Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/La vie de M. Bayle

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LA VIE

DE M. BAYLE,

Revue, corrigée, et considérablement augmentée dans cette cinquième édition[* 1].

1647.

M. Bayle naquit au Carla, bourg de comté de Foix, entre Pamiers et Rieux, le 18 de novembre 1647. Il reçut au baptême le nom de Pierre. Son père, d’une bonne famille originaire de Montauban, s’appelait Jean. Il était ministre du Carla, et avait épousé Jeanne de Bruguière, dont la mère était de la maison de Ducasse ; de sorte que messieurs Bayle appartenaient à deux maisons du pays de Foix distinguées par leur noblesse, Ducasse et Chalabre, dont Bruguière est une branche. M. Bayle eut deux frères : un aîné nommé Jacob, qui fut collègue de son père ; et un cadet nomme Joseph, et surnommé du Peyrat, d’un bien qui appartenait à sa famille.

M. Bayle fit remarquer en lui, dès son enfance, un esprit vif et subtil, une conception aisée et facile, une mémoire très-heureuse ; mais il avait de plus, ce qui est nécessaire pour faire valoir de si grands avantages, le désir ardent de savoir et d’apprendre. Il interrogeait ses parens avec un air empressé et attentif, ne se rendait point aux réponses qu’on lui faisait qu’il n’en conçût clairement tout le sens, et ne perdait rien des petites instructions qu’il recevait dans cette école domestique. Son père cultiva avec beaucoup de soin de si heureuses dépositions.

1660.

Après lui avoir appris la langue latine, il lui fit commencer l’étude de la grecque à l’âge de douze ans et demi[1] ; et le fortifia pendant quelques années dans la connaissance de ces deux langues, par la lecture des meilleurs auteurs. Mais enfin les fonctions de son ministre lui emportant beaucoup de temps, et ses soins ne répondant pas aux progrès que son fils était capable de faire, il prit le parti de l’envoyer à l’académie de Puylaurens.

1666.

M. Bayle y arriva au mois de février de l’an 1666[2]. Il était dans sa dix-neuvième année ; mais ni les passions qui règnent ordinairement à cet âge, ni l’éloignement de la maison paternelle, n’affaiblirent point la forte passion qu’il avait pour les lettres. Il mettait à profit les heures mêmes de récréation ; et tandis que les autres écoliers s’occupaient de ces amusemens qui sont si chers à la jeunesse, il se retirait dans sa chambre pour se livrer aux plaisirs qui naissent de l’application à l’étude.

Au mois de septembre suivant[3], il profita des vacances pour aller voir sa famille : mais ce temps, destiné à la dissipation, devint pour lui un temps de travail ; il s’attacha si fort à l’étude qu’il en tomba malade. À peine fut-il guéri, que, se livrant de nouveau à sa passion dominante, il retomba, et eut ainsi plusieurs rechutes qui le retinrent au Carla plus de dix-huit mois.

1668.

On l’envoya à Saverdun[4], chez M. Bayze, qui avait épousé Paule de Bruguière sa tante. Le but de ce voyage était de le faire changer d’air, et de le sevrer de l’étude : malheureusement il trouva des livres. M. Rival, ministre de Saverdun, en avait un très-grand nombre ; et ce fut pour le jeune Bayle une tentation qui pensa lui coûter la vie. Des lectures presque continuelles le jetèrent dans une fièvre dangereuse, dont il eut peine à se guérir. Il fut long-temps à se remettre. Dès qu’il se trouva en état de sortir, on le fit transporter à une maison de campagne de M. Bayze, située sur les bords de l’Ariége, qui rend ce lieu très-agréable. Le souvenir des doux momens qu’il avait passés auprès de cette rivière l’a porté à lui consacrer un article dans son Dictionnaire[5].

Lorsqu’il fut tout-à-fait rétabli, il retourna au Carla[6], et bientôt après à Puylaurens[7], pour y continuer ses études. Il les reprit avec une nouvelle ardeur, mêlant toujours à ses exercices académiques la lecture de tous les livres qui lui tombaient entre les mains, sans en excepter les livres de controverse. Mais Plutarque et Montaigne étaient ses auteurs favoris. Le long séjour qu’il avait fait chez son père avant que d’aller à l’académie, et les fréquentes maladies qu’il eut ensuite, avaient si fort retardé ses études qu’il ne commença sa logique qu’à vingt et un ans. Ainsi ce n’est pas sans raison qu’il s’est plaint dans un de ses ouvrages, qu’il avait commencé tard à étudier[8].

1669.

Il redoubla son application pour tâcher de regagner le temps perdu ; et les progrès qu’il faisait à Puylaurens n’étant pas à son gré assez rapides, il résolut de quitter cette académie pour aller à Toulouse, qui est une des plus célèbres universités de France. Il y arriva au mois de février 1669 [9]. Il se logea dans une maison particulière, et allait entendre les leçons de philosophie qui se faisaient dans le collége des jésuites : il n’y avait rien là d’extraordinaire. Les réformés envoyaient souvent leurs enfans étudier chez les jésuites, quoique cela eût été défendu par les synodes. Cependant le séjour de Toulouse eut des conséquences affligeantes pour la famille de M. Bayle : il changea de religion. La lecture qu’il avait faite à Puylaurens de quelques livres de controverse l’avait déjà ébranlé ; ses doutes augmentèrent à Toulouse par les disputes qu’il eut avec un prêtre qui logeait en même maison que lui. Il se crut dans l’erreur, parce qu’il ne pouvait répondre aux raisonnemens qu’on lui faisait, et un mois après son arrivée à Toulouse, il embrassa la religion romaine [10]. Il fut immatriculé, et dès le lendemain il reprit l’étude de la logique.

La nouvelle de son changement pénétra de douleur toute sa famille, et particulièrement son père de qui il était tendrement aimé. M. Bertier, évêque de Rieux, jugeant bien qu’après cette démarche le jeune Bayle ne devait pas s’attendre à recevoir aucun secours de ses parens, se chargea généreusement de son entretien. M. Bayle en marque sa reconnaissance dans une lettre qu’il écrivit, en 1693, à M. Pinson, avocat au parlement de Paris (A) [* 2].

On se fit beaucoup d’honneur, à Toulouse, de l’acquisition d’un jeune homme qui donnait de si grandes espérances, et dont le mérite était relevé par la qualité de fils de ministre.

1670.

Lorsque son tour vint de soutenir des thèses publiques, on voulut que la solennité s’en fit avec éclat. Les personnes les plus distinguées du clergé, du parlement et de la ville, s’y trouvèrent : l’université n’avait jamais vu un auditoire si auguste et si nombreux. Les thèses étaient ornées du portrait de la Vierge [11], à qui elles étaient dédiées ; et ce portrait était accompagné de plusieurs figures emblématiques qui désignaient la conversion du répondant. La clarté, la pénétration et la modestie avec lesquelles il répondit, lui attirèrent un applaudissement universel,

M. Ros de Bruguière, un de ses oncles maternels, marié à une demoiselle catholique, s’étant trouvé à Toulouse lorsque M. Bayle soutint ses thèses, en porta un exemplaire au Carla, et madame Ros de Bruguière en para sa chambre. Le père de M. Bayle, étant venu voir M. Ros de Bruguière, on lui apprit la manière dont son fils s’était distingué dans cette dispute publique, les honneurs qu’on lui avait faits, et les applaudissemens qu’il y avait reçus. Ce bon homme écoutait cela avec plaisir, et semblait avoir oublié dans ce moment le chagrin que son fils lui avait donné par son changement de religion. Mais madame Ros de Bruguière lui ayant montré les thèses, dès qu’il vit la figure de la Vierge avec ces paroles Virgini Deiparæ, il fut saisi d’une si grande indignation, qu’il fit effort pour s’en approcher : mais on l’en empêcha, de peur qu’il ne les mît en pièces dans le transport de sa douleur. Il sortit précipitamment, versa un torrent de larmes, et protesta qu’il ne rentrerait point dans cette maison, tant qu’un objet si cruel pourrait se présenter à sa vue.

Cependant les catholiques, non contens d’avoir gagné le jeune Bayle, formèrent le dessein de gagner encore toute sa famille. On crut qu’il fallait commencer par l’aîné. M. l’évêque de Rieux chargea M. Bayle de lui écrire ; ajoutant que, s’il pouvait l’engager seulement de venir à Toulouse, sa conversion était sûre. M. Bayle, qui croyait sincèrement avoir pris le bon parti et qui aimait son frère, lui écrivit la lettre suivante [12] :

« Monsieur mon très-cher frère,

» L’affection ardente que j’ai pour votre personne et le désir dont je brûle de votre bonheur ne me permettant pas de négliger aucune occasion de procurer votre bien, je me sens obligé de vous prier très-instamment de venir passer quelques jours en cette ville, pour me donner le moyen de vous entretenir de plusieurs choses qui vous sont très-importantes, et pour la vie présente et pour celle qui est à venir. Je me persuade que si j’avais la liberté de vous bien découvrir l’état des choses comme elles sont, et la disposition favorable où elles se trouvent, je ferais quelque effet sur votre esprit, et vous ferais avouer que cette suprême sagesse qui gouverne le monde a travaillé d’une façon particulière à ajuster tant de ressorts, et que, comme elle ne fait rien qui ne puisse avancer sa gloire et notre salut, elle a voulu, par la rencontre de tant de choses différentes, qui toutes semblent vouloir concourir à votre bien, tenter le plus heureux et le plus glorieux changement qui se puisse opérer dans l’esprit de mon père et dans le vôtre.

 » Vous me direz sans doute que ce sont ici tous mystères où vous ne comprenez rien, et que ce sont des énigmes pour vous ; mais je vous réponds que pour peu que je m’entretienne avec vous sur ce chapitre, vous comprendrez facilement quel est mon dessein, et vous verrez ensuite clair comme le jour avec quel grand fondement ; vous aurai dit que la disposition qui a rangé quantité de choses où vous avez grand intérêt, vous est si favorable qu’il y a tout sujet d’en espérer quelque chose de surnaturel.

 » Je ne m’expliquerai pas plus ouvertement sur ce sujet, parce que j’espère que vous ne me refuserez pas la grâce que je vous demande de me venir voir le plus tôt qu’il vous sera possible, et que dans l’entretien que j’aurai alors tête à tête avec vous ; nous aurons lieu d’en parler amplement. Venez donc, mon cher frère, s’il vous est possible, avant que cette semaine ne se passe ; venez satisfaire l’impatience d’un homme qui soupire pour l’amour de vous plus de quatre fois, et qui souhaite passionnément que vous vous mettiez aux termes d’être bienheureux. Vous ne vous repentirez pas sans doute d’être venu, tant ce que j’ai à vous dire est de nature à contenter une âme solidement raisonnable comme est la vôtre.

 » Et certainement je vous ferais tort si je croyais que vous fussiez malade d’une manière incurable, et jusqu’au point de ne trouver rien de bon dès là qu’il n’est pas conforme à votre sentiment. J’ai meilleure opinion de vous ; et ceux qui vous connaissent ne font nulle difficulté de croire qu’avec la bonté de votre naturel et la probité dont vous faites profession, il n’est point de proposition raisonnable que l’on ne puisse vous faire goûter, quoique vous n’y soyez point accoutumé et quoique vous ayez une nuée de préjugés pour le contraire. Sur ce fondement, je m’assure que ce que j’ai à vous dire ne vous déplaira pas, et ne vous effarouchera pas si fort que vous soyez capable de fermer tout-à-fait l’oreille à quiconque vous en voudrait parler.

 » Si je m’étais adressé à beaucoup de gens qu’il y a, pour leur faire la même prière que je vous fais de me donner quelque audience, il pourrait bien être qu’ils me tiendraient d’abord pour suspect, se défieraient de moi et condamneraient tout ce que je serais capable de leur dire : mais pour vous, je vous crois incapable de me condamner avant que de m’avoir entendu, et, ne fût-ce que par curiosité, il me semble que vous voudrez savoir ce que ce peut être, et que vous suspendrez votre jugement jusques à ce que vous l’ayez appris ; en quoi je ne puis remarquer dans votre esprit qu’une disposition à bien faire.

 » Il ne me resterait pour asseoir quelque bonne espérance, qu’à vous croire bien résolu de former ce jugement qui est fondé sur une vérité que l’expérience de tous les siècles confirme d’une manière incontestable, qu’en fait de religion toutes les innovations sont très-pernicieuses, et qu’un particulier qui se veut ériger de son autorité privée en réformateur ne peut, passer que pour un factieux, un schismatique, un semeur de zizanie et une tête animée d’orgueil, d’opiniâtreté et d’envie. Et en effet, quelle apparence que Dieu laisse tomber l’église chrétienne dans la ruine et dans la désolation, qu’il lui cache toutes ses clartés, qu’il la prive de toutes ses lumières, et qu’en même temps il révête un homme du commun, un simple particulier, d’une abondance de grâce si extraordinaire qu’il soit comme le restaurateur de la vérité et un phare qui remette les errans dans le chemin ; enfin, qu’il soit le canal et le véhicule, la base et la colonne de la vraie foi, et qu’on puisse dire de lui ce qu’un poëte disait d’un jeune prince qui semblait être né pour la gloire de son temps :

 » Hunc saltem everso juvenem succurrere sæclo
 » Ne prohibete [13].


En vérité il y aurait de la témérité, de l’imprudence et de l’aveuglement à se persuader de telles illusions. Il est bien plus de l’ordre de la providence de Dieu, et du soin que le Saint-Esprit prend des fidèles en gouvernant l’église par la communication de ses lumières de laquelle il gratifie les lieutenans du fils de Dieu en terre, que ce soit l’église qui instruise, qui corrige et qui réforme les particuliers et les abus qu’ils pourraient laisser couler dans leur conduite, ou qui les guérisse de leurs erreurs, que non pas que les particuliers réforment l’église et la redressent de nouveau. Car, comme il y aurait bien de la folie à soutenir que Dieu, dans le dessein de conserver des eaux du déluge de quoi réparer le genre humain, fit périr tout ce qu’il y avait dans l’arche de Noé, et suscita en même temps un homme qui s’était sauvé dans quelque caverne avec sa femme, ou qui s’était dérobé à la fureur et à l’inclémence des eaux dans je ne sais quels asiles inviolables : ainsi c’est bien rêver à crédit et tout son soûl que de prétendre que le Saint-Esprit, dans le dessein de conserver toujours comme un peu de levain de la foi contre les ravages des hérétiques et des infidèles, a laissé tomber l’église, qui est son épouse, dans l’idolâtrie, la superstition et l’aveuglement ; et a tiré de l’obscurité d’une cellule, ou d’un coin de chapelle, Luther et Calvin, pour propager la foi, la restituer dans ses droits et la relever de dessous ses ruines.

» Encore pourrait-on penser, quoique sans apparence de raison ni de vérité, que Dieu voulut conserver ces deux hommes pour être les propagateurs de l’Évangile dans la corruption générale que l’on suppose qui avait envahi toute la face de l’église, parce qu’ils s’étaient conservés purs et nets de tous ces désordres et de toutes ces abominations prétendues ; comme il conserva Loth et Noé, en récompense de ce qu’ils s’avaient point trempé dans les vices de leurs siècles. Mais pour avoir une telle pensée il faudrait être tout-à-fait ignorant des choses les plus universellement connues, puisqu’il est de notoriété publique que ces deux grands porteurs de réformation étaient tout-à-fait perdus et abîmés dans le vice [14] ; pour ne pas dire qu’ils ont débuté d’une manière extrêmement criminelle ; c’est-à-dire, qu’ils ont commencé par violer des vœux dont la justice et la sainteté obligent à une observance la plus régulière qui soit [15].

» Voilà, mon cher frère, les réflexions dont je voudrais vous savoir muni quand vous viendrez en cette ville, car assurément vous en seriez d’autant plus disciplinable. D’ailleurs l’instabilité et la caducité de votre parti, qui n’est en ce royaume que par tolérance et parce qu’il ne prends pas au roi la fantaisie de l’exterminer, me fait craindre pour vous toutes les fois que j’y pense. Et en effet, ne subsister que parce que l’humeur d’un monarque, qui peut tout ce qu’il veut sur cette affaire, ne le porte pas à suspendre son concours avec lequel il vous souffre ; à votre avis, n’est-ce pas être exposé à toutes les heures du jour d’être détruit, puisqu’il n’en est point où l’humeur d’un souverain ne puisse passer d’une extrémité à l’autre ?

» Ainsi j’ai un grand sujet de souhaiter que vous imitiez les Pharisiens et les Saducéens qui vinrent au baptême de saint Jean, à qui il demanda qui les avait portés de fuir l’ire à venir. J’espère qu’un jour, moyennant grâce du Saint-Esprit et la bénédiction de Dieu, l’on pourrait vous faire un pareil interrogat, qui vous serait bien doux et bien commode. J’en prie le souverain maître de toutes choses, et voudrais avoir donné tout mon sang pour opérer votre salut. Ce que je dis non-seulement pour vous en particulier, mais aussi pour mon père, ma mère, mon second frère et tous mes parens : trop heureux, si, comme un autre Joseph, je pouvais être l’instrument de la conservation de toute ma maison ! Adieu, mon cher frère : faites réflexion sur ce que je vous ai dit, et venez au plus tôt pour savoir ce que c’est que vous veut dire votre très-humble, très-obéissant et très-passionné serviteur. Vous verrez l’accomplissement de ce que dit saint Paul : Quand on cherche le règne de Dieu et sa justice, toutes les autres choses sont ajoutées de surcroît [16]. »

Cette lettre ne fit pas beau coup d’impression sur M. Bayle l’aîné, par rapport à la religion. Il regarda du même œil et les belles espérances qu’on lui donnait, et les lieux communs de controverse qu’on lui opposait. Mais il fut très-sensible à certaines expressions qui lui faisaient craindre que son frère n’eût pris avec la religion romaine l’esprit d’aigreur qu’elle inspire à ses dévots. Son père, plus indulgent, les attribua à quelque convertisseur qui avait dicté la lettre. Il dit qu’il ne reconnaissait point là son fils, et qu’il espérait de le voir bientôt rentrer dans le bon chemin.

On avait envoyé à Toulouse M. Naudis de Bruguière, son cousin-germain, jeune homme qui avait beaucoup d’esprit et de pénétration. Il logeait dans la même maison où M. Bayle demeurait. Ils disputaient souvent de religion ; et après avoir poussé vivement les objections qu’on peut faire de part et d’autre, ils les examinaient de sang-froid. M. Naudis savait bien sa religion : l’étroite amitié qu’il y avait entre eux bannissait l’aigreur de la dispute, la rendait plus libre, et l’examen plus impartial. Ces disputes familières, que le simple hasard semblait faire naître, embarrassaient souvent M. Bayle et lui rendaient suspects certains dogmes de l’Église romaine ; de sorte qu’il s’accusait quelquefois intérieurement de les avoir embrassés sans les avoir assez connus. Car il regardait l’examen en fait de religion comme un devoir indispensable ; comme le seul moyen de s’assurer de la vérité, et par conséquent le seul de connaître la volonté de Dieu, et de se mettre en état de la suivre. Il se confirmait d’autant plus dans ces sentimens, que, quelque soumission que l’Église romaine exigeât, c’était pourtant par la voie de l’examen qu’on avait voulu opérer sa conversion.

Dans ces temps-là, M. Pradals de Larbon vint à Toulouse. C’était un de ces hommes dont l’esprit, l’enjouement et les manières gagnent d’abord l’affection de ceux qui les voient. Aussi était-il recherché avec empressement des personnes les plus distinguées de la province. M. Bayle le père l’avait prié de voir son fils toutes les fois qu’il irait à Toulouse : il espérait que M. de Pradals s’attirerait bientôt la confiance du jeune Bayle ; et, en effet, il y réussit si bien, que M. Bayle lui avoua un jour qu’il croyait avoir été un peu trop vite dans le nouveau parti qu’il avait pris, et qu’il trouvait à présent plusieurs choses dans la religion romaine qui lui paraissaient contraires à la raison et à l’Écriture. M. de Pradals, charmé de cet aveu, en informa d’abord la famille de M. Bayle, et ce fut pour elle un sujet de joie inexprimable. On résolut de lui envoyer son frère aîné, et on pria M. de Pradals de leur ménager une entrevue. M. Bayle l’aîné étant allé à Toulouse avec M. de Pradals, celui-ci invita le jeune Bayle à dîner, ainsi qu’il avait accoutume de faire. Après qu’il se fut entretenu quelque temps avec lui, et que les domestiques se furent retirés, M. Bayle l’aîné, qui était dans un cabinet, en sortit et se présenta devant son frère. Tout ce que la joie, et la douleur, et la surprise, ont de plus fort, saisit le jeune Bayle et ne lui permit pas de parler. Il se jeta aux genoux de son frère et les arrosait de ses larmes. M. Bayle l’aîné ne put retenir les siennes, et, l’ayant relevé, il lui parla d’une manière si touchante, que le jeune Bayle ne songea qu’à lui découvrir le fond de son cœur, en lui marquant l’impatience qu’il avait de quitter Toulouse et de renoncer aux erreurs qui l’avaient séduit. Cependant, comme son évasion devait sans doute irriter M. l’évêque de Rieux et les pères jésuites, on crut qu’il fallait garder certains ménagemens qui firent différer de quelques jours le départ de M. Bayle. Ce fut au mois d’août de l’année 1670 qu’il exécuta son dessein.

Il sortit secrètement de Toulouse [17], où il avait demeuré dix-huit mois, et se retira auprès de Mazères dans le Lauraguais, à une maison de campagne de M. du Vivié, à six lieues de Toulouse et à trois de Carla. Son frère aîné s’y rendit le lendemain avec quelques ministres du voisinage ; et le jour suivant [18] il fit son abjuration entre les mains de M. Rival, ministre de Saverdun, et en présence de son frère aîné, de M. Guillemat, ministre de Mazères, et de M. Rival, ministre de Calmont, et neveu du ministre de Saverdun. Le même jour on le fit partir pour Genève (B).

M. Bayle y arriva le 3 de septembre, et y reprit le cours de ses études. Il avait appris chez les jésuites la philosophie péripatéticienne ; et, comme il la possédait bien, il la défendait avec beaucoup de chaleur [19]. Cependant il crut devoir examiner la philosophie de Descartes, qu’on professait à Genève ; et il ne fut pas long-temps sans préférer les principes raisonnés de la nouvelle philosophie aux vaines subtilités des sectateurs d’Aristote. M. Bayle avait trop de talens pour n’être pas bientôt distingué à Genève. La manière avantageuse dont on parlait de lui fit que M. de Normandie, syndic de la république, le pria de se charger de l’éducation de ses enfans, à quoi il consentit [20]. M. Basnage, qui étudiait alors à Genève, logeait chez M. de Normandie, et ce fut là que M. Bayle fit connaissance avec lui et que se forma entre eux cette étroite liaison qui a duré jusqu’à la mort. M. Bayle contracta aussi avec M. Minutoli une amitié qui fut toujours cultivée par une correspondance que ni le temps ni l’éloignement des lieux ne fit jamais négliger. Il eut encore des liaisons particulières avec messieurs Pictet et Leger, qui ont été professeurs en théologie dans l’Académie de Genève, et s’acquit l’estime et la bienveillance de plusieurs personnes distinguées dans l’état et dans l’église, tels qu’étaient M. Fabry, syndic ; MM. Turretin, Mestrezat, Burlamachi, Sartoris, etc.

Quelque temps après, la place d’un des premiers régens du collége venant à vaquer, on jeta les yeux sur lui pour la remplir. Dans le dessein de s’en rendre capable, il se mit à relire les anciens auteurs grecs et latins : mais, après y avoir bien réfléchi, il ne put se résoudre à régenter dans une classe, et négligea cette sorte d’établissement.

1672.

Il n’y avait pas deux ans que M. Bayle était à Genève, lorsque M. le comte de Dhona, seigneur de Copet, baronie dans le pays de Vaud à deux lieues de Genève, pria M. Basnage de lui chercher un gouverneur pour ses fils. M. Basnage lui nomma M. Bayle comme une personne extrêmement propre à les bien former. Il en parla en même temps à M. Bayle, qui eut d’abord quelque répugnance à prendre le parti qu’on lui proposait. Il ne pouvait se résoudre à perdre les agrémens qu’il trouvait à Genève, pour s’enterrer à la campagne. Cependant il y alla [21], et donna ses soins à l’éducation des jeunes comtes : Alexandre, qui a été gouverneur et ensuite ministre d’état du roi de Prusse ; Jean-Fridéric, surnommé Ferrassière, depuis lieutenant général dans les troupes de Hollande, gouverneur de Mons, et qui perdit la vie à l’affaire de Denain [22] ; et Christophle, qui assista de la part du roi de Prusse, comme électeur de Brandebourg, au couronnement de l’empereur Charles VI, et qui s’est distingué dans plusieurs autres emplois civils et militaires. Il demeura deux ans auprès de ces seigneurs ; et pendant ce temps-là il cherchait à égayer sa solitude par le commerce de lettres qu’il entretenait avec M. Minutoli, et avec M. Constant qui dans la suite a rempli les premières charges de l’Académie de Lausanne. Les lettres qu’il leur écrivait roulaient sur tout ce qui lui venait dans l’esprit, philosophie, littérature, nouvelles politiques qu’il aimait passionnément. [23] : il avouait lui-même qu’il écrivait sans s’attacher à une suite régulière de pensées [24]. Ce commerce ne fut cependant pas capable d’adoucir ennui qui le saisit à Copet, et. il prit la résolution de quitter ce lieu. Il en informa M. Basnage, qui était retourné en France, en lui demandant ses bons offices. M. Basnage lui apprit qu’un de ses parens, qui étudiait à Genève, avait ordre de revenir à Rouen ; il pria M. Bayle de l’accompagner, et le flatta qu’il lui procurerait quelque avantage dans cette ville [25]. M. Bayle reçut cette nouvelle avec beaucoup de plaisir ; mais l’embarras était de trouver un prétexte pour quitter M. le comte de Dhona. M. Bayle eut recours à celui-ci, qui devait naturellement empêcher le comte de s’opposer à la perte qu’il allait faire ; il dit que son père, qui était dangereusement malade, lui ordonnait de partir en toute diligence pour se rendre auprès de lui [26].

1674.

Il quitta donc Copet le 29 du mois de mai de l’année 1674, après avoir donné à ses élèves une personne propre à les conduire [27]. Il ne s’arrêta à Genève qu’autant de temps qu’il fallait pour voir ses amis ; et arriva à Rouen, avec le parent de M. Basnage, le 15 du mois de juin. Il entra d’abord chez un marchand pour travailler à l’instruction de son fils. C’était le poste que M. Basnage avait procuré à M. Bayle. Ce marchand avait une terre auprès de Rouen, où M. Bayle fut obligé d’aller passer cinq ou six mois avec son disciple. L’ennui qui l’avait chassé de Copet vint le retrouver dans cette campagne. Il eut recours aux mêmes remèdes pour le dissiper : il écrivait des lettres à ses parens et à ses amis, et même il composait quelques petits ouvrages. Quand M. Minutoli le pressa de les lui envoyer, il le pria de l’en dispenser. « Il me suffit, lui écrivit-il [28], que vous n’ignoriez pas que je me suis entretenu avec vous durant ma solitude de Normandie : cela vous marquant assez que vous êtes toujours présent à mon souvenir, je vous épargnerai la peine de lire un chaos de pensées indigestes que mon chagrin me faisait rédiger par écrit. » Étant revenu à Rouen au commencement de l’hiver, le seul avantage qu’il y trouva fut de s’entretenir souvent avec M. Basnage le père, M. Bigot, M. de Larroque, et quelques autres personnes distinguées par leur savoir et par leur mérite. Il n’y passa que cet hiver. Ayant reconnu que son élève n’avait aucune disposition à l’étude, il en avertit ses parens, et le quitta.

1655.

Toute sa passion était pour Paris. Les arts et les sciences qui y fleurissaient, le grand nombre d’excellentes bibliothéques, les conférences qui se tenaient toutes les semaines sur toutes sortes de sujets chez de savans particuliers où l’on se faisait un plaisir de recevoir ceux qui souhaitaient y assister, étaient de si puissans attraits pour M. Bayle, qu’il ne put y résister. Il pria ses amis de lui faciliter les moyens de pouvoir demeurer dans cette grande ville. On proposa de le mettre auprès d’un gentilhomme de province qui y était attendu, et M. Bayle partit de Rouen le 1er. de mars 1675, pour s’y rendre. Il n’y trouva pas le jeune homme qu’on lui destinait [29] ; mais, à la recommandation de M. le marquis de Ruvigny, il fut choisi pour être précepteur de messieurs de Béringhen, frères de M. de Béringhen, conseiller au parlement de Paris, et de madame la duchesse de la Force. Il entra chez eux le 3 avril, un mois après son arrivée à Paris.

Lorsqu’il était encore en Normandie, sa mère lui avait fait connaître qu’elle souhaitait passionnément d’avoir son portrait. Il ne put pas lui refuser cette satisfaction, et se fit peindre à Rouen par Ferdinand, peintre célèbre, qu’un président à mortier avait alors appelé dans cette ville. Quand il fut à Paris, il envoya à sa mère ce portrait, et l’accompagna d’une lettre si tendre, si respectueuse, et qui marque si bien la situation de son esprit, que je ne saurais me dispenser de l’insérer dans ces mémoires. La voici [30] :

« Madame ma très-honorée mère,

» J’avais fait mon compte de vous envoyer tout à la fois et le portrait de mon cœur et celui de mon visage, mais il ne m’a pas été possible de trouver des expressions assez fortes pour représenter la grandeur de ma tendresse et de mon respect ; si bien que pour ne pas faire tort à mon cœur, j’ai pris le parti de vous envoyer seulement l’ouvrage du peintre. J’espérais qu’il me serait aussi facile de bien représenter ce qui se passe dans mon âme, qu’il lui a été facile de me portraire après le naturel. Il me semblait déjà que mille termes propres et significatifs s’empressaient à qui viendrait le premier au bout de ma plume. Cependant lorsqu’il a été question de venir au fait, je n’ai rien trouvé dans mon imagination de ce qui m’était nécessaire, et il m’a fallu abandonner cette besogne malgré moi. Pour suppléer à cela, ma très-bonne mère, imaginez-vous ce qu’il y a au monde de plus reconnaissant, de plus tendre et de plus respectueux ; et vous aurez l’idée de ce que je suis à votre égard, et que je n’ai pu exprimer dans une lettre. Il m’est bien doux que vous ayez tant souhaité mon portrait : il me le serait beaucoup si vous étiez persuadée que je suis innocent de vous l’avoir tant fait attendre. Si je ne puis avoir le vôtre, du moins vous aurai-je toujours peinte dans mon cœur, sur lequel vous avez été mise comme un cachet.

 » Puisse le bon Dieu, qui a toujours déployé ses gratuités sur nous, favoriser de plus en plus notre maison, vous accordant à vous, ma très-honorée mère, une vie longue et exempte de soucis, de chagrins et de maladies ; et à moi une protection qui vous laisse goûter les joies et les douceurs que le bonheur des personnes qui nous sont chères a coutume de nous apporter. Je suis d’un naturel à ne pas craindre la mauvaise fortune, et à ne faire pas des vœux ardens pour la bonne. Néanmoins cet équilibre et cette indifférence cessent dans mon esprit dès que je viens à faire réflexion que votre amitié pour moi vous fait sentir tout ce qui m’arrive. C’est pourquoi, dans la pensée que mon malheur vous serait un tourment, je voudrais être heureux : et quand je songe que mon bonheur ferait toute votre joie, je serais fâché que ma mauvaise fortune me continuât ses persécutions, auxquelles, pour mon intérêt particulier, j’ose me promettre de n’être jamais trop sensible. Je suis avec la plus ardente passion, madame ma très-honorée mère, votre, etc. »

M. Basnage était alors à Sedan, où il achevait sa théologie. M. Bayle lui faisait part de ce qu’il y avait de nouveau dans la littérature, et M. Basnage lisait ses lettres à M. Jurieu, ministre et professeur en théologie dans l’académie de Sedan. Comme M. Jurieu reviendra plus d’une fois dans ces mémoires, je commencerai ici à donner son caractère. Il avait l’esprit pénétrant, l’imagination féconde ; il écrivait bien et facilement. Quoi qu’il s’éloignât des sentimens des réformés en plusieurs choses, il ne laissait pas de s’ériger en zélé défenseur de l’orthodoxie (C). Présomptueux, il voulait dominer partout, et son orgueil lui faisait souffrir impatiemment tous ceux dont il regardait le mérite comme capable d’égaler ou d’obscurcir celui qu’il croyait avoir. L’attachement qu’il avait pour ses amis était réglé sur la déférence qu’ils avaient pour lui. Manquer aux égards qu’il exigeait, c’était assez pour s’attirer son indignation, et pour s’en faire un implacable ennemi. Cet esprit impérieux et turbulent lui faisait porter la discorde partout il allait, et le rendait odieux à tout le monde. C’est par-là qu’il avait été obligé de quitter les églises de Mer et de Vitry, et qu’il s’était attiré plusieurs mortifications à Sedan, où il ne laissait pas d’avoir un parti considérable.

