Dictionnaire de théologie catholique/VERTU. II. Habitus et vertu

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 612-614).

II. Habitus et vertu.

Nature des habitus.

Le mot « habitude » ne traduit pas exactement l’expression latine habitus. La conception que la philosophie moderne s’est faite de l’habitude déborde la notion scolastique de Vhabitus. Avant tout, Vhabitus indique un état d’adaptation à une nature ou à une opération, état qui, dans la philosophie aristotélicienne, tient le milieu entre la puissance qu’il perfectionne et l’acte auquel il dispose. Dire que Vhabitus est une disposition n’est pas assez dire. Les auteurs précédemment interrogés ont parlé de disposition « difficilement mobile ». C’est que Vhabitus « affecte intrinsèquement la puissance, qu’il est en sa possession, qu’il devient comme sa seconde nature, se développant en elle dans la mesure où il se connaturali.se avec elle, puisant en elle son être, mais en revanche lui communiquant son mode, sa spécialité, c’est-à-dire proportionnant la puissance en elle-même et la disposant à une œuvre déterminée. » I). de Roton, Les habitus, leur caractère spirituel, Paris, 1933, p. 123. Cf. S. Thomas, II*- II*, q. xlix, a. 1, ad 2° m ; ibid., a. 2 ; In III""' Sent., dist. XXIII, q. i, a. 1 ; In Metaph., I. V, lect. 20, avec le commentaire de R. Rernard, La métaphysique de l’habitude d’auteur traduit habitus par habitude), dans La Vertu, Paris, 1933 (La Somme, édit. de la Revue des jeunes), t. i, p. 392-397.

Si stable que soit cet état d’adaptation, il n’impose pas la nécessité d’agir. Il ne fait qu’incliner la puissance, en lui communiquant facilité, promptitude, attrait, constance. La conception que saint Thomas s’est faite présente Vhabitus « comme une chose dont on est maître, qui fait qu’on est maître chez soi », constituant dans l'âme « une sorte de dispositif maniable à volonté, dont on peut graduer le débit et régler l’usage à son gré ». R. Bernard, op. cit., p. 383-384. Cf. S. Thomas, [ » -II°, q. xux. a. 3 : q, i., a. 1, ad l" m et a. 5 ; q. lii, a. 3 ; q. lv, a. 1, ad l" m ; q. Lxxviii, a. 2 ; De virt., q. i, a. 1 et ad 12° iii, .ni 1 l um. C’est principalement sur ce point que la pensée de saint Thomas paraît se séparer de la conception moderne de l’habitude. Les modernes estiment quc la i seconde nature que crée l’habitude se superpose si fortement ; i la simple nature qu’elle l’annihile pour ainsi dire et lui substitue son influence tyrannique. On verra bientôt, à propos du sujet des habitus. que saint Thomas ne considère pas comme habilllS véritables, dans la pleine acception du mot, ics dispositions mécaniques ou tyranniques que l’habitude crée dans la partie sensible de notre être : Vhabitus n’est tel que dans la mesure où il dispose à l’action sous le contrôle de la raison et de la volonté.

Le sujet de l’habitus.

L’habitus ne peut être reçu qu’en un sujet capable de recevoir lui-même une disposition qu’il ne possède pas naturellement : d’où il suit qu’un être n’est susceptible de recevoir des habitua que dans la mesure où il peut être diversement disposé en s ; i nature ou déterminé à l’action.

Ou notera toutefois qu’une disposition affectant la nature elle-même de tempérament, par exemple) comporte toujours un certain rapport, tout au moins éloigné, à l’action.

si la disposition affecte Immédiatement la nature elle même, on la dénomme linhiius de substance

(habitus au bâtant i PUS) ; c’est le cal de la santé, de

l’Inquiétude, de la beauté : cf. [ IL. q. i. a.. ;. ad 2um. Ces sortes à' habitus ne sauraient avoir leur siège dans l’essence de l'âme : parce qu’elle est forme et perfection du composé humain, l'âme ne peut recevoir à cet égard aucune disposition nouvelle, ibid., a. 2. Ces habitus ne peuvent avoir leur siège que dans le corps, a. 1, ou dans la partie supérieure de la sensibilité, a. 3. Et encore, ce ne sont pas là des habitus proprement dits, mais plutôt des états, des dispositions du sujet, des « manières d’habitus », comme dit Aristote. Ibid., ad 2um.

