Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Abraham

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ABRAHAM[* 1], le père et la souche des croyans, était fils de Tharé. Il descendait de Noé par Sem, dont il était éloigné de neuf degrés. L’opinion, qui le fait naître l’an 130 de Tharé[a], me paraît plus vraisemblable que celle qui le fait naître l’an 70 du même Tharé. Il y a beaucoup d’apparence qu’il naquit dans la même ville d’où l’Écriture Sainte nous apprend que son père se retira pour aller au pays de Canaan [b]. C’était une ville de Chaldée qui s’appelait Ur. Abraham en sortit avec son père et s’arrêta avec lui à Charan jusqu’à ce que son père y fût mort. Après cela il reprit son premier dessein, qui avait été le voyage de la Palestine. On peut voir dans l’Écriture les diverses stations qu’il fit dans la terre de Canaan ; son voyage d’Égypte, où on lui enleva sa femme, qui était aussi sa sœur de père[c] ; son autre voyage en Guérar, où elle lui fut pareillement enlevée et puis rendue tout comme la première fois ; la victoire qu’il remporta sur quatre princes qui avaient pillé Sodome ; sa complaisance pour sa femme, qui voulut qu’il se servit d’Agar leur servante afin d’avoir des enfans[d] ; l’alliance que Dieu traita avec lui, scellée du signe de la circoncision ; son obéissance à l’ordre qu’il avait reçu de Dieu d’immoler son fils unique ; la manière dont cet acte fut empêché ; son mariage avec Kétura ; sa mort à l’âge de cent soixante-quinze ans, et sa sépulture auprès de Sara, sa première femme, dans la caverne de Macpela. Il serait inutile de s’étendre sur ces choses ; ceux de sa religion les savent sur le bout du doigt ; ils vont les prendre à la source dès leurs plus tendres années ; et pour ce qui est des catholiques romains, ils n’ont pas besoin qu’un nouveau dictionnaire les en instruise ; celui de M. Simon et celui de Moréri le font assez. Il serait plus du caractère de cette compilation de s’arrêter aux faussetés et aux traditions incertaines qui regardent Abraham ; mais le nombre serait capable de rebuter les plus infatigables écrivains ; car que n’a-t-on point supposé touchant les motifs de sa conversion (A) ! Quels exploits ne lui a-t-on pas fait faire contre l’idolâtrie (B), soit dans la Chaldée, soit dans la ville de Charan (C) ! Combien de sciences (D), et combien de livres (E) ne lui attribue-t-on pas ! Les Juifs lui attribuent le privilége d’être né circoncis[e] et la même âme qu’à Adam[f]. Ils croient que cette âme a été celle de David, et qu’elle sera celle du Messie, comme l’a remarqué Bartolocci dans sa Bibliothéque Rabbinique. Les mahométans se sont aussi mêlés de conter des rêveries concernant ce patriarche, comme on le peut voir dans l’Alcoran et dans un des principaux auteurs nommé Kessæus. Ils lui font faire le voyage de la Mecque, et ils prétendent qu’il commença à bâtir le temple (F). Voyez la Bibliothéque Orientale de M. d’Herbelot, depuis la page 12 jusqu’à la page 16 : on y trouve mille curiosités. Si nous avions le livre qu’Hécatée avait composé sur Abraham[g], nous y verrons peut-être bien des choses dont on n’a pas ouï parler. Les chrétiens n’ont pas voulu être les seuls qui ne débitassent point de sornettes touchant Abraham : ils lui ont fait planter des arbres d’une vertu bien singulière (G).

Voici encore quelques rêveries des rabbins. Ils disent que la servitude d’Égypte fut la punition de quelques fautes qu’Abraham avait commises, car il avait contraint les disciples de la sagesse à prendre les armes, et permis que des personnes instruites en la loi de Dieu se replongeassent dans l’idolâtrie. C’est ainsi qu’ils entendent les paroles de l’Écriture où il est dit qu’il arma 318 de ses serviteurs nés dans sa maison [h], et qu’il rendit[i] les personnes que le roi de Sodome lui redemandait [j]. Le père Bartolocci s’échauffe beaucoup sur cette matière, et n’emploie pas une bonne réfutation (H). Ils disent aussi, 1°. que la vue d’une pierre précieuse qui pendait du cou d’Abraham guérissait toutes les maladies, et que Dieu pendit cette pierre au soleil après la mort d’Abraham[k] ; 2°. que ce patriarche enseigna la magie aux enfans qu’il avait eus de ses concubines [l].