Dans ce temps-là, M. Basnage ayant appris que l’académie de Sedan se proposait de donner un successeur à M. Pithois, un des professeurs en philosophie, âgé de quatre-vingts ans, il en avertit M. Bayle et l’exhorta à profiter de cette occasion pour se procurer un établissement solide et honorable. M. Bayle lui fit cette réponse le jour même qu’il entra chez M. de Béringhen :

« Je ne reçois jamais de vos lettres, dit-il [31], sans recevoir en même temps des marques de votre amitié, mais d’une amitié qui s’avise de tout ce qui peut se faire pour moi. La vieillesse de votre professeur serait une conjoncture favorable, si j’étais en état de profiter de vos bons offices. Mais, mon cher monsieur, j’ai à vous dire que depuis que j’ai quitté Genève je n’ai fait autre chose qu’oublier, et le manque de culture a si fort appesanti mon esprit, que je ne sais si par un retour à l’étude je le pourrais remettre en train. Assurément ce poste est cent fois meilleur que celui que je vais occuper : car enfin le caractère de précepteur est devenu si vil presque partout, qu’il n’est point de mérite personnel qui puisse sauver un homme de cette mésestime générale. C’est pourquoi je ne me rejette dans ce bourbier qu’a moi corps défendant. Je ne sais si M. de Béringhen ne serait pas venu à trente pistoles au cas que je l’eusse chicané. Mais mon honnêteté naturelle, mon désintéressement, et le conseil de mes amis m’ayant porté à m’abandonner à sa discrétion et à lui protester que si peu qu’il me donnerait me contenterait, je n’aurai que deux cents francs. Il faudra faire la guerre à l’œil, et sans une délicatesse importune qui me contraint de ne me départir pas des lois de l’honnêteté, j’aurais pu me dédire avec bien des avantages pour réparer ma mauvaise fortune. Je suis un sot, me direz-vous, monsieur, de ne l’avoir pas fait. Il est vrai, et c’est la honte de paraître inconstant qui fait toute ma sottise. »

La situation désagréable de M. Bayle redoubla le zèle de M. Basnage, et le porta à agir plus vivement en sa faveur. Il pria M. Jurieu de s’intéresser pour lui, et M. Jurieu promit de le servir de tout son pouvoir. Il s’y trouvait d’autant plus disposé qu’il craignait que M. Brazi, qui était l’autre professeur en philosophie, et qu’il haïssait, n’eût assez de crédit pour faire choisir son fils à la place de M. Pithois. Ainsi ce n’était pas tant par considération pour M. Bayle que «[32] pour flatter sa passion favorite, qui était l’envie de dominer. Son parti n’était pas aussi fort qu’il le souhaitait dans l’académie, et si le parti opposé avait réussi dans le dessein de donner la chaire de philosophie au concurrent de M. Bayle, M. Jurieu ne prévoyait pour lui que chagrins et qu’amertumes, de sorte que qui que ce soit qui lui fût tombé entre les mains, il aurait remué ciel et terre pour l’établir sur l’exclusion de ce concurrent qu’il redoutait.

M. Basnage s’étant assuré de M. Jurieu, représenta à M. Bayle combien le parti qu’on lui proposait était préférable à l’état où il se trouvait, et le pressa de ne se pas refuser aux désirs de ses amis. Mais il continua à s’excuser sur son insuffisance et promit cependant de repasser sa philosophie, et de voir quels progrès il pourrait faire en cinq ou six mois d’étude :

« Je vous admire continuellement, dit-il[33], vous et votre humeur généreuse, bienfaisante et infatigable à servir ceux que vous aimez. Je demeure d’accord que le titre de précepteur est indigne d’un honnête homme, et que je dois m’en défaire incessamment. Je sais que celui de professeur en philosophie est autrement honorable, et qu’il ne semble pas mal propre à ma fortune et à mon état. La presse que vous me faites là-dessus me paraît de la plus judicieuse et de la plus sincère amitié du monde. Mais mon cher monsieur, le mal est que vous comptez sur ce que vous vous souvenez de m’avoir vu à Genève. C’était un temps où je disputais assez bien ; je venais frais émoulu d’une école où l’on m’avait bien enseigné la chicanerie scolastique, et je puis dire sans vanité que je ne m’en acquittais pas trop mal. Mais ce n’est plus cela, monsieur. Vous savez vous-même que la proposition qu’on me fit d’une classe me jeta dans les humanités, que je commençai à négliger la philosophie, que je quittai M. Descartes pour Homère et Virgile, et qu’étant allé à Copet, j’y ai perdu deux ans sans étudier ni humanités ni autre sorte de science, mais toute autre chose beaucoup plus que la philosophie. J’ai continué sur ce pied-là depuis mon retour en France, et comme je perds facilement les idées, je me vois réduit en un état, à l’heure que je vous écris ceci, que je ne sais pas les premiers éléments de logique. Je sais bien qu’un an employé, comme je vous le marquais dans mes précédentes, à étudier jour et nuit, disputer, soutenir des thèses, etc., me remettrait en haleine et me donnerait le courage de prêter le collet à tout venant. Mais c’est là le point. Où trouver cette année, et où les moyens de l’employer comme cela ? Dans l’état où je me trouve, je ne saurai me promettre de pouvoir étudier un bon quart d’heure sans mille interruptions. Je n’ai aucun livre de philosophie, il m’est impossible de faire des connaissances ; le peu de gens que je connais sont si difficiles à voir que je leur fais trois ou quatre fausses visites ; je ne sais même s’ils ont les livres qui me seraient nécessaires. Enfin, mon cher monsieur, mes rivaux ne sauraient être si reculés que moi au fait de la philosophie, ni si mal en état de se préparer à la joute. J’enrage et je me maudis moi-même de ne pouvoir répondre aux avances que vous avez faites en ma faveur. J’honore et j’admire M. Jurieu. Je souhaiterais ardemment d’être auprès de lui, de profiter de ses grandes et incomparables lumières, et je me trouve incapable de vous exprimer le ressentiment que j’ai pour les honorables dispositions qu’il me témoigne sur votre parole. Que vous dirai-je, mon cher monsieur ? C’est que je m’en vas repasser ma philosophie, acheter ou emprunter quelque bon cours, et l’étudier autant que les bruits et les clameurs de deux écoliers fous et indisciplinables, que j’ai sur les bras du matin au soir, me le voudront permettre, et, selon le progrès que je pourrai faire, je me résoudrai au voyage de Sedan de fort grand cœur, d’ici à cinq ou six mois. Quand même ce ne serait que pour voir Sedan, je m’y résoudrais, car cela ne saurait me nuire. Je mourrais de regret, mon cher monsieur, si vous vous vous étiez engagé, et que je ne m’engageasse pas pour vous dégager. Mon amitié me ferait précipiter plutôt que d’endurer que vous ne vous tirassiez pas d’affaire sur mon sujet. Mais encore un coup, mon cher monsieur, faites bien réflexion qu’il ne se faut beaucoup promettre Le progrès que je ferai en philosophie par une étude aussi traversée et aussi accompagnée de chagrins et de mésaises que la mienne sera. »

Cette lettre surprit extrêmement M. Jurieu. Il regarda les excuses de M. Bayle comme une défaite, et avoua qu’il n’y comprenait rien. La vérité est que M. Bayle avait une raison secrète qui l’éloignait de Sedan. Il craignait que son changement de religion, dont M. Basnage avait seul le secret dans ce pays-là, ne vînt à être connu, et qu’on ne prît occasion de l’arrêt contre les relaps (D), pour lui faire des affaires, et pour maltraiter les réformés de Sedan, M. Jurieu soupçonnant donc qu’il y avait quelque autre raison que celle que prétextait M. Bayle, voulut savoir ce qui pouvait le retenir. M. Basnage ne put se dispenser de s’en ouvrir à lui ; et M. Jurieu ne crut pas que cela dût l’empêcher de venir, puisqu’étant seuls dépositaires de ce secret, il ne courait aucun risque. Ainsi M. Basnage rassura M. Bayle ; et lui ayant écrit quelque temps après que l’élection du nouveau professeur approchait, et qu’il n’y avait point de temps à perdre, il partit de Paris le 22 d’août pour se rendre à Sedan.

Aussitôt qu’il y fut arrivé [34], M. Basnage lui procura la connaissance de quelques amis qu’il avait dans le parti opposé à M. Jurieu, et particulièrement de M. du Rondel, professeur en éloquence. Ils promirent de lui rendre justice. M. Bayle sentit bientôt le besoin qu’il avait de ce secours. Il avait trois concurrens ; et on fit tout ce qu’on put pour l’éloigner, parce qu’il était étranger, et que ses concurrens étaient enfans de la ville. Mais enfin on en vint à la dispute. Les compétiteurs convinrent de faire leurs thèses sans livres, sans préparation entre deux soleils. On leur donna pour sujet le temps. Ils s’enfermèrent le 28 de septembre pour les composer ; et M. Bayle soutint publiquement les siennes le 23 et le 24 d’octobre l’après-dînée. Il disputa avec tant de force et de précision, que, malgré le crédit et les brigues de ses concurrens, le sénat académique lui adjugea la victoire. On trouve ces particularités dans les lettres qu’ils écrivit à MM. Constant et Minutoli (E).

Il fut reçu professeur le 2 de novembre ; il en prêta serment le 4, et le 11 il fit l’ouverture de ses leçons publiques.

Peu de temps après il apprit que l’Académie de Genève avait choisi M. Minutoli pour professeur en histoire et en belles-lettres : ce fut M. Minutoli lui-même qui l’en informa, sans oublier le détail de l’examen qu’il avait subi, et des oppositions qu’il avait trouvées. M. Bayle le félicita de son nouvel emploi et le remercia de toutes des particularités. « Les circonstances, dit-il [35], que vous m’avez apprises de votre glorieux établissement en la charge de professeur m’ont été infiniment agréables ; car, quoique je susse en gros que vous aviez fait paraître votre esprit et votre érudition d’une manière fort éclatante, et que j’en eusse déjà conçu un incroyable satisfaction, néanmoins l’ordre et le détail vous m’en avez appris a redoublé cette satisfaction ; car nous autres philosophes nous aimons la méthode plus que tout, et, sans elle, rien ne nous paraît charmant. Je dis cela, monsieur, afin de vous faire espérer que vous ne serez plus exposé à mes irrégularités, et que je ne vous accablerai plus d’un ramas confus et indigeste de pensées et de paroles, comme j’ai fait ci-devant. Mon nouveau grade m’inspire l’esprit de méthode, et vous vous en sentirez, ou personne ne s’en sentira. Mais qui aurait dit, monsieur, que, dans votre propre patrie, vous éprouveriez tant de traverses ? On ne s’est pas étonné ici que l’on ait remué ciel et terre pour m’éloigner de la profession de philosophie, car j’étais étranger, et mes antagonistes étaient enfans du lieu ; au contraire, on s’est étrangement scandalisé de ce qu’il s’est trouvé des personnes qui m’ont été favorables : mais, en vérité, il y a lieu à la surprise que tous vos compatriotes n’aient pas donné les mains sans balancer à votre promotion, qui sera si fructueuse et si glorieuse à l’académie. »

Quelque opposition que M. Bayle eût essuyée à Sedan, son mérite força bientôt tout le monde à l’estimer et à l’aimer. M. le comte de Guiscard, gouverneur de Sedan, l’invitait souvent à venir s’entretenir avec lui. M. du Rondel, qui a été ensuite professeur aux belles-lettres à Mastricht, lui donna toute son amitié, et la lui a continuée jusqu’à la mort. M. Jurieu même fut si touché des belles qualités de M. Bayle, si charmé de sa douceur, de sa modestie et de sa droiture, qu’il eut pour lui un épanchement de cœur dont il ne se croyait peut-être pas capable. Il en a fait un aveu public en 1691, dans le temps qu’il avait honteusement rompu avec lui, et qu’il travaillait à le perdre. « Cet homme, dit-il [36], nous fut indiqué pour remplir une chaire de philosophie vacante dans l’académie de Sedan où j’avais l’honneur d’être professeur en théologie, et l’un des modérateurs de l’académie. Un de ses amis nous l’indiqua comme un garçon d’esprit, très-habile et très-capable de faire fleurir les sciences qu’il serait appelé à cultiver. On ne nous trompa pas en cela. Il vint et il se fit connaître dans toutes les actions publiques de son examen. Mais son ami et lui n’ayant pas jugé à propos de me faire un mystère de sa révolte, et du long séjour qu’il avait fait entre les jésuites de Toulouse [37], cela me jeta dans le dernier embarras, à cause de l’arrêt contre les relaps. Cependant, comme je le crus sur ses protestations, revenu de bonne foi, nous prîmes le parti de garder le silence et de passer outre. Il fut plusieurs années dans l’académie, vivant honnêtement, ne faisant et ne disant rien qui scandalisât. La beauté de son génie et ses maximes honnêtes m’attachèrent tellement à lui que je l’aimai plus fortement que je n’ai jamais aimé personne, je l’avoue. »

La composition de son cours de philosophie l’occupa pendant deux ans : c’était un surcroît de travail qui remplissait les intervalles de ses fonctions académiques, et ne lui laissait pas le temps d’écrire à ses amis. « Je n’ai, dit-il à M. Minutoli [38], pu faire réponse autrement que par un billet à votre belle lettre du premier d’avril, à cause des fatigantes occupations où m’ont engagé, pendant ces deux années, la multitude d’exercices qu’il m’a fallu faire à mes écoliers, et la composition d’un cours. Me voici, par la grâce de Dieu, délivré de cette fâcheuse corvée. J’ai achevé mon cours ; mes thèses pour les maîtres-ès-arts sont soutenues. Enfin je suis dans les vacances. »

1678.

Mais encore long-temps après, les vacances étaient le seul temps où il pût prendre quelque relâche. La révision de son cours, les additions qu’il y faisait, et ses leçons publiques et particulières, ne lui laissaient aucun loisir. C’est ainsi qu’il en parle à M. Minutoli dans une autre lettre [39].

1679.

M. Ancillon, ministre de Metz, lui avait fait présent d’un livre de M. Poiret, imprimé à Amsterdam en 1677, sous le titre de Cogitationes rationales de Deo, animâ et malo, et l’avait prié de faire des remarques sur cet ouvrage. M. Bayle lui envoya en 1679 un écrit latin contenant les difficultés qui l’avaient arrêté en le lisant d’un bout à l’autre. Il l’accompagna d’une lettre de remercîment, où il s’excusait de ce que ses occupations ne lui avaient pas permis de satisfaire plus tôt à sa demande, ni de donner à ses objections toute la force et la régularité qu’il aurait souhaité. M. Ancillon communiqua cet écrit à M. Poiret, et celui-ci y fit une réponse qu’il envoya à M. Ancillon, avec une lettre où il le remerciait de lui avoir suscité un adversaire qui faisait paraître tant de pénétration et de politesse. M. Poiret inséra les objections de M. Bayle avec sa réponse dans la nouvelle édition de son livre, imprimé à Amsterdam en 1685, et y joignit les deux lettres dont je viens de parler [40]. Ce petit ouvrage fait voir que M. Bayle avait approfondi les matières les plus sublimes de la philosophie, M. Poiret se tira assez mal de quelques-unes de ses difficultés [41].

M. Bayle profita des vacances de l’automne pour aller faire un tour à Paris, d’où il passa à Rouen pour voir M. Basnage [42].

1680.

L’affaire de M. de Luxemboug faisait alors beaucoup de bruit. Il avait été déféré à la chambre des poisons comme coupable d’impiétés, de maléfices et d’empoisonnemens, et il s’était constitué prisonnier : mais il fut déclaré innocent, et les procédures furent supprimées. M. Bayle, qui en avait appris plusieurs particularités étant à Paris, se divertit à composer une harangue ce maréchal plaidait sa cause devant ses juges, et se justifiait d’avoir fait un pacte avec le diable, 1°. pour jouir de toutes les femmes qu’il voudrait ; 2°. pour être toujours heureux à la guerre ; 3°. pour gagner tous ses procès ; 4°. pour avoir toujours les bonnes grâces du roi. Ces quatre points faisaient la division de la harangue, qui contenait une satire très-vive contre le maréchal, et contre plusieurs autres personnes. M. Bayle fit ensuite sous le nom d’un autre, la critique de cette harangue, qui est encore plus satirique que la satire même. Il envoya ces deux pièces à M. Minutoli et le pria de lui en dire son sentiment ; et pour l’engager à en parler avec plus de liberté, il lui en cacha l’auteur. « Je vous envoie, dit-il [43], la copie d’une harangue qu’on a faite au nom du duc de Luxembourg, pour trouver moyen de décrire une partie de sa vie. Si j’ai le temps, je ferai copier une espèce de censure de ladite harangue. Vous m’obligerez de m’apprendre votre sentiment sur ces pièces-là ; car un de mes amis de Paris, qui connaît l’auteur de la seconde pièce, et qui, peut-être par prévention pour son ami, penche à croire que la harangue ne vaut rien, m’a engagé à lui promettre que je lui écrirais mon sentiment sur l’une et sur l’autre. Or, comme je n’ai pas le temps, et que d’ailleurs vous êtes bien plus capable d’anatomiser ces sortes d’ouvrages, pour en faire voir le fort et le faible, je vous supplie, monsieur, d’y donner quelques heures. Je donnerai à mon ami ce qu’il souhaite, et je suis sûr qu’il fera plus de cas de votre jugement que du mien, car il connaît le prix des choses ; et qu’il aimera mieux que je le satisfasse de votre bourse que de la mienne. »

Dans ce temps-là, le père de Valois, jésuite de Caen, déguisé sous le nom de Louis de la Ville, publia à Paris un livre intitulé, Sentimens de M. Descartes touchant l’essence et les propriétés du corps, opposés à la doctrine de l’église et conformes aux erreurs de Calvin sur le sujet de l’eucharistie. L’auteur ne se contentait pas d’opposer aux cartésiens l’autorité du concile de Trente, il les combattait aussi par le raisonnement et s’efforçait de détruire les raisons dont MM. Chercelier, Rohault, et le père Mallebranche s’étaient servis pour prouver que l’étendue est l’essence de la matière. M. Bayle lut cet ouvrage, qu’il trouva fort bien écrit. Il jugea qu’on y prouvait invinciblement ce qu’on voulait prouver, c’est-à-dire que les principes de M. Descartes étaient contraires à la foi de l’église romaine, et conformes à la doctrine de Calvin : ce qui dans le fond, dit M. Bayle, dans une lettre à M. Minutoli, n’était pas difficile à prouver[44]. Comme il voulait faire soutenir des thèses raisonnées à ses écoliers, il fit sur le même sujet une dissertation où, en défendant le principe de M. Descartes, il rétablit dans toute leur force les raisons des philosophes que le père Valois avait attaquées, et ruina toutes les exceptions et toutes les subtilités de ce père. Il s’attacha surtout à montrer que la pénétrabilité de la matière est impossible.

Il parut au mois de décembre de l’année 1680 une des plus grandes comètes qu’on ait vues. Le peuple, c’est-à-dire presque tout le monde, en était saisi de frayeur et d’étonnement. On n’était pas encore revenu de cet ancien préjugé que les comètes sont les présages de quelque événement funeste. M. Bayle, comme il nous l’apprend lui-même[45], se trouvait incessamment exposé aux questions de plusieurs personnes alarmées de ce prétendu mauvais présage. Il les rassurait autant qu’il lui était possible, mais il gagnait peu par les raisonnemens philosophiques ; on lui répondait toujours que Dieu montre ces grands phénomènes, afin de donner le temps aux pécheurs de prévenir par leur pénitence les maux qui leur pendent sur la tête. Il crut donc qu’il serait très-inutile de raisonner davantage, à moins qu’il n’employât un argument qui fît voir que les attributs de Dieu ne permettent pas qu’il destine les comètes à un tel effet. Il médita là-dessus, et il s’avisa bientôt de cette raison théologique, que si les comètes étaient un présage de malheurs, Dieu aurait fait des miracles pour confirmer l’idolâtrie dans le monde. Il ne se souvenait point de l’avoir lue dans aucun livre, ni d’en avoir jamais ouï parler : ainsi il y découvrait une idée de nouveauté qui lui inspira la pensée d’écrire une lettre sur ce sujet qui pût être insérée dans le Mercure galant.

1681.

Il commença à y travailler le 11 janvier de l’année 1681, et fit tout ce qu’il put pour ne point passer les bornes, d’une telle lettre ; mais l’abondance de la matière ne lui permit pas d’être assez court, et il fut obligé de regarder sa lettre comme un ouvrage qu’il faudrait imprimer à part. Il n’affecta pas alors la brièveté ; il s’étendit à son aise sur chaque chose ; mais néanmoins il ne perdit pas de vue M. de Visé, auteur du Mercure galant. Il prit la résolution de lui envoyer sa lettre et de le prier de la donner à son imprimeur, et d’obtenir ou la permission de M. de la Reynie, lieutenant-général de police, si elle suffisait ; ou le privilége du roi, s’il en fallait venir là. Il la lui envoya le 27 de mai. M. de Visé garda quelque temps son manuscrit sans savoir le nom de l’auteur ; et, quand on fut lui en demander des nouvelles, il répondit qu’il savait d’une personne à qui il l’avait donné à lire, que M. de la Reynie ne rendrait jamais sur soi les suites de cette affaire, et qu’il fallait recourir à l’approbation des docteurs avant que de pouvoir solliciter un privilége du roi, détail pénible, long et ennuyeux, où il n’avait pas le loisir de s’engager. On retira le manuscrit, et M. Bayle ne songea plus à faire imprimer à Paris sa lettre sur les comètes. Cependant comme il l’avait composée dans cette vue, il avait pris le style d’un catholique romain, et imité le langage et les éloges de M. de Visé sur les affaires d’état. Cette conduite était absolument nécessaire à quiconque se voulait faire imprimer à Paris, et il crut que l’imitation du Mercure galant en certaines choses ferait qu’il serait plus facile d’obtenir ou la permission de M. de Reynie, ou le privilége du roi. C’est aussi ce qui l’obligea de feindre que sa lettre avait été écrite à un docteur de Sorbonne.

Les réformés de France se trouvaient alors dans une triste situation. Il y avait long-temps qu’on travaillait à leur ruine. On les dépouillait peu à peu de leurs priviléges, et il ne se passait point d’année qu’on ne fît quelque infraction à l’édit de Nantes. Enfin on résolut de supprimer leurs académies. Il y avait lieu de croire que celle de Sedan serait épargnée. La principauté de Sedan avait été un état souverain jusques en l’année 1642. Le duc de Bouillon la céda à Louis XIII, qui promit de laisser les choses dans l’état où il les trouvait. Louis XIV ratifia le traité où il fut accordé de nouveau que la religion protestante y serait maintenue avec tous les droits et priviléges dont elle se trouvait en possession. Mais tous ces avantages ne purent sauver l’académie. Louis XIV ordonna même qu’elle fût cassée la première. L’arrêt fut rendu le 9 juillet 1681, et signifié le 14 du même mois.

Dans ce temps-là il y avait à Sedan un jeune homme de Rotterdam nommé M. Van Zoelen, parent de M. Van Zoelen qui a été ensuite bourgmestre dans la même ville. Ce jeune homme [46] avait logé à Sedan avec M. Bayle, et s’était fortifié dans ses études par de fréquentes conversations avec lui. Il avait conçu pour ce professeur une amitié fort étroite ; de sorte que le jour même que l’arrêt qui supprima l’académie fut venu, il prit la résolution de l’envoyer à M. Paets son parent, l’un des conseillers de la ville de Rotterdam, très-savant et qui favorisait les gens de lettres. On lui fit connaître, en lui envoyant cet arrêt, que M. Bayle était sans emploi ; on dit beaucoup de bien de lui, et on reçut une réponse qui témoignait une grande inclination à lui rendre service, M. Bayle écrivit là-dessus à M. Paets pour le remercier des sentimens favorables qu’il avait pour lui, et pour lui demander la continuation de sa bienveillance. M. Paets joignait à beaucoup d’esprit et de pénétration un grand amour pour les sciences, et particulièrement pour la philosophie. Son mérite lui avait acquis une grande autorité ; il en aurait eu davantage sans les divisions qui régnaient dans la république. On le regardait comme le chef du parti opposé à la maison d’Orange [47], et de là vient qu’il trouva quelque difficulté à rentrer dans la magistrature après son ambassade extraordinaire en Espagne [48]. Cependant il triompha de la jalousie, et la déférence que les magistrats de Rotterdam avaient pour ses conseils réglait toutes leurs délibérations.

1682.

M. Bayle songea en même temps à procurer à M. Jurieu un établissement à Rotterdam, et engagea M. Van Zoelen à lui rendre ses bons offices auprès de M. Paets. M. Van Zoelen partit de Sedan pour aller en personne solliciter à Rotterdam, et il parla si fortement à M. Paets, qu’il voulut bien s’employer pour M. Jurieu [49].

M. Bayle resta six ou sept semaines à Sedan, après la suppression de l’académie, en attendant des réponses de Hollande. Mais enfin, ennuyé de n’en pas recevoir, il quitta Sedan le 2 de septembre, et arriva à Paris le 7 du même mois, sans savoir encore s’il irait à Rotterdam ou en Angleterre, ou s’il s’arrêterait en France [50]. Avant qu’il partît, M. le comte de Guiscard fit tous ses efforts pour le porter à embrasser la religion romaine. Il lui proposa de grands avantages, mais qui ne furent pas capables de le tenter [51]. Enfin, il était prêt à aller à Rouen, et à passer de là en Angleterre, lorsqu’il reçut la réponse de M. Paets, qui marquait que la ville de Rotterdam lui donnait une pension, avec le droit d’enseigner la philosophie. M. Paets ajoutait que l’affaire de M. Jurieu était en bon train. Ainsi il quitta Paris le 8 d’octobre, et le 30 il arriva à Rotterdam, où il fut reçu très-gracieusement par la famille de M. Van Zoelen et par M. Paets [52].

M. Jurieu suivit de près M. Bayle ; mais à peine fut-il à Rotterdam qu’il lui échappa des brusqueries qui indignèrent fort contre lui M. Paets, et qu’on ne lui pardonna qu’en considération de M. Bayle [53]. La ville de Rotterdam érigea en leur faveur une École illustre : M. Jurieu fut nomme professeur en théologie ; M. Bayle, professeur en philosophie et en histoire, avec cinq cents florins de pension annuelle. Il prononça le 5 de décembre la harangue d’entrée, qui fut généralement applaudie ; et le 8 il fit sa première leçon de philosophie à un fort grand nombre d’étudians.

Peu de temps après il donna sa Lettre sur les comètes à M. Leers, libraire de Rotterdam, homme d’esprit et de mérite, afin qu’il la fît imprimer. Et, comme il prit toute sorte de précautions pour n’en être pas reconnu l’auteur, il ne changea rien dans le style de catholique romain, ni dans le langage et les éloges imités du Mercure galant. Il crut que rien ne serait plus propre qu’un tel langage à faire juger que cette Lettre n’était point l’écrit d’un homme sorti de France pour la religion. Pendant le cours de l’impression, il inséra plusieurs choses qui n’étaient pas dans le manuscrit qu’il avait envoyé à l’auteur du Mercure galant [54]. Cet ouvrage fut achevé d’imprimer le 11 de mars 1682, et il parut sous ce titre : Lettre à M. L. A. D. C., docteur de Sorbonne, où il est prouvé, par plusieurs raisons tirées de la philosophie et de la théologie, que les comètes ne sont point le présage d’aucun malheur ; avec plusieurs réflexions morales et politiques, et plusieurs observations historiques, et la réfutation de quelques erreurs populaires. À Cologne, chez Pierre Marteau, M. DC. LXXXII.

Pour mieux se cacher, M. Bayle y ajouta une préface, ou avis au lecteur, sous le nom d’une personne qui publiait cette Lettre sans en connaître l’auteur. Dans cette préface, l’éditeur, après avoir marqué plusieurs raisons qui l’avaient porté à faire imprimer cet ouvrage, allègue encore celle-ci « J’ai été, dit-il, confirmé dans ce même dessein par une raison bien plus forte. J’ai su de bonne part que le docteur de Sorbonne à qui cette lettre a été écrite y prépare une réponse fort exacte et fort travaillée. Il serait fort à craindre, vu son indifférence pour la qualité d’auteur, qu’il ne se contentât de travailler pour son ami, si on ne l’engageait, en publiant la lettre qu’il en a reçue, à faire part au public des belles et savantes réflexions qu’il aura faites sur des points considérables ; comme sont la conduite de la Providence à l’égard des anciens païens ; la question, si Dieu a fait des miracles parmi eux, quoiqu’il sût qu’ils en deviendraient plus idolâtres ; la question, si Dieu a quelquefois établi des présages parmi les infidèles ; la question, si un effet purement naturel peut être un présage assuré d’un événement contingent ; la question, si l’athéisme est pire que l’idolâtrie, et s’il est une source nécessaire de toutes sortes de crimes ; la question, si Dieu pouvait aimer mieux que le monde fût sans la connaissance d’un Dieu, qu’engagé dans le culte abominable des idoles ; et plusieurs autres sur lesquelles un grand et savant théologien comme celui-là peut avoir des pensées très-instructives et très-dignes de voir le jour. »

Mais, malgré tous ces déguisemens, on sut bientôt que M. Bayle était l’auteur de la Lettre sur les comètes. Le sieur Leers avait montré le manuscrit à M. Paets, et lui avait dit de qui il le tenait ; et M. Paets n’en fit point de mystère à ses amis [55] : il crut même rendre un bon service à l’auteur en le découvrant [56]. M. Jurieu le sut aussi par cette voie, ou immédiatement ou médiatement ; et en ayant parlé à M. Bayle, avec un petit reproche sur ce que d’autres savaient le secret pendant qu’il me le savait pas, M. Bayle lui déclara comment tout s’était passé, et s’éclaircit avec lui touchant quelques points du livre [57]. M. Jurieu parlait de cette Lettre avec éloge [58] ; mais, dans le fond, il souffrait impatiemment l’honneur qu’en recevait M. Bayle, jaloux comme il était de la gloire de ses amis.

Madame Paets mourut dans ce temps-là. Elle donna une preuve de l’estime qu’elle avait pour M. Bayle en lui léguant deux mille florins pour acheter des livres. M. Bayle conserva toujours le souvenir de cette générosité, comme nous le verrons dans la suite.

M. Maimbourg venait de publier son Histoire du calvinisme. Cet ouvrage avait pour objet des matières très-importantes : il s’agissait de prononcer sur l’esprit et sur la conduite des réformés de France, depuis qu’ils s’étaient séparés de l’église romaine. M. Maimbourg avait employé tous les artifices de sa plume pour leur attirer le mépris et la haine des catholiques. M. Bayle, indigné de la mauvaise foi et du dessein pernicieux de cet auteur, résolut de réfuter son Histoire. Il profita des vacances de Pâques pour y travailler, et écrivit sa réponse en forme de lettres. Mais il ne jugea pas à propos de suivre son adversaire pied à pied. Il crut que pour détromper le public, et montrer le peu d’estime que méritait M. Maimbourg, il suffisait, en supposant même comme véritables les faits qu’il rapportait, de donner des considérations générales sur son Histoire, qui découvrissent sa malignité, son emportement, et les maximes cruelles et sanguinaires qu’il tâchait d’inspirer à ses lecteurs. M. Bayle s’égaya sur diverses particularités de la vie et des disputes de cet écrivain, et en fit un portrait très-ressemblant, mais peu avantageux. « [59] Ce n’était point une critique amère et chagrine ; c’était un badinage ingénieux, et cependant plein de sens et de raison, plus propre à embarrasser ou à déconcerter son adversaire que des argumens graves et sérieux. »

Il commença à y travailler le 1 de mai, et l’acheva le 15 du même mois ; de sorte que cet ouvrage, quoique assez gros [60], fut fait dans l’espace de quinze jours, comme il le dit lui-même dans la dernière lettre. Il prit toutes les précautions possibles pour se cacher. Dans l’avertissement, il faisait dire au libraire que ce recueil de lettres lui étant tombé entre les mains, il avait cru le devoir publier incessamment ; et qu’on l’avait chargé de faire savoir au lecteur que ces lettres avaient été effectivement écrites à un gentilhomme de campagne du pays du Maine, et envoyées conformément à leurs dates. Il ne voulut pas même le faire imprimer à Rotterdam ; mais étant allé voir Amsterdam, il y porta son manuscrit, et le donna à Abraham Wolfgang, libraire, le 30 du mois de mai. Ce livre parut au commencement de juillet sous ce titre : Critique générale de l’Histoire du calvinisme de M. Maimbourg. À Villefranche, chez Pierre Le Blanc. M. DC. LXXXII. M. Bayle en reçut des exemplaires le 11 du même mois.

