi, comme niant que le Verbe se fût incarné de la sainte Théotocos, comme accusant Cyrille d’apollinarisme et le concile d’Éphèse de partialité, comme injuriant les douze capitula de Cyrille et comme défendant Théodore et Nestorius. Les quatorze anathématismes presque tous empruntés textuellement à l’édit impérial de 551, ci-dessus, col. 1897, se divisent en deux séries : Les dix premiers résument, sous la forme négative de ces sortes de décisions, la théologie telle que venait de la constituer Léonce de Byzance et canonisent la formule théopaschite : Unus de Trinitate crucifixus carne. Les quatre derniers visent, après les hérétiques du passé, y compris Origène, les Trois-Chapitres eux-mêmes : anathème à Théodore de Mopsueste ; en une longue période on essayait de caractériser sa subtile doctrine et l’on condamnait ses écrits aussi bien que sa personne, et en même temps ceux qui ne voulaient pas l’anathématiser ou, à plus forte raison, avaient écrit ou écrivaient pour le défendre ; anathème à certains ouvrages de Théodoret, aux gens qui pensaient comme lui, à ceux qui avaient écrit contre la vraie foi, contre Cyrille et ses capitula et qui étaient morts en cette impiété ; anathème enfin à la lettre prétendument écrite par Ibas à Maris (tîjç XeyojiivTjç wxpà "I6a Y£Ypâ<p60a Tîpiç Maprjv), pour les mêmes raisons exposées dans la définition, anathème à qui la défendrait même dans une de ses parties, à qui avait écrit ou écrirait en sa faveur, sous prétexte de respect pour le concile de Chalcédoine. Texte des dits anathématismes dans Denzinger-Bannwart, n. 213-228. Le tout se terminait par la menace des sanctions d’usage à l’endroit des contrevenants : déposition pour les ecclésiastiques, anathème pour les laïques.

La capitulation du pape Vigile.

Rien de plus diamétralement contradictoire que les deux sentences du 14 mai et du 2 juin ! Dans la première, le pape Vigile défendait de porter une condamnation contre la personne de Théodore, quoi qu’il en fût du caractère damnable de propositions qu’à tort ou à raison on lui attribuait ; il interdisait de rien dire ou rien faire qui fût injurieux à la mémoire de Théodoret, cet homme si estimé de Chalcédoine ; il reprenait à son compte la décision du grand concile sur l’orthodoxie d’Ibas et de sa fameuse lettre. Docile aux ordres du basileus, l’assemblée de Constantinople anathématisait la personne de Théodore, qualifiait durement Théodoret et faisait le procès en règle de la lettre d’Ibas, qu’elle essayait d’ailleurs d’arracher à son contexte naturel. Et le concile avait pris ces mesures en connaissance de cause, après avoir affirmé qu’il se séparait de Vigile. Comment réduire semblable antagonisme ? Qui céderait, le pape ou le concile, le pape ou Justinien ?

Il était à prévoir que ce serait le pape. Si, depuis l’affichage de l’édit de 551, il avait retrouvé quelque énergie, il le devait à la présence auprès de lui de ses conseillers et spécialement du diacre Pelage. Encore que l’on soit mal renseigné sur le détail des événements, on sait que ce dernier fut de nouveau emprisonné avec son collègue Sarpatus. Le neveu du pape Rusticus, qui était sans doute rentré en grâce auprès de son oncle, fut exilé en Thébaïde avec un abbé africain Félix. Partout le bras séculier s’abattait sur ceux qui refusaient de souscrire les décisions conciliaires envoyée ? en province par le gouvernement ; en Afrique Libératus et Victor de Tunnunum étaient exilés, Facundus d’Hermiane se cachait. Atterré de tant de violence, fatigué d’une lutte sans issue, travaillé par une douloureuse maladie — il souffrait de la pierre — le pauvre pape céda.

1. La lettre du 8 décembre 553.

Le 8 décembre, Vigile adressait au patriarche Eutychius une lettre assez brève où il se ralliait aux décisions du concile dans l’affaire des Trois-Chapitres. Texte grec et latin dans P. L., t. lxix, col. 122-128 ; Mansi, Concil., t. ix, col. 413-420. Seul, disait-il, le diable avait pu essayer de le séparer, lui si fidèle à la foi des quatre conciles, de ses frères dans l’épiscopat qui professaient le même respect. Mais le Christ avait finalement dissipé les ténèbres qui obscurcissaient son esprit et l’avait poussé à définir la vérité. Il commençait donc par déclarer sa foi dans la doctrine exprimée par les quatre conciles. Quant à la question des Trois-Chapitres, il l’avait soumise à un nouvel examen et si, par là, il était amené à se rétracter, il n’en avait point de honte ; Augustin n’avait-il pas écrit lui-même ses Rétractalations ? Il lui était apparu que les ouvrages de Théodore, voués partout à l’opprobre, contenaient de multiples propositions contraires à la foi orthodoxe ; il mettait donc l’évêque de Mopsueste au nombre des hérétiques déjà condamnés et anathématisait sa personne en même temps que ses écrits impies. De même condamnait-il ce qu’avait écrit Théodoret contre la vraie foi, les xii anathématismes, le concile d’Éphèse et pour la justification de Théodore et de Nestorius. Enfin il condamnait la lettre d’Ibas, elle aussi pleine de blasphèmes et ceux qui voudraient en prendre la défense. Il entrait de ce chef en communion avec les évêques ses frères qui, fidèles à la foi des quatre conciles, avaient condamné les Trois-Chapitres. Ce qu’il avait écrit lui-même, ce que d’autres avaient écrit pour la défense de ceux-ci, il le déclarait nul et non avenu : Quæ vero aul a me aut ab aliis ad defensionem prœdictorum trium capilulorum facta sunt prsesentis hujus scripti nostri deflnitione evacuamus.

Plus complète palinodie ne se peut imaginer. Et pourtant le malheureux pape n’avait pas encore toute honte bue. La lettre au patriarche ne fut pas jugée suffisante ; au Constitutum du Il mai il fallait que l’on pût opposer un texte officiel de même ampleur et de semblable autorité !

2. Le Judicatum de la IIe indiction (23 février 554).

C’est ainsi que Vigile fut amené à rédiger la pièce extrêmement verbeuse qui porte, dans l’histoire, le nom de Judicatum. Publiée pour la première fois par Baluze dans la Nova conciliorum collectio, t. i, p. 1551 sq., elle a passé dans Mansi, Concil., t. ix, col. 457 sq., de là dans P. L., t. lxix, col. 143-178 ; nouvelle édition bien préférable dans A. C. 0., t. iv, vol. ii, p. 138-168. Nous n’avons plus la pièce dans son intégrité, le copiste y ayant pratiqué des coupures et ayant supprimé en particulier tout le début en sorte que le document commence par la profession de foi de Chalcédoine. Sur la raison de ces coupures et sur les pièces qui, dans le Paris. 1682, encadrent celle-ci, voir Schwartz, ibid., p. xxii-xxvi.

Ce qui caractérise ce Judicatum, c’est la place considérable qu’y tient la discussion de la lettre à Maris. Vigile ou ses dictatores se sont bien rendu compte que c’était sur ce point que la condamnation des Trois-Chapitres atteignait le plus immédiatement Chalcédoine. Toute l’argumentation, qui fourmille des plus évidents paralogismes, tend donc à démontrer que la lettre à Maris, comme il ressort de déclarations mêmes d’Ibas, n’est pas, ne peut pas être de celui-ci, que ce n’est pas après lecture de cette lettre que les légats romains et le concile se sont prononcés en faveur de l’orthodoxie de l’évêque d’Édesse, mais bien après lecture de la lettre des clercs de cette ville. Ce paradoxe, ou plutôt ce mensonge, est démontré à grand renfort d’arguments dialectiques, textuels, historiques, auprès desquels l’argumentation de la définition conciliaire est de toute clarté. Ci-dessus, col. 1905. L’exégèse des mots : Relecta ejus epistola eum orthodoxum judicaverunt, qui sont limpides, ne demande pas moins d’une longue page pour aboutir à cette conclusion : la lettre des clercs d’Édesse peut être dite la lettre d’Ibas (ejus epistola), puisqu’elle est écrite en faveur de celui-ci 1 Voici un échantillon de l’argumentation et de sa… simplicité.

Quod autem ejus > id est Hibse episcopi eam significasse videntur (legati) epistolam, signanter magis fin ne (la lettre des clercs) ipsius appellando quam pro se relegi petiit, illam potius ad Marim Persam quæ contra eum prolata est ostendunt ipsius nou fuisse, illo loquendi modo quo indubi tanter omnes hommes et de aliis et de se uti soient, ut eorum churlse epistolte dicantur, qui eis pro se utuntur et quorum ostenduntur prodesse negotiis. A. C. G., loc. cit., p. 161-162 ; P. L., col. 170 A.

