Dictionnaire des proverbes (Quitard)/jugement

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jugement. — Beaucoup de mémoire et peu de jugement.

Ce proverbe est dirigé contre les érudits riches du fonds d’autrui et pauvres de leur propre fonds ; mais il ne veut pas dire que la mémoire soit contraire au jugement, car sans la mémoire le jugement n’existerait pas, ou du moins il deviendrait inutile ; et d’ailleurs l’expérience prouve que tous les grands esprits ont possédé ces deux facultés à un degré supérieur. Il signifie simplement que le trop grand développement de la première nuit au développement de la seconde, que l’excessive abondance des idées empruntées entraîne la disette des idées propres, et qu’une science, ainsi composée d’éléments recueillis de tous côtés et presque toujours disparates, doit produire une sorte de confusion au milieu de laquelle l’esprit de justesse ne peut guère se montrer. En effet, nous voyons que ceux qui s’appliquent à cultiver leur mémoire plutôt qu’à méditer, à penser d’après les autres plutôt qu’à penser d’après eux-mêmes, perdent en esprit de réflexion ce qu’ils acquièrent en connaissances, qu’à mesure que leur mémoire s’étend leur raison se rétrécit. « Le temps qu’on emploie à savoir ce que d’autres ont pensé, dit J.-J. Rousseau, étant perdu pour apprendre à penser soi-même, on a plus de lumières acquises et moins de vigueur d’esprit. »

Hobbes disait plaisamment, mais avec assez de raison : « Si j’avais lu autant qu’un tel, je serais aussi sot que lui. » Or, qu’est-ce qu’un sot, si ce n’est l’homme qui a beaucoup de mémoire et peu de jugement, et qui fait briller sa mémoire aux dépens de son jugement ? — C’est ce qu’exprime d’une manière aussi spirituelle qu’originale ce proverbe des Auvergnats : Jean a étudié pour être bête.