Cet ouvrage eut l’approbation non-seulement des réformés, qui y étaient si bien défendus contre les attaques de M. Maimbourg, mais même des catholiques judicieux et modérés. Il en passa plusieurs exemplaires en France, qui furent recherchés avec empressement. Le prince de Condé, prince bien capable de juger du mérite d’un ouvrage, ne pouvait se lasser de le lire. Il est vrai qu’il n’aimait pas M. Maimbourg. Cet historien, pour plaire à la cour qui lui faisait pension, avait affecté de ne point parler de son Altesse en faisant les éloges de ses ancêtres. M. Bayle ne manqua pas de le relever là-dessus [61], et M. le prince lui en sut bon gré. Cette critique chagrina cruellement M. Maimbourg : l’estime qu’on en faisait le mettait au désespoir. Il sollicita plusieurs fois M. de la Reynie de la condamner ; mais ce magistrat, qui l’avait lue avec plaisir, et qui n’était pas fâché qu’on eût mortifié M. Maimbourg, le renvoyait toujours. Enfin il s’adressa au roi, et en obtint un ordre à M. de la Reynie de faire brûler en Grève la Critique générale de l’Histoire du calvinisme de M. Maimbourg, et de défendre à tous imprimeurs et libraires d’imprimer, vendre ou débiter ce livre, à peine de la vie. M. de la Reynie obéit, et mit dans sa sentence tout ce que M. Maimbourg voulut ; on y découvre aisément le style d’un auteur et d’un auteur irrité [62] : mais pour se venger de M. Maimbourg, il fit imprimer plus de trois mille exemplaires de cette sentence, et les fit afficher par tout Paris ; ce qui excita tellement la curiosité du public, que chacun voulait avoir la Critique de M. Maimbourg.

Cet ouvrage fut enlevé en Hollande presque aussitôt qu’il parut ; et dès le mois d’août M. Bayle prépara une nouvelle édition. Il l’augmenta de la moitié, et y mit une préface où il continuait à dépayser les lecteurs et à leur donner de change. Cette édition fut achevée d’imprimer vers la fin de novembre : il en reçut des exemplaires le 29 du même mois.

On chercha long-temps en France, parmi les meilleures plumes du parti protestant, l’auteur de la Critique de M. Maimbourg ; et à la fin on se fixa sur M. Claude, qui soutenait glorieusement la cause des réformés. Les amis mêmes de M. Bayle, qui savaient qu’il était l’auteur de la Lettre sur les comètes, ne pensaient point à lui attribuer cette critique, à cause de la différence du style. Ainsi ce fut un pur hasard qui le découvrit, comme il nous l’a appris lui-même en faisant voir qu’il n’y a rien de plus incertain que les conjectures tirées de la différence ou de la conformité du style, pour connaître l’auteur d’un livre. « Je sais par expérience, dit-il [63], que tous les écrits d’un homme ne se ressemblent point. La Critique générale du père Maimbourg fut publiée peu de temps après les Pensées sur les comètes ; cependant personne ne parut croire que ces deux livres venaient de la même main. La première édition. de la Critique fut toute débitée avant que l’on jetât des soupçons sur le véritable auteur : tout le monde le croyait en France. La seconde édition l’aurait peut-être mieux découvert ; mais sans un pur hasard il serait apparemment encore inconnu. Ce hasard fut que cet auteur, répondant à la lettre d’un anonyme que son libraire lui avait envoyée, oublia de prier le libraire de ne donner point l’original de la réponse, mais une copie. Cet anonyme, ami de M. Claude le fils, lui demanda, en lui montrant ma réponse, s’il en connaissait l’écriture. M. Claude lui ayant dit de qui c’était, il n’en fallut pas davantage pour mettre l’auteur dans la nécessité de ne plus faire de mystère. Par la conformité du style on n’aurait jamais découvert la chose ; car, quoique l’auteur n’y tâchât pas, il donna au style de la Critique de Maimbourg un caractère fort différent de celui des Pensées sur les comètes. »

M. Jurieu fit aussi une réponse à M. Maimbourg, mais plus ample et plus détaillée. Elle parut en 1683, sous ce titre : l’Histoire du calvinisme et celle du papisme mises en parallèle ; ou Apologie pour les réformateurs, pour la réformation, et pour les réformés ; divisée en quatre parties ; contre un libelle intitulé, l’Histoire du calvinisme par M. Maimbourg [64]. Ce livre était bien écrit ; l’auteur y réfutait M. Maimbourg avec beaucoup de force ; mais on n’y trouvait pas ce tour aisé et naturel, ces réflexions vives et piquantes, cette manière de relever sans aigreur les défauts de son adversaire et de traiter les matières de controverse sans emportement ; ce qui faisait le caractère de la Critique générale. On sentit bientôt cette différence. Les catholiques mêmes, malgré les préjugés de la religion, ne pouvaient s’empêcher de faire l’éloge du livre de M. Bayle, dans le temps qu’ils affectaient de mépriser celui de M. Jurieu. « C’est un beau livre, disait M. Ménage [65], que la Critique du Calvinisme du père Maimbourg, et lui-même ne pouvait s’empêcher de l’estimer. Il me l’a avoué, quoique ordinairement il affectât d’en parler comme d’un livre qu’il n’avait pas lu. À la religion près, je trouve ce qu’a dit M. Bayle fort vif et très-sensé. J’ai voulu lire ce que M. Jurieu a fait sur le même sujet ; il y a bien de la différence. Le livre de M. Bayle est le livre d’un honnête homme, et celui de M. Jurieu celui d’une vieille de prêche. C’est un méchant réchauffé de tout ce que Dumoulin et les autres ont dit de plus fade contre la religion catholique. » Le jugement si différent qu’on faisait de ces deux ouvrages déplut infiniment à M. Jurieu. Il regarda M. Bayle comme son concurrent, et ne put lui pardonner d’avoir enlevé tous les suffrages. Cet incident jeta dans son cœur des semences de haine et de jalousie [66].

Parmi les gens de lettres avec qui M. Bayle avait eu des liaisons à Sedan, on doit compter M. Fetizon, jeune ministre, natif de cette ville. Il avait quitté Sedan pour aller exercer son ministère en Champagne dans la maison de M. de Briquemau [67]. Il écrivit à M. Bayle qu’il avait composé, en forme d’entretiens, l’Apologie des réformés par rapport aux guerres civiles de France. M. Bayle souhaita de voir cet ouvrage, et M. Fetizon le lui envoya et le dédia à Philarète, c’est-à-dire à M. Bayle lui-même. M. Bayle trouva cet ouvrage digne de voir le jour, et le fit imprimer [68]. Il parut au commencement de l’année 1683, sous ce titre : Apologie pour les réformés ; où l’on voit la juste idée des guerres civiles de France, et les vrais fondemens de l’édit de Nantes. Entretiens curieux entre un protestant et un catholique. Patrice, le catholique romain, allègue tout ce qu’on a dit de plus fort et de plus odieux contre les réformés, au sujet des guerres civiles, et n’oublie pas les accusations qu’on leur a faites, d’être animés d’un esprit de faction et de révolte, et d’avoir des sentimens contraires à l’indépendance des rois. Eusèbe, le protestant, les a justifié de s’être armés pour défendre leur religion, leurs vies, et les droits de la maison de Bourbon ; et fait voir par le témoignage même de Louis XIII, qu’ils ont toujours été fidèles à leurs princes légitimes, et que bien loin que leurs sentimens soient opposés à l’autorité souveraine des rois, ils tendent à l’établir et à la confirmer ; au lieu que les catholiques romains rendent cette autorité dépendante du peuple ou du pape.

Sur la fin de l’année 1682, on sollicitait fortement M. Bayle à se marier. Le parti qu’on lui proposait était avantageux. « C’était une demoiselle jeune, jolie, de très-bon sens, douce, sage, maîtresse de ses volontés, et qui avait au moins quinze mille écus [69], » Mademoiselle Dumoulin, petite-fille du fameux Pierre Dumoulin, sœur de mademoiselle Jurieu, et ensuite femme de M. Basnage, avait entamé cette affaire, et l’avait mise en si bon train, qu’il ne restait plus de difficulté que du côté de M. Bayle. Il avait toujours paru fort éloigné du mariage : les soins et les embarras d’une famille ne lui semblaient pas convenir à un homme de lettres, à un philosophe, qui fait consister tout son bonheur dans l’étude et dans la méditation. D’ailleurs, content du nécessaire, les richesses lui paraissaient plutôt un embarras qu’un bien. Mademoiselle Dumoulin n’oublia rien pour le faire revenir de ces sentimens, et pour l’engager à profiter des avantages qui s’offraient comme d’eux-mêmes ; mais elle ne put y réussir.

1683.

L’année suivante, M. Bayle donna une nouvelle édition de sa Lettre sur les comètes plus ample et plus exacte que la première. Elle fut achevée d’imprimer le 2 de septembre 1683, et il en reçut cent vingt exemplaires du libraire pour envoyer à ses amis. Il supprima le titre de la première édition, et y substitua celui-ci : Pensées diverses, écrites à un docteur de Sorbonne, à l’occasion de la comète qui parut au mois de décembre 1680. À Rotterdam, chez Reinier Leers. M. DC. LXXXIII. Il retrancha aussi la longue préface de l’édition précédente, et y mit un petit avertissement, sous le nom du libraire, pour marquer en quoi cette seconde édition était préférable à la première.

Dans ce temps-là quelques amis de M. Bayle lui envoyèrent des écrits de controverse qu’ils avaient composés, et le prièrent de les faire imprimer, s’il le jugeait à propos. Le premier qu’il reçut était la Réfutation d’un mémoire dressé par l’assemblée du clergé de France en 1682, où l’on proposait et approuvait dix-sept méthodes, ou différentes manières de disputer contre les réformés. Cette réfutation était de M. Basnage, alors ministre à Rouen. Elle était accompagnée d’une lettre à M. Bayle, sous le nom d’un ami de l’auteur, et qui contenait plusieurs particularités curieuses sur cette assemblée du clergé [70]. Cet ouvrage parut sous ce titre : Examen des méthodes proposées par MM. de l’assemblée du clergé de France en l’année 1682 [71]. M. Basnage avait souhaité que le manuscrit fût communiqué à M. Jurieu ; et M. Jurieu fit imprimer son approbation à la tête du livre. Les autres écrits qu’on envoya à M. Bayle étaient des réponses à un livre de M. Brueys, avocat de Montpellier. M. Brueys s’était distingué parmi les réformés par une réfutation du livre de M. Bossuet, évêque de Condom et ensuite de Meaux, intitulé : Exposition de la doctrine de l’église catholique. Mais il changea ensuite de religion, et, se conformant à la méthode ordinaire des nouveaux convertis, il écrivit contre le parti qu’il avait quitté. Son livre parut en 1683, sous ce titre : Examen des raisons qui ont donné lieu à la séparation des protestans, fait sans prévention sur le concile de Trente, sur la confession de foi des églises protestantes et sur l’Écriture Sainte. Il était écrit d’une manière douce, insinuante, et avait un air de désintéressement qui pouvait d’abord imposer, et surprendre les esprits faibles et superficiels : on crut qu’il fallait y répondre. M. Jurieu, qui avait opposé au livre de M. de Meaux un écrit intitulé, Préservatif contre le changement de religion, en publia une suite contre le livre de M. Brueys. M. de Larroque, fils du ministre de Rouen, et reçu ministre dans un des derniers synodes, se mit aussi sur les rangs. Il fit une réponse à M. Brueys, et l’envoya à M. Bayle, qui la donna d’abord à l’imprimeur. Elle a pour titre : le Prosélyte abusé, ou fausses vues de M. Brueys dans l’examen de la séparation des protestans [72]. On y trouve une épître dédicatoire à Monsieur *** professeur en philosophie et en histoire à Rotterdam, où M. de Larroque rend compte de la composition, du but et du plan de cet ouvrage. M. Bayle ne voulut pas que son nom parût à la tête de l’épître dédicatoire, quoiqu’il fût facile à ceux qui connaissaient la Hollande, ou qui avaient quelque commerce avec les gens de lettres, de voir qu’elle lui était adressée. Il a parlé fort avantageusement du livre de M. de Larroque. « C’est, dit-il [73], le coup d’essai d’un jeune auteur plein d’esprit, qui fait voir à son adversaire, en le suivant pas à pas, qu’il a fait de lourdes fautes. La raillerie vient quelquefois sur les rangs un peu forte, mais délicate. L’érudition y tient fort bien sa partie. »

M. Lenfant, qui étudiait alors la théologie à Genève, écrivit aussi contre M. Brueys. Mais ayant appris que d’habiles gens travaillaient sur le même sujet, il aurait supprimé sa réponse, si M. Bayle et M. Jurieu ne l’eussent pas exhorté à l’achever et à la donner au public [74]. Après avoir fait quelque séjour à Genève, il alla à Heidelberg, d’où ne point enseigner la philosophie de Descartes ni la doctrine de Jansénius : 2o. Des remarques sur ce concordat : 3o. Un éclaircissement sur le livre de M. de la Ville, ou plutôt du père de Valois[75]. Cet écrit est de M. Bernier, si connu par ses voyages et par son Abrégé de la philosophie de Gassendi. Le père de Valois l’avait mis au rang des nouveaux philosophes qui détruisent le dogme de la transsubstantiation en soutenant que l’essence de la matière consiste dans l’étendue. Son livre fit beaucoup de bruit en France, et alarma tous les cartésiens. M. Régis, qui tenait des conférences à Paris, fut obligé de les rompre. M. Bernier craignit pour lui-même, et composa cet éclaircissement, où il tâche de concilier les principes de sa philosophie avec les décisions de l’église. Ce recueil contient encore : 4o. Une réponse du père Mallebranche au père de Valois, qui avait fait paraître beaucoup d’animosité contre lui, et s’était particulièrement attaché à rendre sa foi suspecte : cette réponse est suivie d’un mémoire pour expliquer la possibilité de la transsubstantiation : 5o. Les thèses raisonnées que M. Bayle fit soutenir à ses écoliers en 1680 : Dissertatio in quâ vindicantur à peripateticorum exceptionibus rationes quibus aliqui cartesiani probârunt essentiam corporis sitam esse in extensione : M. Bayle joignit à cette dissertation quelques thèses de philosophie, où il soutient, entre autres choses, que le lieu, le mouvement et le temps n’ont point été encore définis que d’une manière inexplicable : 6o. Une pièce qui avait été imprimée à Paris, sous le titre de Méditations sur la métaphysique par Guillaume Wander. M. l’abbé de Lanion en est l’auteur[76]. On y trouve le précis de la métaphysique cartésienne, et tout ce qu’il y a de meilleur dans les Méditations de Descartes. Il semble même que tout y soit mieux digéré que dans celles de Descartes, et qu’on soit allé plus avant que lui. C’est le jugement qu’en porte M. Bayle.

L’éclaircissement de M. Bernier fut réfuté dans un livre imprimé à Paris en 1682, sous ce titre : La philosophie de M. Descartes contraire à la foi de l’église catholique ; avec la réfutation d’un imprimé fait depuis peu pour sa défense. Cet imprimé, c’est l’écrit de M. Bernier. L’auteur de ce livre dit qu’ayant vu celui de M. de la Ville, il trouva qu’on y avait fort bien attaqué le système des cartésiens au sujet de l’essence du corps, mais qu’on n’avait pas réfuté leur sentiment sur les accidens ou les qualités de la matière ; de sorte qu’il avait cru devoir traiter ce point, et y joindre une nouvelle discussion du premier, pour faire un ouvrage complet. Ainsi il divisa son livre en deux parties. Dans la première, il fit voir que « si l’essence du corps consiste dans l’étendue actuelle, le corps de Jésus-Christ ne saurait-être réellement et de fait dans l’eucharistie, puisqu’une chose ne saurait exister sans son essence ; mais qu’il y est seulement en figure, c’est-à-dire en pure imagination et pensée, ou en appréhension imaginaire, qui le fait croire présent où il n’est pas : » et dans la seconde il prouve « qu’en établissant, comme fait Descartes, qu’il n’y a rien dans la substance que la substance même, et que les qualités et les accidens que l’on y conçoit ne sont que de simples apparences qui abusent nos sens, et leur font accroire qu’il y a quelque chose de réel en la substance, qui n’y est pas effectivement, mais qui est seulement en notre pensée, on détruit la doctrine de l’église qui enseigne que dans l’eucharistie la substance du pain et du vin étant détruite et toute changée au corps et au sang de Jésus-Christ, les accidens qui étaient en elle restent encore, ce qui suppose nécessairement que ces accidens sont réellement distincts de la substance et peuvent subsister sans elle. » Ce livre n’est guère connu ; M. Bayle n’en dit rien, peut-être parce qu’il ne le connaissait pas, et je n’en parle ici que par le rapport qu’il a au recueil que M. Bayle avait fait imprimer.

La manière de faire savoir au public, par une espèce de journal, ce qui se passe dans la république des lettres, est une des plus belles entreprises du dernier siècle. La gloire en est due à M. de Sallo, conseiller ecclésiastique au parlement de Paris, qui fit paraître le Journal des Savans l’an 1665. On reçut partout cet ouvrage avec applaudissement ; on l’imita en Italie et en Allemagne. M. Bayle était surpris de voir qu’en Hollande, où il y avait tant d’habiles gens, tant de libraires, et une si grande liberté d’imprimer, on ne se fût pas encore avisé de donner un journal de littérature. Il avait été tenté plusieurs fois de le faire ; mais considérant qu’un ouvrage de ce genre demandait beaucoup de temps et d’application, il s’en était abstenu. Cependant on vit paraître vers la fin du mois de février 1684 un journal imprimé à Amsterdam cher le sieur Henry Desbordes, sous le titre de Mercure savant du mois de janv. 1684. C’était une entreprise du sieur de Blegny, chirurgien de Paris, homme fertile en projets. En voici quelques exemples. Voyant qu’on tenait des conférences sur la philosophie et sur d’autres sciences, il se mit aussi sur le pied d’en tenir, et érigea chez lui une académie des nouvelles découvertes. Il donnait des leçons particulières aux garçons chirurgiens sous le nom de Cours de chirurgie, et aux garçons apothicaires sous le nom de Cours de pharmacie : il s’avisa même de faire un Cours de perruque pour les garçons perruquiers. On y était reçu moyennant une certaine somme, d’argent. Il se mêlait aussi de médecine, et vint jusqu’à prendre les qualités de « conseiller, médecin artiste ordinaire du Roi et de Monsieur, et préposé par ordre de sa Majesté à la recherche et vérification des nouvelles découvertes de médecine. » En 1679 il entreprit une espèce de journal intitulé, Nouvelles découvertes dans toutes les parties de la médecine. Il le publiait tous les mois ; mais la maniere outrageante dont il traitait plusieurs personnes de mérite donna lieu à un arrêt du conseil qui fit cesser ce journal en 1682. Le sieur de Blegny, n’osant plus faire imprimer de journal en France, jeta les yeux sur la Hollande, et s’associa avec M. Gautier, médecin de Niort, qui demeurait à Amsterdam. Il lui envoyait des mémoires. Du reste, ce nouveau journal ne contenait point d’extraits de livres, mais plusieurs petites pièces qui roulaient presque toutes sur la médecine. On y trouyait aussi des chansons avec la musique, des poésies, et des nouvelles politiques. La médisance y régnait encore plus que dans le journal de médecine.

Un ouvrage si mal conçu et si mal exécuté piqua M. Bayle, et lui fit reprendre la pensée qu’il avait eue de donner un journal. M. Jurieu l’y exhorta fortement. Il était bien aise d’avoir une plume assurée qui fit le panégyrique des livres qu’il publierait [77]. M. Bayle se rendit à ses sollicitations, et commença de travailler à son journal le 21 de mars 1684. Le 4 d’avril il convint avec le sieur Desbordes pour l’impression, et se détermina à le donner tous les mois sous le titre de Nouvelles de la République des Lettres, à commencer par le mois de mars. Il ne parut du Mercure savant que les mois de janvier et février ; sur quoi quelques personnes s’imaginèrent que M. Bayle en était l’auteur, ce qui l’obligea de le désavouer formellement [78]. Les Nouvelles de la République des Lettres pour le mois de mars ne parurent que le 27 du mois de mai, et celles pour le mois d’avril le 2 de juin : mais il travailla avec tant de diligence que celles de juillet furent publiées au commencement d’août, et ainsi des autres, les nouvelles de chaque mois paraissant les premiers jours du mois suivant. Dans la préface, il rendit compte du plan qu’il s’était fait, et qui ne différait pas beaucoup de celui des autres journalistes. Il divisa chaque journal en deux parties : la première contenait des extraits détaillés, et la seconde un catalogue de livres nouveaux accompagné de quelques remarques. Cela lui donnait lieu de parler d’un plus grand nombre de livres, et de faire connaître plusieurs ouvrages dont il ne croyait pas devoir donner l’extrait. Il ornait ses extraits de mille traits curieux et intéressans sur l’histoire des auteurs, sur leurs ouvrages, sur leurs disputes, et de plusieurs réflexions fines et délicates. Il ne travaillait pas uniquement pour les savans : il avait aussi en vue de plaire et de se rendre utile aux gens du monde [79]. En un mot, « tout était vif et animé dans ses extraits ; il avait l’art d’égayer toutes ses matières, et de renfermer en peu de mots l’idée d’un livre, sans fatiguer le lecteur par un mauvais choix, ou par de froides et ennuyeuses réflexions. Il était sage et retenu dans ses jugemens, ne voulant ni choquer les auteurs, ni se commettre en prostituant les louanges [80]. » On trouva d’abord qu’il louait trop, et cela l’obligea à être plus économe de ses louanges [81]. Il recevait avec plaisir les avis qu’on lui donnait, et en savait profiter. Cet ouvrage fut reçu avec un applaudissement universel. M. Bayle s’était flatté qu’il ne serait pas défendu en France : cependant il le fut ; mais cette défense n’empêcha pas qu’il n’y en passât tous les mois un grand nombre d’exemplaires. Tout le monde s’empressait à le lire.

Les états de la province de Frise, qui connaissaient M. Bayle par sa Lettre sur les comètes [82], le nommèrent le 29 de mars, pour être professeur en philosophie dans l’académie de Franeker, avec neuf cents florins d’appointement [83]. Leur résolution lui fut communiquée par une lettre du 21 d’avril, qu’il reçut le 9 de mai. Il y répondit le lendemain, et demanda quelque temps pour délibérer : mais le 9 de juin, il écrivit une lettre de remercîment, et refusa des appointemens qui étaient presque le double de ceux qu’il recevait.

Pendant que M. Bayle délibérait sur la vocation de Franeker, il apprit [84] la mort de son frère Joseph. C’était un jeune homme très-estimable. Après avoir commencé ses études de théologie à Puylaurens, il alla à Genève en 1682 pour les achever, et y demeura plus d’un an. Il partit ensuite pour Paris, où on le demandait [85] pour être gouverneur de M. Dusson, fils de M. le marquis de Bonac [86]. Il y mourut le 9 de mai 1694, regretté de tous ceux qui le connaissaient [87]. Il joignait à beaucoup d’esprit et de pénétration, un grand fonds de piété et de modestie. Il était savant, laborieux, et capable d’augmenter le nombre des hommes illustres. M. Bayle l’aimait tendrement, et il en était tendrement aimé. Il ressentit très-vivement cette perte. « Je vous suis infiniment obligé, dit-il à M. Lenfant [88], de la part que vous avez prise à la mort de mon pauvre frère. Tout le monde m’en écrivait ou m’en disait beaucoup de bien. Je l’aimais tendrement, et il m’aimait peut-être encore davantage. Dieu soit loué qui l’a voulu retirer de ce monde, et me priver des consolations que j’en attendais ! Vous avez perdu un bon ami, qui vous estimait extrêmement ; ainsi, monsieur, vous avez eu quelque intérêt à regretter cette mort. »

Il parut dans ce temps-là une troisième édition de la Critique générale du calvinisme. La seconde édition avait été réimprimée à Genève, mais cela n’empêcha pas que ce livre ne vint bientôt à manquer. Dans l’avertissement de cette troisième édition, M. Bayle dit qu’étant très-assuré que c’était pour la dernière fois qu’il ferait réimprimer cet ouvrage, il aurait bien voulu l’approcher de la perfection autant qu’il eût été possible, en y faisant les additions et les changemens nécessaires ; mais qu’il n’avait osé le faire de peur de trop chagriner ceux qui l’avaient déjà acheté deux fois, et qu’on entendait souvent se plaindre des nouvelles éditions revues, corrigées et augmentées, parce qu’elles donnent du dégoût pour les précédentes, et du regret d’y avoir mis son argent. C’est pourquoi il avait fait en sorte que cette troisième édition ne fût pas fort différente de la précédente ; et il avertit tous ceux qui avaient la seconde qu’ils pouvaient s’en tenir là, et que celle-ci ne devait point les tenter. Ce n’est pas, ajoute-t-il, qu’elle ne soit moins mauvaise que les deux autres, c’est que l’avantage n’est pas assez grand pour mériter qu’on y songe. Mais il ne faut pas prendre ces expressions au pied de la lettre : cette troisième édition contient des additions et des corrections importantes. Il fit aussi quelque changement dans la disposition des lettres, mais il s’attacha particulièrement à corriger le style, pour le retranchement des expressions ambiguës ou des rimes. Il remarque à cette occasion la difficulté qu’il y a d’écrire en français de telle sorte qu’on évite les vers, les consonnances, et les phrases où un même mot peut avoir différens rapports et faire des sens différens.

1685.

Au commencement de l’année 1685, il publia une suite de cet ouvrage sous ce titre : Nouvelles lettres de l’auteur de la Critique générale de l’Histoire du calvinisme de M. Maimbourg. Première partie, où, en justifiant quelques endroits qui ont semblé contenir des contradictions, de faux raisonnemens et autres méprises semblables, on traite par occasion de plusieurs choses curieuses, qui ont du rapport à ces matières. A Ville-Franche, chez Pierre le Blanc : M. DC. LXXXV. Ces Nouvelles Lettres sont précédées d’une longue préface, ou avis au lecteur, où M. Bayle assure qu’après avoir eu beaucoup de peine à consentir que l’on en commençât l’impression, il avait été souvent tenté de l’interrompre, considérant combien il est rare de n’échouer pas, lorsqu’après avoir fait un livre qui a eu quelque sorte de succès on se hasarde de lui donner une suite. « Ces suites, continue-t-il, font dire presque toujours que l’auteur ne s’est pas soutenu, qu’il en devait demeurer où il en était, qu’il devait mieux connaître ses forces, et qu’il a eu grand tort de s’exposer à ne pas répondre à l’opinion qu’on avait conçue de lui. » Il montre que ces jugemens sont quelquefois raisonnables, mais que le plus souvent ils sont très-injustes, et que si la suite d’un livre n’est pas aussi estimée que ce qui l’a précédé, ce n’est pas tant de la faute de l’auteur que par celle des lecteurs. Mais comme la disgrâce n’en est pas moindre, il conclut que si on en excepte un petit nombre d’auteurs privilégiés, tous les autres ont sujet de craindre la comparaison que l’on fait entre leurs ouvrages, si le premier a eu le bonheur de plaire. Il ajoute que jamais personne n’eut tant de sujet que lui de redouter cette comparaison, et il marque plusieurs circonstances qui avaient heureusement concouru à faire valoir la Critique générale de l’Histoire du calvinisme, et qui ne subsistaient plus pour favoriser ces Nouvelles lettres ; mais qu’enfin il avait souffert qu’on les publiât, bien résolu de regarder avec une parfaite indifférence tous les jugemens qu’on en pourrait faire. Il avertit néanmoins le lecteur qu’on trouvera dans le second tome quelques endroits qui n’ont pas toute la gravité qu’on attendra peut-être de ce livre, et qu’on pourra même croire qu’il y en a quelques-uns qui penchent trop vers la bagatelle. Ainsi il déclare qu’il n’a point prétendu écrire en docteur, ni pour les personnes savantes, mais pour une infinité de gens qui aiment à lire, et qui, n’ayant pas beaucoup d’études, ne cherchent, à proprement parler, qu’un honnête amusement qui des instruise et qui ne les fatigue pas. Ceux, dit-il, qui voudront juger de ce livre, doivent se souvenir que tel a été le but de l’auteur. Nous n’avons que la première partie de cet ouvrage : M. Bayle se proposait d’en donner encore deux parties ; il avait même commencé d’y travailler, mais il ne les a pas achevées. « On avait dessein au commencement, dit-il, de faire suivre cette première partie par deux autres, dont la première devait contenter ceux qui ont dit qu’on avait touché en trop peu de mots dans la Critique générale, plusieurs choses dignes de grande considération, comme le colloque de Poissy, la première prise d’armes, la version des psaumes, etc. ; et la seconde devait expliquer quelques difficultés de controverse. Mais, quoique depuis assez longtemps on ait quelque chose de prêt sur l’une et sur l’autre de ces deux parties, il y a beaucoup d’apparence que d’autres occupations empêcheront d’y pour la dernière main. »

M. Bayle en envoya un exemplaire à M. Lenfant, et l’assura qu’il pouvait lui en marquer les défauts sans craindre de le chagriner. « Je vous prie, dit-il [89], d’agréer un exemplaire d’une suite de la Critique générale ..... Je ne suis pas content de ce dernier livre, et vous me ferez plaisir de m’en faire remarquer naïvement les défauts. Ne craignez pas que j’en sois fâché le moins du monde. Mes amis ne me sauraient plus obliger qu’en me disant franchement leurs griefs sur mes petites productions. J’ai été à l’essai sur cela, et je puis dire par expérience que je ne sens pas le moindre chagrin de leurs censures. »

Cette suite n’eut pas le même, succès que la Critique générale. Tout ce que M. Bayle avait dit dans la préface pour faire sentir la différence qu’il y avait entre ces deux ouvrages, et pour donner une juste idée de celui-ci, fut inutile. On n’y fit aucune attention. On ne voulut même pas entendre ce qu’il avait dit dans la IXe. lettre touchant les droits de la conscience errante et les erreurs de bonne foi, quoiqu’il eût pris toutes les précautions possibles pour se bien expliquer. Il s’en plaignit six mois après dans les Nouvelles de la République des Lettres, à l’occasion de quelques plaintes du père Mallebranche sur la négligence des lecteurs. « Il faut avouer, dit-il [90], que la plupart des lecteurs sont d’étranges gens ; on a beau les avertir de mille choses, on a beau leur recommander ceci ou cela avec de très-humbles prières, ils n’en suivent pas moins leur humeur et leur coutume. On a fait des historiettes sur les précautions inutiles des mères et des maris. Je m’étonne qu’on n’en fasse sur celles de messieurs les auteurs. J’en connais un dont l’ouvrage n’est sorti de dessous la presse que depuis six mois, qui n’avait rien oublié pour se garantir des jugemens téméraires ; sa préface avait donné des avis fort essentiels, et dans les lieux où il se défiait du lecteur, il avait marqué expressément qu’on prendrait le change si on n’examinait bien tout de suite ce qu’il disait ; il avait même porté ses précautions jusqu’à marquer en gros caractères son véritable sentiment, et à menacer en quelque façon ceux qui s’y méprendraient qu’ils seraient inexcusables. Tout cela n’a de rien servi ; il n’a pas laissé d’apprendre que des gens, même du métier, ont donné dans le panneau qu’il avait pris tant de soin de faire éviter. »

M. Bayle commença la seconde année de ses Nouvelles de la République des Lettres, c’est-à-dire le mois de mars 1685, par une addition dans le titre qui les tira du nombre des livres anonymes ; il y ajouta ces paroles : par le sieur B..., professeur en philosophie et en histoire à Rotterdam. Il y joignit un avertissement où il dit qu’il avait cru devoir faire connaître distinctement au public le lieu où ces Nouvelles étaient composées, afin qu’on vît que messieurs de Rotterdam honoraient les Muses de leur protection, et que cet ouvrage venait de la plume d’un des professeurs qu’ils avaient établis dans leur nouvelle École illustre ; et il déclare que s’il ne le leur dédie pas selon les formes accoutumées, il ne laisse pas de le leur consacrer tout entier. Il s’exprima encore plus fortement dans un des articles de ce mois de mars, en donnant l’extrait d’un livre où l’on remarquait que la ville de Rotterdam avait toujours favorisé les belles-lettres. « Ce qu’elle a fait depuis trois ans, ajouta M. Bayle [91], est une preuve bien sensible de son inclination pour les sciences. On voit bien que je veux parler de l’École illustre que messieurs les magistrats de Rotterdam eurent la générosité de fonder en l’année 1681. Si le public recevait quelque instruction et quelque délassement utile de ces Nouvelles de la République des Lettres ce serait à ces messieurs qu’on en serait redevable, puisque c’est d’eux que je tiens cette douce tranquilité de vie qui me permet de soutenir ce rude travail. C’est à l’ombre de ce glorieux sénat que se composent ces recueils, ille nobis hæc otia fecit, et je suis bien aise de trouver ici naturellement une occasion favorable de témoigner ma reconnaissance et de protester que si l’on dit quelque chose à l’avantage de ces Nouvelles, je le consacre entièrement à la gloire de cette ville. »

Le 8 de mai 1685, M. Bayle apprit que son père était mort le samedi 30 du mois de mars précédent. C’était une nouvelle bien affligeante ; mais sa douleur redoubla lorsqu’il fut informé que son frère aîné était détenu prisonnier pour cause de religion. M. l’évêque de Rieux ignora ce qu’était devenu M. Bayle jusqu’à ce que la Critique générale de l’Histoire du calvinisme fît du bruit en France, et qu’on sût qu’il en était l’auteur. Cet ouvrage renouvela le chagrin qu’on avait eu de son évasion lorsqu’il était à Toulouse, et de son retour à la religion réformée. On avait cherché plusieurs fois à s’en venger sur son frère ; mais la conduite sage et prudente de ce ministre l’avait toujours dérobé aux poursuites de ses ennemis. Enfin on s’adressa à M. de Louvois, homme violent et vindicatif, qui faisait alors exercer des cruautés inouïes contre les réformés de plusieurs provinces. M. de Louvois, qui s’était offensé de quelques traits de la Critique générale sur la conduite qu’on tenait à l’égard des réformés, ordonna que M. Bayle, ministre du Carla, fût arrêté. On envoya chez lui une troupe d’archers. qui l’arrachèrent de son cabinet, et le conduisirent dans les prisons de Pamiers le 11 de juin. De là il fut transféré, le 10 de juillet, à Bordeaux au Château-Trompette, et mis dans un cachot puant et infect. On voulait qu’il abandonnât sa religion ; mais ni les promesses, ni les menaces, ni les outrages, ne furent pas capables de l’ébranler. Il fit paraître une constance et une fermeté qui étonna ses persécuteurs ; il louait Dieu de l’avoir appelé à souffrir pour la vérité. La délicatesse de son tempérament ne fut pas à l’épreuve d’un traitement si inhumain ; il mourut le 12 de novembre, après cinq mois de prison. C’est ainsi qu’il [92] « couronna la piété qu’il avait témoignée doute sa vie par une très-belle mort, qui fut admirée de ceux mêmes qui avaient fait tout ce qu’ils avaient pu pour le faire mourir papiste, et des attaques desquels il triompha glorieusement. » Il était bien versé dans l’histoire sacrée et profane, et dans la connaissance des auteurs anciens et modernes. Le zèle qu’il avait pour sa religion était accompagné de douceur et de sagesse. Quoiqu’il ressentît vivement tous les maux qu’on faisait aux réformés, il conserva toujours une fidélité inviolable pour la personne du roi, et une parfaite soumission à ses ordres, persuadé qu’un chrétien ne doit opposer à son souverain que les supplications et les larmes [93].