Plus triste encore que ce lamentable plaidoyer est la condamnation de ceux qui n’admettent pas cette explication sophistiquée : « Arrière l’impudence de ces pervers qui, dans leur fausseté hérétique, veulent persuader qu’un seul des Pères siégeant à Chalcédoine a pu dire ou penser, au sujet de cette lettre à Maris, pleine de toute impiété, qu’il y avait là quelque chose d’orthodoxe 1° Et ces prolixes considérants aboutissaient à cette sentence : « Nous anathématisons et condamnons la susdite lettre à Maris, faussement attribuée à Ibas (epistolam quam ad Marim Persam hæreticum scripsisse Hibas confingitur), et quiconque croirait qu’il la faut recevoir ou défendre, ou prétendrait énerver notre présente condamnation. Anathème identique contre ceux qui, après avoir pris connaissance de notre constitution, prétendraient que la lettre à Maris a été reçue par le concile de Chalcédoine ou a été déclarée orthodoxe par quelqu’un des Pères, car c’est être injurieux pour la mémoire de cette assemblée, c’est vouloir renouveler un scandale déjà apaisé. » Ibid., p. 165 ; col. 174 B.

L’affaire de Théodore était bien plus vite réglée. La cause de tout le mal, c’étaient les nestoriens qui, par les livres de l’évêque de Mopsuestc, avaient tenté de remettre leur doctrine en circulation. Le zèle de l’empereur y avait mis bon ordre, et ce serait de la part de Vigile connivence avec l’hérésie, de ne point s’y associer. L’hérésie ne peut se prévaloir de ce que Théodore est nommé avec éloge dans la lettre à Maris, puisque celle-ci a été condamnée (sic) à Chalcédoine. Et d’ailleurs un examen attentif des écrits de Théodore avait clairement établi son hérésie. Ces propositions montraient que l’on n’avait pas le droit de dire que l’évêque de Mopsucste n’avait pas été condamné avant sa mort ; au fait elles tombaient sous le coup des anathèmes portés par le pape Damasc. Et, par une audacieuse confusion des doctrines et de la personne, Vigile de conclure que, dès 382, Théodore était un hérétique ; il n’héritait donc pas à le ranger à côté des hérétiques antérieurs, condamnés par les quatre conciles et par l’Église catholique, et à réprouver ses éoritv.

Le cas de Théodorct — au moins dans l’état présent du texte — était liquidé en quelques lignes. Était condamné ce qu’il avait écrit contre la foi orthodoxe, (t les xii anathématismes cyrillii >ns, pour Théodore ou Nntorlns. Au^i bien était-il constant que l’évêque de Cyr, à Chalcédoine, avait équivalemnic ut condamné tout cela, en recevant la définition du concile. Cette définition en effet énonce la même doctrine qu’avait fait prévaloir à Éphèse l’autorité de saint Cyrille : in qua beati Cyrilli in Ephesena prima expositam manijestum est prsedicari doclrinam.

Le tout se terminait par une rétractation en forme des mesures que Vigile avait pu prendre antérieurement en sens contraire : Quæcumque vero sive meo nomine sive quorumlibet pro defensione trium capitulorum prolata fuerint vel ubicumque reperta prsesentis noslri plenissimi constituti auctoritate vacuamus.

On remarquera que, s’il répète à peu près textuellement les anathématismes 12, 13 et 14 du Ve concile, le Judicatum de la IIe indiction ne dit mot des autres. Il ne saurait donc constituer une approbation complète des décisions de cette assemblée. Quant à la valeur même du document pontifical pour ce qui est des Trois-Chapitres, nous aurons loisir d’y revenir plus loin.

Épilogue. Mort de Vigile. Accession du pape Pelage Ier.

Le Judicatum de la IIe indiction est du 23 février 554. Il semble qu’ayant donné toute satisfaction au basileus, Vigile aurait dû, aussitôt que possible, reprendre le chemin de Rome. En fait, c’est seulement un an plus tard qu’il se décida au départ. Peut-être n’était-il pas fort pressé de se retrouver en contact avec les Occidentaux en général et les Romains en particulier. Il utilisait d’ailleurs son séjour dans la capitale à obtenir de la chancellerie impériale le règlement de toutes les questions que posait en Italie la reconquête byzantine. Le 13 août 554, Justinien signait une Pragmatique qui accédait à un certain nombre des demandes du pape : Pro petitione Vigilii… quædam disponenda esse censuimus, disait le basileus. La date exacte du départ de Vigile n’est pas connue ; ce doit être à la fin du printemps de 555 ; le voyage dut s’interrompre à Syracuse, où le pape mourut le 7 juin. Son corps fut rapporté à Rome où il serait enterré, non à Saint-Pierre, mais dans la petite église de Saint-Silvestre sur la Via Salaria.

Qu’advenait-il pendant ce temps du diacre Pelage ? Il avait été le principal inspirateur du Conslitutum de mai 553 (Judicatum de la I re indiction) ; aussi, après la palinodie de Vigile, en décembre de cette même année, s’était-il séparé avec éclat de son maître, en même temps que le diacre Sarpatus. Menacé de ce chef d’excommunication par Vigile il avait répliqué par un Retutatorium — cette pièce n’est pas conservée — qu’il réussit à faire passer sous les yeux du basileus. Sur quoi il fut arrêté et interné dans divers couvents successifs. C’est en cette demi-captivité qu’il composa son long mémoire In defensione trium capitulorum, publié récemment par R. Devreessc, 1932, dans la collection Studie testi, n. 57. C’était à la vérité un travail de seconde main, surtout inspiré par le volumineux ouvrage de même titre composé dix ans plus tôt par Facundus d’Hcrmiane : ce qui est personnel à Pelage, c’est le ton passionné sur lequel il parle de Vigile et de ses variations. C’est aussi la véhémence de ses propos contre les inspirateurs du pape, ses dictatores, les diacres Tullianus et Pierre. Voir l’art. Pelage I er, t.xii, col. 663.

Or, c’est précisément à Pelage que pensait, depuis quelque temps sans doute, le basileus, pour occuper le Siège pontifical au décès de Vigile. Au fait, si Pelage avait traité rudement Vigile en son dernier écrit, il avait trouvé le moyen de ne pas découvrir l’intangible majesté du bastteua. Quand et comment arriva-t-on à lui faire comprendre qu’il était le seul candidat possible à la chaire apostolique et qu’il deviendrait pape à de certaines conditions, c’est ce qu’il est difficile de dite. Ce fut peut-être après la mort, en octobre 553, d’un prêtre romain nommé Maréaa, qui avait joué quelque temps le rôle de remplaçant du pape à Rome et avait, de ce chef, comme le dit son épitaphe, mérité l’honneur pontifical : Qui fuerat méritas pontificale decus. En tout état de cause le début du pontificat de Pelage Ier est à rapporter à la mi-avril 556. Cf. L. Duchesne, Le Liber pontificalis, t. i, p. cclxi et p. 302. Mais l’opinion du clergé et du peuple demeurait à son endroit extrêmement défiante ; l’affirmation du Liber pontificalis suivant laquelle il lui fut difficile de trouver un consécrateur n’a donc rien d’invraisemblable. Finalement il fut ordonné par deux évêques. celui de Pérouse et celui de Ferentino et un prêtre de l’évêché d’Ostie, ce qui était contraire à toutes les traditions romaines ; une grande animation ne laissait pas de régner contre lui dans la ville : Multitudo religiosorum, sapientium et nobilium subduxerant se a conununione ejus, dit le Liber pontificalis. La raison toutefois que donne la notice : Quia in morte Vigilii papæ se miscuisset, ne saurait être la seule explication de cette attitude. Ce que l’on reprochait à Pelage, au moins dans les milieux ecclésiastiques, c’était sa récente palinodie. Du camp des défenseurs des Trois-Chapitres et de Chalcédoine il était passé dans le camp adverse ; c’est l’impression qui est restée à Victor de Tunnunum : Pelagius trium prmfatorum capitulorum defensor, Justiniani principis persuasione de exilio redit et condemnans ea quæ dudum constantissime defendebat, romanse Ecclesiæ episcopus a prxvaricatoribus ordinatur. Chron., an. 558 (date certainement inexacte). P. L., t. lxviii, col. 961 A.