Si la disposition affecte l’activité de l'être, on la dénomme habitus d’opération ou d’action, habitus operalivus. Saint Thomas, rappelons-le, n’admet d’habitus d’opération proprement dit que dans la mesure où l’usage de ces adaptations dépend d’une volonté libre. Les animaux n’ont donc pas à proprement parler d’habitus, même quand le dressage a su leur imposer des accoutumances pour exercer leur activité en tel ou tel sens. De même, chez l’homme, les habitus qui résident dans les facultés sensibles intérieures de la connaissance (une bonne mémoire, une bonne imagination) ne sont habitus que dans la mesure où ces facultés se plient à agir sous l’empire de la raison. À plus f&rte raison, doit-on ajouter, pour les facultés extérieures et pour les membres du corps. On saisit par là de plus en plus la différence qui sépare la psychologie thomiste de Vhabitus, de la psychologie moderne, beaucoup plus complexe et nuancée, de l’habitude : celle-ci insiste surtout sur le rôle des facteurs physiologiques et sociaux dans l’acquisition des habitudes au point parfois de ne pas suffisamment différencier la condition de l’homme et celle des animaux supérieurs Cf. Pierron, Évolution de la mémoire, Paris, 1910, p. 143, 245 ; Larguier des Bahcels, Introd. à la psychologie (2e éd.), Paris, 1934, p. 167. Notons cependant que la psychologie moderne reconnaît l’influence des facteurs proprement psychologiques. Cf. Delacroix, Le langage et la pensée, Paris, 1924, p. 37.

Pour saint Thomas, le siège de Vhabitus proprement dit est l’intelligence et la volonté, a. 4 et 5. Chaque homme a sa manière de penser, dont il use à volonté. Cette manière de penser constitue une aptitude déterminée, acquise par chacun de nous et demeurant en nous, même à notre insu. Ce sont là des habitus véritables et Aristote énumère la sagesse, la science, l’intelligence. On verra qu’en parlant des vertus intellectuelles, saint Thomas se rallie à cette énumération. Pour la volonté, il suffira de rappeler que cette faculté, puissance rationnelle, peut, dans l’action, prendre les orientations les plus diverses : ce qui Implique des habitas la disposant à ces actes divers. D’ailleurs, l’habitus intéresse avant tout la volonté, puisqu’il est » une disposition dont on l>cut se servir à volonté ». S. Thomas, q. i., a. 1, obj. I". Cf. In II"'" Sent., dist. XXVII, a. 1 ; In III""' Sent.. dist. XXIII, q. i. a. 1 : De verilatr, q, xx, a. 2 ; De virt., q. i, a. 1.

Habitus et vertu.

Toute la tradition théololique affirme que la vertu est un habitus ; mais tout habitus n’est pas une vertu.

I. Habitus de nature ou innés (q. i, t, a. I).

Ces habitus qui ne sont pas nécessairement inconscients, résultent tu développement spontané de nos puissances naturelles, encore que ce développement, en tant qu’il sort de la spontanéité de la nature, soit fort rudimentaire et demeurerait tel. si l’on ne prenait soin de le cultiver et de le diriger : i La nature fournit à l’homme, pour faire œuvre de connaissance : à litre individuel, des prédispositions de sensibilité, c’est à-dire d’imagination, de mémoire, d’invention nu d’aSSOClatlon, etc. en liaison avec l’organisme d’un chacun ; à litre spécifique, une haute dispose 756

tion d’esprit à saisir les premiers principes de la spéculation ou de l’action, aptitude qui est liée au caractère même de l’intelligence. Pour ce qui est d’aimer ou de vouloir, la nature fournit aussi à l’homme, à titre individuel, certains penchants d’origine organique et sensible qui peuvent être considérés comme des ébauches de bonnes ou de mauvaises habitudes ; mais dans l’àme, à titre spécifique, elle ne dépose rien de plus que la puissance même de vouloir et d’aimer ; il est vrai que c’est beaucoup, et fait pour l’infini. » R. Bernard, op. cit., p. 405. On trouve là comme une ébauche de la psychologie moderne des tendances, simples « appétits » ou tendances personnelles et idéales.