  1. * Chauſepié a cru devoir donner un supplément à cet article.
  1. C’est, selon les Hébreux, le 352e depuis le déluge, et le 2003e depuis la création du monde.
  2. Genèse. XI, 31.
  3. Voyez l’article de Sara.
  4. Voyez l’article d’Agar.
  5. Apud Hottingerii Historiam Oriental., lib. I, cap. VI.
  6. Entendez ceci de ceux qui, parmi les juifs, ont cru la métempsycose.
  7. Joseph. Antiquit. libr. I, cap. VII.
  8. Genèse, chap. XIV, v. 14.
  9. La même. v. 21.
  10. Bartolocci, Bibl. Rabbin., tom. III, pag. 529.
  11. Bartolocci, Bibl. Rabbin., tom. III, pag 562.
  12. Idem, ibidem, pag. 594, et tom. I, pag. 703.

(A) Touchant les motifs de sa conversion. ] C’est une opinion assez commune qu’Abraham suça avec le lait le poison de l’idolâtrie, et que Tharé, son père, faisait des statues, et enseignait qu’il les fallait adorer comme des dieux[1]. Quelques Juifs ont débité qu’Abraham exerça assez longtemps le métier de Tharé[2], c’est-à-dire, qu’il fit des idoles, et qu’il en vendit. D’autres disent que l’impiété qui régnait en ce pays-là étant l’adoration du soleil et des étoiles, Abraham croupit long-temps dans ce malheureux bourbier. Ipsum longo tempore Chaldæorum delirio de astrorum divinitate innutritum fuisse[3]. Maimonides donne pour un fait certain qu’Abraham fut élevé dans la religion des Zabiens, qui ne reconnaissaient d’autre dieu que les étoiles[4]. Il s’en tira par les réflexions qu’il fit sur la nature des astres. Il en admirait les mouvemens, la beauté, l’ordre ; mais il y remarquait aussi des imperfections : et il conclut de tout cela qu’il y avait un être supérieur à toute la machine du monde, un auteur et un directeur de l’univers. Suidas cite bien Philon pour prouver qu’Abraham s’éleva jusqu’à la connaissance de Dieu par ces sortes de réflexions ; mais, comme il rapporte, sur la foi du même auteur, qu’Abrabam, dès l’âge de quatorze ans, avait atteint ce haut degré de lumière, et avait eu le courage de dire à Tharé, renoncez à ce pernicieux trafic d’idoles avec quoi vous trompez le monde, nous n’avons pas ici un délateur uniforme de la longue idolâtrie d’Abraham. Il est certain que Josephe, sans avouer que ce patriarche ait été pendant quelque temps infecté d’idolâtrie, soutient, que, par son esprit et par la considération de l’univers, il connut l’unité de Dieu et la providence, et qu’il fut le premier qui osa combattre là-dessus l’erreur populaire[5]. Il trouva une opposition assez redoutable pour se résoudre à abandonner sa patrie. Voilà peut-être la première fois qu’on s’est exposé au bannissement par zèle de religion. Abraham, sur ce pied-là, serait, par rapport à ce genre de peine, sous la loi de nature, ce que saint Étienne a été, par rapport au dernier supplice, sous la loi de grâce. Il serait le patriarche des réfugiés, non moins que le père des croyans. Je ne vois pas qu’on puisse nier que son père n’ait été un idolâtre, puisque l’Écriture sainte l’assure en le nommant par son nom[6] ; mais tout ce qu’on pourrait inférer de là serait qu’Abraham. avant l’âge de discernement, aurait été de la religion de son père. C’est le sort inévitable des enfans d’être en cela les fidèles sectateurs des personnes qui les élèvent. À quatorze ans, comme le rapporte Suidas, il fit usage de sa raison : il connut l’abîme où son père était plongé, et il l’en retira ; de sorte que, quand Dieu lui commanda de sortir de son pays, Tharé voulut être du voyage. Saint Épiphane rapporte que l’idolâtrie ayant commencé au temps de Sarug, bisaïeul du patriarche Abraham, les idoles ne consistèrent qu’en plate peinture, et que ce fut Tharé qui commença d’en faire d’argile[7].