Pour rallier l’opinion défiante, Pelage organisa, de concert avec le patricc Narsès, une grande cérémonie liturgique. De Saint-Pancrace à Saint-Pierre une procession se déroula que présidait le pape ; quand elle fut arrivée à la basilique, Pelage monta à l’ambon et, tenant au-dessus de sa tête l’évangile et la croix, il jura qu’il était innocent de tout ce qui avait pu arriver à Vigile. Ceci pour le populaire. En même temps, à l’usage du monde ecclésiastique, il publiait une profession très habilement rédigée. Il déclarait recevoir les quatre conciles — du Ve il n’était pas question — comme aussi la série des décrets portés par les papes ses prédécesseurs de Célestin à Jean II et Agapet — de Vigile il ne soufflait mot — ; il condamnait les personnes qu’ils avaient condamnées, recevait celles qu’ils avaient reçues et vénérait tout spécialement comme orthodoxes les honorables évêques Théodoret et Ibas. Pour le reste, des réminiscences bibliques couvraient le blâme discret adressé aux gens trop zélés qui s’obstinaient à défendre les Trois-Chapitres. Jafîé, Reg., n. 938. L’agitation peu à peu se calma dans Rome ; mais cette misérable affaire n’avait pas encore fini de produire ses fruits empoisonnés.


VII. Les schismes consécutifs a l’affaire des Trois-Chapitres.

Aussi bien la question des Trois-Chapitres avait amené dans tout l’Occident une extraordinaire effervescence. Depuis longtemps aucune controverse théologique n’avait autant fait courir de plumes, en Afrique surtout. Nous ne pouvons donner ici qu’un aperçu de cette histoire littéraire, renvoyant pour chaque auteur à la notice qui lui a été ou lui sera consacrée.

L’effervescence littéraire.

Au moment où la question a été posée à Rome pour la première fois, le diacre carthaginois, Fulgence Ferrand a été appelé à donner son avis et s’est énergiquement prononcé contre la condamnation. Cf. ci-dessus, col. 1890. Ferrand n’a pas dû survivre longtemps à cette consultation et n’a pas connu, sans doute, les palinodies successives des titulaires du Siège apostolique. — Pontien, un évêque africain dont le siège est inconnu a laissé une Epistola ad Justinianum imperatorem, P. L., t. lxvii, col. 995-998, qui pourrait remonter au début de la querelle. — Vérécundus, évêque de Junca, a fait partie du groupe de prélats convoqués à Constantinople et qui comprenait aussi Réparatus, Firmus, Primasius. Réfugié à Chalcédoine avec le pape Vigile, il y mourut avant la réunion du Ve concile. Les Excerptiones de gestis Chalcedonensis concilii, publiées par Pitra, Spicilegium Solesmense, t. iv, p. 166-191, témoignent de sa préoccupation de retrouver, dans les actes de Chalcédoine, la teneur exacte des jugements rendus sur le compte de Théodoret et d’Ibas. — Beaucoup plus importante est l’œuvre de Facundus d’Hermiane : Pro defensione Trium Capitulorum, en douze livres, commencé à Constantinople avant l’arrivée de Vigile (25 janvier 547), et certainement terminé avant le Judicatum du samedi saint 548 ; Responsio adressée à Justinien, qui ne s’est pas conservée, mais est mentionnée dans la préface de l’ouvrage précédent ; Contra Mocianum scholasticum, où Facundus qui, d’accord avec la majorité des Africains, s’est séparé de Vigile et des Orientaux, justifie cette attitude du reproche de schisme ; Epistola fidei catholicee in defensione Trium Capitulorum, adressée aux catholiques d’Afrique et qui, en termes très vifs, prend position contre les évêques qui abandonnent les Trois-Chapitres, contre Vigile et Pelage, les romani prsevaricatores. — Moins volumineuse, mais tout aussi caractéristique, l’œuvre de l’évêque Victor de Tunnunum, qui, exilé à l’étranger, ballotté de résidence en résidence, rédige une Chronique, allant jusqu’à la première année de Justin II (566), où il fait passer toutes ses préoccupations et toutes ses rancœurs. — De même ordre le Breviarium causas nestorianorum et eutychianorum du diacre de Carthage Libératus, composé après la mort du pape Vigile et qui, pour démontrer l’erreur de Justinien dans l’affaire des Trois-Chapitres, reprend de très haut l’histoire de l’agitation monophysite à laquelle, en fin de compte, avait cédé le basileus. — Primasius d’Hadrumète a composé, lui aussi, un livre sur les hérésies, qui n’est pas venu jusqu’à nous, mais qui était vraisemblablement orienté dans le même sens. — Des préoccupations historiques analogues ont inspiré le neveu de Vigile, le diacre romain Rusticus. Exilé en Thébaïde pour avoir publié, après la sentence du concile de 553, un libellus contre les décisions conciliaires, il compose, soit durant son exil, soit après son retour, une Disputatio contra acephalos, où il fait le procès des monophysites ; mais surtout, rentré à Constantinople, il se livre, sur les actes d’Éphèse et de Chalcédoine à un travail minutieux de traduction et de comparaison, ajoutant enfin aux actes officiels un nombre considérable de pièces qui éclairent l’histoire de ces années troublées. Ainsi naquit l’ouvrage qu’il a appelé lui-même le Synodicum ; la première partie, A. C. O., t. i, vol. iii, donne l’histoire du concile d’Éphèse, formée en juxtaposant des pièces relatives à cette assemblée ; la seconde, ibid., vol. iv, fournit les documents relatifs à l’Acte d’union de 433 et aux événements qui suivirent. Cf. ici, art. Nestorius, t. xi, col. 87-88. À la vérité le point de vue de Rusticus est faux ; préoccupé de désolidariser Théodoret d’avec Nestorius, il a fait sur la pensée de l’évêque de Cyr des contresens évidents, du moins a-t-il transmis sur les tragiques démêlés des années 430 et suivantes des pièces de tout premier ordre qui, à des gens moins prévenus que l’étaient ses contemporains, auraient pu révéler le sens exact des premières luttes christologiques. — Nous avons signalé plus haut l’ouvrage du diacre Pelage, le futur pape In defensione Trium Capitulorum.

Toute cette activité littéraire témoigne de l’agitation des esprits. Il y faudrait joindre les correspondances qui de Constantinople venaient renseigner l’Occident, telles les lettres des clercs milanais ou des clercs romains, ci-dessus, col. 1896 au bas, sans parler des rapports oraux que des légations ne cessaient de véhiculer. Tout cela ne pouvait qu’exciter en Occident une effervescence qui finira par aboutir à des séparations plus ou moins durables.

L’agitation ecclésiastique en Afrique et en Gaule.

L’Afrique, dès le début de la controverse, avait été fort troublée. Nous avons signalé ci-dessus, col. 1897, les mesures drastiques prises par le gouvernement byzantin pour mater une opposition sans cesse renaissante. Quand les Africains amenés de force à Constantinople eurent été jugés et envoyés en exil, on s’occupa de donner un successeur à Réparatus de Carthage en la personne d’un certain Primosus qui eut beaucoup de mal à se faire reconnaître par les deux conciles de Proconsulaire et de Numidie. Pendant ce temps les prélats africains fidèles aux Trois-Chapitres étaient internés dans de lointains monastères et jusqu’au fond de l’Egypte. Il fallut du temps pour calmer cette agitation qui naturellement s’était encore amplifiée après 553. Elle dura jusqu’à la mort de Justinien (565). Son successeur, Justin II, eut la sagesse de ne pas persévérer dans la méthode de violence ; on évita dorénavant de demander des adhésions et des signatures. Avec les années l’apaisement se fit en Afrique, sans que l’on y ait reconnu, pour autant, les décisions du Ve concile. Les relations avec Rome étaient par ailleurs assez espacées et il ne semble pas que les successeurs de Vigile soient beaucoup intervenus.