2. Habitus acquis (ibid., a. 2-3). — L’homme doit travailler lui-même à son perfectionnement : en lui, certaines puissances sont formatrices, d’autres doivent être formées. C’est par l’action des premières sur les secondes qu’il se perfectionne dans le bien ou dans le mal. Cf. De virt., q. i, a. 3. Il peut ainsi acquérir une véritable maîtrise dans l’ordre de la science ou de l’art, ou encore une pleine possession de lui-même et une domination complète sur ses passions. En vue de cette formation, l’homme*peut s’aider des autres. Saint Thomas a déjà noté cette influence de la société sur le développement des habitudes bonnes ou mauvaises. Cf. ibid., a. 9, ad 9um. Mais l’influence extérieure ne peut causer en nous Y habitus que dans la mesure où nous l’acceptons et lui permettons par là de créer en nous une disposition profondément reçue et contractée.

Aussi la genèse des habitus acquis suppose-t-elle généralement la répétition des actes qui créent les habitus. Sum. theol., I a -II®, q. li, a. 3 : « Une seule hirondelle ne fait pas le printemps », a dit Aristote, Éthique, t. I, c. vii, 1098 ; cf. De virt., q. i, a. 9, ad ll um. Mais cette formation des habitus dépend d’élément vivants, actifs et puissants. Saint Thomas fait remarquer que « ces éléments formateurs seront toujours « plus nobles » que les actes qu’ils font faire et les habitudes qu’ils font prendre ». Cf. Ia-IIæ, q. li, a. 2, ad 3um. Ainsi, « pour l’acquisition des sciences et des arts, il importe d’avoir dans l’esprit un sens aigu des choses et des objets formels, servi et stimulé par un rigoureux intellect agent. » R. Bernard, op. cit., p. 408,

3. Habitus acquis et vertu naturelle.

a) Prise dans son sens le plus général, la vertu doit assurer le bien et la perfection de celui qui la possède et de l’œuvre qu’il doit accomplir. Ainsi la vertu doit régler nos mœurs, notre conduite tout entière, conformément aux exigences des fins bonnes que notre raison, dûment éclairée, nous présente. Dans la q. lvi, a. 3, saint Thomas expose que, pour être vertu au sens plein du mot, il ne suffît pas qu’un habitus nous confère une capacité pour bien faire, il est nécessaire qu’il nous en assure en même temps le bon emploi. On peut être un grand savant et un fort méchant homme, capable de faire un très mauvais usage de sa science.

Par conséquent, la vertu ne saurait se rencontrer dans les habitus innés, simples tendances, n’ayant par elles-mêmes aucune signification morale. C’est la direction qu’on leur imprime ultérieurement qui, seule, peut leur octroyer une valeur de moralité. C’est uniquement dans Y habitus acquis que se rencontre la vertu.

L.’habitus acquis, d’ordre intellectuel, science ou art, n’étant pas nécessairement ordonné à la perfection morale de celui qui le possède, n’est encore qu’une vertu secundum quid. Puisque la vraie vertu n’existe que là où la volonté est décidée à chercher et à réaliser la vraie perfection humaine, le siège

de l’habitus vertueux ne peut être que la volonté ou une puissance mue par la volonté. Q. lvi, a. 3 ; cf. a. (>.

La vertu existera donc dans Yhabitus par lequel la volonté, à force d’application et de maîtrise de soi, aura su perfectionner la partie affective, sensible ou intellectuelle de l’âme en l’adaptant au bien raisonnable. Cf. q. lix, a. 4. Ainsi se vérifient les définitions aristotéliciennes que saint Bonaventure a étudiées, voir col. 2751, et après lui saint Thomas : dispositio perfecti ad optimum, ou encore ullimum potentise de re. Cf. S. Thomas, In lll am Sent., dist. XXIII, q. i, a. 1, ad 3um. Certains théologiens modernes expriment la même vérité en disant que Yhabitus de la vertu perfectionne une puissance aliquomodo rationalem. Mazzella, De virt. infusis, Rome, 1884, n. 6.