M. Paets était alors en Angleterre de la part des Provinces-Unies ; et comme on y agitait beaucoup la question de la tolérance, il écrivit le 12 de septembre une lettre latine à M. Bayle sur cette matière, que M. Bayle fit imprimer à Rotterdam sous ce titre ; A. V. P. ad B *** [94], de nuperis Angliæ motibus epistola ; in quâ de diversorum à publicâ religione circa divina sentientium disseritur tolerantiâ. Dans cette lettre, M. Paets admirait d’abord la révolution qui s’était faite dans l’esprit et dans les sentimens des Anglais à l’égard de Jacques II. Il louait ce prince de n’avoir point dissimulé sa religion en montant sur le trône ; et il espérait qu’il tiendrait fidèlement à ses sujets protestans la parole qu’il leur avait donnée, de les laisser jouir tranquillement de la religion qu’ils professaient. Le reste de la lettre était employé à réfuter ceux qui enseignent que les rois ne doivent souffrir qu’une religion dans leurs états, et que les peuples ne doivent souffrir un prince que de leur religion. Il faisait voir que rien n’était plus opposé au génie de l’ancien christianisme que l’esprit de persécution ; et, après avoir examiné les raisons des politiques et des théologiens pour défendre l’intolérance, il combattait l’autorité infaillible que s’arroge l’église romaine. Dans une apostille, il éclaircissait et confirmait certaines choses qu’il avait dites, et montrait qu’il serait facile de ne faire qu’une société de toutes les sectes protestantes. M. Bayle, jugeant que cette lettre était très-propre à inspirer des sentimens de douceur et de modération, voulut bien la traduire en français. Sa traduction parut au mois d’octobre, intitulée, Lettre de monsieur H. V. P. à monsieur B ***, sur les derniers troubles d’Angleterre : où il est parlé de la tolérance de ceux qui ne suivent point la religion dominante [95]. Elle fut aussi traduite en flamand. M. Bayle en donna un extrait dans ses Nouvelles du mois d’octobre 1685 ; et, M. Paets étant mort après l’impression de cet article, il y ajouta en peu de mots, dans une nouvelle édition, l’éloge de ce grand homme. « Ce n’est pas la première fois, dit-il [96], que l’illustre M. Paets, auteur de la lettre dont nous venons de parler, a raisonné fortement sur le chapitre de la tolérance. Il y a quelques lettres de sa façon sur cette même matière dans le recueil des Præstantium ac eruditorum virorum epistolæ, imprimé d’abord in-4o, et réimprimé in-fol., à Amsterdam en l’année 1684. Ce sont de beaux monumens de son éloquence et de la solidité de son esprit. Il aurait pu très-facilement en produire de beaucoup plus considérables, s’il avait voulu devenir auteur ; car il était grand théologien, grand jurisconsulte, grand politique et grand philosophe ; il concevait les choses fort heureusement, et il les approfondissait d’une manière surprenante ; jamais homme ne raisonna plus fortement, ni ne donna un tour plus majestueux à ce qu’il avait à dire : mais il était né pour de plus grandes occupations que pour celle d’être auteur. L’ambassade extraordinaire d’Espagne, qu’il soutint et avantageusement pour sa patrie consternée des grands progrès de la France, a fait connaître ce qu’il pouvait dans les affaires d’état. Quelle perte qu’un si grand homme n’ait pas vécu davantage ! À peine avait-il atteint 55 ans lorsqu’il mourut le 8 du mois d’octobre de la présente année 1685 ; aussi recommandable par son intrépidité, par sa probité, par sa générosité, par sa bonne foi, et par toutes les autres qualités qui font l’honnête homme, que par son grand esprit et par sa profonde érudition. C’est comme journaliste de la république des lettres que je suis obligé de parler ainsi. Mais que n’aurais-je pas à dire si je parlais selon les sentimens de reconnaissance dont je suis tout pénétré pour les bienfaits que j’ai reçus de cet illustre défunt ! »

M. Bayle se trouva alors engagé dans une dispute avec M. Arnauld, au sujet du père Mallebranche. Ce docteur, dans ses Réflexions philosophiques et théologiques sur le nouveau système de la nature et de la grâce du père Mallebranche, avait vivement combattu le sentiment de ce père, que tout plaisir est un bien, et rend actuellement heureux celui qui le goûte. M. Bayle, faisant l’extrait de cet ouvrage de de M. Arnauld, se déclara pour le père Mallebranche. « Il n’y a rien, dit-il [97], de plus innocent ni de plus certain que de dire que tout plaisir rend heureux celui qui en jouit pour le temps qu’il en jouit, et que néanmoins il faut fuir les plaisirs qui nous attachent aux corps... Mais, dira-t-on, c’est la vertu, c’est la grâce, c’est l’amour de Dieu, ou plutôt c’est Dieu seul qui est notre béatitude. D’accord en qualité d’instrument ou de cause efficiente, comme parlent les philosophes ; mais en qualité de cause formelle, c’est le plaisir, c’est le contentement qui est notre seule félicité. » Il venait de remarquer que « ceux qui avaient tant soit peu compris la doctrine du père Mallebranche touchant le plaisir des sens, s’étonneraient sans doute qu’on lui en fît des affaires ; et que s’ils ne se souvenaient pas du serment de bonne foi que M. Arnauld venait de prêter dans la préface de ce dernier livre, ils croiraient qu’il a fait des chicanes à son adversaire afin de le rendre suspect du côté de la morale. » M. Arnauld, qui prenait aisément feu, publia un écrit intitulé : Avis à l’auteur des Nouvelles de la république des Lettres, où il se plaignait de cette réflexion de M. Bayle, et soutenait que non-seulement il avait bien pris, mais aussi bien réfuté. le sens du père Mallebranche. M. Bayle donna le précis de cet écrit dans les Nouvelles de décembre, et promit de profiter des vacances pour l’examiner avec soin. En effet, il y travailla, et sa réponse fut achevée d’imprimer le 25 de février, intitulée, Réponse de l’auteur des Nouvelles de la république des lettres à l’Avis qui lui a été donné sur ce qu’il a dit en faveur du père Mallebranche touchant plaisir des sens, etc. [98]. M. Arnauld ne se rendit pas. Il fit une réplique sous le titre de Dissertation sur le prétendu bonheur du plaisir des sens, pour servir de réplique à la Réponse qu’a faite M. Bayle pour justifier ce qu’il a dit dans ses Nouvelles de la république des lettres du mois de septembre [99] 1685, en faveur du père Mallebranche contre M. Arnauld [100]. M. Bayle aurait répondu à cette réplique s’il n’avait pas été malade quand elle parut, et il jugea qu’il serait trop tard de la réfuter lorsque sa santé lui permit d’écrire. Il eut ensuite dessein d’y répondre (F) ; cependant il n’en a dit qu’un mot dans un de ses ouvrages [101].

M. Bayle, ayant remarqué, dans ses Nouvelles de septembre 1685 [102], qu’il s’était glissé plusieurs fautes dans le Traité des auteurs anonymes, publié par M. Deckher, avocat de la chambre impériale de Spire, M. d’Almeloveen, qui se proposait de donner une nouvelle édition de cet ouvrage, le pria de le lire et de lui en marquer les fautes. Un savant, nommé M. Vindingius, avait déjà écrit une lettre à M. Deckher, qui avait été imprimée dans la seconde édition de ce livre, où il rectifiait quelques méprises de cet auteur, et lui fournissait quelques supplémens ; mais cette lettre n’était pas non plus exempte de fautes. M. Bayle corrigea l’un et l’autre, et ajouta la découverte de plusieurs auteurs anonymes, dans la réponse qu’il fit à M. d’Almeloveen. Il la finit en disant qu’il aurait pu fournir des remarques plus amples et plus curieuses, s’il avait eu le temps de consulter ses mémoires et ses amis, et s’il n’eût pas craint de déplaire aux auteurs qui avaient voulu se cacher. Cette lettre fut écrite les 6 et 7 de mars 1686 ; et M. d’Almeloveen la joignit à la nouvelle édition du livre de M. Deckher, imprimé à Amsterdam sous ce titre : Johannis Deckherri doctoris et imperialis cameræ judicii Spirensis advocati et procuratoris, de scriptis adespotis, pseudepigraphis, et supposititiis, Conjecturæ : cum additionibus variorum. Editio tertia alterâ parte auctior. M. Bayle en parla dans ses Nouvelles d’avril 1686 [103], et marqua quelques fautes d’impression qui se trouvaient dans sa lettre.

1686.

La cruelle persécution qu’on faisait aux réformés en France avait sensiblement touché M. Bayle ; mais il fut pénétré de douleur, lorsqu’il apprit qu’au mois d’octobre 1685 on avait révoqué l’édit de Nantes, qui était le gage et la sûreté de leurs droits et de leurs libertés, et qu’on avait envoyé chez les protestans des dragons, qui y logeaient à discrétion et commettaient toute sorte de désordres et de violences pour les forcer à embrasser la religion romaine. Les uns se soumirent extérieurement ; les autres se réfugièrent dans les pays étrangers, pour y servir Dieu selon les lumières de leur conscience. Cependant les convertisseurs ne laissaient pas de nier hardiment qu’on leur eût fait aucune violence ; à peine s’en trouva-t-il deux ou trois qui avouèrent le logement des gens de guerre, que les protestans appelaient la croisade dragonne, les conversions à la dragonne, ou simplement la dragonnade. M. Bayle fit plusieurs réflexions là-dessus dans ses Nouvelles de la république des lettres avec beaucoup de sagesse et de retenue. Mais enfin, la vue de tant d’injustices, de cruautés et de supercheries, poussa à bout sa patience : lassé d’une infinité d’écrits où l’on ne parlait que de la gloire immortelle que Louis-le-Grand s’était acquise en détruisant l’hérésie et rendant la France toute catholique [104], il publia au mois de mars de l’année 1686 un petit livre intitulé : Ce que c’est que la France toute catholique sous le règne de Louis-le-Grand. Mais afin qu’on ne pût pas même soupçonner qu’il en fût l’auteur, il supposa dans le titre que ce livre avait été imprimé à Saint-Omer, et y mit un avertissement où le libraire disait que le manuscrit lui avait été donné par un missionnaire nouvellement revenu d’Angleterre, qui lui avait conseillé de l’imprimer, persuadé que ce serait une preuve de l’emportement des hérétiques.

Ce petit ouvrage est composé de trois lettres. La seconde, qui fait le corps du livre, est écrite à un chanoine par un réfugié de Londres qui avait été son ami. C’est une censure très-forte et très-amère de la conduite qu’on avait tenue en France à l’égard des réformés. On y accuse tous les catholiques français sans exception d’avoir eu part à la persécution : on fait un portrait affreux de l’église romaine ; la mauvaise foi et la violence, dit-on, en sont le véritable caractère : on reproche aux convertisseurs leurs artifices ridicules, et leurs chicaneries basses et grossières ; on se plaint de l’injustice des arrêts, et particulièrement de celui qui permettait aux enfans de sept ans de faire choix de la religion catholique ; on montre la fausseté des raisons alléguées dans l’édit qui révoque celui de Nantes ; on fait une vive peinture de la dragonnade ; on représente les sermens des catholiques, en tant que catholiques, comme une pure momerie ; on se moque de leur prétendu zèle ; on attribue au clergé catholique la ruine de la religion chrétienne ; on compare la conduite des convertisseurs à celle des païens qui persécutaient les chrétiens ; on accuse les catholiques d’avoir rendu le christianisme odieux aux autres religions, et on soutient que les lois de l’humanité, et cette charité générale que nous devons à tous les hommes, obligeaient un honnête homme à faire savoir à l’empereur de la Chine ce qui venait de se passer en France, et à l’avertir que les missionnaires, qui ne demandaient d’abord que d’être soufferts, n’avaient pour but que de se rendre les maîtres, et qu’il ne pouvait pas compter sur la fidélité de leurs prosélytes. Enfin, on dit que les prêtres et les moines portent la discorde, la sédition, et la cruauté par-tout où ils vont. Voilà une idée générale de cette lettre.

On verra sans doute avec plaisir le jugement qu’en fit M. Bayle dans son journal. « On y trouvera sans doute, dit-il [105], trop de feu, et trop d’essor d’imagination ; mais la beauté des pensées, et le fondement solide qu’elles ont quant à la substance du fait, feront excuser apparemment ce qui peut y être d’excessif. Assurément on y dit aux convertisseurs de France de quoi leur faire sentir une vive confusion, si leur métier souffrait qu’ils fussent sensibles à quelque chose. Le tour qu’on prend, et le vif dont on l’accompagne depuis le commencement jusqu’à la fin, feront trouver à peu de lecteurs cette pièce longue, quand même elle le serait. »

C’est ainsi qu’en parlait M. Bayle, feignant de n’en connaître point l’auteur. Le chanoine, piqué de cette lettre, l’envoie à un autre réfugié de Londres, ami de l’auteur, et le prie de lui en dire son sentiment. Il l’assure : qu’il rendra grâces à Dieu d’avoir béni les voies douces et charitables dont on s’était servi contre une religion rebelle à Dieu et à l’église, et qu’il tâchera par ses prières d’obtenir la grâce de sa conversion. Enfin, il l’exhorte à lire les lettres de saint Augustin, qui font voir, dit-il, l’injustice des plaintes des réformés, et justifient sans réplique les voies dont on s’était servi pour les ramener. Cette lettre est la première des trois. Dans la troisième, le réfugié répond au chanoine avec beaucoup de douceur et de modération. Il condamne les saillies et les expressions hyperboliques de son ami : il avoue qu’il y avait en France une infinité d’honnêtes gens, et même des prêtres et des moines, qui avaient généreusement compati aux misères des réformés, et leur avaient rendu de bons offices ; et que son ami avait tort de dire qu’il ne s’était trouvé en France un seul honnête homme ; mais à l’égard des convertisseurs, il les abandonnait à tous les traits de la plume de son confrère, et à toute l’étendue de ses invectives, aussi-bien que ces écrivains catholiques qui niaient qu’on eût employé la violence contre les réformés. Il lui fait là-dessus quelques questions assez vives ; et dit qu’ayant représenté à son ami le grand nombre d’honnêtes gens qu’ils avaient trouvés parmi les catholiques de France, il lui avait soutenu que tous ces honnêtes gens avaient agi en cela, non pas comme catholiques simplement, mais comme français ; et qu’il faut faire plus de fonds sur un homme, en tant qu’instruit des règles de la civilité et de l’honnêteté française, qu’en tant qu’instruit par son curé dans le catéchisme de sa religion. Il ajoute qu’il s’était moqué de cette distinction, mais que son ami lui avait montré un cahier traduit de l’anglais, où cette pensée se trouvait. « Il y a ici, dit-il [106], un savant presbytérien bon philosophe, qui a fait un commentaire philosophique sur ces paroles de la parabole, Contrains-les d’entrer, lequel commentaire n’est pas encore imprimé. On le traduit en notre langue. On m’en a prêté quelques cahiers que j’ai lus avec un singulier plaisir. Les Anglais sont les gens du monde qui ont l’esprit le plus profond et le plus méditatif. Je ne pense pas que jamais on ait mieux prouvé que toute contrainte est vicieuse et contraire à la raison et à l’Évangile en matière de religion. Saint Augustin, et les deux lettres auxquelles on nous renvoie, y sont abîmés : on lui fait voir que s’il n’avait pas mieux raisonné contre les hérétiques de son siècle que pour les persécuteurs, les conciles qui ont condamné Pélage sur le rapport, et ouï sur ce les conclusions de saint Augustin, auraient bien été faciles à contenter ou à mécontenter. Je hâterai le plus qu’il me sera possible la traduction et l’impression de cet ouvrage. Je suis sûr qu’il se trouvera bien des catholiques qui l’approuveront nonobstant l’esprit dominant de votre robe. »

Le livre qu’on annonce ici est intitulé : Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ, Contrains-les d’entrer, l’on prouve par plusieurs raisons démonstratives qu’il n’y a rien de plus abominable que de faire des conversions par la contrainte, et où l’on réfute tous les sophismes des convertisseurs à contrainte, et l’apologie que saint Augustin a faite des persécutions. Traduit de l’anglais du sieur Jean Fox de Bruggs par M. J. F. À Cantorbéry, chez Thomas Litwel, M. DC. LXXXVI. M. Bayle rapporta ce titre dans ses Nouvelles du mois d’août 1686 [107], et ajouta : « Nous avons parlé dans les dernières Nouvelles de mars, p. 345, de Ce que c’est que la France toute catholique, qui est un petit traité où l’on a fait espérer la publication de ce Commentaire. Ce sera sans doute un commentaire d’un tour nouveau. Le titre nous en est venu d’outre-mer depuis deux jours, et l’on nous a promis de nous envoyer bientôt l’ouvrage même. Nous verrons s’il est aussi foudroyant pour la nation des convertisseurs qu’on nous l’insinue dans la lettre d’avis. » Mais cela n’était qu’une feinte. Le livre s’imprimait à Amsterdam chez Wolfgang, qui avait imprimé la France toute catholique. L’impression en fut achevée au mois d’octobre, et M. Bayle en parla dans ses Nouvelles du mois de novembre [108].

Cet ouvrage est divisé en trois parties. Dans la première, M. Bayle réfute le sens littéral de ces paroles, Contrains-les d’entrer ; et comme ce n’est point ici un commentaire théologique ou critique, mais un commentaire philosophique, c’est-à-dire un ouvrage de pur raisonnement, il pose d’abord pour principe, que la lumière naturelle, ou les principes généraux de nos connaissances, sont la règle motrice et originale de toute interprétation de l’Écriture, en matière de mœurs principalement, ou, ce qui revient la même chose, que tout dogme particulier, soit qu’on l’avance comme contenu dans l’Écriture, soit qu’on le propose autrement, est faux lorsqu’il est réfuté par les notions claires et distinctes de la lumière naturelle, principalement à l’égard de la morale ; et il montre que tous les théologiens, sans en excepter même les catholiques romains, conviennent de cette maxime. Après avoir établi et prouvé ce principe, il fait voir que le sens littéral de ces paroles est faux, 1o. parce qu’il est contraire aux idées les plus pures et les plus distinctes de la raison ; 2o. parce qu’il est contraire à l’esprit de l’Évangile ; 3o. parce qu’il contient le renversement général de la morale divine et humaine, qu’il confond le vice avec la vertu, et que par-là il ouvre la porte à toutes les confusions imaginables, et tend à la ruine universelle des sociétés ; 4o. parce qu’il fournit aux infidèles un sujet légitime de défendre l’entrée de leurs états aux prédicateurs de l’Évangile ; et de les chasser de tous les lieux où ils les trouvent ; 5o. parce qu’il renferme un commandement universel dont l’exécution ne peut qu’être compliquée de plusieurs crimes ; 6o. parce qu’il ôte à la religion chrétienne une forte preuve contre les fausses religions, et particulièrement contre le mahométisme qui s’est établi par la persécution ; 7o. parce qu’il a été inconnu aux pères de l’église des trois premiers siècles ; 8o. parce qu’il rend vaines et ridicules les plaintes des premiers chrétiens contre les persécutions païennes ; 9o. enfin, parce qu’il exposerait les vrais chrétiens à une oppression continuelle, sans qu’on pût rien alléguer pour en arrêter le cours que le fond même des dogmes contestés entre les persécutés et les persécuteurs, ce qui n’est qu’une misérable pétition de principe qui n’empêcherait pas que le monde ne devînt un coupe-gorge.

Dans la seconde partie, M. Bayle répond aux objections qu’on lui pouvait faire, et qu’il réduit à celles-ci : « 1o. Qu’on n’use point de violence afin de gêner la conscience, mais pour réveiller ceux qui refusent d’examiner. » Il réfute cette excuse, et examine ce qu’on appelle opiniâtreté. « 2o. Qu’on rend odieux le sens littéral en jugeant des voies de Dieu par les voies des hommes : qu’encore que les hommes soient en état de mal juger lorsqu’ils agissent par passion, il ne s’ensuit pas que Dieu ne se serve de ce moyen pour accomplir son œuvre par les ressorts admirables de sa providence. » M. Bayle fait voir la fausseté de cette pensée, et quels sont les effets ordinaires des persécutions. « 3o. Qu’on outre malignement les choses en faisant paraître la contrainte commandée par Jésus-Christ sous l’image d’échafauds, de roues et de gibets ; au lieu qu’on ne devait parler que d’amendes, exils, et autres petites incommodités. » Il montre l’absurdité de cette excuse, et que, supposé le sens littéral, le dernier, supplice est plus raisonnable que les chicaneries, les emprisonnemens, les exils et logemens de dragons dont on s’était servi en France. « 4o. Qu’on ne peut condamner le sens littéral sans condamner en même temps les lois que Dieu avait établies parmi les Juifs, et la conduite que les prophètes ont quelquefois tenue, » M. Bayle fait voir que certaines choses ont été permises, ou même commandées sous l’ancienne loi pour des raisons qui étaient particulières à la république judaïque, et qui n’ont point lieu sous l’Évangile. « 5o. Que les protestans ne peuvent blâmer le sens littéral de contrainte sans condamner les plus sages empereurs et les pères de l’église, et sans se condamner eux-mêmes, puisqu’ils ne souffrent point en certains lieux les autres religions et qu’ils ont quelquefois puni de mort les hérétiques, Servet, par exemple. » M. Bayle blâme la conduite des anciens empereurs chrétiens qui ont persécuté, et n’excuse l’intolérance des princes protestans que lorsqu’elle est un acte de politique nécessaire au bien de l’état. Sur ce pied-là, il soutient qu’il est permis de faire des lois contre le papisme, en vertu de ce qu’il enseigne la persécution, et qu’il l’a toujours exercée lorsqu’il en a eu le pouvoir. « Le supplice de Servet, ajoute-t-il, et d’un très-petit nombre d’autres gens semblables, errans dans les doctrines les plus essentielles, est regardé à présent comme une tache hideuse des premiers temps de notre réformation, fâcheux et déplorables restes du papisme, et je ne doute point que si le magistrat de Genève avait aujourd’hui un tel procès en main il ne s’abstînt bien soigneusement d’une telle violence, »

La 6e. objection est « que l’opinion de la tolérance ne peut que jeter l’état dans toute sorte de confusions, et produire une bigarrure horrible de sectes qui défigurent le Christianisme. » M. Bayle tire de cette objection une preuve pour son sentiment ; car si la multiplicité de religions nuit à un état, « C’est uniquement, dit-il [109], parce que l’une ne veut pas tolérer l’autre, mais l’engloutir par la voie des persécutions. Hinc prima mali labes, c’est là l’origine du mal. Si chacun, ajoute-t-il, avait la tolérance que je soutiens, il y aurait la même concorde dans un état divisé en dix religions, que dans une ville où les diverses espèces d’artisans s’entre-supportent mutuellement. Tout ce qu’il pourrait y avoir, ce serait une honnête émulation à qui plus se signalerait en piété, en bonnes mœurs, en science ; chacune se piquerait de prouver qu’elle est la plus amie de Dieu en témoignant un plus fort attachement à la pratique des bonnes œuvres ; elles se piqueraient même de plus d’affection pour la patrie si le souverain les protégeait toutes, et les tenait en équilibre par son équité ; or il est manifeste qu’une si belle émulation serait cause d’une infinité de biens, et par conséquent la tolérance est la chose du monde la plus propre à ramener le siècle d’or et à faire un concert et une harmonie de plusieurs voix et instrumens de différens tons et notes, aussi agréable pour le moins que l’uniformité d’une seule voix. Qu’est-ce donc qui empêche ce beau concert formé de voix et de tons si différens l’un de l’autre ? C’est que l’une des deux religions veut exercer une tyrannie cruelle sur les esprits, et forcer les autres à lui sacrifier leur conscience ; c’est que les rois fomentent cette injuste partialité, et livrent le bras séculier aux désirs furieux et tumultueux d’une populace de moines et de clercs : en un mot, tout le désordre vient non pas de la tolérance, mais de la non-tolérance. » Il montre après cela en quel sens les princes doivent être les nourriciers de l’église. La 7e. objection est « qu’on ne peut nier la contrainte dans le sens littéral, sans introduire une tolérance générale. » M. Bayle avoue que la conséquence est vraie, mais il nie qu’elle soit absurde. Il fait voir qu’il n’y aurait aucun inconvénient à tolérer non-seulement les juifs, mais même, si cela était nécessaire, les mahométans et les païens, et à plus forte raison les sociniens. Il examine les restrictions des demi-tolérans ; et, après avoir fait quelques remarques sur ce qu’on appelle blasphème, il conclut qu’on n’était pas en droit de punir Servet comme blasphémateur.

La 8e. et dernière objection, c’est « qu’on rend odieux le sens littéral de contrainte en supposant faussement qu’il autorise les violences que l’on fait à la vérité. » M. Bayle répond que la conséquence est juste : et que si on admet le sens littéral, les hérétiques auront le même droit de persécuter les orthodoxes, que les orthodoxes prétendent avoir de persécuter les hérétiques. Pour le prouver, il pose pour principe qu’on est toujours obligé de suivre les mouvemens de sa conscience : qu’on pèche toujours si on ne les suit pas, quoiqu’on puisse pécher quelquefois en les suivant. Ce principe est fondé sur cette maxime, que tout ce qui est fait contre le dictamen de la conscience est un péché ; d’où il s’ensuit, que tout homme qui fait une action que sa conscience lui dicte être mauvaise, ou qui ne fait pas celle que sa conscience lui dicte qu’il faudrait faire, offense Dieu et pèche nécessairement ; de sorte que si Dieu avait ordonné par une loi positive, que tout homme qui connaît la vérité doit employer le fer et le feu pour la défendre, tous ceux à qui cette loi serait révélée se trouveraient dans une nécessité indispensable d’y obéir. Or, comme un hérétique est persuadé que ses sentimens sont véritables, il est donc obligé de faire pour ses erreurs ce que Dieu aurait commandé de faire pour la vérité, et par conséquent les hérétiques seraient autorisés à persécuter les orthodoxes qu’ils regardent comme des errans, s’il était vrai que Dieu eût commandé de persécuter l’erreur. Il fortifie cette preuve en distinguant la vérité absolue d’avec la vérité putative ou apparente. Il dit que, comme nous n’avons point de marque assurée pour discerner si ce qui nous paraît être la vérité l’est absolument, lorsqu’il se rencontre que l’erreur est ornée des livrées de la vérité, nous lui devons le même respect qu’à la vérité ; et que, vu la faiblesse de l’homme et l’état où il se trouve, la sagesse infinie de Dieu n’a pas permis qu’il exigeât de nous à toute rigueur que nous connussions la vérité absolue, mais qu’il nous a imposé une charge proportionnée à nos forces, qui est de chercher la vérité, et de nous arrêter à ce qui nous paraît l’être après l’avoir sincèrement cherchée ; d’aimer cette vérité apparente, et de nous régler sur ses préceptes, quelque difficiles qu’ils soient.

Dans la préface, intitulée : Discours préliminaire qui contient plusieurs remarques distinctes de celles du commentaire, l’auteur dit qu’il a composé cet ouvrage à la sollicitation d’un réfugié, auteur de la France toute catholique ; et que l’ayant fait pour être traduit en français, et à l’occasion des persécutions qui avaient été faites en France aux protestans, il n’avait cité aucun livre anglais, mais s’était borné à ceux qui étaient très-connus aux convertisseurs français. Il y attaque de nouveau l’esprit de persécution, et réfute quelques controversistes catholiques avec beaucoup de force et de véhémence. « L’auteur, dit M. Bayle, parlant de cet ouvrage dans son journal [110], a mis à la tête de son livre un long discours préliminaire, qu’on pourrait justement nommer oraison philippique. La définition qu’il y donne d’un convertisseur est presque aussi cruelle que la chose définie ; tout le reste est à peu près sur le même ton. » Ce discours est précédé d’un avis au lecteur, où le libraire promet de donner incessamment la troisième partie, qui contenait la réfutation des raisons de saint Augustin pour justifier les persécutions.

Les Nouvelles de la République des Lettres acquirent à M. Bayle l’estime non-seulement des particuliers, mais même de plusieurs corps illustres. L’académie française, à qui il avait envoyé son journal, lui en témoigna sa reconnaissance par une lettre où on l’assurait que toutes les voix s’étaient réunies à reconnaître son mérite, et l’utilité de son présent [111]. La société royale d’Angleterre lui écrivit une lettre où elle dit [112] qu’ayant remarqué le soin particulier qu’il avait de ramasser tout ce qui se passait de curieux parmi les gens de lettres, et les beaux talens qu’il faisait éclater dans ces Nouvelles, elle souhaitait d’entretenir avec lui une correspondance fixe et certaine, dont il se pourrait tirer des avantages communs. Il ajoutait que pour première marque de l’estime qu’elle avait pour lui, elle lui envoyait l’Histoire naturelle des poissons par M. Willougby, revue et augmentée par M. Ray. Il reçut aussi des lettres très-obligeantes de la société de Dublin [113]. C’était une compagnie de personnes savantes et curieuses, qui s’était formée pour contribuer au progrès des sciences et des arts ; mais elle ne subsista que quelques années.

D’un autre côté, son journal l’engagea dans quelques disputes, et lui attira quelques plaintes auxquelles il satisfit en s’expliquant, ou en corrigeant de bonne grâce les fautes qu’il avait faites d’après des mémoires peu exacts qu’on lui avait communiqués. Mais on lui fit des reproches auxquels il fut très-sensible, tant par la manière dont ils furent faits, que parce qu’il s’agissait d’une tête couronnée. C’est un des événemens les plus mémorables de la vie de M. Bayle, et qui mérite bien que je rapporte ici toutes les pièces qui le regardent.