(B) Quels exploits ne lui a-t-on pas fait faire contre l’idolâtrie ! ] Je ne voudrais pas accuser Philon de s’être contredit : encore qu’on vienne de voir qu’il débite dans l’un de ses ouvrages qu’Abraham a été long-temps infecté des extravagances des Chaldéens[8] ; et, dans le dictionnaire de Suidas, qu’Abraham connut à l’âge de quatorze ans les absurdités de l’idolâtrie ; car quel fond y a-t-il à faire, eu égard aux nombres et aux citations, sur un auteur aussi estropié et aussi falsifié que le Suidas d’aujourd’hui ? Peut-être avait-il écrit, non pas quatorze ans, mais cinquante ans. Il y a une vieille tradition qui donne ce dernier âge à Abraham sortant du giron de l’idolâtrie. On conte[9] que son père, ayant entrepris un voyage, lui commit la vente de ses statues, et qu’un homme qui faisait semblant de acheter lui demanda : Quel âge as-tu ? Cinquante ans, lui répondit Abraham. Malheureux que tu es, reprit l’autre, tu adores, à l’âge de cinquante ans, un être qui n’a qu’un jour ! Cela confondit Abraham. Quelque temps après, une femme lui vint apporter de la farine, afin qu’il l’offrît aux statues ; mais il prit une hache et les brisa, puis mit cette hache entre les mains de la plus grande. Tharé, de retour, demande d’où est venu ce fracas. Abraham lui répond qu’il s’était élevé une dispute entre ces idoles à qui commencerait de manger l’offrande qu’une femme avait apportée ; et là-dessus, ce dieu que vous voyez plus grand que les autres, s’est levé et les a brisés tous à coups de hache. Tharé lui répond que c’est se moquer de lui, et que ces idoles n’avaient pas l’esprit de faire cela. Abraham tourna tout aussitôt contre le culte de ces faux dieux ces paroles de son père ; mais Tharé n’entendit point raillerie : il livra son fils à l’inquisition. Nimrod, le grand inquisiteur, aussi-bien que le conquérant du pays, exhorta d’abord Abraham à l’adoration du feu ; ensuite, après quelques réponses et quelques répliques de part et d’autre, il le fit jeter au milieu des flammes : Que ton dieu vienne t’en tirer, lui dit-il. Haran, frère d’Abraham, fut fort attentif à l’événement ; car il résolut en lui-même de suivre le parti qui vaincrait ; d’être de la religion de Nimrod, si le feu brûlait Abraham, et de la religion d’Abraham, si le feu ne le brûlait pas. Abraham sortit sain et sauf du milieu des flammes ; et alors Nimrod ayant demandé l’en qui crois-tu à Haran, et reçu cette réponse, je crois au dieu d’Abraham, le fit jeter dans une fournaise. Haran y fut si maltraité, qu’il en mourut peu de temps après, en présence de son père [10]. La raison pourquoi le feu eut tant de prise sur lui, est que sa foi n’était pas aussi vive que celle d’Abraham, et qu’il n’était pas prédestiné à de grandes choses comme Abraham[11]. Cette tradition n’est pas nouvelle, puisque saint Jérôme la rapporte ; et il semble même l’adopter en ce qui concerne la conservation miraculeuse d’Abraham au milieu des flammes [12] ; car, pour la cruauté superstitieuse de Tharé révélant le personnage de délateur au saint office contre son propre fils, il n’en parle pas Saint Épiphane, qui n’en parle point non plus, soutient au contraire que Tharé survécut à Haran son fils, en punition de l’audace qu’il avait eue de faire des dieux d’argile, et qu’avant lui aucun père n’avait vu mourir de mort naturelle ses enfans[13]. L’équivoque du mot Ur[14] a pu donner lieu à ces fables. Ceux qui pressent les paroles où Dieu dit à Abraham : Je suis l’Éternel qui t’ai retiré d’Ur des Chaldéens[15], s’imaginent qu’il le sauva d’une grande persécution, puisqu’il se servit de la même phrase à la tête du Décalogue, pour signifier la délivrance d’Égypte[16] ; mais c’est chercher des mystères sans nécessité. Nous ne voyons aucune trace de cette persécution dans l’Écriture ; ainsi l’on peut mettre, à proportion, au même rang des pensées imaginaires le feu qui ne fit aucun mal à Abraham, et ce que Maimonides emprunte[17] d’un certain livre qui traitait de l’agriculture des Égyptiens. On y trouvait qu’Abraham, ayant soutenu dans une dispute publique contre les idolâtres que le feu n’était point digne des honneurs divins, fut mis en prison, dépouillé de tous ses biens, et condamné au bannissement. Le roi craignit que l’autorité et l’éloquence d’un tel homme ne détournassent le peuple d’adorer le feu. Cédrénus fait mourir Haran pour une très-mauvaise cause, puisque c’est pour avoir tâché de tirer du feu les idoles de Tharé qu’Abraham y avait jetées. Ce fut en vain qu’il y tâcha : il fut consumé lui-même par les flammes.