b) La vertu sera naturelle quand le « bien raisonnable » auquel la volonté s’ordonne ou ordonne les puissances de l’homme n’est conçu que conformément aux exigences naturelles de notre être. C’est un axiome reçu dans la philosophie traditionnelle que « les actes et les habitus sont spécifiés par leurs objets » (formels). S. Thomas, IP-II*, q. xxiii, a. 4. Cf. Ia-IIæ, q. liv, a. 2. Trois éléments concourent à distinguer la vertu naturelle d’une vertu plus élevée, due à l’intervention divine : 1° son principe, l’activité dont elle émane, et qui a sa source dans la faculté naturelle de l’âme ; 2° son objet, vers lequel elle tend et qui agit d’autant plus efficacement qu’il est plus déterminé ; enfin 3° l’exigence de la nature. S. Thomas, loc. cit. « Si la vertu de l’homme est ordonnée au bien qui est la mesure de la règle de la raison humaine, elle peut être causée par des actes humains, en tant que ces actes procèdent précisément de la raison sous le pouvoir et la règle de laquelle se réalise le bien envisagé. » Ibid., q. lxiii, a. 2.

4. Habitus et vertu surnaturelle.

Le bien à atteindre par l’exercice de la vertu peut dépasser nos exigences naturelles et exiger des principes d’activité supérieurs à ceux dont notre âme dispose. Dans l’ordre actuel de la Providence, l’homme a pour fin dernière la vision intuitive et la possession immédiate de Dieu. La vertu ne saurait donc exister pleinement que si son exercice est ordonné, soit formellement, soit virtuellement, à la recherche de ce bien suprême. Voir Fin dernière, t. v, col. 24862496.

La vertu est ordonnée au bien… Mais le bien est principalement la fin, car les moyens qui conduisent à la fin ne sont réputés bons que s’ils sont ordonnés vraiment au bien qui constitue la fin. Or, il y a une double fin : l’une, la fin dernière ; l’autre, la fin prochaine et particulière. Il y a donc également un double bien, l’un, dernier et universel ; l’autre, prochain et particulier… Mais le bien secondaire et particulier de l’homme peut lui-même être double. Ce peut être un bien véritable, lorsque, considéré en lui-même, on peut le rapporter au bien principal de la fin dernière qui est Dieu. Ce peut être un bien simplement apparent et non véritable, lorsqu’il nous éloigne de ce bien suprême. De toute évidence, la vertu pleinement vraie est celle qui est ordonnée au bien principal de l’homme… et ainsi aucune vertu véritable ne peut exister sans un attachement habituel à Dieu par-dessus toutes choses. Mais dans le rapport qu’elle a à une fin particulière, la vertu peut exister sans cet attachement, simplement par le fait qu’elle est ordonnée à un bien particulier. Si ce bien particulier n’est pas un bien véritable, mais un bien simplement apparent, la vertu ordonnée à ce bien ne sera pas une vraie vertu, mais une fausse image de la vertu… Si ce bien est un bien vrai, par exemple, la conservation de la cité ou quelque chose d’analogue, la vertu sera une vraie vertu, mais imparfaite, puisqu’elle ne se référera pas au bien final et parfait. S. Thomas, II » -II « , q. xxiii, a. 7.

Ce principe, déjà valable pour l’homme maintenu par Dieu dans un ordre purement naturel (ordre qui n’a jamais existé), acquiert une force d’autant plus grande que l’homme est appelé à une fin surnaturelle. Notre bonheur est d'être appelés à partager l’héritage du Fils unique du Père et à voir Dieu face à face ; et nous savons qu’aucune faculté naturelle, si haute et si puissante soit-elle, ne saurait atteindre à une telle hauteur par sa seule activité. D’où, la nécessité de principes d’activité surnaturelle, que Dieu place en nous sans nous, les vertus infuses, qui nous permettent d’atteindre cette fin surnaturelle. Nous comprenons mieux par là le bien fondé de certaines assertions patristiques, d’origine augustinienne, relatives aux vertus des païens, lesquelles, demeurant dans l’ordre naturel, ne sauraient être des vertus au sens chrétien du mot. Voir ici Baius, t. ii, col. 83-84. C’est donc dans l’ordre surnaturel que se justifie entièrement la définition du Maître des Sentences. Cf. Salmanticenses, De virtutibus, disp. I, dub. iv, n. 62. Pour ces vertus infuses, il ne saurait être question d’habitus acquis. On verra plus loin, dans quelle mesure le terme d’habitus peut leur être appliqué.