Dans les Nouvelles du mois d’avril 1686 [114], il parla d’un imprimé qui courait sous le nom de la reine Christine de Suède. C’était une réponse au chevalier de Terlon, où cette princesse condamnait la persécution de France. « Il y a beaucoup d’apparence, dit-il, que tous les confessionnaux français seraient rigides pour la reine de Suède, s’il était vrai qu’elle eût répondu au chevalier de Terlon la lettre qu’on fait courir, où elle condamne hautement le procédé de la France convertissante, et surtout lorsqu’elle fait réflexion à la conduite du clergé français contre le chef de l’église. Il y a bien des protestans qui n’osent croire qu’une reine qui fait profession de la catholicité ait écrit une telle lettre. » On pria M. Bayle de placer cette lettre dans son journal, et il l’inséra dans celui du mois de mai [115]. La voici [116] : « Puisque vous désirez de savoir mes sentimens sur la prétendue extirpation de l’hérésie en France, je suis ravie de vous le dire sur un si grand sujet. Comme je fais profession de ne craindre et de ne flatter personne, je vous avouerai franchement que je ne suis pas fort persuadée du succès de ce grand dessein, et que je ne saurais m’en réjouir comme d’une chose fort avantageuse à notre sainte religion. Au contraire, je prévois bien des préjudices, qu’un procédé si nouveau fera naître partout.

» De bonne foi, êtes-vous bien persuadé de la sincérité de ces nouveaux convertis ? Je souhaite qu’ils obéissent sincèrement à Dieu et à leur roi, mais je crains leur opiniâtreté, et je ne voudrais pas avoir sur mon compte tous les sacriléges que commettront ces catholiques, forcés par des missionnaires qui traitent trop cavalièrement nos saints mystères. Les gens de guerre sont d’étranges apôtres ; je les crois plus propres à tuer, violer et voler, qu’à persuader. Aussi des relations, desquelles on ne peut douter, nous apprennent qu’ils s’acquittent de leur mission fort à leur mode. J’ai pitié des gens qu’on abandonne à leur discrétion ; je plains tant de familles ruinées, tant d’honnêtes gens réduits à l’aumône, et je ne puis regarder ce qui se passe aujourd’hui en France sans en avoir compassion. Je plains ces malheureux d’être nés dans l’erreur, mais il me semble qu’ils en sont plus dignes de pitié que de haine ; et comme je ne voudrais pas, pour l’empire du monde, avoir part à leur erreur, je ne voudrais pas aussi être cause de leurs malheurs.

» Je considère aujourd’hui la France comme une malade à qui on coupe bras et jambes pour la guérir d’un mal qu’un peu de patience et de douceur aurait entièrement guéri. Mais je crains fort que ce mal ne s’aigrisse, et qu’il ne se rende enfin incurable ; que ce feu caché sous les cendres ne se rallume un jour plus fort que jamais, et que l’hérésie masquée ne devienne plus dangereuse. Rien n’est plus louable que le dessein de convertir les hérétiques et les infidèles ; mais la manière dont on s’y prend est fort nouvelle, et puisque Notre-Seigneur ne s’est pas servi de cette méthode pour convertir le monde, elle ne doit pas être la meilleure.

» J’admire et ne comprends pas ce zèle et cette politique qui me passent, et je suis de plus ravie de ne les comprendre pas. Croyez-vous que ce soit à présent le temps de convertir les huguenots, de les rendre bons catholiques dans un siècle où l’on fait des attentats si visibles en France contre le respect et la soumission qui sont dus à l’église romaine, qui est l’unique et l’inébranlable fondement de notre religion, puisque c’est à elle à qui Notre-Seigneur a fait cette promesse, que les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle ? Cependant jamais la scandaleuse liberté de l’église gallicane n’a été poussée plus près de la rébellion qu’elle est à présent. Les dernières propositions signées et publiées par le clergé de France sont telles, qu’elles n’ont donné qu’un trop apparent triomphe à l’hérésie ; et je pense que sa surprise doit avoir été sans égale, se voyant peu de temps après persécutée par ceux qui ont sur ce point fondamental de notre religion des dogmes et des sentimens si conformes aux siens.

» Voilà les puissantes raisons qui m’empêchent de me réjouir de cette prétendue extirpation de l’hérésie. L’intérêt de l’église romaine m’est sans doute aussi cher que ma vie ; mais c’est ce même intérêt qui me fait voir avec douleur ce qui se passe, et je vous avoue aussi que j’aime assez la France pour plaindre la désolation d’un si beau royaume. Je souhaite de tout mon cœur de me tromper dans mes conjectures, et que tout se termine à la plus grande gloire de Dieu et du roi votre maître. Je m’assure même que vous ne douterez pas de la sincérité de mes vœux, et que je suis, etc. »

Dans ce même mois [117] il dit : Nous avons été assurés de bonne part que la reine Christine a écrit la lettre que nous avons insérée ci-dessus. Et dans celui de juin [118] il dit encore : On nous confirme de jour en jour ce que nous avons touché dans le dernier mois, que Christine est le véritable auteur de la lettre qu’on lui attribue contre les persécutions de France. C’est un reste de protestantisme.

Peu de temps après, M. Bayle reçut la lettre suivante.

« Monsieur,

» Vous ne trouverez pas mauvais, j’espère, que l’on vous donne un petit avis qui pourra dans la suite vous être de quelque utilité, comme vous verrez. Vous êtes un homme d’esprit, et ceux qui lisent vos Nouvelles de la république des lettres, pour peu qu’ils s’y connaissent, avouent que vous en avez parfaitement. Mais, monsieur, ne saurait-on être bel esprit sans offenser les gens, et sans s’attirer des affaires ? et vous qui savez tant de choses, devriez-vous ignorer le respect qu’on doit aux têtes couronnées, et que ce sont des choses sacrées, où l’on ne touche pas sans danger du foudre et du tonnerre ? Je vous dis ceci au sujet de la reine de Suède, de qui vous avez pris la liberté de parler bien cavalièrement dans vos nouvelles, à propos d’une lettre qu’on a imprimée sous son nom. Vous en faites mention en quatre endroits ; mais le dernier est assurément d’un esprit qui a pris l’essor un plus loin qu’il ne fallait.

» Quand au nom illustre de Christine vous auriez du moins ajouté celui de reine, vous n’auriez fait que votre devoir. Ne m’allez pas dire que les grands historiens, comme vous, traitent ainsi les plus grands monarques, et qu’ils disent tout court Louis XIV et Jacques II en parlant du roi de France et de celui d’Angleterre. Le nombre de quatorze et de deux porte avec soi quelque distinction, et corrige en quelque manière la liberté de cette expression. Mais qui dirait par exemple, Louis s’est mis en tête de convertir les protestans, avec une mission de dragons, ou Jacques veut par la douceur rétablir s’il peut, la religion dans son royaume ; ce serait une manière de parler bien ridicule. Il ne l’est pas moins, monsieur, de dire comme vous faites dans votre dernier mois de juin, page 726, On confirme que Christine est le véritable auteur, etc., en parlant d’une des plus illustres reines qu’il y ait eu, et qu’il y aura peut-être jamais dans le monde. Il fallait assurément accompagner ce nom de quelque titre, non-seulement par le respect que vous devez à une si grande princesse en parlant de sa majesté, mais même selon le style des gens qui se piquent de bien écrire.

» Mais ce n’est pas encore ce qui y a de plus défectueux dans cet endroit de vos Nouvelles. Ce sont, monsieur, deux ou trois mots avec lesquels vous finissez cet article. C’est un reste, dites-vous, de protestantisme. Vous vous seriez bien passé de dire cela. La passion de faire le bel esprit vous a emporté ; mais vous vous êtes trompé, il n’y a point d’esprit là-dedans, il n’y a que de l’insolence. On ne parle point ainsi d’une reine qui fait profession, avec tant de zèle et de bon exemple, d’une religion contraire à celle des protestans, qui a tout sacrifié pour elle, et dont toutes les actions démentent ce que vous dites, qu’il y ait en sa majesté aucun reste de votre religion. Il ne faut pour s’en convaincre que lire cette même lettre dont vous parlez dans vos Nouvelles, il ne faudrait qu’en lire plusieurs autres qu’elle a encore écrites sur le même sujet. Elle n’est point catholique à la manière de France : elle l’est à la manière de Rome, c’est-à-dire, de saint Pierre et de saint Paul. C’est pourquoi elle est contre ces persécutions, parce qu’effectivement cette manière de convertir les hérétiques n’est pas originaire des apôtres.

» Au reste, tout ce que je vous dis ici est de mon chef, et parce que mon devoir m’oblige de vous le dire, étant un des serviteurs de la reine. Que s’il arrive que sa majesté vienne à lire vos Nouvelles, je ne sais pas ce qu’elle dira ni ce qu’elle fera ; mais, monsieur, croyez-moi, de quelque protection dont vous vous vantiez auprès des magistrats de la ville de Rotterdam, cela ne vous sauverait pas du ressentiment d’une si grande princesse, si elle l’avait entrepris [* 3]. Et messieurs les magistrats de Rotterdam sont trop justes et trop raisonnables pour vouloir vous protéger dans une pareille occasion.

» Sa majesté ne désavoue pas la lettre qu’on a imprimée sous son nom, et que vous rapportez dans vos Nouvelles. Il n’y a que le mot de je suis à la fin, qui n’est pas d’elle. Un homme d’esprit, comme vous, devait bien avoir fait cette réflexion, et l’avoir corrigé. Une reine comme elle ne peut se servir de ce terme qu’avec très-peu de personnes, et M. de Terlon n’est pas de ce nombre. Cette seule circonstance vérifie assez que ce n’est pas la reine qui s’est avisée de faire imprimer cette lettre, comme tout le monde sait. Si vous en voulez faire mention dans vos Nouvelles, vous le pouvez ; mais point de plaisanterie là-dessus, comme vous avez fait dans le mois d’avril, page 472 : profitez seulement de l’avis, et croyez qu’en cela je suis véritablement,

» Monsieur,
» Votre très-humble serviteur.

» P. S. Si je ne mets pas ici mon nom, c’est seulement parce que cela n’est pas nécessaire, et que ma lettre n’a pas besoin de réponse. Quand il sera temps de me faire connaître à vous, je le ferai ; mais c’est à vous de vous corriger, si vous le trouvez à propos. »

M. Bayle se justifia dans un article des Nouvelles du mois d’août [119] intitulé : Réflexions de l’auteur de ces Nouvelles sur une lettre qui lui a été écrite touchant ce qu’il a dit de la reine de Suède. Voici sa réponse :

« Celui qui a écrit cette lettre ne se nomme point, et ne marque ni le temps ni le lieu où il l’a écrite. Il marque seulement que tout ce qu’il me dit est de son chef, et que son devoir l’y oblige, étant un des serviteurs de la reine. Voyons de quoi il se plaint, et puisqu’il s’agit d’une tête couronnée, ne croyons pas que l’aigreur et la colère qu’il témoigne soit une raison de ne lui pas justifier notre conduite bien tranquillement.

 » Il se plaint en 1er. lieu de ce qu’au nom illustre de Christine je n’ai pas ajouté du moins celui de reine dans mon dernier mois de juin, p.126. Mais je suis fort assuré que les gens un peu raisonnables ne penseront point que ce soit avoir manqué de respect à cette grande princesse. Elle a rendu son nom si fameux, que mon expression en cet endroit-là ne doit point passer pour équivoque. Nommer les gens par leur nom sans y ajouter quelque titre est pour l’ordinaire une marque ou de mépris ou de familiarité ; mais ce n’est pas une règle générale, car il y a des personnes dont le nom seul réveille toutes les idées de leur grande élévation, et alors il est indifférent de leur donner leurs principaux titres, ou de les passer sous silence. On ne gâte rien en les leur donnant, c’est une superfluité tout au plus qui ne nuit point. Si on les supprime, on ne gâte rien non plus ; c’est une omission sans conséquence. Les têtes couronnées sont de ce nombre de personnes, et de là vient qu’on dit plus souvent dans la conversation et dans l’histoire, François Ier., Charles-Quint, Henri IV, Philippe II, que le roi François Ier., l’empereur Charles-Quint, etc. On suppose que le rang où Dieu a élevé ces princes ne souffre pas que le lecteur interprète pour une incivilité la suppression de leurs qualités ; ainsi on va au plus court sans scrupule. Je sais bien, comme le remarque l’auteur de la lettre, que le nombre de premier, ajouté au nom de François, porte avec soi quelque distinction ; mais cela même fait voir qu’en cas que le seul nom de François renfermât une distinction, il ne serait pas nécessaire d’ajouter le nombre premier. C’est ainsi qu’on dit tous les jours qu’Alexandre a été disciple d’Aristote, que Soliman s’est saisi de la Hongrie. On n’a que faire ni de dire que le premier était roi de Macédoine, et que le second a été sultan, ni d’ajouter le nombre ordinal qui leur convient. Nos écrivains les plus exacts diraient sans scrupule, Constantin, Théodose, Justinien, sont les véritables auteurs d’une telle loi. Veut-on un exemple domestique ? Qui est-ce qui n’a point dit ou écrit, soit durant la vie du roi de Suède Gustave Adolphe, soit après sa mort, Gustave a fait ceci ou cela ? et d’où vient qu’il n’est pas nécessaire en parlant de lui d’ajouter le titre de roi, ni le nombre ordinal qui lui convient dans la suite des rois de Suède ? C’est parce qu’il a rendu si fameux le nom de Gustave, qu’il se distingue suffisamment par ce seul nom. Nous voilà dans le cas. La reine de Suède, sa fille, a donné un tel éclat au nom de Christine, qu’il suffit de lui donner ce nom-là pour réveiller toutes les idées de sa royauté, de ses qualités, et de ses actions. Comme donc ce n’est point manquer de respect pour le père que de le nommer simplement Gustave, ce n’est point en manquer pour la fille que de la nommer simplement Christine ; mais, au contraire, c’est vouloir insinuer qu’ils méritent leur nom par excellence, et qu’il enferme lui seul tout leur éloge.

» La 2e. plainte roule sur ce que j’ai dit que la lettre de cette reine contre les persécutions de France est un reste de protestantisme. On se plaint de cela fort violemment. Mais c’est qu’on n’a pas compris la force de ces paroles. On s’est imaginé que j’ai voulu dire que cette princesse n’avait pas abjuré sincèrement la religion protestante, et c’est à quoi je n’ai pas seulement songé. Il n’est pas nécessaire pour quitter sincèrement une religion de se dépouiller de tout ce qu’on y a appris, et d’embrasser généralement tout ce qui s’enseigne dans la communion où l’on passe. Je trouverais fort injustes ceux qui tiendraient pour suspecte la conversion d’un catholique romain qui, après s’être rangé à la communion des protestans, déclarerait qu’en certaines choses l’église romaine lui semble meilleure que la protestante, comme dans le célibat des prêtres, dans le carême, dans les jeûnes du vendredi et du samedi. On aurait raison de croire que ce seraient des restes de catholicisme ; mais on pourrait dire cela sans cesser de croire qu’il aurait abjuré de bonne foi son catholicisme, et embrassé le protestantisme comme la seule religion qui mène au port de salut. C’est donc juger des choses sans les comprendre, que de donner à mon expression le sens qu’on lui donne. Voici le sens qu’on doit lui donner.

» Que si la reine de Suède désapprouve la conduite des convertisseurs de France, c’est en vertu des principes de religion qu’elle avait appris avant son voyage de Rome, et non pas à cause des nouvelles instructions qu’on lui a données en ce pays-là. Ce n’est point à Rome qu’on peut apprendre à blâmer les persécutions. Il est même vrai que l’esprit général du catholicisme est d’exterminer les sectes, car non-seulement on a fait à Rome des réjouissances publiques pour ce qui s’est fait en France, non-seulement le pape en a fait l’éloge en plein consistoire et par des brefs, mais aussi tous les catholiques de l’Europe y ont donné leur approbation, du moins par leur silence. Comment est-ce donc que la reine de Suède aurait les maximes qu’elle a, si elle ne les avait apportées de son pays ? C’est, dit l’auteur de la lettre, qu’elle n’est point catholique à la manière de France, elle l’est à la manière de Rome, c’est-à-dire, de saint Pierre et de saint Paul. Mais c’est ce que l’on a appelé restes de protestantisme, et ainsi cet auteur et moi avons réellement la même pensée.

» La dernière chose dont il me blâme, c’est de n’avoir pas ôté je suis de la lettre que j’ai insérée dans mes Nouvelles. Il n’y a que ce mot, dit-il, qui ne soit pas de sa majesté. Une reine comme elle ne peut se servir de ce terme qu’avec très peu de personnes, et M. de Terlon n’est pas de ce nombre, Cette seule circonstance vérifie assez que ce n’est pas la reine qui s’est avisée de faire imprimer cette lettre, comme tout le mande sait. À cela j’ai à répondre que je n’ai pas cru que la bonne foi voulût que je retranchasse cette conclusion je suis, parce qu’en la retranchant je donnais lieu de soupçonner que j’avais écarté de cette lettre une marque de supposition, afin de faire trouver plus vraisemblable au public qu’elle avait été écrite par la reine de Suède. Au reste, il m’est tombé entre les mains la copie d’une lettre où cette princesse témoigne qu’elle est étonnée et fâchée de la publication de l’autre, quoiqu’elle soit encore dans les mêmes sentimens. Les curieux seraient bien aises de voir ici tout du long cette seconde lettre ; mais le droit des gens ne souffre pas que je m’accommode à ce désir. Ce sont deux choses bien différentes, d’insérer une pièce fugitive déjà imprimée, et d’insérer un écrit non imprimé. Il faut, pour de simples manuscrits, ou attendre le consentement de ceux qui y ont quelque droit, ou avoir lieu de supposer qu’ils ne se soucient pas de ce que l’on en fera. »

L’inconnu ne fut pas entièrement satisfait de la réponse de M. Bayle ; il lui écrivit encore cette lettre.

« Monsieur,

» La reine a vu la réponse que vous ayez faite à ma lettre, et il faut vous rendre justice d’un côté, si vous avez eu tort de l’autre. Sa majesté ne trouve pas que ce soit manquer au respect qu’on lui doit, que de ne l’appeler simplement que du nom de Christine. Elle a rendu en effet ce nom si illustre, qu’il n’a plus besoin d’aucune autre distinction ; et tous les titres les plus nobles et les plus augustes dont on pourrait l’accompagner ne sauraient rien ajouter à l’éclat qu’il s’est déjà acquis dans le monde. J’avais cru que ce n’était pas bien parler que de traiter ainsi un prince pendant qu’il vivait ; mais je me suis abusé, et ceux qui sont du rang, et aussi pleins de gloire que Christine, ont des règles à part, et n’ont besoin que de leur nom pour répandre dans l’esprit des gens ce respect et cette vénération que les titres des autres impriment. Vous l’emportez sur cela, monsieur, et je me rends.

» Mais il n’en est pas de même du mot de protestantisme, qui vous est échappé un peu mal à propos, et où vous employez toute la finesse de votre esprit pour vous justifier. Il faut suivre mon exemple, et confesser que vous avez tort. La reine, qui pour tout le reste est assez contente de vos excuses, ne l’est point du tout en cet endroit de vos justifications : ce n’est pas devant un esprit comme le sien qu’il faut chercher des faux-fuyans. Quand on a commis quelque faute auprès d’elle, le plus court et le plus sûr est de l’avouer ; et, en tout cas, votre esprit, ingénieux comme il est, devait vous avoir suggéré quelque chose de plus digne de sa majesté que les raisons que vous avez apportées pour vous justifier. Ce n’est pas qu’elle se mette en peine de tout ce que vous sauriez dire d’elle. Une reine comme elle ne peut que mépriser également les louanges et les blasphèmes de certaines gens : mais elle est née pour rendre justice, et vous pourriez vous vanter d’être le seul au monde qui l’eût offensée impunément, si vous n’aviez pas pris le parti que vous avez pris, qui est celui de la justification.

» Mais il faut achever, monsieur, et vous dédire entièrement et nettement, si vous voulez qu’on soit tout-à-fait satisfait de vous. La reine veut du moins que vous sachiez, et toute la terre avec vous, qu’elle ne doit rien à la religion des protestans, et que si Dieu permit qu’elle y naquit, elle y renonça depuis qu’elle eut atteint l’âge de raison, et sans aucun retour ; que la religion catholique lui parut dès ce temps-là l’unique et la véritable ; et que c’est sur les saintes maximes de celle-ci, et non pas sur celles des protestans que sa majesté a condamné dans sa lettre les manières dont on en use en France pour convertir les huguenots, et le pape a rendu à cette lettre la justice qu’elle méritait.

» Vous n’avez pas raison de dire, comme vous le faites, que dans celle que je vous ai écrite on vous traite avec un peu trop d’aigreur et de colère ; car je crois que vous m’avez quelque obligation, et que vous pourriez avoir bien plus sujet de vous plaindre, si je ne vous avais pas écrit. Et afin que vous le sachiez, je vous donne avis que je suis un des moindres serviteurs de la reine, et qu’il y a dans ce pays nombre de personnes qui font gloire d’être dans les intérêts de sa majesté, et qui sont gens à vous parler bien d’un autre ton que moi, si vous ne vous corrigez pas à l’avenir.

» Je ne vous ai rien dit du mot de fameuse dont vous vous êtes encore servi en parlant de la reine [120], et qui n’a pas plu à sa majesté. Je sais que ce mot n’a pas tout-à-fait la même signification dans notre langue que dans le latin et dans l’italien, et que nous le prenons plus souvent en bonne qu’en mauvaise part ; mais il faut sur toutes choses éviter ces ambiguïtés en parlant des têtes couronnées, au sujet desquelles vous n’ignorez pas qu’on a dit qu’on ne devait employer que des paroles d’or et de soie ; et surtout à l’égard d’une reine comme celle dont nous parlons, qu’on peut dire hardiment, et sans crainte d’offenser les autres, qu’elle n’a point d’égale, je dis même pour le rang ; car les autres reines, à proprement parler, ne sont que les premières sujettes de leurs maris ou de leurs fils ; mais la grande Christine est reine d’une manière si noble et si relevée, qu’elle ne connaît que Dieu au-dessus d’elle.

» Voilà, monsieur, ce que j’avais encore à vous dire, et la réponse que je puis faire à la vôtre. J’espère que vous continuerez de profiter de mes avis, et le temps vous pourra faire voir que je suis plus que vous ne pouvez croire,

» Monsieur,

» Votre très-humble serviteur.

» P. S. Au reste, vous parlez dans vos Nouvelles du mois d’août de la copie d’une seconde lettre de la reine, qui vous est tombée entre les mains, et que vous faites difficulté de mettre au jour. Sa majesté serait assez curieuse de voir cette lettre, et vous lui feriez plaisir de la lui envoyer. Vous pourriez même prendre de là occasion de lui écrire. (Cet avis est à suivre, et vous pourrait être de quelque utilité : ne le négligez pas. Mais j’ai à vous avertir, en cas que vous en profitiez, qu’il ne faut point vous servir du titre de sérénissime avec la reine : il est un peu trop commun pour elle, et sa majesté n’en veut point du tout. Vous mettrez simplement au-dessus de votre lettre : À sa majesté la reine Christine, à Rome. »

M. Bayle profita des ouvertures qu’on lui donnait, et il écrivit à la reine Christine le 14 de novembre la lettre qui suit :

« Madame,

» Je ne prendrais pas la hardiesse d’écrire aujourd’hui à votre majesté si une personne qui a l’honneur d’être à son service ne m’eût conseillé de le faire, et de lui envoyer une copie d’une lettre qui m’est tombée entre les mains. J’ai cru, madame, qu’un conseil comme celui-là justifierait ma témérité, et que je devais profiter de cette occasion de témoigner à la plus illustre reine du monde mon très-profond respect. Je ne sais pas le nom de celui qui me procure ce glorieux avantage ; il n’a pas trouvé à propos de se faire connaître à moi que par le titre d’un des serviteurs de votre majesté ; et il faut lui rendre ce témoignage, qu’il répond par son zèle pour vos intérêts à la qualité qu’il se donne.

» C’est de lui que j’ai appris qu’il y avait certaines choses dans les Nouvelles de la République des Lettres qui ne paraissent pas conformes au respect que tout le monde doit à votre majesté, non-seulement à cause de ses qualités héroïques et extraordinaires, mais aussi à cause du rang sublime où Dieu l’a fait naître. Comme je me sentais innocent, je me sentis saisi d’une surprise que je ne saurais exprimer, et en même temps d’une douleur accablante, lorsque je vis qu’on interprétait mes paroles d’une manière si opposée à mes véritables intentions, et à tout ce que le sens commun doit inspirer à toute personne raisonnable ; car, madame, y a-t-il un homme qui ait tant soit peu de lumière et de raison qui ne sache la gloire presque infinie qui environne votre majesté, et les hommages respectueux que toute la terre lui doit ? et quand on est capable d’oublier son devoir à cet égard, quelle honte ne doit on pas se faire à soi-même ! Je puis protester à votre majesté, madame, que depuis que je sais lire, je sais qu’elle est l’admiration de tout l’univers, et qu’il n’y a point d’homme de lettres qui soit plus pénétré et plus rempli des justes éloges que les savans lui ont donnés. Je puis dire que je sais encore par cœur tous les endroits de l’Alaric [121] qui regardent votre majesté, dont l’auguste nom brille de toutes parts. Ainsi, je n’avais garde de rien dire ni de rien penser que je crusse contraire à ce qui est dû à une si grande reine. Ma douleur fut donc très-grande quand je sus que des personnes qui ont l’honneur d’être au service de votre majesté, madame, me trouvaient coupable. J’ai aussitôt travaillé à ma justification, et j’apprends, madame, qu’à peu de chose près votre majesté s’est déclarée pour mon apologie. C’est ma plus grande consolation ; et je suis très-assuré qu’il ne me sera pas plus difficile de faire voir en tout mon innocence, quand il plaira à votre majesté, madame, de me faire savoir ses ordres.

 » La seconde lettre que j’ai reçue sur ce sujet me marque une chose que votre majesté veut que je rende publique. C’est qu’elle renonça à la religion de sa naissance dès qu’elle eut l’âge de raison. Si votre Majesté me l’ordonne, je publierai encore ce nouvel éclaircissement ; mais j’ai cru que puisque je me donnais l’honneur, par le conseil d’un de vos ministres, d’envoyer à votre majesté la copie d’une lettre, et en même temps de lui rendre mes hommages les plus humbles, je devais attendre ce qu’il lui plaira de me faire commander. Je supplie très-humblement votre majesté de me pardonner tout ce qui me peut être échappé qui a donné sujet de mal juger de mes intentions, et je lui proteste le plus sincèrement du monde que ma plus forte passion est de témoigner à toute la terre l’admiration, la vénération et la soumission profonde avec quoi je suis, etc. »

La reine lui fit cette réponse le 14 décembre 1689.

Monsieur Bayle, j’ai reçu vos excuses ; et j’ai bien voulu vous témoigner par la présente que j’en suis satisfaite. Je sais bon gré au zèle de celui qui vous a donné occasion de m’écrire ; car je suis ravie de vous connaître. Vous témoignez tant de respect et d’affection pour moi, que je vous pardonne de bon cœur, et sachez que rien ne m’avait choquée que ce reste de protestantisme dont vous m’accusiez. C’est sur ce sujet que j’ai beaucoup de délicatesse, parce qu’on ne peut m’en soupçonner sans offenser ma gloire, et m’outrager sensiblement. Même, vous feriez bien d’instruire le public de votre erreur et de votre repentir. C’est ce qui vous reste à faire pour mériter que je sois entièrement satisfaite de vous.

Pour la lettre que vous m’avez envoyée, elle est de moi sans doute, et puisque vous dites qu’elle est imprimée, vous me ferez plaisir de m’en envoyer des exemplaires. Comme je ne crains rien en France, je ne crains aussi rien à Rome. Mon bien, mon sang, et ma vie même sont dévoués au service de l’Église ; mais je ne flatte personne, et ne dirai jamais que la vérité. Je suis obligée à ceux qui ont voulu publier ma lettre ; car je ne déguise pas mes sentimens. Ils sont, grâces à Dieu, trop nobles et trop dignes pour être désavoués. Toutefois, il n’est pas vrai que cette lettre est écrite à aucun de mes ministres. Comme j’ai des envieux et des ennemis, j’ai aussi des amis et des serviteurs partout, et j’en ai peut-être en France, malgré la cour, autant qu’en lieu du monde. Voilà la pure vérité ; c’est sur quoi vous pouvez vous régler.

Mais vous ne serez pas quitte à si bon marché que vous le croyez. Je veux vous imposer une pénitence, qui est, qu’à l’avenir vous prenez le soin de m’envoyer des livres de tout ce qu’il y aura de curieux en latin, et en français, espagnol, ou italien, et en quelque matière et science que ce soit, pourvu qu’ils soient dignes d’être vus. Je n’excepte pas même les romans, ni les satires ; et sur-tout, s’il y a des ouvrages de chimie, je vous prie de m’en faire part au plus tôt. N’oubliez pas aussi de m’envoyer votre journal. Je fournirai à la dépense que vous ferez. Il suffit que vous m’envoyiez le compte. Ce sera me rendre le plus agréable et important service que je puisse recevoir. Dieu vous prospère.

Christine Alexandre.
1687.

Il ne restait à M. Bayle que d’instruire le public de son erreur et de son repentir, pour mériter que cette princesse fût entièrement satisfaite : c’est ce qu’il fit à la tête de ses Nouvelles du mois de janvier 1687. « Nous avons appris avec une satisfaction incroyable, dit-il, que la reine de Suède ayant vu l’article 9 du journal d’août 1686, a eu la bonté d’agréer l’éclaircissement que nous avons donné. Proprement : il n’y avait que ces paroles restes de protestantisme, qui eussent eu le malheur de lui déplaire ; car comme elle a beaucoup de délicatesse sur ce sujet, et qu’elle veut que toute la terre sache qu’après avoir bien examiné les religions elle n’a trouvé que la catholique romaine de véritable, et qu’elle l’a embrassée sincèrement, c’est offenser sa gloire que de donner lieu aux moindres soupçons contre sa sincérité. C’est pourquoi nous sommes très-marri d’avoir employé une expression que l’on a prise en un sens différent de celui où nous l’entendions, et nous nous fussions bien gardé de nous en servir si nous eussions prévu cela ; car outre le respect que nous devons avec tout le monde à une si grande reine, qui a été l’admiration de tout l’univers dès ses premières années, nous entrons avec ardeur dans l’engagement particulier qu’ont les personnes de lettres à lui rendre leurs hommages, à cause de l’honneur qu’elle a fait aux sciences d’en vouloir connaître à fond toutes les beautés, et de les protéger d’une façon éclatante. »

C’est ainsi que M. Bayle sortit avec honneur de cette affaire, et qu’il sut non-seulement apaiser une reine irritée, mais encore s’attirer des marques de sa bienveillance. Elle eut bientôt le déplaisir d’apprendre qu’il n’était point en état de satisfaire à la pénitence qu’elle avait bien voulu lui imposer. Il succomba sous le poids d’un travail trop opiniâtre. Outre ses leçons publiques et particulières, il était occupé de son journal, occupation qui seule demanderait le travail de plusieurs hommes. La composition du Commentaire philosophique acheva d’épuiser ses forces. Le 16 de février 1687, il fut attaqué d’une fièvre qui ne lui permit pas d’achever les Nouvelles de ce mois-là. Cependant, comme il espérait que cette indisposition n’aurait point de suites, il publia au revers du titre : « qu’un mal d’œil et une assez petite fièvre qui l’avait quitté plusieurs fois et qui était revenue aussitôt qu’il avait voulu recommencer son travail, l’obligeaient enfin à publier incomplètes les Nouvelles de ce mois, et à avertir aussi le public que celles de mars paraîtraient bientôt. » Mais sa fièvre, accompagnée de maux de tête, augmenta de telle sorte, qu’il fut obligé de renoncer tout-à-fait à ce travail. Il engagea M. de Bauval à continuer cet ouvrage, et M. de Bauval commença cette continuation, qui s’imprimait à Rotterdam chez le sieur Leers, par le mois de septembre 1687, sous le titre d’Histoire des ouvrages des savans. « Dès le mois d’avril dernier, dit-il dans la préface, l’auteur de la République des lettres ayant été attaqué de quelques indispositions et de quelques maux de tête, que M. de Balzac appellerait les tranchées de ses belles productions, me fit proposer de continuer son travail, auquel il était obligé de renoncer. J’avoue que, flatté peut-être par la gloire qu’il eût jeté les yeux sur moi, j’acceptai le parti sans faire toutes les réflexions que méritait l’entreprise. Je crus que son choix me tiendrait lieu de mérite et d’excuse auprès du public, et je me suis déterminé à donner quelques essais. Puisque je suis entré dans ce détail, ajoute-t-il, l’on voudra savoir aussi sans doute pourquoi je n’ai pas continué sous le même titre de M. Bayle. Il est vrai que cela eût été plus naturel : mais mes engagemens particuliers pour Rotterdam, l’abondance des meilleurs livres qui se trouvent chez M. Leers, et quelques autres raisons dont il n’est pas nécessaire de s’expliquer, m’ont fait préférer le changement. Après tout, j’ai cru qu’il était bon de traiter le public comme ces personnes affligées par la perte d’une personne chérie, qu’il ne faut jamais ramener dans les lieux qui peuvent rappeler le souvenir et réveiller les idées de l’objet qui cause leur tristesse. On aurait toujours cherché dans les Nouvelles de la république des Lettres l’illustre auteur qui leur a donné la naissance, et le même titre mal soutenu n’aurait servi qu’à redoubler les regrets d’avoir perdu un homme inimitable. »

Cependant le sieur Desbordes, qui avait imprimé les Nouvelles de la république des lettres, les fit continuer par M. de Larroque et par quelques autres personnes, jusqu’au mois d’août de la même année ; et M. Barin, ministre français, y travailla seul depuis le mois de septembre jusqu’au mois d’avril 1689.