La Gaule devait leur donner un peu plus de préoccupation. Du temps de Vigile déjà, l’évêque d’Arles, Aurélien, s’était inquiété de ce qui se passait à Constantinople et avait envoyé un émissaire aux informations. Ci-dessus, col. 1895. Ainsi faisait aussi la cour du roi Childebert I er, d’où partit une légation complète pour la capitale ; certainement l’envoi dé cette mission trahissait les soucis de l’épiscopat gaulois, qui croyait en péril les décisions de Chalcédoine. Les jugements successifs et contradictoires de Vigile ne durent point passer inaperçus. Ceux de Pelage non plus, en sorte que l’évêque Sapaudus, qui avait remplacé Aurélien sur le siège d’Arles ne se pressa pas de demander à Rome le pallium, symbole de sa juridiction comme vicaire du pape au-delà des Alpes. Ce fut Pelage lui-même qui lui écrivit d’abord. Jaffé, n. 940. 4 juillet 556 ; cf. n. 941, 16 septembre. Sur les entrefaites le roi Childebcrt avait envoyé aux renseignements à Rome. Une longue lettre lui fut adressée le Il décembre. Jaffé, n. 942. Pelage y expliquait que, dans les Gaules, des gens semaient la défiance contre lui ; tout ce que l’on disait sur ses hésitations dans la foi était faux : il anathématisait quiconque s’écartait ou s’écarterait ne fût-ce qu’en un mot, en une syllabe, des enseignements du pape Léon et de Chalcédoine. Cf. aussi Jaffé, n. 943, à Sapaudus dans le même sens. Le pape comptait sur l’évêque d’Arles pour dissiper tous les malentendus ; il lui renouvelait sa délégation de vicaire apostolique et s’efforçait de s’appuyer sur lui pour renforcer sa propre autorité dans les Gaules. Mate, dans la pratique, l’Église de < régions ne reconnais’nit guère la primauté pontificale. L’action de Sapaudus, si tant est qu’elle s’exerça, ne put couper court aux bruits fâcheux qui circulaient sur l’orthodoxie de Pelage. Le roi Childebert revenait à la charge au printemps de. 557, sans aucun doute à la suite de quelque intervention épiseopalo, et exigeait du pape une profession rie fol expresse. Tout humiliante pour le Siège apostolique que fût cette démarche, Pelage dut s’y résigner ; il envoya à la cour franque une déclaration où il condamnait la doctrine de l’unique nature, recevait les décisions des quatre conciles et 1rs décrets de ses prédécesseurs et, répétant les paroles qu’il avait prononcées à Saint-Pierre de Rome, comptait comme orthodoxes ceux que les anciens papes avaient reçus et tout spécialement Théodoret et Ibas. Jaffé, n. 946 ; cf. n. 908. Mais il ne devait pas s’en tirer à si bon compte. La propagande partie jadis de Constantinople sous sa propre impulsion contre la proscription des Trois-Chapitres avait agi trop profondément dans les Gaules. Il fallut bien qu’il en vînt à une démarche catégorique et désavouât comme pape ce qu’il avait fait jadis comme diacre. C’est ce qu’il expliqua, vers 559, dans une longue lettre à Sapaudus, où il essayait de retirer ce qu’il avait écrit, à une époque où il n’avait pas encore compris toute la signification de sa démarche. Se référant aux exemples de Cyprien et d’Augustin qui n’avaient pas hésité à se rétracter, il reconnaissait maintenant, avec un grand nombre d’évêques d’Orient, d’Illyricum et d’Afrique, qu’il avait longtemps résisté à la lumière ; mais, comme eux, il voyait à présent où se trouvait la vérité. Tous les évêques de ces contrées, presque sans exception, étaient avec lui et, dans des conciles provinciaux, avaient publié la vraie foi. C’était dire que le consentement ultérieur de l’Église ratifiait tellement quellement ce qui s’était fait jadis de façon plus ou moins irrégulière à Constantinople. Jaffé, n. 978. L’agitation se calma peu à peu dans les Gaules, elle n’était pourtant pas terminée à la fin du vie siècle.

La révolte ouverte en Italie. Le schisme d’Aquilée.

Les difficultés en Gaule n’étaient rien à côté de celles que l’affaire des Trois-Chapitres faisaient surgir en Italie. Dans ce pays, d’ailleurs, il faut distinguer d’une part l’Italie au sud de l’Apennin, faisant partie du ressort métropolitain du pape, auquel se rattachaient aussi la Corse, la Sicile et la Sardaigne, et d’autre part l’Italie du nord qui se groupait, ecclésiastiquement autour des deux métropoles d’Aquilée et de Milan.

1. Les ressorts métropolitains de Rome et de Ravenne.

Encore que l’autorité du pape fût considérable, presque absolue, dans cette région, des mouvements de protestation très vifs ne laissèrent pas d’y éclater. Six évêques de la Tuscie annonaire faisaient, dès le début du pontificat de Pelage, parvenir à Rome une motion où ils déclaraient avoir rayé le pape des diptyques. Pelage leur fit savoir qu’il les considérait comme schismatiques ; ce lui fut d’ailleurs une occasion de réitérer une profession de foi qui mettait hors de doute son attachement à la foi chalcédonienne. Jaffé, n. 939. En Emilie les adversaires du pape faisaient circuler une lettre de Pelage, encore diacre, exprimant les mêmes sentiments qui maintenant poussaient les Églises d’Italie à se détacher de Rome. « Cette lettre est un faux », déclarait Pelage ; il avait seulement écrit pour se défendre contre Vigile qui voulait l’excommunier un Refutatorium, ci-dessus, col. 1910, et les six livres /n defensione Trium Capilulorum, où il ne tenait pas, d’ailleurs, les propos schismatiques qu’on lui prêtait. Jaffé, n. 972. On ne sait ce que répondirent les évêques d’Emilie. Mais on retrouve un peu plus tard Maximilien, l’un des prélats de Tuscie ; comme il persistait dans son agitation séparatiste, le pape fit appel contre lui au bras séculier et fit saisir son temporel. Jaffé, n. 1024-1026. Non moins d ure me nt sévit-il contre Paulin de Fossombrone, qui, d’ordre du gouvernement, fut relégué dans un monastère. De cette pot it c fronde Pelage eut assez facilement raison : d’ailleurs à la suite de la guerre gothique beaucoup ri’évêchés étaient vacants, Il fut aisé d’y installer ries titulaires loyalistes. Il en fut à peu près de tllflu dans le n ssott de Ravenne, dont le titulaire, Agn< l’n, dévoué au pape et à l’empereur, réussit à rallier non sans quelque peine à Pelage l’ensemble de MB sufîragants.

2. Les ressorts de Milan et d’Aquilée.

Au contraire les deux métropoles de Milan et d’Aquilée allaient bientôt causer à Pelage et à ses successeurs les plus cruels déboires.

L’évêque de Milan, Dacius était mort à Constantinople en 552, avant les dernières sentences portées par Vigile. Le gouvernement byzantin le fit remplacer par Vitalis, qui, en dépit de cette désignation, était partisan des Trois-Chapitres. Quand Pelage, sur qui il avait cru pouvoir compter, devint pape en reniant ses convictions antérieures, Vitalis se sépara de lui, d’accord en cela avec son collègue d’Aquilée qui lui avait donné la consécration. Et quand celui-ci mourut, vers 557, ce fut l’évêque déjà schismatique de Milan qui consacra le nouvel évêque d’Aquilée, Paulin. De ce chef toute l’Italie du nord se séparait de l’obédience de Pelage. Celui-ci le prit de très haut et, quand Paulin assuma le titre de patriarche et fit mine de se mettre à la tête des évêques de Vénétie et d’Istrie, le pape se tourna vers le représentant de Narsès, le patrice Jean, en contestant non seulement les droits et titres de l’évêque d’Aquilée, mais la validité même de son ordination. Jafîé, n. 983. Paulin le prit de plus haut encore et excommunia le patrice ; le pape eut le chagrin de voir le frère de ce dernier, le patrice Valérien, au lieu de soutenir Jean avec énergie, intervenir comme médiateur. Pelage, en effet, aurait voulu que Jean agît d’autorité et procédât contre l’évêque récalcitrant. Jafîé, n. 1011, 1012. Valérien, au rebours, agit de telle sorte que les évêques de la région se serrèrent davantage autour de Paulin. C’était aux yeux de Pelage un scandale ; le bras séculier, disait-il, devait intervenir, arrêter les deux faux évêques de Milan et d’Aquilée et les diriger sur Constantinople. Quant aux évêques de la région qui pouvaient encore avoir des scrupules au sujet des Trois-Chapitres, qu’on les adressât à Rome, où les réponses pertinentes leur seraient données. Paulin avait parlé de réunir ses évêques en synode pour délibérer sur l’attitude à prendre par rapport aux décisions du Ve concile. C’était intolérable. « Jamais il n’avait été permis, jamais il ne le serait, qu’un synode particulier se rassemblât pour juger un concile général. Si quelque doute s’élevait au sujet d’un concile général les explications devaient être demandées aux sièges apostoliques [ad apostolicas sedes, est-ce une faute pour apostolicam sedem ?] Quant aux récalcitrants il ne restait plus qu’à les faire rentrer dans l’ordre par le pouvoir séculier. » Jafîé, n. 1018. C’est la première fois que, dans le registre de Pelage, il est fait appel à l’autorité du Ve concile. En même temps Pelage insistait auprès de Narsès pour qu’il sévît contre les schismatiques. Jaffé, n. 1019 ; cf. n. 1038. Mais Narsès était pour une politique d’apaisement. Il ne fit rien dans le sens demandé et le schisme s’installa dans l’Italie du Nord. Telle quelle la situation se maintint pendant une quinzaine d’années, sous les pontificats de Pelage I effet de Jean III (560-573).