(C) Soit dans la ville de Charan. ] On prétend qu’il y devint convertisseur, et que, tandis qu’il travaillait à faire des prosélytes parmi les hommes, Sara faisait la même chose parmi les femmes[18] ; et c’est ainsi qu’il faut entendre les paroles de la Genèse, où il est dit qu’Abraham sortit de Charan avec Sara sa femme, avec Lot, fils de son frère, avec tout le bien qu’ils avaient acquis, et avec toutes les âmes qu’ils avaient faites[19]. On ne veut point entendre par-là une génération d’enfans, mais une propagation de foi ; et on confirme[20] cette explication par la métaphore dont l’apôtre saint Paul s’est servi au verset 10 du chapitre IV de son épître aux Galates : Mes petits enfans, pour lesquels enfanter je travaille derechef, jusqu’à ce que Christ soit formé en vous. Il est plus vraisemblable que ces âmes, qu’ils avaient faites, étaient les esclaves qu’ils avaient achetés et les enfans qui étaient nés de ces esclaves, sans que pour cela il faille douter qu’Abraham n’ait tâché d’instruire les infidèles autant que son zèle et sa sagesse le lui suggéraient, et que, s’il en convertit quelques-uns pendant son séjour à Charan, ils n’aient pu le suivre au pays de Canaan. Il y a des gens qui veulent que son père n’ait servi les faux dieux que depuis son arrivée à Charan[21]. Cela paraît absurde ; car, comme il est fort probable[22] que cette famille abandonna la Chaldée pour éviter la persécution qu’elle avait sujet de craindre à cause de son éloignement de l’idolâtrie, il serait bien étrange que le chef ne se fût corrompu que dans le pays où il se réfugia. Mais il pourrait bien être que le culte des idoles, dont Abraham avait guéri Tharé avant qu’ils sortissent de leur pays, ressuscita dans l’âme du bon vieillard ; car, en ces temps d’ignorance, il n’était pas donné à beaucoup de gens de maîtriser pour toujours le penchant naturel à l’idolâtrie. On croit même que Nachor, le troisième fils de Tharé, ne fut jamais bien converti, et qu’il se retira néanmoins de sa patrie, afin d’aller joindre son père à Charan[23]. Ce pourrait bien être lui qui retraça dans l’âme de ce vieillard le culte idolâtre qu’Abraham en avait ôté. Il est certain que Laban, petit-fils de ce Nachor, servait les idoles. Quelques pères de l’Église ont cru que Tharé n’a été fidèle ni pendant sa vie, ni à l’article de la mort. Voyez les homélies XXXI et XXXVII de saint Chrysostome. Comment le prouveraient-ils ? et comment leur prouverait-on le contraire ? Il y a sur l’histoire d’Abraham cent embarras où, ni ceux qui soutiennent le pour, ni ceux qui soutiennent le contre, ne manquent point de raisons. Mais le pauvre père Bolduc, qui a cru que ce patriarche érigea des monastères à Charan, et qu’il n’amena avec lui dans la Palestine que les moines les plus novices[24], n’est point de ceux qui peuvent alléguer quelque raison.