Nous avons vu le soin que M. Bayle avait pris pour n’être pas cru l’auteur du Commentaire philosophique. Il tâchait de dépayser même ses amis. « Ces messieurs de Londres, disait-il à M. Lenfant [122], ont une étrange démangeaison d’imprimer. On leur attribue un Commentaire philosophique sur les paroles de saint Luc, Contrains-les d’entrer, qui, en faisant semblant de combattre les persécutions papistiques, va à établir la tolérance des sociniens. » Il feignait que ce Commentaire venait de Londres, parce que quelques ministres réfugiés, qui y étaient alors, passaient pour être grands tolérans, et s’étaient même rendus suspects de socinianisme. On ne laissa pas de le soupçonner d’en être l’auteur. Pour arrêter ce soupçon, il fit publier au revers du titre des Nouvelles du mois d’avril 1687 [123], que « quelques personnes mal intentionnées pour l’auteur de la Critique générale du sieur Maimbourg, ayant affecté de lui attribuer le Commentaire philosophique sur Contrains-les d’entrer, il s’était cru obligé de se plaindre de ce mauvais office, et de déclarer qu’il regarderait comme des persécuteurs à son égard, ceux qui continueraient à débiter une conjecture aussi opposée que celle-là à toutes les règles de la critique. Il vaudrait autant, ajoutait-il, attribuer à Balzac les lettres de Voiture, et à Blondel celles de Baudius. »

Le Commentaire philosophique ne plut point à M. Jurieu. Comment aurait-il pu goûter un ouvrage où la douceur, la modération, où pour tout dire en un mot, la tolérance, était si fortement établie ? Il entreprit de le réfuter, et intitula sa réponse, Des droits des deux souverains en matière de religion, la conscience et le prince ; pour détruire le dogme de l’indifférence des religions et de la tolérance universelle, contre un livre intitulé Commentaire philosophique sur ces paroles de la parabole, Contrains-les d’entrer. Il débute [124] en se représentant comme un nouvel écrivain que l’autorité d’un ami et son propre chagrin contre ce livre allaient ériger en auteur malgré la nature et malgré lui. Il dit ensuite à son ami ce qu’il pense de ce livre ; c’est qu’il est original et non pas copie, qu’il est né français et non pas anglais. Il ajoute qu’il n’est pas d’un seul auteur. « Cela paraît, dit-il, un ouvrage de cabale, et une conspiration contre la vérité. Il n’est rien de plus inégal que le style. Dans la première partie il est clair et assez fort, et il y a des endroits dans la seconde où l’on trouve des embarras et des obscurités qui ne paraissent point du génie qui parlait auparavant. Le prétendu traducteur affecte de se servir quelquefois de vieux mots français et qui ne sont plus du bel usage ; mais je trouve la fraude un peu grossière, car d’ailleurs il paraît savoir assez de français pour écrire plus correctement. » Mais dans l’avis au lecteur il dit sans détour que les auteurs de ce Commentaire philosophique sont des théologiens français et par conséquent réfugiés. Lorsque M. Jurieu voulut ensuite faire un crime à M. Bayle d’avoir composé cet ouvrage, M. Bayle le rappela toujours à la déclaration qu’il fait ici, que c’est l’ouvrage de quelques théologiens français. Voici comment il tâche d’adoucir ce faux jugement dans un écrit satirique publié en 1691 contre plusieurs théologiens français, et particulièrement contre M. Bayle. « L’année suivante de notre dispersion, dit-il [125], parut un méchant livre intitulé le Commentaire philosophique, où cette pernicieuse doctrine de l’indifférence des religions et des dogmes dans la religion chrétienne est établie avec une témérité et une hardiesse qui va jusqu’à l’insolence. Je puis dire que ce livre me navra et me frappa jusqu’au vif. On devinait assez par la neuvième lettre du 3e. tome de la Critique générale où en était la source. Mais le style et plusieurs autres circonstances faisaient comprendre que c’était un ouvrage de cabale, et qui paraissait publié de concert par plusieurs personnes. »

M. Bayle avait fini la troisième partie du Commentaire philosophique, et l’avait donnée à l’imprimeur avant de tomber malade. L’impression en fut achevée avant la fin de février ; mais il n’en reçut des exemplaires que le 20 de juin. Elle est intitulée : Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ, Contrains-les d’entrer ; troisième partie, contenant la refutation de l’apologie que saint Augustin a faite des convertisseurs à contrainte. A Cantorbery, chez Thomas Litwel, 1687. On y réfute deux lettres de saint Augustin : l’une écrite à un évêque donatiste nommé Vincent, qui avait témoigné à ce père combien il était surpris de son inconstance, en ce qu’ayant cru autrefois qu’il ne fallait point employer l’autorité des puissances séculières contre les hérétiques, mais seulement la parole de Dieu et les raisons, il soutenait alors tout le contraire ; et l’autre, adressée à Boniface, qui exerçait la charge de tribun dans l’Afrique, où saint Augustin prétend qu’on peut employer le bras séculier pour détruire les hérétiques. L’archevêque de Paris avait fait imprimer ces deux lettres en 1685, précédées d’une longue préface intitulée : Conformité de la conduite de l’église de France pour ramener les protestans, avec celle de l’église d’Afrique pour ramener les donatistes à l’église catholique. C’est aussi le titre de tout le livre. M. Bayle avait réfuté quelques endroits de cette préface dans son discours préliminaire. Il ne se borna pas ici aux deux lettres dont je viens de parler ; il répondit aussi à ce que saint Augustin avait dit sur cette matière dans quelques autres lettres.

Dès qu’il eut vu la réponse de M. Jurieu, il écrivit une lettre à son libraire, datée de Londres, le 2030 de mai 1687. « Si vous avez, lui dit-il, encore du temps pour cela (et il n’importe que vous ayez déjà vendu quelques exemplaires), je vous prie, monsieur, de publier ce qui suit à la tête de la 3e. partie. » Il dit ensuite qu’il vient de lire le traité Des droits des deux souverains, etc., contre un livre intitulé Commentaire philosophique, etc., et qu’il l’a trouvé une fausse et très-faible attaque de ce commentaire. « L’auteur, ajoute-t-il, avoue dès l’entrée que, malgré lui et la nature, son chagrin et la volonté d’un de ses amis le vont ériger en auteur. C’est avoir peu de jugement que d’avouer une telle chose. Le chagrin ne doit pas entrer dans la composition d’un ouvrage...... Son ouvrage est vicieux dans les endroits qui devraient être le plus essentiellement solides, puisqu’il ne roule que sur une fausse position de l’état de la question et qu’il s’y bat contre un fantôme, je veux dire contre une opinion qu’il m’impute faussement. Il se tue de prouver que l’on pèche et que l’on offense Dieu très-souvent en agissant selon les lumières de la conscience. Qui lui nie cela ? Ne l’ai-je pas dit très-clairement en plus d’un lieu ? Il m’accuse aussi d’introduire l’indifférence des religions, et au contraire il n’y eut jamais de doctrine plus opposée à cela que celle qui établit qu’il faut toujours se conduire selon sa conscience. Pareilles illusions règnent dans l’endroit où il parle de la puissance législatrice du souverain en matière de religion. Pour les citations de l’Écriture, elles sont fort fréquentes dans son livre ; mais la plupart mal entendues et à la saint Augustin. En un mot, cet auteur s’est ingéré dans les choses qu’il n’a point vues, et a continuellement commis le sophisme de ne point prouver ce qu’il fallait. »

L’indisposition de M. Bayle continuant toujours, il forma le dessein de changer d’air, et d’aller prendre les eaux d’Aix-la-Chapelle. Il partit de Rotterdam le 8 d’août et alla à Clèves, où il arriva le 13 du même mois. Le lendemain il alla loger chez M. Ferrand, ministre du château de Clèves, et y demeura jusqu’au 15 de septembre qu’il passa à Bois-le-Duc, et de là à Aix-la-Chapelle accompagné de M. Piélat ministre de Rotterdam, et M. de Farjon, ministre de Vaals. Il revint à Rotterdam le 18 d’octobre ; mais il fut obligé de se reposer encore quelques mois, comme il le marque à M. Constant, dans une lettre du 22 de mars 1688. « Il y a plus de 13 mois, dit-il [126], que je tombai malade. Depuis ce temps-là, je n’ai fait que traîner et languir, et je commence seulement à ce retour de printemps à pouvoir reprendre un peu d’exercice littéraire. À mon retour d’Aix-la-Chapelle, où j’avais été boire les eaux, je trouvai ici M. votre fils..... mais malheureusement pour moi, j’étais quasi hors d’état encore de parler beaucoup, sans exciter ma petite fièvre lente ; ce qui a été ma continuelle persécution durant ma maladie, pour peu que je me mêlasse de conversation, j’empirais mon mal. » Il s’explique plus particulièrement dans sa lettre à M. Lenfant du 20 de juillet. « Vous me faites bien de l’honneur, dit-il [127], de vous souvenir comme vous faites, d’un homme quasi mort au monde, et effacé de la mémoire des vivans..... J’ai fait un voyage à Clèves, un autre à Aix ; et à mon retour ici, je me suis plongé tout l’hiver dans un quiétisme le plus grand du monde, ne lisant ni n’écrivant pas une pause d’a. Enfin, quand j’ai cru m’être assez reposé, je n’ai repris le travail que pour mes leçons de philosophie, d’abord publiques, et puis aussi particulières ; et à l’égard du reste, j’ai gardé et je garde encore une pleine et parfaite oisiveté..... Je ne me suis pas encore remis à lire ; je ne parcours pas même les journaux ; et, de peur que je ne me sente tenté de rompre le doux charme de la paresse, je vais rarement chez les libraires ; ainsi je ne sais point ce qui ce passe de nouveau chez eux. Le hasard fait quelquefois que j’entends dire qu’il court tel et tel livre. »

Tous les gens de lettres avaient été affligés de la maladie de M. Bayle : ils furent ravis d’apprendre son rétablissement. M. du Tot de Ferrare, conseiller au parlement de Rouen, homme de beaucoup de mérite, et très-versé dans le style lapidaire [128], en témoigna sa joie par cette belle inscription :

In
Doctissimi Bælii
Sanitatem restitutam

SOTERIA.
Quæ te mori vetat Gloria,

Ægrotare prohibet.
Omnibus carus et utilis
Scriptores
Critica face elucidas ti,
Censoria nota emendasti.
Quæsitor urnam movens
Magnum in nomen ituros
Æternitati
Pronuba manu dicasti.
Laboribus tuis alienos absumis,
Deliciis nostris nusquam absumendus,
In hoc venerandus,
Quod neminem contempsisti,
Is hoc verendus,
Quod neminem formidasti :
Dignus qui veritatis annos exæques,
Qui labantem sustentas cognatam veritati
Libertatem ;
Non ad unius utilitatem regionis natus,
Ita exilium toleras,
Ut vidranis optasse :
Ita cunctos eminus cominus reficis,
Ut vix credaris ullibi abesse.
Theatrum eruditionis circumductile
Factus es orbi.
Subsellia quæ dicendo fatigare non potes,
Te silentem ferre,
Te quinscente quiescere
Ne spera.

VALE, VIVE, SCRIBE.
Encænia renovatæ facundiæ

Faustis literatorum acclamationibus
Celebrantur.

1688.

M. Bayle avait songé à quitter Rotterdam. La mort de M. Paets et l’humeur violente de M. Jurieu l’en avaient dégoûté. Il pria le célèbre M. Abbadie, qui était alors à Berlin, de lui procurer un établissement dans cette ville. Il savait que l’électeur de Brandebourg protégeait généreusement les Français réfugiés : d’ailleurs il avait plusieurs amis à Berlin. M. Abbadie s’adressa à madame la maréchale de Schomberg, qui, connaissant le mérite de M. Bayle, répondit qu’elle était charmée du dessein qu’il avait de venir à Berlin, et promit d’engager M. de Schomberg à en parler à l’électeur. Mais ce grand prince tomba malade dans ce temps-là, et sa mort [129] empêcha les effets de la bonne volonté de madame de Schomberg.

M. Bayle fit publier au revers du titre des Nouvelles de la république des lettres du mois d’octobre 1687, cet avertissement sous le nom du libraire : « Nous avons reçu une lettre datée de Londres, par laquelle on nous donne avis que Jean Fox de Bruggs est le véritable nom par anagramme de l’auteur du Commentaire philosophique, et qu’il nous donnera bientôt occasion de parler de la réponse qu’il fait imprimer au traité Des droits des deux souverains. » (C’était pour préparer le public à voir bientôt une suite du Commentaire philosophique. Elle parut, en effet, sous ce titre : Supplément du Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ, Contrains-les d’entrer, où entre autres choses l’on achève de ruiner la seule échappatoire qui restait aux adversaires, en démontrant le droit égal des hérétiques pour persécuter à celui des orthodoxes. On parle aussi de la nature et origine des erreurs. A Hambourg, pour Thomas Litwel, 1688. Dans une longue préface, l’auteur dit qu’il y avait un livre intitulé Le vrai système de l’Église, etc. [130], où l’on combattait son sentiment sur la tolérance et les droits de la conscience, et que le livre Des droits des deux souverains n’était, pas le coup d’essai d’un jeune auteur, mais l’ouvrage d’un homme qui s’était fait souvent imprimer ; il avait résolu de leur répondre, et de diviser son livre en trois parties : la 1re. pour quelques supplémens qui lui paraissaient fort propres à réduire tout-à-fait au silence les contraignans ; la 2e. pour répondre à trois chapitres du Vrai système de l’Église où l’on soutenait un sentiment différent du sien, et à toutes les objections de l’auteur Des droits des deux souverains, et tout ce qu’il avait dit directement pour son opinion. Il ajoute qu’il avait pressé avec tant d’ardeur l’exécution de ce projet, qu’il en était venu à bout avant la fin de décembre 1687, et qu’on avait envoyé le manuscrit à l’imprimeur ; mais que s’étant ensuite aperçu que cet ouvrage serait trop gros, il avait cru devoir supprimer les deux dernières parties ; qu’ainsi il avait fait savoir au libraire d’arrêter l’impression, et qu’il s’était rencontré heureusement qu’on n’en était pas encore venu jusqu’à ce qu’il avait dit sur l’état d’Angleterre, sur les lois pénales, la suppression du test, etc., choses qui n’étaient pas de saison, vu le train où les affaires semblaient tendre. » Il allègue plusieurs raisons de cette prolixité, et entre autres celle-ci : « Elle est venue en partie, dit-il, de ce que ceux qui ont traduit mon anglais n’ont pu, disent-ils, ôter à l’ouvrage l’air du pays natal sans se servir d’un style diffus, outre qu’ils se sont divertis à y mêler bien des choses, tantôt dépendantes d’un système, tantôt d’un autre ; d’imiter ici la manière de penser de certains auteurs, et non pas leur style ; là le style de quelques autres, et non leur manière de penser ; et de faire ainsi plusieurs disparates, qui font, disent-ils, que les lecteurs ont donné mon Commentaire à bien des gens différens, sans s’approcher ni d’eux ni de moi dont le nom n’était couvert que sous un anagramme tant soit peu licencieux, et ils se font un divertissement de se déguiser si bien, et de donner le change aux chercheurs des pères d’un livre anonyme ou pseudonyme. » Le reste de la préface est employé à faire voir par un passage du Vrai système de l’Église que son sentiment est le même que celui de cet auteur, et par conséquent qu’il est orthodoxe ; qu’ainsi c’est à cet auteur à se répondre à lui-même, et à répondre à l’auteur Des droits des deux souverains. C’est ainsi que M. Bayle mettait M. Jurieu, auteur de ces deux livres, en contradiction avec lui-même. Il ajoute ensuite quelques réflexions qui tendent à confirmer ce qu’il a dit dans ce Supplément.

Le sieur Leers imprimait alors le Dictionnaire de M. Furetière : mais l’auteur étant mort pendant que cet ouvrage était sous la presse, ce libraire pria M. Bayle d’y faire une Préface. C’est un excellent morceau.

1689.

Au commencement de l’année 1689, il parut une brochure intitulée, Réponse d’un nouveau converti à la lettre d’un réfugié ; pour servir d’addition au livre de dom Denys de Sainte-Marthe, intitulé : Réponse aux plaintes des protestans. Suivant l’imprimé à Paris chez Étienne Noël, à la place de Sorbonne. M. DC. LXXXIX [131]. Le père de Sainte-Marthe, bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, avait publié à Paris en 1688 un livre intitulé : Réponse aux plaintes des protestans touchant la prétendue persécution de France, où l’on expose le sentiment de Calvin, et de tous les plus célèbres ministres, sur les peines dues aux hérétiques. Il prétendait que les réformés se plaignaient injustement des rigueurs exercées contre eux, puisqu’on aurait dû les traiter beaucoup plus rigoureusement, si on avait suivi les lois des premiers empereurs chrétiens, et les maximes des réformateurs qui enseignent qu’on doit faire mourir les hérétiques. Il leur reprochait aussi d’avoir pris les armes pour la défense de leur religion, et il accusait les protestans en général d’être portés à l’indépendance, et ennemis du pouvoir monarchique. La Réponse d’un nouveau converti, qui sert d’addition à cet ouvrage, est datée de Paris le 20 de décembre ; et la Lettre d’un réfugié est datée d’Amsterdam le 6 du même mois. Le réfugié, qui s’était retiré en Hollande après une longue prison, rappelle au nouveau converti les disputes qu’ils avaient eues, particulièrement sur le brûlement de Servet, et sur la prise d’armes des réformés. Il dit que son ami le renvoyait toujours au livre du père de Sainte-Marthe ; et il ajoute qu’au lieu de s’engager dans la discussion de tous ces faits, « il aima mieux employer son temps à l’oraison et à la méditation des excellentes promesses que Dieu faisait aux réformés dans l’Apocalypse ; » mais que depuis son arrivée en Hollande il avait eu occasion de consulter les plus habiles du parti qui lui avaient donné ces quatre réponses au sujet de Servet : « 1o. qu’au pis aller, ce n’est tout au plus qu’une faute personnelle, le parti n’ayant point trempé à ce procès ; 2o. que s’il y a eu quelques docteurs qui aient écrit autrefois pour la justification de ces sortes de procédures, ils n’ont pas fait des disciples, et qu’il y a long-temps qu’on est guéri parmi les réformés de ces sentimens violens ; 3o. que la doctrine que quelques-uns peuvent avoir eue sur cette matière regardait un si petit nombre d’hérétiques, qu’elle ne doit pas servir de sujet de récrimination à des gens dont les cruautés sont si générales ; 4o. enfin que la pratique des réformes les justifie assez, puis que depuis Servet il ne se trouve pas que l’on ait puni des sociniens parmi eux, et que jamais on n’a étendu la théorie de Calvin sur les papistes. » Pour ce qui regarde la prise d’armes des sujets opprimés pour cause de religion, il dit que des gens très-habiles et très-pieux l’ont assuré qu’elle était licite lorsque les sujets n’avaient pour but que de se procurer la liberté de suivre les lumières de leur conscience, prêts en toute autre chose à donner des marques de leur fidélité à leur souverain ; qu’ainsi les réformés ne doivent pas avoir honte de ce que leurs pères avaient pu dire et faire à cet égard. Il lui envoie les deux dernières Lettres pastorales de M. Jurieu, et l’exhorte à rentrer dans l’église protestante. « Vous ne sauriez mieux prendre votre temps, dit-il, pour vous retirer du milieu de la Babylone spirituelle. Vous pourriez bien vous y perdre pour le temps aussi-bien que pour l’éternité, et les grands succès dont Dieu a déjà favorisé la sainte et héroïque expédition du plus accompli prince qui soit aujourd’hui sur la terre, nous font voir que le temps est enfin venu où la vraie Église doit jouir d’une florissante prospérité. Vous m’entendez, vous savez que je ne veux pas seulement dire que tout va mal en Angleterre pour vous, mais aussi que Dieu a frappé vos rois et le pape plus que tous les autres du plus grand étourdissement qui se soit vu, et le plus fécond en bévues. »

Le nouveau converti commence sa réponse par la critique d’une des pastorales, et ensuite il examine les quatre réponses qu’on avait fournies au réfugié, touchant Servet ; il les réduit à ces quatre questions : « 1o. Si le supplice de Servet vint de la mauvaise humeur de quelque particulier, ou s’il fut communément approuvé par les protestans ; 2o. si les protestans d’aujourd’hui ont d’autres pensées que ceux du siècle précédent sur le supplice des hérétiques ; 3o. si la doctrine des réformateurs sur la peine des hérétiques se peut justifier en disant qu’elle ne regardait qu’un petit nombre d’hérétiques en comparaison du grand nombre d’errans que les docteurs catholiques estimaient punissables ; 4o. si la pratique des calvinistes à l’égard de la peine des hérétiques, peut justifier les dogmes de leurs théologiens là-dessus. » Le nouveau converti prend la négative sur toutes ces questions ; et, en réfutant la seconde, il réfute en même temps ce que M. Bayle, dans sa Critique générale, et M. de Jurieu, dans son Apologie de la réformation, avaient répondu à M. Maimbourg sur le sujet de Servet, et ce que M. Jurieu, dans ses Pastorales, et M. Roux, dans sa Séduction éludée, avaient répondu sur le même sujet à M. l’évêque de Meaux. Jusques ici il garda beaucoup de modération ; mais il attaqua violemment les protestans dans la suite de cet écrit intitulé : Réflexions sur les guerres civiles des protestans, et la présente invasion de l’Angleterre. Il dit que la révolution d’Angleterre ne l’a point surpris, parce qu’il sait de quoi est capable une religion accoutumée à porter les peuples à la révolte. Il ajoute que cet événement est une apologie de la conduite des princes qui ont purgé leur royaume d’une telle secte, et que la promptitude de ce changement, dont les protestans s’applaudissent, est un témoignage que la crainte d’être opprimés par les catholiques n’a point été le ressort de cette affaire ; qu’on n’a détrôné le roi Jacques que parce qu’il n’avait pas voulu épouser les passions des ennemis de la France, jaloux de sa prospérité ; mais que toutes les ligues formées contre Louis XIV ne faisaient qu’augmenter sa gloire, et agrandir partout l’idée de son pouvoir formidable. Il soutient que les princes catholiques ont donné de plus grands exemples de tolérance que les protestans. Il insulte à tout le corps des réfugiés sur les hautes espérances de quelques-uns, qu’il représente attendant, comme les juifs, un Messie qui subjuguerait les rois papistes, et irait faire son entrée triomphante dans Rome. Il trouve qu’il y a de la vanité aux Français réformés à regarder leur parti en France comme s’il était tout le parti protestant, et la ruine de leurs temples comme celle de toute la religion protestante. Il les accuse de se repaître de visions, de songes, et d’explications chimériques de l’Apocalypse, comme si l’édit de Nantes avait été le but et l’objet principal des oracles du Saint-Esprit, dans ce livre sacré. Enfin, il les accuse d’être animés de l’esprit de rébellion et de satire, et atteints d’une maladie invétérée et incurable, de se soulever d’un côté contre leurs légitimes souverains, et de l’autre de remplir toute la terre des plus infâmes calomnies qui se puissent imaginer. À la tête de ce petit livre, il y a un avis du libraire de Hollande, où l’on dit que l’auteur de cette réponse l’avait envoyée de Paris, in-4o., à celui de la lettre ; qu’on ne doute point que M. Pélisson n’y ait eu beaucoup de part, encore que le style en soit différent du sien, parce que c’est à un de ses intimes qu’a été écrite la lettre qui y a donné lieu. On ajoute qu’un très-habile auteur travaillait incessamment à une réplique, où l’on verrait l’une des plus délicates questions de morale, et surtout pour ce temps-là, traitée avec tous les agrémens et la fidélité possibles, et qu’on espérait de la distribuer dans peu de mois.

M. Bayle parle de cet écrit dans une de ses lettres à M. Roux. « On vient, dit-il [132], de nous critiquer à Paris, vous et moi, mais moins que M. Jurieu, dans une Réponse d’un nouveau converti, etc., laquelle réponse on prétend être d’un élève ou prosélyte de M. Pélisson. Si M. Pélisson y a quelque part, il faut qu’il ait cru le bruit très-faux qui a pu arriver jusqu’à ses oreilles, que j’étais l’auteur d’une lettre volante qu’on a imprimée à Amsterdam, en réponse à ses Chimères de M. Jurieu [133] : car M. Pélisson, dans son dernier livre, avait parlé fort honnêtement de moi, au lieu que ce nouveau converti en parle durement. L’ouvrage dont je vous parle est court et assez mal écrit, mais outrageant pour le parti. On l’a réimprimé en ce pays. » M. Bayle parlait ainsi d’après l’avis du libraire ; mais tout ce qu’on y disait n’était qu’un jeu. Cet écrit n’avait pas été imprimé à Paris [134], et on ne vit point paraître la réplique que le libraire promettait.

Si on le regarde comme une suite du Commentaire philosophique, on croira sans doute que M. Bayle en est l’auteur. Il est naturel de supposer qu’ayant vu avec douleur que ce commentaire, destiné à combattre l’intolérance de l’église romaine, avait été représenté par les ministres comme un livre pernicieux, il ait, sous le personnage d’un nouveau converti, employé la voie de la récrimination pour les forcer à se déclarer pour la tolérance, ou à donner gain de cause aux controversistes catholiques. D’ailleurs, il est visible que l’auteur en veut particulièrement à M. Jurieu, le principal fauteur de l’intolérance : il se moque de ses explications de l’Apocalypse, et des espérances chimériques dont il repaissait les réfugiés. Il l’a aussi en vue dans cette espèce de digression qu’on trouve à la fin, sous le titre de Réflexions sur les guerres civiles des protestans, etc., comme il serait facile de le faire voir.

Cependant on regarda cet écrit en Hollande comme venant de M. Pélisson [135]. On se le persuadait d’autant plus aisément, qu’on savait qu’il avait beaucoup travaillé aux conversions, et publié quelques traités de controverse sous le titre de Réflexions sur les différens de la religion. M. Jurieu ne balança pas à lui attribuer cette Réponse (G) ; et sur ce qu’on accusait les protestans de soutenir qu’il était permis de se servir du glaive pour punir les hérétiques, il dit qu’on verrait bientôt quelle serait leur conduite à cet égard. « La première partie de cet ouvrage, dit-il [136], est employée à prouver que, même selon nos principes, il est permis de persécuter les hérétiques, et de les poursuivre même jusqu’à la mort. À Dieu ne plaise qu’il nous arrive de passer jusqu’à ces excès ; mais au moins nous prions cet auteur de s’en souvenir si quelque jour nous sommes en état d’humilier et d’abaisser son parti. S’il est permis de tuer les hérétiques et les chrétiens idolâtres, il doit être permis à plus forte raison de les mortifier, sans violenter leur conscience, par tout ce qui les peut induire à reconnaître leur aveuglement. Le temps nous apprendra quel parti aura désormais plus besoin de la modération de l’autre. »

Cette menace était fondée sur le système prophétique de M. Jurieu (H). Il avait trouvé dans l’Apocalypse que la persécution des réformés en France cesserait en 1689, et que la réformation serait établie dans tout le royaume par l’autorité même du roi. On voyait déjà en France, disait-il, des prodiges et des miracles qui étaient les avant-coureurs de ces événemens (I). Si quelqu’un doutait de ces prétendus miracles, il le mettait au rang des impies et des profanes (K). C’est par-là que M. de Bauval encourut son indignation [137], et que M. Bayle ralluma son animosité et sa haine [138]. Mais la suite fit voir qu’il s’était trompé, et il crut alors que la réformation ne pouvait être rétablie en France que par la force des armes (L). C’était sa dernière ressource ; il tourna toutes ses vues de ce côté-là. Dans ses écrits, il préparait les peuples à cette grande révolution (M). Il s’attacha à prouver que l’autorité des souverains vient des peuples, et qui y a un pacte mutuel entre le peuple et le souverain [139]. Il soutint qu’on pouvait défendre sa religion par les armes [140]. Il fit aussi l’Apologie de la révolution d’Angleterre, et du roi Guillaume [141] que l’on attaquait violemment dans plusieurs libelles publiés en France (N). On vit encore paraître d’autres ouvrages sur ce sujet, composés par des réfugiés. Il se trouva même quelques personnes qui, abusant de la liberté que l’on a de se faire imprimer en Hollande, publièrent des écrits romanesques et satirique contre Louis XIV, contre le roi Jacques, et contre la reine son épouse ; mais ces libelles n’étaient goûtés que de la plus vile populace, et la plupart n’étaient pas écrits par des réfugiés.

1690.

Au milieu de cette guerre d’auteurs politiques et satiriques, on vit paraître sur la fin du mois d’avril 1690 un livre intitulé : Avis important aux réfugiés sur leur prochain retour en France, donné pour étrennes à l’un d’eux en 1690 ; par M. C. L. A. A. P. D. P. À Amsterdam, chez Jacques le Censeur, 1690. Ce livre était écrit en forme de lettre à un ami, datée de Paris le 1er. de janvier 1690. Dès l’entrée, l’auteur raillait les réfugiés sur les espérances qu’ils avaient conçues de voir des événemens extraordinaires en 1689. « Voici, dit-il, l’année 1669 expirée, sans qu’il soit rien arrivé de fort mémorable. Vous vous promettiez monts et merveilles dans cette année-là ; qu’elle serait fatale à l’église romaine en général, plus fatale encore à la France ; qu’on ne verrait que grandes crises d’affaires, que révolutions miraculeuses, et tout ce, en un mot, qui est le plus digne d’une année climatérique du monde. Vous avez vu au contraire toutes choses rouler si naturellement, si uniment et si fort tout d’une pièce, qu’il serait malaisé de rencontrer dans l’histoire une guerre aussi générale que celle-ci, dont la première campagne dans la plus grande animosité des parties, ait été aussi peu chargée d’événemens que l’année 1689. Pour le moins est-il certain que l’affaire que vous regardiez comme la plus immanquable, savoir votre rétablissement, n’est point encore arrivée. Je ne vous le dis pas, continuait il, pour vous insulter, à Dieu ne plaise, vous savez mes sentimens : vous n’ignorez pas que j’ai désapprouvé la conduite qu’on a tenue envers vous, et que j’ai un regret extrême de ce que la France s’est privée de tant d’honnêtes gens, et de personnes de mérite qui ont été chercher un asile dans les pays étrangers. De sorte que, si je vois avec plaisir que l’année 1689 n’a point répondu à vos prédictions, ce n’est nullement à cause du préjudice que vous en recevez, mais à cause qu’on doit être bien aise, en faveur de la raison et du bon sens, que la superstition des nombres et la crédulité populaire soit démentie par des expériences palpables qui puissent autant l’affaiblir, qu’elle se serait fortifiée par les événemens à quoi vous vous étiez attendus. » Après cela, il félicitait son ami sur les dispositions favorables qu’on disait être dans l’esprit du roi de France pour le rétablissement des réformés, et l’assurait qu’en général tout ce qu’il y avait de plus raisonnable dans les trois ordres du royaume approuverait qu’on leur laissât une honnête liberté. « Mais permettez-moi, ajoutait-il, de vous avertir d’une chose, vous, monsieur, et tous vos confrères réfugiés en divers pays étrangers ; c’est de faire une espèce de quarantaine avant que de mettre le pied en France, afin de vous purifier du mauvais air que vous avez humé dans les lieux de votre exil, et qui vous a infecté de deux maladies très-dangereuses et tout-à-fait odieuses ; l’une est l’esprit de satire, l’autre un certain esprit républicain qui ne va pas à moins qu’à introduire l’anarchie dans le monde, le plus grand fléau de la société civile. Voila deux points sur lesquels je prends la liberté de vous parler en ami. »

Sur le premier point, qui regarde les écrits satiriques, il se plaint amèrement de tant de libelles pleins d’injures et de contes scandaleux dont le public était inondé et où les réfugiés paraissaient, dit-il, ne respirer que la vengeance. Il les impute tout le corps des réfugiés, parce qu’il ne les avait pas désavoués publiquement. Il remonte même jusqu’à leurs ancêtres et les accuse d’avoir introduit la licence des libelles diffamatoires. Il soutient que cet acharnement satirique est toujours la marque infaillible de l’hérésie, et fait voir combien la médisance est opposée à l’esprit du christianisme. Il rappelle les réfugiés à la patience des premiers chrétiens, et oppose à l’intempérance de leur plume la modération des catholiques d’Angleterre réfugiés en France et des écrivains français. Il n’épargne pas l’empereur, ni même le pape, parce qu’il n’était pas ami de la France. Cependant, il se représente comme plein d’amour, de charité et de compassion pour les réfugiés : il proteste qu’il ne leur a parlé si fortement. que pour les porter à s’amender et à faire un désaveu public de leurs satires. C’est ainsi qu’il adoucit l’amertume de ses reproches et de ses insultes. Il passe ensuite aux écrits séditieux, et comprend sous ce nom tous ceux où l’on soutenait « que les souverains et les sujets s’obligent réciproquement et par voie de contrat à l’observation de certaines choses, de telle manière que si les souverains viennent à manquer à ce qu’ils avaient promis, les sujets se trouvent par-là dégagés de leur serment de fidélité et peuvent s’engager à de nouveaux maîtres, soit que tout le peuple désapprouve le manquement de parole de ces souverains, soit que la plus nombreuse et la plus considérable partie y consente. » Il prétend que c’est sur ce fondement que les réformés ont appuyé toutes leurs guerres civiles et qu’ils établissent leurs maximes séditieuses. Il combat vivement cette doctrine, se servant de la manière de disputer que l’on appelle reductio ad absurdum, et soutient avec beaucoup de chaleur le dogme de la souveraineté absolue des rois. Il ramasse tous les reproches que M. Arnaud, dans son Apologie pour les catholiques et d’autres controversistes, avaient faits aux protestans, touchant les principes de Buchanan, de Junius Brutus et de Pareus, et exhorte les réfugiés à faire quelque chose qui montrât qu’ils n’étaient point infectés de ces hérésies politiques. Il met la mort de Charles Ier., roi d’Angleterre, sur le compte des presbytériens, et reproche à l’église anglicane d’avoir abandonné la saine doctrine de la soumission due aux souverains, qu’elle avait défendue avec tant de zèle, pour passer dans le dogme presbytérien de la justiciabilité des monarques. Enfin il représente les protestans, et particulièrement les réfugiés, comme des séditieux qui portent partout la rébellion et l’anarchie, et déclare que les princes ne sauraient compter sur leur fidélité.