3. Ralliement de Milan à Rome. Renforcement du schisme d’Aquilée.

Les complications amenées par l’invasion lombarde auraient bientôt leur répercussion sur l’état religieux de l’Italie du nord. Entrés par les Alpes juliennes au printemps de 568, les Lombards sont maîtres de Milan en septembre 569, et Pavie devient leur capitale en 571. Le titulaire du siège de Milan, Honorât, n’avait pas attendu leur arrivée ; il franchit l’Apennin et vint s’installer à Gênes, en territoire byzantin, avec une partie de ses clercs, gouvernant de là, tant bien que mal, ce qui restait d’évêques dans son ressort. Il mourut en 572. Son successeur, Laurent, plus perméable à l’influence byzantine, consentit à se rendre à Rome et à formuler une déclaration très explicite d’obéissance au Siège apostolique. Cela ne veut pas dire que tous les évêques du ressort milanais aient fait aussitôt leur soumission à Rome ni que toute tension ait cessé dans l’Italie subalpine. On y resta fort longtemps chatouilleux sur la question des Trois-Chapitres. Une curieuse lettre de saint Colomban s’est conservée qui en dit long sur cet état d’esprit. Quand celui-ci en 612-615 séjournait à Bobbio, il s’adressa au pape Boniface IV (608-615), pour le supplier de réunir un concile libre qui en finirait une bonne fois avec les soupçons d’hérésie qui continuaient à peser sur le Saint-Siège. Cf. P. L., t. lxxx, col. 274. Mais, somme toute, à partir du milieu du viie siècle les difficultés étaient à peu près apaisées.

Il en allait tout autrement dans le ressort d’Aquilée. Ici encore, devant l’invasion lombarde, beaucoup d’évêques avaient fui et s’étaient réfugiés dans les nombreuses îles du fond de l’Adriatique. C’est à Grado que s’installa Paulin, qui, depuis 570 ou environ, se parait du titre de patriarche d’Aquilée. Inaccessible aux Lombards, cette région des îles vénitiennes devait rester longtemps encore sous la domination byzantine. Mais celle-ci avait toutes raisons de se montrer tolérante vis-à-vis des dissidents, depuis surtout que Justin II avait remplacé Justinien. En 579 le patriarche Élie fondait à Grado la cathédrale Sainte-Euphémie, mise ainsi sous le patronage de la jeune martyre qui avait protégé, en 451, les délibérations de Chalcédoine ; c’est là qu’il réunit peu après en concile les évêques d’Istrie et de Vénétie. Vainement le pape Pelage II (579-590) essaya-t-il de rallier ces dissidents. Trois lettres successives leur furent adressées, où le pape exposait sa foi, répondait à leur argumentation, montrait, à grand renfort d’extraits de Théodore, que celui-ci était hérétique, que la lettre à Maris ne pouvait être considérée comme faisant partie des actes du grand concile et que Théodoret avait lâché bien des expressions répréhensibles. Jafîé, n. 1054-1056 ; texte dans P. L., t. lxxii, col. 706 sq., édition plus récente dans A. C. O., t. iv, vol. ii, p. 105-132. Cf. art. Pelage II, t.xii, col. 670 sq. Rien n’y fit. De guerre lasse, Pelage II fit appel au bras séculier, demandant à l’exarque Smaragde d’expulser Élie. Molestés, les schismatiques s’adressèrent à la cour de Constantinople. Voir leur lettre à l’empereur Maurice, dans Baronius, an. 590, n. 28, et mieux dans A. C. O., ibid., p. 132-135. Le basileus, désireux d’éviter des complications religieuses, donna l’ordre à l’exarque de laisser Élie en paix. Ibid., p. 136.

Pourtant, à quelque temps de là, Smaragde trouva le moyen de faire veniràRavenne le successeur d’Élie, Sévère, et le contraignit à accepter la communion de l’archevêque de cette ville et donc, au moins indirectement, celle de Rome. Mais, quand il revint dans ses lagunes, Sévère fut mal accueilli par les siens. Cela ne l’engagea guère à prêter l’oreille aux sollicitations du pape saint Grégoire, Jafîé, n. 1203, cꝟ. 1198, qui, rebuté lui aussi, fit en fin de compte appel aux services de l’exarque. L’empereur Maurice intervint pourtant à nouveau en faveur des schismatiques. Toutefois l’action de saint Grégoire ne laissait pas de désagréger peu à peu le bloc des dissidents. Sévère était mort en 607, l’intervention du gouvernement de Ravenne parvint à faire nommer comme patriarche un personnage favorable à l’union avec Rome. Ce fut, dans le patriarcat schismatique, le signal d’un nouveau schisme. Les défenseurs obstinés des Trois-Chapitres passèrent sur la terre ferme et, dans les ruines d’Aquilée, se rassemblèrent en un synode qui élit comme patriarche un moine nommé Jean. De ce moment il y aura dans la région deux patriarcats l’un à Grado, qui s’unit à Rome, l’autre à Aquilée qui demeura schismatique ; ce dernier avait sous son obédience les évêques en territoire lombard, Grado au contraire les diocèses de Vénétie et d’Istrie toujours soumis aux Byzantins. Le retour de Grado à l’allégeance romaine ne fut d’ailleurs pas définitif. Vers 625, un défenseur des Trois-Chapitres, Fortunatus, parvint à s’y faire élire comme patriarche ; il finit d’ailleurs par passer sur le continent et devint le titulaire schismatique d’Aquilée. Ainsi les deux parties de l’ancien patriarcat d’Aquilée tendaient à se ressouder. Le pape Honorius, intervint avec vigueur. Primogénius, un sous-diacre régionnaire romain qu’il envoya sur place, fut élu et consacré. Cf. Jafîé, n. 2016. Désormais le schisme avait dit son dernier mot à Grado et dans toute la région byzantine.

Sur le continent il persévérerait encore jusqu’à la fin du vu 8 siècle. La soumission à Rome du patriarcat d’Aquilée fut l’une des conséquences de la conversion des Lombards ariens au catholicisme. Celle-ci eut lieu au milieu de ce siècle-là, sous le roi Aripert (653-661), sans que l’on puisse donner là-dessus de grands détails. Une quarantaine d’années plus tard, le petit-fils d’Aripert, Cunipert (688-700) s’employa à faire cesser le schisme qui, dans une partie de son royaume, divisait les tenants du Credo de Nicée. Par ses soins un concile fut réuni à Pavie où discutèrent les évoques de l’obédience romaine et les schématiques d’Aquilée. On finit par s’entendre : des légats furent envoyés par Damien, évêque de Pavie, au pape Serge I er (687-701), lui expliquant les points qui restaient à débattre ; des messagers d’Aquilée se rendirent aussi à Rome. Le pape leur donna, paraît-il, les apaisements convenables ; à leur retour à Aquilée le patriarche fit sa soumission à Rome : Hujus lemporibus (de Serge) Aquileiensis Ecclesiæ archiepiscopus et synodus qui (sic) sub eo est, qui sanctum V uniuersalem (sic) concilium utpote errantes suscipere diffidebant ejusdem beatissimi papæ monilis alque doctrinis instructi confessi sunt eumdemque venerabilem concilium satisfacli suscepcruid. Et qui prius sub erroris vitio tenebantur, doctrina apostolicie Sedis intuminati cum pace consonantes veritati ad propria relaxati sunt. Liber pontij., éd. Duchesne, t. i, p. 376 ; et cf. art. Serge I er, t. xiv, col. 1915. Bède qui n’a pas très bien saisi l’affaire écrit : « Un synode réuni à Aquilée, ob imperitiam fidei V universale concilium suscipere difjidit, mais les instructions qui lui furent données par le pape Serge l’amenèrent à s’y rallier avec toutes les autres Églises du Christ. » De temporum ralione, 66, P. L., t. xc, col. 569. Peu importe d’ailleurs que ce soit à Pavie, à Rome ou à Aquilée qu’aient été fournies les explications. Le concile de 553, condamnant les Trois-Chapitres était maintenant reçu dans toute l’Église latine, comme il l’était, depuis longtemps, dans toute l’Église grecque.


VIII. Conclusions. —

Cette longue et pénible affaire des Trois-Chapitres pose un certain nombre de questions. Les unes roulent autour du problème christologique, les autres autour de la question du magistère infaillible de l’Église.

Relativement aux questions christologiques.

La solution donnée par le Ve concile à l’affaire des Trois-Chapitres a-t-elle amené, dans le développement de la christologie, un changement essentiel ? Pour répondre à cette question, il convient d’examiner successivement le point de vue de l’histoire et celui de la théologie même.

1. Du point de vue de l’histoire.

Le Ve concile, si on envisage historiquement les choses, peut difficilement échapper au reproche d’avoir fait à la tendance monophysite des concessions regrettables. Rendue* nécessaires pour des raisons politiques plus que religieuses, ces concessions, bien loin de désarmer l’opposition faite au concile de Chalcédoine n’ont abouti qu’à la renforcer. En dépit des assurances données pu les plus modéré- dis monophysites, le Ve concile n’a pas réussi à refaire l’unité religieuse de l’Orient. Cinquante ans plus tard il faudra que le même gouvernement qui a cru rallier les monophysites par la condamnation des Trois-Chapitres improvise de nouvelles formules destinées à favoriser l’union. Ce seront les formules monénergistes et monothélites dont on sait quelles crises douloureuses elles ont amenées dans l’Église.