(D) Combien de sciences. ] Il savait, dit-on, l’astronomie. C’est ce que Bérose en disait, sans le nommer, si nous en croyons Josephe[25]. On veut aussi qu’il ait enseigné l’arithmétique et l’astronomie aux Égyptiens. Josephe l’assure[26], et Nicolas de Damas le confirmerait s’il disait qu’Abraham enseigna la géométrie et l’arithmétique aux Égyptiens ; mais il ne le dit pas. M. Heidegger, à la page 144 de son tome II, cite le livre IV des Histoires de Nicolas de Damas, comme si l’on y trouvait cela ; mais c’est avoir pris les paroles de Josephe pour celles de ce Nicolas, dans le chapitre XVI du livre IX de la Préparation évangélique d’Eusèbe. Ce patriarche communiqua aux Phéniciens et aux Égyptiens l’astronomie, à ce que disent Eupolème et Artapan[27] ; mais, après tout, ce ne sont point articles de foi. Les auteurs qui lui attribuent ces choses affaiblissent le poids de leur témoignage par les faussetés qu’ils y mêlent. L’un dit qu’Abraham a régné à Damas[28] ; un autre dit qu’il séjourna vingt ans en Égypte avec toute sa famille auprès du roi Pharéthon [29] ; un autre lui fait l’injustice de penser qu’un des motifs de son voyage d’Égypte fut le désir de connaître les dogmes des Égyptiens touchant la Divinité, afin de les suivre, s’ils étaient meilleurs que les siens, ou de désabuser ces gens-là, s’ils avaient une croyance erronée[30]. Quelques modernes ne croient pas qu’il ait enseigné les mathématiques aux Égyptiens [31]. La raison qu’ils en donnent me paraît fausse : c’est, disent-ils, que la détention de Sara auprès du roi d’Égypte donnait tant de martel en tête à Abraham, qu’il n’était guère en état de donner leçon sur des sciences aussi abstraites que celles-là, qui, tout comme la poésie, demandent le repos et la liberté d’esprit :

Carmina secessum scribentis et otia quærunt.


Mais il fallait prendre garde que Josephe a fort bien distingué les temps : il dit que ce fut après la liberté de Sara qu’Abraham eut des conférences avec les savans d’Égypte, et lorsqu’il avait le cœur content, tant à cause que Pharao l’avait comblé de bienfaits, qu’à cause qu’il était persuadé que sa femme lui était revenue sans avoir souffert aucune atteinte à son honneur.

(E) Et combien de livres. ] Il y a un livre de la création qui lui est attribué depuis long-temps[32]. Il en est fait mention dans le Thalmud[33] : le rabbin Chanina, et le rabbin Hoschaia avaient accoutumé d’y lire la veille du jour du sabbat. L’auteur du livre intitulé Cozri dit que cet ouvrage d’Abraham est profond, et qu’il a besoin d’une explication prolixe ; qu’il enseigne l’unité de Dieu ; qu’à certains égards, il semble dire des choses bien différentes ; mais qu’à d’autres égards il ne tend qu’à un même but. Tous les Juifs n’ont pas attribué ce livre à ce grand patriarche. Il y en a qui ont déclaré hautement que c’est un ouvrage supposé, et qui condamnent la hardiesse du rabbin Akiba, qu’ils croient le véritable auteur de la pièce[34]. Quis dedit potestatem R. Aquibæ scribendi librum Jezira, nomine Abrahami patris nostri[35] ? Le supplément de Moréri a sur ce sujet un article bien curieux, tiré de l’Histoire Critique du père Simon. Consultez-la, aux pages 48 et 556 de l’édition de Rotterdam. Aux premiers siècles du christianisme, les hérétiques Séthiens débitèrent une Apocalypse d’Abraham, comme saint Épiphane le remarque[36]. Origène a cité un prétendu ouvrage de ce patriarche où un bon et un mauvais ange sont introduits disputant de son salut ou de sa perte[37]. L’Assomption d’Abraham était aussi un ouvrage supposé[38]. La bibliothéque du monastère de Sainte-Croix, sur le mont d’Amara en Éthiopie, contient, dit-on [39], les livres qui furent composés par Abraham dans la vallée de Mambré, où il enseigna la philosophie à ceux par le moyen desquels il défit les cinq[40] rois qui avaient pris Loth son neveu. Au reste, l’ouvrage de la création, supposé à Abraham, fut imprimé à Paris l’an 1552, traduit en latin par Postel, et accompagné de notes. Rittangel, juif converti, et professeur à Konigsberg. en donna une traduction latine avec des notes, l’an 1642 [41].