Toutes ces invectives sont suivies d’une espèce de digression intitulée : Réflexions sur l’irruption des Vaudois. Il avoue que les Vaudois ont été traités injustement, mais il soutient qu’ils sont inexcusables d’être entrés les armes à la main dans leur pays, et d’avoir fait la guerre à leur prince, ce qui lui donne occasion de revenir au pouvoir absolu des souverains. Après cela vient la conclusion. « Vous voyez présentement, dit-il, en quoi consiste la quarantaine que les catholiques les mieux intentionnés pour vous souhaitent que vous fassiez avant que de mettre le pied en ce royaume ; c’est de protester publiquement, ou que vous n’avez jamais approuvé les libelles diffamatoires et séditieux que vos auteurs ont publiés par monceaux, ou que vous avez un véritable repentir de les voir approuvés, et un regret extrême de n’avoir pas connu le mal qu’il y avait là-dedans, ou de n’avoir pas eu la force de crier contre. » Il reprend encore cette matière, et fait ensuite plusieurs réflexions sur la campagne de 1689, qui tendent à relever la grandeur de la France et la gloire de Louis XIV. De là il passe à la révolution de Siam dont on était fort content en Hollande, à cause de l’échec que la France y avait reçu. Il dit que les controverses des protestans étaient empirées depuis quatre ou cinq ans, surtout à l’égard de leurs guerres civiles ; et il met en opposition la fidélité des catholiques français pour Henri IV, et celle des protestans anglais pour Jacques II. Il permet à son ami de publier cette lettre et d’y faire les changemens qu’il jugerait à propos. Il finit par une prière très-dévote et par des vœux pour la conversion de son ami au catholicisme ; mais « si l’heure, ajoute-t-il, n’est pas encore venue pour cet heureux changement, fasse le ciel qu’au moins vous soyez revêtu des sentimens que tout honnête homme doit avoir pour sa patrie ! »

Si on compare cet Avis aux réfugiés avec l’article de la Réponse d’un nouveau converti à la lettre d’un réfugié, intitulé Réflexions sur les guerres civiles des protestans, on y trouvera une grande conformité, mêmes sentimens, mêmes reproches, mêmes insultes. L’un n’est, pour ainsi dire, que le prélude ou l’ébauche de l’autre. On a suivi les mêmes idées et travaillé sur le même plan, mais d’une manière assez différente pour faire douter que ces deux écrits viennent de la même main. Dans l’Avis, les matières sont plus étendues, plus ornées, plus attachantes, le style est plus correct, plus vif, plus véhément.

Ce livre est précédé d’une préface dont l’auteur, réfugié à Londres, est aussi zélé protestant que celui de la lettre paraît ardent catholique : il dit que cet écrit le surprit extrêmement dès la lecture des premières pages ; que c’était l’ouvrage d’un de ses anciens amis, avocat de titre, mais qui s’était moins occupé au barreau qu’à la lecture des livres de controverse ; qu’il doit lui rendre ce témoignage qu’il avait hautement désapprouvé les dragonneries, et qu’il ne comprenait pas pourquoi il l’avait choisi pour le rendre le dépositaire d’un tas d’indignités versées sur le papier avec la dernière aigreur ; tant contre tout le corps des protestans, que contre ceux qui avaient cherché, hors de France, leur cruelle marâtre et non pas à proprement parler leur patrie, un asile pour y servir Dieu selon la pureté de la foi. « Le sujet, dit-il, de ces manières si dures, si outrées et si éloignées de l’équité et de la modération que j’ai toujours remarquées en lui, c’est premièrement que les réfugiés étant en lieu de pouvoir se plaindre en liberté des traitemens barbares et véritablement dignes de la religion de l’Antechrist, autant qu’indignes de toute sorte d’humanité, qu’ils ont soufferts en leur pays, ont publié leurs plaintes contre la France assez vivement. C’est, en second lieu, que les protestans de l’Angleterre et de l’Écosse n’ont pas été assez simples, après tant d’expériences qu’on a de la mauvaise foi et de la cruauté de l’église romaine, de se laisser mener à la tuerie comme des brebis muettes, ayant mieux aimé, selon les lois et les priviléges de leur nation, secouer le joug, s’affranchir de l’esclavage, et recevoir le libérateur que Dieu leur a suscité, comme il fit souvent à son peuple d’Israël au temps des juges. » Il ajoute qu’il a résolu de faire à cet ancien ami une réponse si vigoureuse, qu’il se repentirait de l’avoir si durement et si malignement provoqué, mais que l’on connaîtrait bien mieux la justice de son ressentiment, si on voyait cet écrit tel qu’il l’avait reçu ; qu’il en avait retranché une infinité d’endroits d’un emportement inouï, et n’avait conservé que certaines choses qu’il se proposait de discuter et de réfuter exactement dans la réponse qui préparait. Il donne le plan de cette réponse, et ajoute qu’en attendant qu’elle parût, il avait jugé à propos de publier cet écrit, afin que ses frères sussent sur quel pied on les regarde et quelles réflexions empoisonnées on fait contre eux, espérant que quelqu’un prendrait la plume pour faire leur apologie, en ne s’arrêtant qu’au gros de ces deux points, les écrits satiriques et les écrits séditieux, pendant qu’il épluchera les autres articles par le menu, et qu’il n’y laissera rien qu’il ne réfute amplement et fortement. Il invite l’auteur des Lettres sur les matières du temps à le faire, et dit qu’il y est d’autant plus intéressé, qu’on l’a mis au rang des auteurs qu’on traite de satiriques. « Il sera très-aisé, ajoute-t-il, de justifier nos réfugiés, car, m’étant adressé par lettre à quelques amis de Hollande, on m’a assuré 1o. que les écrits concernant des aventures amoureuses, où des personnes de la première qualité sont diffamées, ont été composés par des papistes, dès avant qu’il y eût des réfugiés ; 2o. que les nouvellistes dont la France se peut plaindre le plus ne sont point des réfugiés, et qu’il y en a même qui ne sont point Français. » Il rend compte des changemens qu’il a faits dans l’écrit de son ami, et finit par l’éloge du roi Guillaume, favori de Dieu. « On le peut à bon droit, dit-il, surnommer tel et lui appliquer ce que l’Écriture dit de David, que Dieu a trouvé en lui un homme selon son cœur, qu’il l’a conduit par la main et l’a fait seoir sur le trône ; avec cette avantageuse différence qu’au lieu que David ne fut mis en possession du royaume de son beau-père réprouvé de Dieu, que quelque temps après sa mort, Dieu a anticipé cette faveur pour le roi Guillaume, lui ayant donné les couronnes de son beau-père de son vivant. » Il ajoute que les princes les plus animés contre la religion protestante, que la très-auguste maison d’Autriche dont le zèle pour sa religion est assez connu, et tous les princes catholiques d’Allemagne, ont applaudi à cette bienheureuse révolution, et qu’elle était visiblement un ouvrage miraculeux de la providence, qui avait confondu et le conseil de France et celui de Jacques II ; puisque, y ayant une infinité de moyens de traverser puissamment cette entreprise, ils avaient pris précisément la seule route qui la rendait immanquable.

L’Avis aux réfugiés fut imprimé secrètement à la Haye. On y fit d’abord plusieurs réponses. M. Tronchin du Breuil justifia les réfugiés dans ses Lettres sur les matières du temps [142]. M. de Bauval fit voir dans son journal [143] combien les plaintes de cet auteur étaient injustes et déraisonnables ; et M. Coulan, ministre réfugié à Londres [144], répondit plus au long dans un ouvrage intitulé : La Défense des réfugiés contre un livre intitulé Avis, etc. [145]. Voici le jugement que M. Bayle fit de ces réponses, dans un ouvrage publié en 1692. Après avoir désigné l’Avis aux réfugiés, il ajoute [146] : « J’entends cette manière de sermon où l’on nous a censurés d’un prétendu penchant pour les libelles et pour les guerres civiles, avec autant de véhémence que jamais ministre en ait témoigné dans un sermon de jour de jeûne, en décriant ses auditeurs comme coupables de transgression du Décalogue. Et puisque l’occasion s’en présente, continue-t-il, il ne sera pas hors de propos de dire ici que les violens reproches de ce sermonneur ont produit un bon effet. Peut-être ne sont-ils pas cause que les méchans petits livres satiriques tombent un peu moins dru parmi nous qu’auparavant ; mais au moins est-il certain qu’ils ont obligé les plus excellentes plumes du parti à faire savoir au public que c’est à tort qu’on veut rendre le corps des réfugiés responsable de ces mauvais livres : si bien que dans toute la postérité nous aurons des actes contemporains pour nous purger des malignes imputations qu’on tâchera de verser sur notre cause. Qu’on ne dise pas que ces excellentes plumes qui ont donné le désaveu l’ont fait anonymement ; car ayant répondu pour le général, sans que personne se soit pourvu contre leur déclaration, c’est une marque que le corps y acquiesce. Joignez à cela que le nom de celui qui écrit tous les quinze jours sur les matières du temps d’une manière si fine et si judicieuse est désormais connu d’un chacun. Et pour celui qui publie. l’inimitable Histoire des ouvrages des savans, y a-t-il quelqu’un qui ne le connaisse par son nom ?... Quant à celui qui vient de donner la Défense des réfugiés contre l’Avis important, ce ne peut être qu’une personne très-digne d’en être crue lorsqu’elle assure quelque chose comme de la part de ses confrères. Il satisfait pleinement aux reproches qui regardent l’esprit satirique, et il éclaircit son sentiment sur l’autre point avec une grande dextérité d’esprit. Tout bien considéré, on trouvera qu’encore qu’un désaveu qui aurait précédé les sanglans reproches de l’adversaire ; et qui aurait été fait par des gens chargés d’une procuration synodale, aurait été et plus glorieux et plus authentique, il n’y a néanmoins que des chicaneurs outrés qui puissent revenir à la charge. » On a fait quelques autres réponses à cet ouvrage (O).

M. Bayle lui-même avait dessein d’y répondre ; mais à peine eut-il travaillé deux ou trois jours, qu’il fut arrêté par des difficultés qui l’obligèrent à consulter un des ministres nommés pour l’examen des livres. La lettre qu’il lui écrivit est si curieuse et si importante pour faire connaître les véritables sentimens de M. Bayle, que, quoiqu’elle ait déjà paru dans la Bibliothéque raisonnée [147], je n’ai pas cru pouvoir me dispenser de l’insérer ici. Je la donne d’après l’original qu’on m’a fait la grâce de m’envoyer [148].

« À Rotterdam, le 20 janvier 1691, chez mademoiselle Wits, sur le Scheepsmakers-have.

» Monsieur,

» Puisque votre église est une de celles qui doivent examiner les livres, je prends la liberté de vous consulter sur un écrit que l’on me conseille de publier : c’est une réponse à l’Avis aux réfugiés.

» Dès que ce libelle eut paru, il y eut des gens de mérite qui me firent la grâce de me dire qu’en le lisant ils m’avaient cru propre à y répondre, et qu’ils me venaient voir exprès pour me prier de me charger de ce petit soin. Cela m’obligea, contre la coutume où je suis de ne lire presque rien de tout ce qui court sur les affaires du temps, à lire ce prétendu Avis important, et j’entrai d’abord dans la pensée qu’on m’avait proposée, c’est-à-dire dans le dessein d’y répondre.

» Mais, en examinant la chose de près, j’y trouvai certains embarras à cause que je ne crus point que ce fût la peine de répondre si l’on ne faisait approuver, par notre synode, ou par les églises qui le représentent à cet égard, la réponse que je ferais, et que je prétendais faire rouler sur un désaveu authentique tant des libelles satiriques qui pourraient s’imprimer ici, que de la doctrine qui met la souveraineté des états dans les peuples. Je ne prétendais pas soutenir que personne parmi les réfugiés n’enseignât cette doctrine, mais que ce n’était que le sentiment de quelques particuliers, et qu’en général les ministres étaient dans les lieux de leur dispersion, comme ils étaient en France lorsque tant d’habiles écrivains s’élevèrent contre l’attentat des parlementaires d’Angleterre qui soumirent à leur juridiction, jusqu’à la peine de mort, la personne de Charles Ier.

 » On sait comment M. Bochart de Caen, M. Amirault, M. de Saumaise, etc., soutinrent que nous n’étions pas du sentiment des presbytériens de delà la mer sur le fait de la souveraineté. Plusieurs habiles ministres m’assurent tous les jours qu’eux et plusieurs de leurs amis sont là-dessus comme M. Daillé et M. de l’Angle, etc. ont représenté les protestans de France, et que je puis mettre en fait cela, et qu’il n’y a que le désaveu du dogme de la souveraineté des peuples qui nous puisse justifier du décri où nos adversaires nous mettent pour nous fermer à jamais l’entrée du royaume de France, comme à des républicains, qui mettent les rênes du gouvernement non-seulement entre les mains des notables, mais de la canaille même, si les notables ne font pas leur devoir. Je leur ai avoué qu’en effet un tel désaveu est la seule réponse qu’il faut faire à l’Avis aux réfugiés, mais que de le donner en l’air et sans commission ou approbation synodale, c’était peine perdue. On m’a assuré que j’aurais une telle approbation. Or voici, monsieur, les embarras que j’entrevois.

 » I. Un laïque comme moi et un philosophe de profession ne me semble pas un sujet bien choisi pour être le dénonciateur public des véritables sentimens des réfugiés ; un ministre ferait cela avec plus de bienséance et de poids.

 » II. Le respect que j’ai toujours eu pour M. Jurieu, et les liaisons intimes qui sont entre nous de temps désormais immémorial, m’ont paru un obstacle capital ; car, puisqu’il s’est déclaré hautement pour le sentiment contraire, c’est chercher à le brusquer et à le choquer de gaieté de cœur que de se charger d’une commission telle que celle qu’on me proposait.

 » III. Il y a bien plus, c’est que non-seulement ces considérations personnelles doivent m’éloigner de ce travail par rapport à moi et à M. Jurieu, mais aussi à cause de nos frères de France qui se nourrissent tous les jours avec fruit et succès des Lettres pastorales de M. Jurieu, lesquelles par conséquent nous devons laisser saines et sauves de toute atteinte de nos censures synodales, ce qu’on ne ferait pas si le synode approuvait ma réponse à l’Avis aux réfugiés ; car cette approbation serait une condamnation formelle de quatre ou cinq Lettres pastorales de M. Jurieu, de quoi les convertisseurs de France ne manqueraient pas de se prévaloir en disant à nos frères qu’ils ne doivent faire aucun cas des écrits de ce ministre dont les sentimens sont si outrés et si violens, diraient-ils, que les synodes n’ont pu s’empêcher de le flétrir, et de lui ôter quasi toute lettre de créance. Il me paraît, monsieur, que c’est un terrible inconvénient, et que nous ne devons pas fournir des armes à nos adversaires contre ceux qui travaillent à soutenir le roseau cassé de nos églises de France, et à y conserver le lumignon fumant.

 » IV. Enfin je considère que pour donner le désaveu au dogme de la souveraineté des peuples, il faut se renfermer, en répondant à l’Avis, au sentiment particulier des réfugiés, sans se mêler de ce que les protestans de la confession de Genève croient en Hollande et en Angleterre. Or, n’est-ce pas le moyen de nous rendre odieux que de ne rien dire pour la justification des dernières révolutions d’Angleterre, lorsqu’on répond à un libelle qui les a reprochées si aigrement ? N’est-ce pas même indirectement condamner la conduite de la Hollande et de l’Angleterre, que de désavouer synodalement la doctrine de M. Jurieu, de Junius Brutus, de Buchanan, etc, etc. ? et quel mal ne pourrait pas venir de là sur le corps des réfugiés ?

 » Pour toutes ces considérations, je n’eus pas plus tôt travaillé à la réponse dès le mois d’avril dernier deux ou trois jours, que je la laissai tout-à-fait, donnant pour raison que, d’autres y travaillant, je voulais voir comment ils s’en tireraient. On l’a vu, monsieur, on a publié depuis peu la Défense des réfugiés, qui n’est qu’une justification la plus étudiée, et l’apologie la plus travaillée du dogme de la souveraineté des peuples, je dis des peuples en tant que distincts des rois, des sénats, des états-généraux, et autres corps représentatifs. Il est évident que quand nous aurions cent argumens pour prouver que ce dogme est vrai, nous n’avancerions point nos affaires, et que sur l’étiquette du sac, je veux dire sur le simple aveu que nous le croyons très-vrai, on nous regarderait en France comme inhabiles à y rentrer jamais. Cette Défense donc ne sert de rien à notre cause, puisqu’elle ne nie pas que l’accusation des adversaires ne soit fondée en fait, et qu’elle soutient seulement que ce fait est juste et bon. J’ai donc vu alors renouveler les instances pour reprendre mon travail, et on m’a assuré que j’obtiendrais toutes les approbations que la chose demande. Je n’ai pas néanmoins voulu m’engager fort avant sans vous avoir consulté, monsieur, et sans vous supplier très-humblement de m’honorer de vos bons conseils sur les griefs que je vous ai articulés en toute confiance. Faites-moi savoir, je vous prie, franchement (et soyez assuré que j’userai de toute la discrétion que vous voudrez exiger) ce que vous croyez pour le mieux, et s’il ne serait pas plus à propos de laisser tomber un libelle qui est désormais inconnu, et en tout cas si on approuverait synodalement la réponse qui désavouerait les dogmes à nous imputés par les papistes. Excusez, s’il vous plaît, mes ratures. Je suis avec toute sorte de respect,

» Monsieur,

» Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
» Bayle. »

M. de Bauval donna dans son journal du mois de mai 1690, l’extrait d’une lettre de l’auteur de l’Avis aux réfugiés [149]. « Je vous avouerai, dit cet auteur, que j’ai été surpris de voir mon ouvrage public. Je ne l’avais point confié à mon ami dans ce dessein-là. Surtout il y a certains endroits que je ne puis approuver. Ce sont ceux où il est parlé de la manière dont on vous a traités en France. Vous jugez bien que, quand je penserais ce qu’il me fait dire, je n’aurais pas eu l’imprudence au milieu de Paris de débiter de pareilles choses. Je vous l’enverrai peut-être bientôt réimprimé avec les changemens nécessaires. » Et dans le mois de février 1691, il publia l’extrait d’une lettre de Paris, qui portait que cet ouvrage était sous la presse. « On réimprime actuellement ici, disait l’auteur de cette lettre [150], l’Avis aux réfugiés avec privilége du roi. L’auteur, qui s’était tenu clos et couvert, à cause de diverses choses qui ne pouvaient qu’irriter M. l’archevêque de Paris et le père de la Chaise, a trouvé moyen de faire sa paix, en ajoutant ou diminuant ce qui pouvait leur déplaire. » En effet, il s’imprimait avec privilége du roi, daté le 20 d’octobre, et on en vit les deux premières feuilles en Hollande le mois de mars suivant [151]. On retrancha la préface de la première édition, et on y substitua cet avis au lecteur. « Cet écrit ayant été envoyé par l’auteur aux pays étrangers, à un de ses amis, il a été imprimé avec divers changemens contraires à son intention. C’est ce qui l’oblige à le faire réimprimer en France en sa forme véritable et naturelle. Il proteste sincèrement qu’il n’a eu aucun dessein que de faire son devoir, en faisant connaître à ceux à qui il prend intérêt certaines vérités importantes sur lesquelles on ne fait pas assez de réflexion, et qu’il a si peu regardé la faveur et les espérances de la cour, qu’il a même évité d’en être connu, se cachant pour cette bonne action avec autant de soin qu’on se cache pour les mauvaises. » Mais cette édition fut interrompue par la mort du libraire. On la reprit quelques mois après, et elle fut achevée d’imprimer le 9 de décembre 1692, avec un nouveau privilége du 19 de septembre dont voici l’exposé. « Notre amée Marie-Madeleine Guellerin, veuve de Gabriel Martin, vivant imprimeur et libraire dans notre bonne ville de Paris, nous a fait remontrer que par nos lettres du 20 octobre 1690, signées le Petit, et scellées, nous avons permis à l’auteur du livre intitulé, Avis important aux réfugiés sur leur prochain retour en France, de faire imprimer, vendre et distribuer ledit ouvrage partout notre royaume, pendant le temps et espace de dix années, lequel auteur a cédé son droit audit feu Gabriel Martin, mari de l’exposante : mais ayant affecté de demeurer inconnu au public, il fit difficulté de laisser enregistrer ledit privilége expédié en son nom, sur les registres de la communauté des libraires de notre ville de Paris ; ce qui, avec la maladie et la mort de feu Gabriel Martin, interrompit l’impression dudit ouvrage déjà commencé, et le retarderait encore, s’il ne nous plaisait, en conséquence du traité fait avec ledit auteur, et de son consentement, faire mettre ledit privilége au nom de l’exposante. À ces causes, désirant favorablement traiter ladite exposante, nous lui avons permis et accordé, permettons et accordons par ces présentes de continuer ou faire continuer l’impression dudit livre, etc. »

On ne parlait plus en Hollande de l’Avis aux réfugiés ; cet écrit était tombé dans l’oubli [152], lorsque M. Jurieu s’avisa tout d’un coup, au mois de janvier de l’année 1691 [153], de faire dire à M. Basnage qu’il regardait M. Bayle comme l’auteur de ce libelle, et qu’il fallait qu’il sortît des sept provinces. M. Basnage tâcha de lui faire prendre d’autres sentimens, mais il ne fut point écouté. M. Bayle dit alors à M. Basnage qu’il avait eu dessein de répondre à cet écrit, et que, pour convaincre M. Jurieu de son erreur, il allait reprendre son travail. Il pria en même temps M. Basnage d’assurer M. Jurieu qu’il était prêt de s’éclaircir avec lui sur ce sujet et d’aller satisfaire à tous ses doutes [154]. Tout cela n’apaisa point M. Jurieu : La haine qu’il avait conçue depuis long-temps contre M. Bayle s’était changée en fureur. Il crut avoir trouvé une occasion propre à le diffamer. S’il avait été le maître, il lui aurait fait perdre la vie. « Puisqu’il n’était pas en mon pouvoir, dit-il [155], de faire tomber sur lui toute la peine qu’il méritait, au moins ai-je voulu l’exposer à l’infamie publique. » C’est dans cet esprit que M. Jurieu travailla à un Examen de l’Avis aux réfugiés, où d’abord il s’attacha à en découvrir l’auteur. Après avoir loué la forme du livre, il entreprit de faire voir que l’auteur du livre et celui de la préface n’étaient qu’une seule et même personne ; que cet auteur était protestant et en Hollande, et que la préface faite pour le cacher l’avait découvert. Enfin, il le caractérisa d’une manière qu’on voyait facilement qu’il voulait désigner M. Bayle, quoiqu’il ne se hasardât pas de le nommer. Mais quand il fallut rendre raison de ce qui pouvait avoir porté M. Bayle à écrire cet ouvrage, il se trouva extrêmement embarrassé. « Quel doit être, dit-il [156], le but de cet auteur ? Vit-on jamais un dessein plus bizarre ? Quelle vue a-t-il eue ? D’abord j’ai cru que c’était un de nos sceptiques qui n’avait d’autre but que de se jouer de la vérité, et défendre le pour et le contre ; de faire un livre contre nous, et de le détruire ensuite par un autre ouvrage pour nous, à dessein de faire voir que la vérité aussi-bien dans les faits que dans le droit est dans le puits de Démocrite ; qu’on peut douter de tout, assurer, défendre et combattre tout. Et je suis encore dans la pensée qu’il est un peu entré de cela dans ses vues. Je crois qu’il aurait tenu sa promesse, si on n’avait pas tant fait de bruit. Nous aurions eu une méchante réfutation, car il y aurait parlé contre son cœur et contre ses maximes, au lieu qu’ici il parle selon ses pensées. »

Après cela, M. Jurieu entreprend de découvrir le véritable but de l’auteur. Il dit que cet auteur, « souverainement entêté de la puissance indépendante et sans bornes des souverains, voyant avec chagrin que depuis quelques années on avait écrit avec assez de liberté contre son idole le roi de France, et étant surtout indigné contre la révolution d’Angleterre et le détrônement du roi Jacques, la patience lui avait enfin échappé, et qu’il n’avait pu s’empêcher de faire une apologie pour le roi de France et pour le roi Jacques [157], et que c’était là ce qui l’avait obligé de se cacher sous le voile d’un papisme outré, et d’une haine violente contre la religion protestante [158]. » Il avoue que ce voile « l’aurait arrêté et tenu en suspens sans la préface [159]. » Cependant il ne croyait pas que cet auteur fût aussi animé contre la religion protestante qu’il semblait l’être. « On lui fait la justice, dit-il, de croire qu’il n’est pas si malin contre la religion protestante qu’il le veut paraître, et que son emportement contre nous fait une partie de la comédie, afin de pouvoir défendre derrière ce rideau épais, et le roi de France, et le roi Jacques, et la puissance arbitraire [160]. » Il ne croyait pas même qu’aucun motif d’intérêt l’eût engagé à écrire en faveur de ces princes. « Il faut lui rendre ce témoignage, dit-il, que l’intérêt ne saurait avoir de part dans ces apparences de zèle. Car il n’avait aucun dessein de se faire un mérite de son ouvrage auprès des puissances, puisqu’il a pris toutes sortes de sûretés pour n’être pas connu [161]. »

Mais il ne rendait cette justice à l’auteur que pour le rendre plus ressemblant à M. Bayle. Il faisait la même chose en parlant de l’Avis. D’abord il disait de cet ouvrage tout ce qu’il pensait de M. Bayle qui était son objet. Il trouvait que le style en était coulant, facile, égayé ; que les figures en étaient naturelles, les métaphores heureuses, les ornemens bien choisis et bien placés ; qu’il attachait par un charme secret, qu’il était plein d’une littérature agréable, et que l’érudition y était fort bien dispensée [162]. Tout cela convenait à M. Bayle dans l’opinion publique. Ensuite il disait que cet auteur frappait coup sur coup pour atterrer ses adversaires, et renfermait avec beaucoup d’art en peu d’espace tout ce qui s’était jamais dit de plus terrassant contre les réformés ; que son livre était le plus pernicieux ouvrage qui eût été fait contre eux depuis la réformation, faisant voir la réformation du côté le plus hideux [163] ; parce que cela était encore nécessaire pour son but, qui était de rendre M. Bayle odieux. Mais quand il réfutait le livre, et que, venant à s’échauffer, il oubliait son premier dessein, ce n’était plus qu’un ouvrage si extravagant pour le fonds qu’il ne fallait ni système, ni principe, ni raison, pour en composer un semblable ; ouvrage qui était tout superficie, et rien dedans ; c’était une petite figure de cire polie et bien peignée, bien assortie de blanc et de vermeil, mais il n’y avait dedans ni chair, ni os, ni nerfs ; on n’y trouvait que deux difficultés assez maigres que l’auteur avait engraissées de la fertilité de son imagination et du trésor de ses recueils [164] ; deux misérables difficultés, tout le reste étant dorure, broderie, invectives, historiettes, reproches et bagatelles, des réflexions hors d’œuvre et qui ne faisaient pas des preuves [165] ; ouvrage où il n’y avait point de système [166] ; c’était un petit recueil du polyanthea et pure pédanterie [167] ; ouvrage enfin si peu sagement et solidement écrit, que c’était prendre les hommes pour des bêtes qui se laissent mener par le nez et par les oreilles [168]. Ses jugemens n’avaient d’autre règle que sa passion. Il représentait l’Avis comme un ouvrage formidable, pour pouvoir le donner avec plus de vraisemblance à M. Bayle ; et il attribuait à M. Bayle le dessein d’avoir voulu faire l’apologie du roi de France et du roi Jacques, parce que, dans la situation présente des affaires, rien n’était plus capable d’aigrir les esprits contre lui.

Il y avait alors à Genève un marchand nommé Goudet, peu affairé, mais grand faiseur de projets. Il se mit en tête d’ajuster les différens des princes, et de devenir le pacificateur de l’Europe. Il composa un ouvrage intitulé, Huit entretiens où Irène et Ariste fournissent des idées pour terminer la présente guerre par une paix générale. Ces entretiens contenaient un projet de paix où le sieur Goudet assignait aux princes et aux états de l’Europe les territoires qu’ils devaient posséder. La France, par exemple, devait garder la Franche-Comté, la Flandre conquise, et le Luxembourg ; mais il fallait qu’elle rendît tout ce qu’elle avait pris en Catalogne depuis la paix des Pyrénées, et en Allemagne depuis la paix de Nimègue, excepté Strasbourg. Elle devait aussi démolir Mont-Royal, le fort Louis, Huningue et Fribourg : en récompense on lui donnait la ville de Mons et tout le Hainault, et quelques terres qui se trouvaient à sa bienséance. On lui donnait encore la Lorraine, et le duc de Lorraine devait avoir la Servie et la Bulgarie, et Belgrade pour capitale de ses nouveaux états ; mais il changea ensuite cet article et lui donna le Brabant et le reste des Pays-Bas appartenant à l’Espagne. La France devait remettre aux Suisses la ville de Fribourg et la forteresse d’Huningue démolies, et l’empereur devait leur céder les quatre villes forestières, le Brisgau et le Suntgau. On cédait encore à la France la principauté d’Orange, le comtat d’Avignon et le Venaissin ; et, en échange, on donnait au prince d’Orange le bailliage de Gex, et au pape un tribut annuel de cinquante mille écus que le duc de Savoie lui paierait, en considération de quoi ce duc aurait Casal et Pignerol. On accorderait aux réformés de France un édit perpétuel qui leur assurerait la même liberté de conscience que les catholiques ont en Hollande ; mais on ne leur permettrait pas de dogmatiser contre la religion romaine. Les Hollandais auraient tout le commerce des Indes, et la France démolirait quelques places des Pays-Bas qui pouvaient leur donner de l’ombrage. Il voulait que le roi Guillaume fût reconnu roi d’Angleterre, et que le roi Jacques fût fait roi de Jérusalem et de toute la Palestine. Les princes chrétiens devaient s’unir pour abolir l’empire ottoman. L’électeur de Bavière devait être empereur de Constantinople, et le comte de Tékély devait avoir Belgrade et les provinces de Servie, Bulgarie, Bosnie, Rascie, Moldavie et Valachie. Ces deux dernières devaient être tributaires de la Pologne. On donnait aux Français l’Égypte, une partie de la Syrie, et l’île de Rhodes : et « les avantages que l’on en recueillerait, disait le sieur Goudet [169], c’est qu’aux dépens de l’infidèle on donnerait de l’occupation en des pays éloignés à cette humeur inquiète et remuante des français, qui ont peine à demeurer dans le repos et d’en laisser jouir les autres, ce qui n’est pas d’une petite conséquence pour l’intérêt général. » Pour rendre la paix perpétuelle, les princes de l’Europe devaient donner tous les ans, aux Suisses, six cent mille écus pour l’entretien de quarante mille hommes qui seraient toujours prêts à fondre sur celui qui voudrait la rompre ; et ces troupes, en cas de besoin, seraient jointes par trente mille hommes que l’empereur et les princes de l’empire entretiendraient sur pied.