Ceux qui en 533 réclamèrent ces concessions justifiaient leurs demandes par l’éternelle accusation portée par les monophysites contre Chalcédoine, ce concile « nestorien » ; ceux qui les acceptèrent emboîtèrent trop aisément le pas à leurs partenaires. Sans doute n’osèrent-ils pas confesser ouvertement le t nestorianisme du grand concile, du moins convinrent-ils, dans leurs actes, que le nestorianisme y trouvait un point d’appui. Rien de plus significatif que de voir agiter, par certains, dès les premières décades du vie siècle, le spectre du nestorianismus redivivus. Il l’a été par les moines scythes, aussi bien que par Léonce de Byzance — si tant est que ce dernier n’ait pas été l’un des moines scythes. Visiblement l’accusation de « nestorianisme » a été dirigée contre les chalcédoniens très authentiques qu’étaient les acémètes de Constantinople. Quand on a voulu justifier, à quelque temps de là, la proscription des auteurs des Trois-Chapitres, on a prétendu qu’une propagande recommençait en faveur de leurs écrits. C’est la même accusation que, sitôt après Éphèse et l’Acte d’union, avaient lancée Proclus et Cyrille. Elle était moins justifiée encore au vie siècle qu’au siècle précédent. Il faut avoir le courage de nier cette résurrection, à Constantinople, au temps de Justin I effet de Justinien, d’un « nestorianisme » quelconque. Il restait du moins ceci, c’est qu’en certains couvents de la capitale on s’intéressait, tant au point de vue de l’histoire qu’à celui du dogme, aux productions des vieux docteurs antiochiens et aux écrits de tous ordres qu’avait fait surgir le grand conflit de 431 — c’est au couvent des acémètes que Rusticus se documentera. — De la lecture de ces écrits se dégageait sans doute l’impression qu’une théologie était possible, assez différente de celle qui, pour l’instant, s’élaborait sous la plume de Léonce de Byzance. Pour faire bref, appelons cette théologie des acémètes celle de YHomo assumplus, réservant à celle de Léonce le titre de doctrine de VU nus de Trinitate incarnatus. Au vrai, les deux systèmes théologiques expriment chacun l’un des aspects de l’ineffable mystère de l’Homme-Dieu ou du Dieu fait homme. Il n’y avait pas à les opposer l’un à l’autre, bien plutôt convenait-il d’en faire la synthèse. Retenons du moins qu’il était inexact, du point de vue de l’histoire, de crier si fort, vers les années 530, au péril nestorien.

Le vrai péril, c’était le monophysisme et la protection avérée qu’il trouvait, au Sacré Palais même, en la personne de Théodora. Vers lui finira par pencher Justinien lui-même et l’on ne saurait oublier qu’un des derniers actes du basilcus sera pour imposer comme doctrine officielle le monophyissme sous la forme de l’aphtartodocétisme de Julien d’Halicarnasse. Cf. Évagrc le Scolastique, H. E., t. IV, c. xxxix, P. G., t. lxxxvi b, col. 2781. Et, pour ne pas descendre si bas, il paraît bien que la pensée de Théodore Askidas, le principal conseiller de Justinien dans cette affaire des Trois-Chapitres, tendait vers le monophysisme sévérii n. C’est bien ce qu’avait remarqué Pelage, du temps qu’il était apocrisiaire à Constantinople ; c’est ce que remarquera Vigile lui-même. En définitive l’affaire de* Trois-Chapitres, vue du point de vue de l’histoire, apparaît bien comme un essai de revanche du monophysisme.

2. Du point de vue de la théologie.

Gel estai R-t-il abouti ? En d’autre* Urnus 1rs décisions du Y’concile ont-elles été des concessions au monophysisme, ont-elles favorisé un retour offensif de celui-ci ? Pour répondre à cette question, il faut commencer par reconnaître que les sentences du concile de 553 ont définitivement dégagé le concile de Chalcédoine de toute compromission avec la doctrine antiochienne. Celle-ci, nous l’avons dit de reste (voir surtout l’art. Théodore deMopsueste, col. 255 sq.), avait des parties extrêmement solides, tout spécialement l’affirmation des deux natures concrètes, complètes et agissantes, dont l’ineffable union constitue la personnalité unique de l’Homme-Dieu. Elle avait surtout attiré l’attention sur les activités humaines qui se révélaient en celle-ci, sur l’intime parenté que créaient ces « énergies » entre l’âme du Christ et la nôtre. Elle avait été moins heureuse quand il s’était agi de mettre en lumière l’unité foncière du Christ. Et, puisque les adversaires de Chalcédoine prétendaient que le « concile maudit » s’inspirait trop directement de cette théologie d’Antioche, peut-être n’était-il pas tout à fait inutile de souligner, d’une manière très précise, le point où l’Église catholique s’arrêtait dans son approbation du système antiochien. A la vérité cette mise au point aurait gagné à se faire autrement que par la condamnation de textes isolés, arrachés à leurs tenants et aboutissants et dont beaucoup, restitués dans leur intégrité et remis à leur place, exprimaient en somme une pensée où l’Église aurait pu se reconnaître. Telles quelles néanmoins, les sentences du Ve concile — et c’est plus vrai encore des condamnations appuyées de considérants prononcées par Vigile dans le Constitution de mai 553 — ne laissaient pas d’avoir leur importance. À toute tentative possible de ressusciter le « nestorianisme », elles signifiaient un congé définitif.

Est-ce à dire que l’œuvre dogmatique du Ve concile soit absolument parfaite. Il faudrait, pour le prétendre, oublier ce qu’il y a de défectueux dans toute affaire humaine, oublier surtout les circonstances historiques dans lesquelles s’est déroulée celle-ci. Il ne saurait faire de doute que le concile — mais le concile seul, car Vigile n’a dans l’occurrence rien dit sur ce point — a canonisé la terminologie et jusqu’à un certain point la théologie de Léonce. Celle-ci est partie d’un postulat qui est loin d’être incontestable, à savoir qu’il n’y avait entre la doctrine chalcédonienne et celle de saint Cyrille aucune différence. Non sans habileté, le moine byzantin a donc essayé une synthèse des deux enseignements. Mais il n’a pu aboutir qu’à une superposition factice : les deux théologies ne pouvaient s’amalgamer. Finalement la synthèse de Léonce, si elle a constitué une terminologie satisfaisante et même, si l’on veut, une ontologie acceptable de l’incarnation, est loin de permettre une analyse réelle de l’être intime du Verbe incarné. En particulier la question des « opérations » de l’Homme-Dieu est restée complètement en dehors des perspectives du théologien byzantin ; on s’en apercevra cinquante ans plus tard au désarroi que va causer la controverse monénergiste. En s’en tenant sans plus à cette théologie, le Ve concile, tout au moins par son silence, témoignait d’un recul par rapport aux affirmations si claires du Tome de Léon. Celui-ci avait expressément affirmé la « dualité d’opérations » ; à Constantinople il n’en était plus question, on se scandalisait même des analyses de Théodore portant sur les opérations de l’âme humaine du Christ ; quelques-unes des déductions de celui-ci étaient repoussées avec décision par le pape Vigile. De certaines nuances fort exactes qu’avait exprimées Chalcédoine on ne tenait pas davantage compte. La théologie de VUnus de Trinitate emportait celles-ci dans ses affirmations un peu massives, oserait-on dire un peu paradoxales. Parlant du terme de Théotocos appliqué à Marie, Chalcédoine l’avait traduit : « Mère de Dieu, selon l’humanité ». L’expression paraît quasi suspecte au Ve concile ; elle disparaît de son formulaire.

C’est qu’au vrai le Ve concile, à la remorque de Léonce de Byzance, acceptait comme un bloc intangible toute la théologie et même toute la terminologie cyrillienne, y compris la Au cpûmç toG 0eoû Aôyou oeoapxiouivT). C’était l’aboutissement de toute une évolution où le monophysisme sévérien avait joué un grand rôle et qui avait fini par transformer Cyrille en docteur infaillible de l’incarnation. Attaquer l’évêque d’Alexandrie, même quand il s’agissait des parties les plus caduques de son œuvre, passait au vie siècle pour un véritable crime. Les sévérités du Ve concile contre Théodoret et Ibas n’ont pas d’autre explication. Ainsi les décisions du concile de 553 nous mettent-elles très loin de l’Acte d’union de 433 ; il serait, pensons-nous, bien hasardeux de prétendre qu’il y ait en cela un progrès dans l’étude du mystère de l’Homme-Dieu. En bref, la théologie n’avait rien gagné à faire intervenir, dans ses délibérations, les arguments apportés par la raison d’État.

Relativement aux questions ecclésiologiques.

Plus délicats encore sont les problèmes que pose l’affaire des Trois-Chapitres dans le domaine de l’ecclésiologie. Si autour d’elle les luttes ont pris, soit avant, soit après 553, l’âpreté que nous avons dite, c’est que l’on a senti, plus ou moins obscurément, qu’était posée la question de l’irréformabilité des décisions ecclésiastiques. N’est-il pas vrai qu’on y voit un antagonisme entre une sentence conciliaire et une autre, entre un concile et un pape, entre deux définitions données par un même pape ?

