Dictionnaire des proverbes (Quitard)/beau
beau. — Cela doit être beau, car je n’y comprends rien.
Ainsi s’exprime le bel esprit Desmazures, dans une comédie de Destouches, et il ne fait que répéter ce que plusieurs philosophes ont dit avant lui très sérieusement.
Le poëte Lucrèce (De rerum naturâ, lib. 1) parle en ces termes d’Héraclite surnommé Skoteinòs, le ténébreux.
Clarus ob obscuram linguam magis inter inanes
Quamde graves inter graios, qui vera requirunt.
Omnia enim stolidi magis admirantur amantque
Inversis quæ sub verbis latitantia cernunt.
(C’est par l’obscurité de son langage qu’il s’attira la vénération des hommes superficiels, mais non pas des sages Grecs accoutumés à réfléchir ; car la stupidité n’admire et n’aime que les opinions cachées sous des termes mystérieux.)
Montaigne, qui cite les vers de Lucrèce, fait les réflexions suivantes : « La difficulté est une monnoie que les savants emploient comme les joueurs de passe-passe, pour ne découvrir l’inanité de leur art, et de laquelle l’humaine bêtise se paye aisément… On voit Aristote à bon escient se couvrir souvent d’obscurité si expresse et si inextricable, qu’on n’y peut rien choisir de son avis. Non Aristote seulement, mais la plupart des philosophes ont affecté la difficulté pour faire valoir la vanité du sujet, et amuser la curiosité de notre esprit. Épicure a évité la facilité » (c’est-à-dire d’être clair et facile à entendre. (Ess., liv. ii, chap. 12.)
Quintilien dit : « J’en ai vu plusieurs qui prenaient à tâche d’être obscurs, et ce vice n’est pas nouveau ; car je trouve dans Tite-Live que, de son temps, il y avait un maître qui recommandait à ses disciples de jeter de l’obscurité dans tous leurs discours : de là cet éloge incomparable : Cela est fort beau : je ne l’ai pas entendu moi-même. »
Lycophron, poëte grec, dont le nom est devenu proverbialement appellatif pour désigner un auteur inintelligible, affectait dans ses vers une obscurité énigmatique, et il protestait publiquement qu’il se pendrait s’il se trouvait quelqu’un qui pût entendre son poëme de la Prophétie de Cassandre ; en quoi il ne prenait pas un engagement téméraire. Ce poëme, demeuré inexplicable jusqu’à ce jour, malgré tous les efforts des grammairiens, des scoliastes et des commentateurs, a été justement comparé à ces souterrains où l’air est si épais et si étouffé, que les flambeaux qu’on y apporte s’y éteignent.
Hegel, philosophe allemand, mort en 1830, regardait la clarté comme une qualité d’un ordre inférieur. Dans sa préface de l’Encyclopédie, il a formellement énoncé cette pensée, qu’un philosophe doit être obscur, et dans tous ses écrits il s’est très bien conformé à ce précepte.
Nous avons aujourd’hui bon nombre d’écrivains qui croient passer pour sublimes à force d’être obscurs, et qui se figurent que le proverbe doit tourner pour eux de l’ironie à l’éloge. Laissons-les se complaire dans cette opinion ; car si tout doit se compenser, comme le prétend M. Azaïs, n’est-il pas juste que ces nouveaux Lycophrons prennent leur obscurité pour le dernier terme du génie, lorsqu’on prend leur génie pour le dernier terme de l’obscurité ?