(F) Qu’il y commença à bâtir le temple. ] Ils content qu’Adam, chassé du paradis, pria le bon Dieu de lui permettre de bâtir une maison, sur le plan de celle qu’il avait vue dans le ciel ; une maison, dis-je, qui fût le lieu où il dirigeât ses prières, et autour duquel il marchât par dévotion. Dieu fit tomber une tente qui ressemblait à la maison qu’Adam avait vue. Adam se servit de cette tente pour les usages qu’il souhaitait. Après sa mort, Seth bâtit une maison de pierre et de boue sur ce modèle : le déluge la ruina ; mais Abraham et Ismaël la réparèrent par l’ordre de Dieu. D’autres l’ont successivement réparée à mesure qu’elle se ruinait ; et enfin, Héjazus, l’an 54 de l’hégire, la mit en l’état qu’elle est aujourd’hui : et c’est l’oratoire du temple de la Mecque[42]. Voyez la remarque (I) de l’article Agar.

(G) D’une vertu bien singulière. ] Gretser témoigne avoir lu, dans un manuscrit grec de la bibliothéque d’Augsbourg, qu’Abraham planta un cyprès, un pin et un cédre, qui se réunirent en un seul arbre ; chacun néanmoins retenant en propriété ses racines et ses branches : que cet arbre fut coupé, lorsqu’on prépara les matériaux du temple de Salomon ; mais qu’il ne fut point possible de l’ajuster en aucun endroit : que Salomon, voyant cela, résolut de le faire servir de banc : que la sibylle, y étant menée, ne voulut jamais s’y asseoir, et qu’elle prédit que le rédempteur des hommes mourrait triomphamment sur ce bois : que Salomon l’entoura de trente croix d’argent, et que cette situation dura jusqu’à la mort de Jésus-Christ[43]. Cela me remet en mémoire le chêne de Mambré, sous lequel on prétend qu’Abraham ait quelquefois cherché la fraîcheur[44]. On a dit que ce chêne vivait encore sous l’empire de Constans[45]. Drys, id est, quercus Mambre juxta Hebron, in quâ, usque ad ætatem infantiæ meæ et Constantii regis imperium, terebynthus monstrabatur pervetus, et annos magnitudine indicans, sub quâ habitavit Abraham. Miro autem cultu ab ethnicis habita est, et velut quodam insigni nomine consecrata[46]. Et quelques-uns même ont poussé l’extravagance jusqu’à dire qu’on l’a vu il n’y a que trois cents ans. Il ne faut pas, disent-ils, le distinguer de cette canne de Seth que le voyageur Mandeville (ô quel témoin !) vit proche de la ville d’Hébron [47].

(H) Et n’emploie pas une bonne réfutation. ] Il prétend que ces paroles du roi de Sodome, donnez-moi les personnes, et prenez les biens pour vous[48], signifient, selon le sens littéral et véritable, laissez rentrer dans le culte des idoles ceux que vous avez instruits en votre foi ; mais qu’Abraham protesta devant tout le peuple qu’il n’en ferait rien. L’auteur cite les versets 22 et 23 du chapitre XIV de la Genèse, et puis il accuse d’impudence et de blasphème les Thalmudistes qu ont dit que le patriarche acquiesça aux demandes du roi de Sodome. Il a raison de les condamner, en ce qu’ils supposent que ce prince redemandait des personnes converties à la vraie religion ; car on ne redemandait point les domestiques du patriarche, on redemandait seulement les sujets que les quatre rois avaient pris en pillant Sodome[49]. Mais le père Bartolocci a grand tort de supposer qu’Abraham ne les rendit pas. Ce qu’il cite de l’Écriture est visiblement sa condamnation.