1. Antagonisme entre un concile et un autre.

C’est ce qu’ont vu surtout les contemporains et c’est pour défendre l’irréformabilité des décisions de Chalcédoine qu’ont bataillé les défenseurs, surtout occidentaux, des Trois-Chapitres. Dès l’abord ils ont eu l’impression que le basileus, le Ve concile et finalement Vigile dernière manière avaient, par leurs sentences, ébranlé l’autorité du concile de 451.

Pour résoudre la difficulté très réelle que ce problème soulève, il faut faire les remarques suivantes :

a) Au point de vue strictement dogmatique, il n’y a pas de différence, nous l’avons dit ci-dessus, entre l’enseignement de Chalcédoine et celui du Ve concile. Et ceci est vrai non pas des seules affirmations dogmatiques générales, mais encore de l’appréciation des doctrines des trois personnages mis en question.

Il est bien certain d’abord que Chalcédoine n’a pas eu à se prononcer sur la doctrine de Théodore de Mopsueste ; l’on ne peut vraiment pas prendre pour une approbation de ce personnage le fait que l’assemblée a entendu sans protester les louanges que lui décernait la lettre à Maris. Le Ve concile, lui, après une enquête sérieuse, sinon totalement impartiale, a retenu de Théodore nombre de propositions qui, prises prout sonant, ne sont pas, à coup sûr, d’une impeccable orthodoxie. Aucun antagonisme de ce chef entre les deux assemblées. Soumises à une discussion par Chalcédoine ces propositions auraient peut-être été expliquées ; telles quelles elles n’auraient pu rallier l’adhésion des Pères.

Pour ce qui est d’Ibas, la question de doctrine entre moins en jeu. Il est difficile de prétendre que la lettre à Maris constitue un manifeste théologique ; elle contient surtout des appréciations personnelles, d’ailleurs non dénuées de fondement, sur des affaires où la doctrine est mêlée, ce qui est bien différent. Le concile de Chalcédoine ne s’est pas exprimé directement sur l’orthodoxie de la lettre ; c’est sur l’auteur, non sur la lettre, qu’il a prononcé une sentence ; et cette sentence revient à ceci : À tout prendre la lettre, quoi qu’il en soit des accusations à quoi elle a servi de point de départ, ne démontre pas l’hétérodoxie de son auteur. L’assemblée de 553, elle, a porté son attention non sur Ibas, mais sur le document dont on était parti pour l’incriminer. Elle en est arrivée même, sentant bien la délicatesse de la question, à contester que la lettre à Maris fût d’Ibas. Cette diversion la mit tout à fait à l’aise et lui permit d’être fort sévère à l’endroit du texte à examiner. Sa sentence, loin de s’inspirer d’une exégèse strictement historique du texte, fut toute dictée par une théologie où Chalcédoine ne se serait pas reconnu. On ne saurait dire néanmoins qu’il y ait contradiction, au sens plein du mot, entre les deux conciles, n’y ayant pas, comme disent les logiciens, affirmatio et negatio ejusdem de eodem sub eodem respectu.

La doctrine de Théodoret a été, au Ve concile, beaucoup moins étudiée ; à son sujet on est resté dans le vague, se contentant de lire de brefs extraits d’ouvrages et de lettres qui témoignaient de l’attachement de leur auteur à la personne de Nestorius, de son aversion à l’endroit de Cyrille et de sa doctrine. Si on laisse de côté les questions personnelles, il faut reconnaître, pensons-nous, que les doctrines exprimées par l’évêque de Cyr étaient correctes dans l’ensemble, du point de vue de l’Acte d’union. Chalcédoine qui voulait la paix, qui, dans le fond, représentait une certaine réaction contre Cyrille, a évité d’épiloguer sur les ouvrages ou les pièces en question ; il a simplement exigé de Théodoret un anathème formel contre Nestorius et est passé à l’ordre du jour. On comprend assez que le concile de 553 ait été beaucoup plus sévère contre des manifestations littéraires qui, dans l’état auquel était arrivée la théologie byzantine, ne laissaient pas d’être inquiétantes. De ce chef donc on ne saurait parler non plus d’antagonisme entre les deux assemblées.

b) Au point de vue des questions de personne. — Théodoret et Ibas sont hors de cause. Chalcédoine les avait renvoyés absous. Ainsi firent aussi tant le Ve concile, que le pape Vigile première et seconde manière. Vivants, ils avaient été réadmis dans l’Église ; morts, ils n’en furent point exclus. Tout autrement en va-t-il de Théodore. Mort dans la paix de l’Église, il avait été à coup sûr considéré comme tel par le concile de Chalcédoine, qui se serait certainement insurgé contre toute tentative de porter atteinte à sa mémoire. Sur cette dernière se sont acharnés au contraire Justinien, le Ve concile et finalement le pape. Qu’entendaient-ils faire en l’inscrivant sur la liste des hérétiques catalogués ? Simplement attirer l’attention sur l’hétérodoxie de sa doctrine ? C’était chose faite par la condamnation de ses ouvrages et cette explication ne rendrait pas compte de la véhémence des polémiques sur la question de la licéité du jugement des morts ? Ce que l’on prétendait par cette damnatio mémorise, c’était trancher la question du sort éternel de l’évêque défunt, soit que l’on s’imaginât qu’atteignant le mort par de la le tombeau on le rangerait, au jour du jugement dernier, dans la catégorie des hérétiques, et donc des damnés, soit que l’on entendit exprimer sur son état présent une déclaration constituant, si l’on ose dire, une canonisation à rebours. L’un et l’autre point fie vue sont indéfendables. Le premier suppose une juridiction de l’Église sur l’au-delà, qui de tout temps a été rejetéc par une sage théologie. Le second implique une connaissance des réalités d’outre-tombe que jamais l’Église n’a revendiquée : elle canonise les saints, elle n’a jamais déclaré personne damné. Ainsi en suivant aveuglément Justinien, le V » concile — et Vigile à sa suite — est sorti de sa compétence et s’est prononcé en une matière qui lui échappait. La srnlenee est de ce chef frappée de nullité.

2. Antagonisme entre pape et concile.

Cette seconde question a plus ou moins échappé aux historiens de la théologie qui, au xviie siècle, se sont occupés de cette affaire. La découverte tardive par Baluze de la « rédaction longue » aurait dû transformer du tout au tout le problème ; elle n’a pas été suffisamment remarquée. Or, on se rappelle, voir col. 1906, que c’est exclusivement dans cette recension longue que sont insérées et la lettre de Justinien réclamant la radiation de Vigile des diptyques dans l’Église universelle, et la sentence du concile se ralliant à la décision impériale. Du fait qu’ils ont ignoré cet événement capital, les apologistes du Ve concile sont passés en dehors de la question. En fait, par leur séparation explicite d’avec le pape, les Pères du Ve concile ont frappé eux-mêmes de nullité toutes leurs décrions ultérieures, c’est à savoir le décret dogmatique de la séance du 2 juin, avec les anathématismes qui y sont annexés. Et ceci n’est pas seulement vrai de notre point de vue actuel ; tel qu’il s’élaborait à ce moment même, le droit oriental exigeait, pour qu’il y eût concile œcuménique valable, la participation des cinq patriarches, celle par conséquent du titulaire du premier siège. Le concile s’en est si bien rendu compte que, par une anticipation singulière sur l’avenir, il a inauguré la distinction entre la chaire apostolique, avec laquelle il n’entendait pas rompre et le titulaire de ce siège : inter sedem et sedentem. Mais ce n’était là rien de moins qu’une sentence de déposition contre Vigile, qui était désormais considéré, comme sans pouvoirs. Par quoi justifier ce coup d’État ecclésiastique ? Il est bien difficile de le dire. Tout au plus la démarche du basileus, suivi par le concile, pourrait-elle de leur point de vue trouver un semblant d’excuse dans ce fait que le soutien donné par Vigile aux doctrines « hérétiques » des Trois-Chapitres classait le pape au rang des hérétiques. Nous aurions ici une première esquisse de cette doctrine du « pape hérétique », destinée à une si curieuse fortune. L’idée en est exprimée assez clairement dans la lettre de Justinien au concile : His igitur ab eo (Vigilio) factis, alienum christianis judicavimus nomen ipsius sacris diptychis recitari, ne eo modo inveniamur Nestorii et Theodori impietali communicantes. Mais cette déposition ou, si l’on veut, cette, suspension du pape « hérétique » ne saurait donner force opérante à la définition conciliaire. D’autant que, sur plusieurs points d’importance, elle prend le contre-pied de l’acte pontifical du 14 mai 553. Ci-dessus, col. 1907. On ne saurait donc nier l’antagonisme entre le pape et le concile, sinon en matière de doctrine, du moins sur des décisions de faits qui touchent d’assez près aux dogmes.

On dira, à la vérité, que Vigile après coup s’est rallié aux sentences conciliaires et que le Judicatum de la IIe indiction a constitué pour les décisions conciliaires une véritable sanatio in radice. On dira aussi qu’à supposer même la nullité de ce Judicatum — nullité qui tiendrait au manque de liberté de son signataire — l’approbation ultérieure des successeurs légitimes de Vigile et finalement de l’Église tout entière couvre toutes les irrégularités antérieures. C’est dans ce sens, nous paraît-il, qu’il faut rechercher la solution. Mais cette solution on n’y parviendra qu’après avoir élucidé un dernier problème.

3. Antagonisme entre deux décisions pontificales.

De fait il existe un antagonisme certain entre le Constitutum du 14 mai 553, où Vigile engageait sa responsabilité et qu’il déclarait équivalemment irréforniablc, et le Judicatum du 23 février 554 où, pour se conformer aux décisions du enneile, le même pape réforme son premier jugement et casse, en terme* 1-xpiès. sa première sentence. À la vérité l’écart entre les deux documents ne porte pas sur les doctrine professées de part et d’autre. Il s’avère exclusivement sur des questions de fait. Laissons de côté le cas de Théodoret qui ne soulève pas de difficultés spéciales. Pour Théodore, Vigile qui, dans le premier jugement, a défendu que l’on touchât à la mémoire de l’évêque de Mopsueste, se rallie dans le second à l’indéfendable théorie du concile sur le jugement des morts. Beaucoup plus grave est l’antagonisme dans le cas d’Ibas. La première sentence reconnaît que la « lettre à Maris » est bien de l’évêque de Cyr, que c’est elle dont la lecture à Ghalcédoine a amené la déclaration d’orthodoxie de son auteur et donc que la lettre elle-même est, en fin de compte, orthodoxe. La seconde sentence prend très exactement le contre-pied de la première : « la lettre à Maris est pleine d’hérésies — quelques-unes sont citées — ; ce n’est pas elle qui, lue à Chalcédoine, aurait déterminé l’absolution d’Ibas ; il est absolument interdit, sous peine d’anathème, d’affirmer que Chalcédoine lui ait donné la moindre approbation. » Il est à peine besoin de faire remarquer que ce sont là des contre-vérités évidentes. En tout état de cause nous avons bien ici affirmatio et negatio ejusdem de eodem sub eodem respeclu. Cette affirmation d’une part et la négation antagoniste de l’autre, se lisent en deux documents qui prétendent à la même autorité. Il faut savoir constater cette évidence. Encore une fois ce n’est pas un conflit de doctrines que révèle notre analyse ; les deux jugements contradictoires portent sur des faits : mais ces faits sont liés de si près à des questions de dogme qu’ils doivent prendre place dans cette catégorie des faits dogmatiques, sur lesquels on s’est âprement disputé, entre théologiens, au cours des xvii « et xviiie siècles. Voir ici art. Église, t. iv, col. 2188-2192. Encore que ceci n’ait pas été remarqué à cette date, car les documents n’avaient pas encore été entièrement publiés, il ne faut pas hésiter à dire que les jugements contradictoires de Vigile dans l’affaire des Trois-Chapitres doivent être versés au dossier de cette fameuse question théologique ; il n’est pas malaisé de voir en quel sens ils déposent.

Il nous semble, d’ailleurs, que l’examen impartial des faits, en dehors de tout argument d’autorité, oblige à choisir comme seul valable le premier jugement de Vigile sur l’affaire des Trois-Chapitres. Extrêmement nuancé, il exprime au mieux la pensée de l’Église en cette question difficile. Tout en signifiant leur congé à des thèses insuffisamment assouplies de la théologie antiochienne, il évite de mettre en cause la bonne foi de ceux qui les ont produites et fait leur part aux conditions historiques dans lesquelles ces affirmations se sont énoncées. En d’autres termes, il a du développement dogmatique une conception beaucoup plus vraie que les anathèmes massifs et les condamnations sans appel du Ve concile. C’est à lui, pensons-nous, qu’il faut en définitive s’en tenir, ne conservant des définitions de l’assemblée de 553 que cela seulement qui n’est pas en désaccord formel avec la sentence pontificale. Ultérieurement d’ailleurs, les papes qui ont le plus urgé la soumission aux décrets du Ve concile ont laissé tomber tout ce qu’il y avait de caduc et dans les décrets conciliaires et dans le Judicalum de la IIe indiction. Ce que Pelage II et saint Grégoire le Grand, pour ne parler que des papes sur lesquels nous sommes suffisamment renseignés, ont demandé aux schismatiques d’Aquilée, c’est de renoncer à une séparation ecclésiastique qui n’avait pas de raison d’être, d’admettre — ce qui était la vérité — que Chalcédoine n’avait pas été mis en échec au point de vue dogmatique par Constantinople. Il ne leur est jamais venu à la pensée d’imposer à la créance des dissidents les affirmations controuvées du malheureux Vigile sur la lettre à Maris, ni l’opinion que Théodore de Mopsueste était au fond des enfers. En dernière analyse, l’étude de cette pénible affaire des Trois-Chapitres avertira le théologien de toute la complexité des problèmes où l’histoire interfère avec la dogmatique. I ! y prendra des leçons de modestie dont l’importance, à nulle époque, ne saurait être sous-estimée.

La bibliographie des différentes parties de l’article a été donnée aux divers vocables qui se rapportent de près ou de loin à l’affaire des Trois-Chapitres. Voir : Chalcédoine (Concile de) ; Constantinople (II’concile de) ; Éphèse (Concile d’) ; [il n’y a pas malheureusement d’article sur le Brigandage d’Éphèse, voir Eutychès et Eutychianisme, t. v, col. 1587, L. Duchesne, Histoire ancienne de l’Église, t. iii, et Fliche-Martin, Histoire de l’Église, t. iv ; cf. Paulin Martin, Le pseudo-synode connu dans l’histoire sous le nom de Brigandage d’Éphèse ; ] Ibas (qui renvoie à t. iii, col. 1257 sq.) ; Justinien ; Léonce de Byzance ; Monophysisme (voir surtout t. x, col. 2220-2228 ce qui concerne le monophysisme sévérien) ; Nestorius (où l’on trouvera les indications nécessaires pour la consultation des Acta conciliorum œcumenic) ; Origénisme ; Pelage I" et Pelage II ; Proclus de Constantinople ; Théodore de Mopsueste ; Théodoret ; Théopaschite (Controverse) ; Vigile.

I. Sources.
Elles ont été indiquées au cours de l’article pour chacune des questions, avec les indications des collections où les trouver, sauf pour ce qui est du Brigandage d’Éphèse ; de celui-ci il reste : le procès-verbal en grec de la i « session, lu à la î » session de Chalcédoine ; le procèsverbal en syriaque de la IIe session, trad. française par Paulin Martin dans la Revue des sciences ecclésiastiques d’Amiens, 1874, t. ix, p. 505-544 ; t. x, p. 22-61, 209-226, 305-339, 384-410, 518-543 ; texte et trad. anglaise de S. G. Perry, The second synod of Ephesus, Dartford, 1881 ; voir aussi les deux appels de Flavien de Constantinople et d’Eusèbe de Dorylée dans Neues Archiv, t. xi, 1886, p. 362 sq.

II. Travaux.
Parmi les travaux anciens H faut au moins connaître : Noris, Dissertatio historica de Synodo V » (cf. art. Noris) ; Garnier, Dissertatio critica de V* synodo generali, reproduite dans P. G., t. lxxxiv, col. 455-548 et une autre dissertation publiée à la suite de ses scolies sur le Breviarium de Libératus.

Les travaux plus récents sont énumérés dans Hefele-Leclercq, Histoire des conciles, t. m a. Le plus important est le mémoire de L. Duchesne, Vigile et Pelage, dans Revue des questions historiques, 1884, t. xxxvi, p. 369 ; cf. art. de dom Chamard, ibid., t. xxxvii, p. 540 sq., et réplique de Duchesne, ibid., p. 579 ; la substance de ce mémoire est passée dans L’Église au VI » siècle ; Savio, Il papa Vigilio dans Civiltà caltolica, 1903 ; P. Batifïol, L’empereur Justinien et le Siège apostolique, dans Recherches de science rel., t. xvi, 1926, p. 193 sq. ; R. Devreesse, Le début de la querelle des Trois-Chapitres : la lettre d’Ibas et le tome de Proclus, dans Rev. des se. rel., t. xi, 1931, p. 543 sq. ; du même, l’introduction à l’éd. de Pelage, In defensione trium capitulorum ; E. Caspar, Gesch. des Papsttums, t. i, 1933, c. iii, p. 193-305 et les notes, p. 768-774.

É. Amann.