  1. Suïdas, in Σαρούχ.
  2. Apud Genebrard. in Chron.
  3. Philo, apud. Saliano, tom. I, pag. 387.
  4. Maimonides, Morch Nevoch., cap. XXIX, pag. 3.
  5. Joseph. Antiq. lib. I. cap. VII. Voyez aussi Recognit. Clement, lib. I.
  6. Vos pères, comme Tharé, père d’Abraham et de Nachor, ont habité jadis au-delà du fleuve, et ont servi à d’autres dieux. Josué, chap. XXIV, v. 2.
  7. Epiph. advers. Hæres., lib. I, pag. 7, 8.
  8. Χαλδαίσας μακρόν τινα χρόνον. Per longum tempus chaldaico imbutus delirio. Philo, de Abrahamo, pag. 361.
  9. R. Moses Haddarschan in Bereschit Rabba, apud Heidegger. Histor. Patriarch., tom. II, pag. 36.
  10. Ils appuient cette circonstance sur la Genèse, XI, 28.
  11. Judæi, apud Lyranum et Tostatum, citante Saliano, Annal., tom. I, pag. 402.
  12. Hieron. Tradit. Hebraïc. in Genesim.
  13. Epiph. de Hæres., lib. I, pag. 8.
  14. C’est le nom propre d’une ville, et il signifiait aussi le feu. Au IIe. livre d’Esdras, chap. IX, la version latine porte : Qui elegisti Abrabam, et eduxisti eum de igne Chaldæorum.
  15. Genèse, XV, 7.
  16. Paulus Burgensis. in addit. ad Postillam Lyrani in Genes., cap. XI.
  17. Apud Paulum Burgens. in Addit. ad Lyrani Postill. in Genes., cap. XI. Voyez son Morch Nevochim, part. III, cap. XXIX.
  18. Voyez Onkelos, paraphraste chaldéen, et Fagius qui l’a traduit.
  19. Chap. XII, v. 5.
  20. Voyez Salian. Ann., tom. I, pag. 406.
  21. Tostat. apud Pereriun in Genes., cap. XI.
  22. Cela est fondé sur le témoignage de Josephe et sur le livre de Judith, chap. V. Saint Augustin l’affirme, de Civit. Dei, liv. XVI, chap. XIII.
  23. Voyez saint Augustin, là même.
  24. Voyez Heid., Hist. Patriarch., tom. II, pag. 88.
  25. Joseph. Antiq., libr. I, cap. VII.
  26. Idem, ibidem, cap. VIII.
  27. Apud Alex. Polyhist. citatum ab Eusebio, Præp., lib. IX, cap. XVII et XVIII.
  28. Nicol Damasc. apud Joseph. Antiq., lib. I, cap. VII. Justin le dit aussi, liv. XXXVI, chap. II.
  29. Artapan, apud Euseb. Præp., libr. IX, cap. XVIII.
  30. Joseph. Antiq., libr. I, cap. XIII.
  31. Voyez Salian, tom. I, pag. 414.
  32. Voyez la remarque (A) de l’article Akiba.
  33. Voyez Heidegger, Hist. Patriarch., tom. II, pag. 143.
  34. Abraham Zachut, in libro Juchasin, pag. 52, apud Heidegger, ibid.
  35. Præfat. 11 Zohar Mantuani, apud eumd, Heidegger, ibid.
  36. Epiphan. advers. Hæres., pag. 286.
  37. Origen. Homil. XXXV ; in Lucam, apud Heidegger, ibid.
  38. In Synopsi Athanasii, liber, qui Assumptio Abrahami dicitur, inter rejectos numeratur. Heidegger, ibid.
  39. Kircherus, dans le Gallois, Traité des Bibliothéques, pag. 142, édit. de Paris.
  40. Il fallait dire quatre.
  41. Spizelii Specim. Bibl.
  42. Ex Pocochii Notis in Specim. Hist. Arab., pag. 115.
  43. Gretser. de Cruce, lib. I.
  44. La version des Septante, Genèse, XVIII, v. 1. favorise cela.
  45. Isidor., lib. XVII, cap. VII, apud Bonifacium, Histor. Ludicr., pag. 385. Il eut mieux fait s’il eût cité ce que je cite de saint Jérôme.
  46. Hieron. in Locis Hebr. Litt. D. Voyez la remarque (G) de l’article Barcochebas.
  47. Voyez Bonifacii Hist. Ludicr., pag. 289. Son livre fut imprimé à Venise, chez Baléonius, en 1642, in-4, et réimprimé à Bruxelles, chez J. Mommartius, en 1656, aussi in-4.
  48. Genèse, chap. XIV, v. 21.
  49. Il est dit au verset 16 qu’Abraham ramena Lot, son frère, et ses biens, et aussi les femmes et le peuple.

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