Le sieur Goudet, admirant la sublimité de son génie dans le projet de paix qu’il avait formé, le communiquait à tous ceux qu’il pouvait engager à le lire. Il en entretint le résident de France, qui s’en moqua [170] ; mais cela ne le rebuta point. Sachant les liaisons que M. Minutoli, dont il était allié, avait avec M. Bayle, il le pria de lui envoyer ce projet de paix, pour savoir « son jugement, aussi-bien que celui de plusieurs autres personnes illustres, dans les pays étrangers [171]. » M. Minutoli envoya, au mois de septembre 1690, les six premiers entretiens à M. Bayle, sans lui en nommer l’auteur, et lui marqua en même temps « que si l’on ne faisait pas état de bien sauver dans ce projet les intérêts du protestantisme, et de ses chers frères les réfugiés, il n’aurait pas seulement daigné jeter les yeux dessus ; mais que celui qui avait la chose en main l’avait assuré que la suite lui ôterait tous les scrupules qu’il pourrait avoir là-dessus [172]. »

L’article des réfugiés avait été réservé pour le septième entretien, qui ne fut point envoyé à M. Bayle. M. Minutoli le pria de communiquer les six premiers à M. le baron de Groeben, gouverneur du prince Louis, frère de l’électeur de Brandebourg, à M. Burnet, évêque de Salisbury, à M. Hulft, résident des états, à Bruxelles, à M. Frémond d’Ablancourt, et à M. de Bauval ; enfin, il le pria de le faire lire par le plus grand nombre d’habiles gens et de personnes d’état qu’il serait possible, et de faire savoir ce qu’ils en penseraient [173]. M. Bayle en fit faire des copies, et les envoya aux personnes que M. Minutoli avait nommées. On n’en jugea pas fort avantageusement. « Non-seulement on ne trouvait pas l’ouvrage bien écrit, mais on y trouvait des visions, des idées de république platonique, et de cette république chrétienne dont M. de Sulli nous a conservé le plan [174]. » M. Bayle ne le lut point ; car, outre l’aversion extrême qu’il avait pour la lecture d’un manuscrit, ses autres occupations, et le peu de cas qu’en firent ceux à qui il l’avait donné à lire, l’en détournèrent entièrement [175]. Il fit savoir à M. Minutoli le jugement qu’on en portait, et ajouta « que l’auteur pouvait compter comme une chose certaine que tout plan de paix générale qui ne dépouillerait pas la France de tout ce qu’elle avait conquis depuis long-temps, et qui ne l’affaiblirait pas jusqu’au point de ne pouvoir plus être suspecte à ses voisins, serait rejeté [176]. » Dans le temps qu’on faisait des copies de cet écrit, M. Bayle étant entré dans la boutique du sieur Acher, libraire de Rotterdam, ce libraire [177] « le pria de jeter les yeux sur un manuscrit qu’on lui avait mis en main, et de lui dire ce qu’il en croyait, et si ce ne serait pas un ouvrage de débit. M. Bayle n’eut pas plus tôt vu la première page, qu’il connut et dit tout haut, en présence de plusieurs réfugiés qui étaient dans cette boutique, que c’était un écrit qu’il avait donné à copier, et il en parut fâché, parce qu’il craignit que le copiste ne se fût mis dans la tête de donner à imprimer cet ouvrage ; car il n’avait reçu commission de Genève que de le faire voir en manuscrit, et de savoir ce que les connaisseurs en pensaient, afin que l’auteur rajustât les choses, selon les différentes vues qui lui seraient suggérées... Mais le sieur Acher le rassura en lui disant que celui dont il tenait cette copie ne s’en dessaisirait qu’en la rendant à M. Bayle ; et, comme il le crut maître de l’ouvrage, il le pria de lui en procurer l’édition. M. Bayle lui répondit qu’il n’avait aucun ordre de faire imprimer cette pièce, et que si on en venait là, et que la chose fût laissée à sa disposition, il le préfèrerait à tout autre. Il en parut fort reconnaissant.

 » [178] Quelque temps après, M. Minutoli écrivit à M. Bayle que l’auteur se disposait à publier à Lausanne les six premiers entretiens, pendant qu’il achèverait les deux autres. M. Bayle le dit au sieur Acher, qui ne trouva pas à propos de changer de dessein, vu qu’il n’y avait pas d’apparence qu’une édition de ce pays-là empêchât qu’une édition de Hollande ne se vendît bien, étant plus belle et plus à portée de se répandre partout que celle de Suisse. Il proposa donc, uniquement, pour lui faire plaisir, qu’on leur envoyât les feuilles de l’édition de Lausanne à mesure qu’elles seraient tirées, y ayant à Rotterdam un libraire qui les réimprimerait. On agréa la proposition, et d’ordinaire en ordinaire, M. Minutoli fit espérer à M. Bayle qu’on lui enverrait les feuilles avec les corrections de l’auteur. Il lui marqua que l’ouvrage serait considérablement augmenté, et que la forme en serait presque toute changée en mieux ; que l’auteur insistait particulièrement sur le point de la garantie, et qu’il avait mis l’article des réfugiés en un état qui avait plu à plusieurs d’entre eux. Comme les feuilles ne venaient point, M. Minutoli priait M. Bayle de tenir le libraire en haleine [179]... Durant les délais des feuilles, le sieur Acher s’avisait de temps en temps de dire à M. Bayle qu’il n’imprimerait point ce projet sans savoir s’il pourrait déplaire. M. Bayle lui répondit toujours qu’il ferait bien de le donner à lire à qui bon lui semblerait ; et comme il dit à M. Bayle qu’il s’en rapporterait aussi à lui, M. Bayle lui répliqua qu’il ne le fit pas ; qu’il ne l’avait point lu, et qu’il ne le lirait point pendant qu’il serait manuscrit. Il lui marqua même fort naïvement ce qu’en pensaient MM. d’Ablancourt, de Bauval, et quelques autres qui l’avaient lu ; ce qui n’avait garde de le rebuter ; car les prophéties de M. Jurieu (qu’il avait imprimées) lui avaient fait connaître par expérience que les livres les plus remplis de chimères étaient les meilleurs de tous pour l’imprimeur... Enfin [180], lorsque M. Bayle ne savait plus que penser du retardement des feuilles, il apprit pendant le siége de Mons [181] qu’il y avait à la Haye des exemplaires de la première édition. Cela lui fit conseiller au libraire de renoncer au Projet de paix, d’autant plus que le siége de cette place, de quelque côté qu’il tournât, changerait l’état des choses, et il trouva qu’il avait déjà pris cette bonne résolution. »

L’écrit de M. Jurieu contre l’Avis aux réfugiés et contre M. Bayle était actuellement sous la presse lorsque les six premiers Entretiens du Projet de paix, imprimés à Lausanne, lui tombèrent entre les mains. Cet ouvrage lui était inconnu. « [182] M. Minutoli n’avait jamais parlé nommément de M. Jurieu dans ses lettres à M. Bayle, parmi ceux à qui il fallait montrer le manuscrit. Il crut sans doute que cela était inutile, ayant ouï parler de leurs grandes liaisons, et qu’en priant seulement son ami de le communiquer aux habiles gens, c’était de quoi être certain que M. Jurieu le verrait des premiers. M. Bayle n’aurait pas manqué de le lui montrer d’abord, encore que son ami ne lui en eût pas donné nommément la commission ; mais il craignit que M. Jurieu ne prit pour une insulte de voir que M. Bayle lui présentât à lire un projet de paix où l’on s’éloignait si étrangement de son système ; car M. Bayle comprit bien par la première lettre de M. Minutoli que, selon le projet, la religion des protestans ne devait pas être en France la religion dominante. Comme il n’avait jamais goûté ce système, et que peut-être il en avait parlé trop librement devant ses espions, il avait déjà encouru la haine secrète de M. Jurieu, de sorte que sur une matière aussi chatouilleuse que la gloire d’avoir bien ou mal prédit de grands événemens, il craignait avec raison que la moindre chose ne le piquât, et ne fût prise, venant d’une telle main, pour une insulte. »

M. Jurieu fut en effet extrêmement irrité contre ce projet de paix ; mais il ne se posséda plus lorsque le sieur Acher lui apprit que cet écrit avait été envoyé depuis long-temps à M. Bayle, et qu’il lui raconta ce qui s’était passé entre M. Bayle et lui, au sujet du manuscrit. Toujours plein de visions, et devenu furieux contre M. Bayle, il bâtit un système mille fois plus chimérique que le chimérique projet de paix. Il mit à la tête de son Examen de l’Avis aux réfugiés, un Avis important au public, où il déclara que « tout ce qu’il avait dit du dessein de l’auteur de l’Avis aux réfugiés n’était que les efforts d’un esprit qui ne voyait encore goutte dans un lieu ténébreux. Il est vrai, ajouta-t-il, qu’il y avait de l’éblouissement, et l’on a peine à comprendre à présent comment dès l’abord on n’a pas au moins deviné tout le mystère [183]... Ceux qui sont suspects, et qui le doivent être, n’ont pas trouvé un meilleur moyen de justifier leurs amis que ce mot cuibono ? Et j’avoue que ce nœud me donnait à moi-même un scrupule qui ne me laissait à la vérité nullement douter de la source du livre, mais qui me jetait dans l’embarras, quand enfin Dieu, qui veut que les mystères d’iniquité se découvrent, a permis qu’une autre découverte imprévue nous ait donné lieu de pénétrer plus avant. On saura donc que ce n’est pas ici l’ouvrage d’un particulier qui ait dessein de défendre l’autorité des rois. Ceux qui se sont imaginé cela, continue-t-il, se sont trompés [184]. C’est ici l’ouvrage d’une cabale qui s’étend du midi au nord, et qui a son centre dans Paris et à la cour de France [185]. » Il ajoutait qu’il y avait à Genève un parti français qui se couvait sous les ombres du résident de France ; que dans ce parti il y avait des gens de toute condition et de tout caractère ; et que cette cabale communiquait avec une autre toute semblable qui était en Hollande [186]. Que ces deux partis français de Genève et de Hollande communiquaient ensemble ; qu’ils avaient un même but, qui était de tirer la France d’affaire par une paix aussi avantageuse qu’elle le pourrait souhaiter ; que leur dessein était de désunir les alliés, et d’inspirer aux peuples contre leurs souverains un esprit de révolte qui forçât les alliés à recevoir la paix aux conditions qu’on leur voudrait donner ; et enfin, que ces deux partis ne faisaient rien que de concert avec la cour de France, et par son ordre [187]. Que conformément aux vues et aux instructions de cette cour, M. Bayle, qui était le chef de la cabale du nord, avait écrit l’Avis aux réfugiés, et le sieur Goudet, agent de la cabale du sud, avait composé ses Entretiens sur la paix, minutés par le résident, et corrigés à Versailles, lesquels M. Bayle s’était chargé de faire imprimer à Rotterdam, pour les répandre plus aisément dans toute l’Europe, et particulièrement en Hollande et en Angleterre [188]. Après cela, il traitait M. Bayle d’impie, de profane, d’homme sans honneur et sans religion, de traître, de fourbe et d’ennemi de l’état, digne d’être détesté et puni corporellement.

Cependant il avouait que l’accusation touchant l’Avis aux réfugiés n’était fondée que sur de simples présomptions. « Peut-être, dit-il [189], que quelques-uns de ceux qui veulent paraître désintéressés diront que c’est pousser trop cruellement les gens, que c’est les exposer à la haine publique sans les avoir pleinement convaincus. Mais quand il s’agit de travailler à la sûreté publique, faut-il des convictions : et sur des présomptions fortes, ne découvre-t-on pas les malintentionnés, afin qu’on s’en donne de garde ? » Ce qu’il y a de singulier, c’est que pendant qu’il accusait ainsi M. Bayle de s’être proposé dans cet écrit la ruine des protestans, il lui échappait des aveux qui détruisaient cette accusation. « L’auteur, disait-il [190], a cru que dans la suite cela ne leur ferait pas plus de mal que cent autres libelles qui ont été faits contre eux ; que celui-ci s’oublierait comme les autres ; et que pour le présent cela ferait du bien à la France, et, par accident, aux protestans mêmes, parce que cela contribuerait à séparer la ligue et à faire faire la paix. » Et à l’égard du Projet de paix, après l’avoir représenté comme un écrit concerté avec la cour de France, et capable de désunir les alliés, il dit que cet ouvrage est plein de visions, et qu’il faudrait être visionnaire pour s’amuser à les réfuter [191]. Mais ces réflexions, qui auraient pu ouvrir les yeux à une personne désintéressée, ne firent aucune impression sur M. Jurieu ; il ne cherchait pas à disculper M. Bayle, mais à le trouver coupable. Il s’en prit aussi à M. de Bauval. Il l’accuse d’avoir supposé la lettre qu’il avait insérée dans son journal, où l’on disait que l’Avis aux réfugiés se réimprimait à Paris [192]. Mais comme les premières feuilles de cette nouvelle édition avaient été vues en Hollande, il prétendit que c’était un artifice dont on s’était avisé pour se mettre à l’abri des soupçons ; et que le privilége du roi, qui se trouvait dans la première feuille, était faux.

Son écrit contre l’Avis aux réfugiés parut [193] sous ce titre : Examen d’un libelle contre la religion, contre l’état, et contre la révolution d’Angleterre, intitulé : Avis important aux réfugiés sur leur prochain retour en France [194]. Cet écrit, comme on l’a déjà dit, était précédé de l’Avis important au public.

M. Bayle n’eut pas plus tôt lu cet Avis au public, qu’il « alla dire à M. le grand bailli de Rotterdam que si son accusateur voulait entrer en prison avec lui, et subir la peine qui lui serait due, si lui M. Bayle n’était pas coupable, il était tout prêt à y entrer [195]. » Il avertit aussi deux des principaux magistrats de Rotterdam, et deux ou trois autres personnes de la Haye également illustres par leur mérite et par leurs emplois, des accusations qui lui étaient intentées par M. Jurieu ; les assura que ces accusations étaient fausses ; et qu’il ne demandait à l’état que la justice de n’être pas condamné sans être entendu [196]. Peut-être aurait-il bien fait de s’en tenir là. M. Jurieu n’aurait jamais osé comparaître contre lui devant les magistrats. Il n’avait aucune preuve juridique à alléguer ; on se serait moqué de ses présomptions, et il aurait été déclaré calomniateur. Mais comme il avait dénoncé publiquement M. Bayle comme chef d’une cabale qui conspirait contre l’état, M. Bayle crut qu’il devait se justifier par la même voie. Il intitula sa réponse [197], la Cabale chimérique, ou réfutation de l’histoire fabuleuse qu’on vient de publier malicieusement touchant un certain Projet de paix ; dans l’Examen d’un libelle, etc., intitulé Avis important aux réfugiés sur leur prochain retour en France. À Rotterdam, chez Reinier Leers, M. DC. XCI. In-12.

M. Bayle y raconta d’abord ce qu’il avait fait au sujet du Projet de paix, et dit ce que nous avons déjà rapporté. Il marqua toutes les faussetés que M. Jurieu avait avancées dans sa narration, et tous les égaremens où il s’était jeté. À l’égard de l’Avis aux réfugiés, qui faisait le second chef de l’accusation, il avait d’abord résolu de traiter ce sujet dans un ouvrage à part ; mais ayant considéré que cet ouvrage pourrait grossir sous sa plume, et ne paraître pas sitôt, il jugea à propos de donner en attendant un prélude de réponse. Il convint avec M. Jurieu que l’Avis aux réfugiés était l’ouvrage d’un protestant ; mais il s’engagea à faire voir, par tout ce que la probabilité a de plus fort, qu’il fallait que ce livre eût été composé en France. Ainsi, il réfuta toutes les suppositions que M. Jurieu avait faites pour montrer qu’il avait été écrit en Hollande, et que si l’auteur était à Paris il se montrerait. Il fit voir la différence qu’il y avait entre la manière d’écrire de cet auteur et la sienne. Il réfuta les caractères par lesquels M. Jurieu avait prétendu désigner l’auteur de l’Avis, pour en conclure que c’était M. Bayle. Il fit voir le ridicule de ses remarques et de ses chicanes sur la nouvelle édition de cet ouvrage qu’on faisait à Paris. Il montra que les présomptions de M. Jurieu ne l’autorisaient point à le dénoncer publiquement comme traître, impie, criminel de lèse-majesté divine et humaine ; et prouva que pour le rendre coupable il avait employé la fourberie, la mauvaise foi et la plus noire malice. Il fit voir que les caractères que M. Jurieu donnait à l’auteur de l’Avis formaient des présomptions que M. Bayle n’en était pas l’auteur, incomparablement plus fortes que tout ce qu’il avait allégué pour prouver qu’il l’était. Enfin, il récapitula les accusations de M. Jurieu, et les réduisit à dix-huit articles, dont le dernier était [198] que M. Bayle ne faisait pas quasi mystère de son athéisme ; qu’il n’édifiait le public par aucune action de religion ; qu’il était sans religion et sans amour pour Dieu, de sorte que sa première divinité s’appelait Louis XIV. « Voilà, ajoutait M. Bayle, dix-huit articles dont on est bien sûr que mon adversaire ne se tirera jamais. Le dernier seul l’occuperait toute sa vie, sans qu’il y pût jamais trouver que matière de confusion. Je l’attends là avec beaucoup d’impatience. C’est un point si capital, qu’il y faut vaincre ou crever. Il faut qu’il le prouve ou par mes écrits, ou par des témoins dignes de foi, ou en avérant, par des signes non équivoques, que Dieu lui a tellement conféré le don de prophétie, qu’il voit dans le cœur des gens tout ce qui s’y passe... La passion l’a tellement aveuglé, qu’il n’a pu s’apercevoir que si sa cause eût été bonne, il l’aurait gâtée lui-même ; car quand il réussissait sur tous les autres articles, échouant sur le dernier, pourrait-il justement éviter la corde ? L’athéisme n’est-il pas puni partout du dernier supplice ? et un accusateur ne doit-il pas subir la même peine, lorsqu’il se trouve convaincu de faux témoignage, que l’accusé aurait subie s’il eût été convaincu ? Je le répète encore, un accusateur qui s’embarrasse si étourdiment et si follement, excite plutôt la compassion que la colère... Qui ne rirait de voir un ministre engagé à prouver qu’un homme qui de notoriété publique communie quatre fois l’an, et assiste assez souvent aux prières publiques, et à la meilleure partie du sermon, ne fait aucune action de religion ? Je lui montrerai que ma prétendue impiété ne consiste qu’en ce que je n’ai pas voulu applaudir à ses faux miracles, à ses faux prophètes, à ses prétendues révélations, et je ne me ferai jamais une honte d’avoir contribué à soutenir mes confrères les réfugiés sur le bord du fanatisme, et à l’avoir empêché lui-même indirectement de pousser plus loin ses chimères [199]. » À ces dix-huit articles il en ajouta encore sept, et déclara que tout ce que M. Jurieu pourrait écrire avant que d’avoir prouvé ces vingt-cinq articles ne serait que peine perdue ; que ce serait en vain pour son honneur qu’il en aurait justifié quelques-uns ; car, succombant aux autres, il serait toujours convaincu d’être calomniateur en matière où il y va de l’honneur et de la vie ; et par conséquent son ministère serait si flétri, qu’il ne serait plus que l’opprobre des protestans, s’ils ne le déposaient [200]. »

Comme ce n’était point ici une de ces disputes qui s’élèvent entre les gens de lettres sur quelque point d’érudition ou de science, mais qu’il s’agissait de l’honneur et même de la vie, si le crime d’état eût été prouvé, M. Bayle ne crut pas devoir ménager son délateur ; il le démasqua si bien, que l’orgueil et la fierté de M. Jurieu ne furent pas à l’épreuve d’un si rude coup. Il eût recours au magistrat, et présenta à messieurs les bourgmestres de Rotterdam une requête où il s’était peint d’après nature. La voici :

Le sieur Jurieu, qui a l’honneur de défendre la cause de Dieu depuis tant d’années, et par tant de travaux, demande justice à vos seigneuries d’un libelle horrible composé par le sieur Bayle, où ledit Bayle le traite comme un fripon, un scélérat, un fourbe, un calomniateur, un méchant homme ; et où il traite les princes qui ont secoué le joug du papisme de scélérats et d’assassinateurs ; et dit plusieurs autres choses infamantes contre la réformation. Le sieur Jurieu implore la protection de son innocence, et que ledit livre soit défendu, lacéré et déchiré ; l’auteur puni ainsi qu’il appartient pour des injures si atroces ; et qu’il soit permis audit sieur Jurieu de se défendre en public, promettant pourtant de le faire avec la modestie et la modération chrétienne, et que défenses soient faites au sieur Bayle de plus composer d’autres livres contre le sieur Jurieu.

« C’est là, disait M. Bayle [201], un des plus violens écrits, et en même temps quelque chose d’aussi burlesque qu’il y en ait jamais eu au monde. Demander qu’il soit permis à un accusateur en crime de lèse-majesté divine et humaine au premier chef d’écrire contre l’accusé, et qu’il soit défendu à celui-ci d’écrire contre son accusateur, n’est-ce pas avoir perdu le sens ? Un cavalier qui demanderait permission à son prince de se battre en duel avec son ennemi, qu’on attacherait à un arbre pieds et poings liés serait moins ridicule. Mais la hardiesse qu’il a d’accuser M. Bayle devant ces messieurs, d’avoir traité dans la Cabale chimérique les princes qui ont secoué le joug du papisme de scélérats et assassinateurs, et d’avoir dit plusieurs autres choses infamantes contre la réformation, est une calomnie si furieuse, que, quand il n’aurait eu d’autre disgrâce dans ce procès que la conviction d’avoir avancé une telle fausseté dans une semblable requête, il aurait raison de se repentir de sa belle dénonciation. »

Les bourgmestres de Rotterdam prirent un parti conforme à leur équité et à leur sagesse. Ils exhortèrent tant M. Bayle que M. Jurieu à s’accorder le plus tôt que faire se pourrait ; et leur défendirent de rien écrire l’un contre l’autre qui n’eût été examiné par M. Bayer, pensionnaire de la ville. Ils défendirent aussi la continuation des petits libelles anonymes qui avaient été publiés à Rotterdam contre la Cabale chimérique [202]. » Nous parlerons bientôt de ces libelles.

Ce que M. Jurieu avait dit sur la prétendue cabale de Genève lui attira l’indignation et le mépris de toute cette ville. Voici ce qu’un des syndics écrivit là-dessus à un de ses amis en Hollande [203] : Je vous dirai, monsieur, que l’on a été scandalisé en ce pays de la manière d’écrire de M. Jurieu, et qu’il s’est perdu de réputation parmi tout ce qu’il y a d’honnêtes gens et de bon sens. On ne peut concevoir ce qui l’a obligé d’écrire comme il l’a fait contre cette ville. Ce qu’il en a dit est absolument faux et inventé à plaisir. Tout ce qu’il y a de vrai est qu’un nommé Goudet, marchand, s’est voulu mêler d’écrire certains projets de paix, etc. Voici encore l’extrait d’une lettre écrite par un particulier [204] : « Il n’est pas possible, dit-il, que l’on ne regarde avec indignation un homme qui, toujours plein d’un noir venin, mord sans discernement tout ce qui se rencontre à son passage et amis et ennemis, jusques aux états même. Que lui a fait le magistrat de Genève, pour tâcher comme il fait de le brouiller avec son peuple et de le mettre mal auprès de tous les protestans et des confédérés ? Mais tout ce que je puis vous dire sur cela, monsieur, c’est qu’on a regardé ici ses calomnies avec un profond mépris. »

M. Minutoli écrivit à M. Jurieu une lettre très-forte sur le même sujet. Je ne sais, dit-il [205], si nos conseils et tant de personnes importantes, si indignement traitées sur un point qui intéresse aussi avant leur conscience et leur honneur, ne chercheront point à vous donner toutes les plus mortifiantes preuves de leur juste ressentiment ; mais je sais très-bien qu’il faudrait que j’eusse oublié toutes les règles de la justice, si je ne me mettais pas aux champs en faveur de M. Bayle ; qui, par l’aventure que je vous dirai, tient uniquement de moi pour ce fait, ce dont il vous plaît de lui faire un si grand crime. Il faisait ensuite un détail de tout ce qui s’était passé entre M. Bayle et lui, au sujet du Projet de paix, détail qui était parfaitement conforme au narré que M. Bayle en avait donné dans sa Cabale chimérique, et que j’ai rapporté ci-dessus. Il reprochait à M. Jurieu de ce que, sur des conjectures frivoles, il l’avait placé aussi-bien que M. Bayle dans sa prétendue cabale. En conscience, voudriez-vous bien, lui disait-il, que sur quelques présomptions semblables, quand on les aurait contre vous, quelqu’un s’avisât, sans autre examen, de vous dénoncer incessamment par un écrit public et vous et vos amis pour des gens sans honneur, sans foi et sans religion ? Il l’exhortait à reconnaître son erreur, et à ne pas l’obliger de rendre cette lettre publique pour la justification de M. Bayle.

M. Jurieu reçut aussi des lettres de quelques amis qu’il avait à Genève, qui l’avertissaient de ne faire aucun fonds sur la cabale de Genève, et de ne pas traiter de chose sérieuse le projet de paix [206] ; mais cela ne l’empêcha pas de publier, à l’insu et malgré la défense du magistrat, un écrit intitulé : Nouvelles convictions contre l’auteur de l’Avis aux réfugiés, avec la nullité de ses justifications ; par un ami de M. Jurieu. Première partie. Il écrivit sous le nom d’un ami, afin de se soustraire à la défense du magistrat par ce déguisement. Il soutint dans cet écrit tout ce qu’il avait dit touchant la cabale de Genève et le projet de paix. Cette première partie fut bientôt suivie d’une seconde, sous le titre de Dernière conviction contre le sieur Bayle, professeur en philosophie à Rotterdam, au sujet de l’Avis aux réfugiés, pour servir de factum sur le plainte portée aux puissances de l’état [207]. Dans ce dernier écrit, il ne parla plus de cette dangereuse cabale qui s’étendait du midi au nord, qui avait son centre à la cour de France, et dont le dessein était de faire soulever la Hollande et l’Angleterre, de confondre tous les projets des alliés, et de procurer ainsi à la France la monarchie universelle, et par conséquent la ruine de la religion protestante. Il voyait qu’il s’était rendu par-là aussi méprisable que ridicule. Ainsi il changea la question et n’accusa plus M. Bayle que d’avoir voulu faire imprimer un projet de paix à l’insu de l’état, contraire à ses intentions et à ses intérêts [208]. À l’égard de l’Avis aux réfugiés, il ne fit que répéter et amplifier ce qu’il avait déjà dit contre M. Bayle ; et, au lieu de se justifier des faussetés et des calomnies que M. Bayle avait réduites à vingt-cinq articles, il se répandit en injures et en invectives : il osa même nier que le magistrat lui eût défendu d’écrire aussi-bien qu’à M. Bayle. « Certes, dit-il, il faudrait avoir bien mauvaise opinion des puissances qui gouvernent et la ville et l’état, pour croire qu’elles fussent capables de mettre de l’égalité entre un homme accuse d’être traître à l’état, et celui qui, par zèle pour l’état, porte ses plaintes contre lui. Il n’y aurait aucune justice à ôter à un homme aussi violemment attaqué que l’a été M. Jurieu, le droit de se défendre. Il a intérêt, pour l’édification de l’Église, de justifier son nom partout où ses ouvrages l’ont porté [209]. » Cependant, comme il était très-vrai qu’on avait défendu également à l’un et à l’autre de rien publier qui n’eût été examiné par M. Bayer [210], ce magistrat lisant cet endroit du factum fut extrêmement surpris de la hardiesse de M. Jurieu à soutenir le contraire [211].

Avant la publication de la Dernière conviction de M. Jurieu, on vit paraître divers libelles anonymes contre la Cabale chimérique, où l’on répétait ses accusations et où l’on renchérissait même sur lui par de nouvelles calomnies. Tels étaient : la Lettre écrite à M. B., prof. en phil. et en hist. à Rotterdam, sur la Cabale chimérique. C’était une violente déclamation d’un ministre, créature de M. Jurieu. Remarques générales sur la Cabale chimérique de M. Bayle, avec une 1re. et 2e. Suite de ces Remarques. On les attribua d’abord à M. Bazin de Limeville, réfugié à Rotterdam [212], mais il protesta qu’il n’y avait aucune part [213] ; et on apprit ensuite qu’elles étaient de M. Robethon [214]. M. Bayle fit imprimer sous le nom d’un ami un écrit. de douze pages intitulé Lettres sur les petits Livres publiés contre la Cabale chimérique, où il informait le public des raisons qui l’empêchaient de répondre à ces libelles. Il dit que la défense du magistrat lui avait fait supprimer la réponse qu’il avait promise dans sa Cabale chimérique ; et que tout le monde était persuadé que M. Jurieu avait faussé la promesse qu’il avait donnée au bourgmestre, en publiant ses prétendues Nouvelles convictions. Il ajoutait qu’il se proposait de répondre à ce dernier libelle de M. Jurieu, mais qu’il ne jugeait pas à propos d’employer son temps à réfuter tant d’autres écrits qui ne faisaient que répéter les mêmes choses, que gloser sur quelque passage de la Cabale chimérique mal entendu et mutilé, et que débiter des faussetés avec autant de témérité que de malignité. Il en donne quelques exemples tirés des deux écrits dont je viens de parler. Le ministre, auteur de la lettre à M. Bayle, voulut répliquer. Il publia un écrit de vingt-une pages, intitulé Courte réfutation de la Lettre écrite en faveur du sieur B, pour la défense de sa Cabale chimérique. Il crut que M. de Bauval était l’auteur de la Lettre sur les petits livres. Je rapporterai ici une de ses accusations, la réponse de M. Bayle, et la réplique de l’accusateur ; cela suffira pour donner une idée de ces deux écrits et du caractère de leur auteur. Le ministre, après avoir accusé M. Bayle d’avarice, ajoute : « [215] Quand je parle de votre avarice, je ne prends pas ce terme à la rigueur. On dit que vous n’aimez pas l’argent à dessein de thésauriser : je le veux croire puisqu’on le dit ; vous l’aimez pourtant pour l’usage qu’il vous plaît d’en faire, de quoi je ne me mêle point..... Mais, monsieur, croyez-vous qu’on ne sache pas dans le monde la véritable raison pour laquelle vous avez discontinué vos Nouvelles de la république des lettres ? On n’ignore pas que incommodité qui vous survint en fournit le prétexte ; mais on sait aussi que vous prétendiez en tirer une plus grande récompense que celle que vous en tiriez d’abord, et que le libraire n’ayant pas voulu vous accorder l’augmentation que vous demandiez, votre traité fut rompu, et que vous discontinuâtes votre ouvrage pour cela ; c’est-à-dire que l’appétit vous était accru à mesure que votre réputation se fortifiait. » Qui pourrait s’imaginer qu’on voulût rapporter un fait avec autant de confiance, sans avoir pris toutes les mesures nécessaires pour s’en assurer ? Cependant écoutons M. Bayle : Je ne sais, dit-il [216], comment qualifier la fausseté d’un certain déclamateur qui vient de publier, comme une chose certaine, que M. Bayle ne discontinua les Nouvelles de la république des lettres, que parce que son libraire ne lui voulut pas donner tout l’argent qu’il lui demandait. Le libraire est plein de vie ; il s’appelle Henry Desbordes ; il demeure à Amsterdam, dans le Kalverstraat : on peut s’éclaircir de ce qui en est avec la plus grande facilité du monde ; et voici un homme qui, sans prendre la peine de s’en informer, ce qui n’eût retardé que d’un jour ou deux la publication de sa merveilleuse Lettre, ose s’embarrasser dans un infâme mensonge publiquement, sur quoi on le peut couvrir de confusion, s’il est capable de quelque honte, par l’exhibition de la signature du sieur Desbordes. Mais cet auteur n’était pas capable de rougir. Il répondit froidement : « [217] On n’a pas cru être obligé de consulter Henry Desbordes sur le fait qu’on a avancé touchant l’interruption des Nouvelles de la république des lettres : on en a parlé comme on a fait, sur le témoignage d’un imprimeur qui travaillait en ce temps-là pour ledit Desbordes, parce qu’il n’a eu aucun intérêt à déguiser les choses. Ainsi on a cru qu’il les disait comme elles sont. On s’en rapporte à ce qui en est, parce que la chose est fort peu importante en elle-même et qu’elle ne fait ni grand bien ni grand mal à l’affaire principale. » Voilà quelle était la méthode de ces faiseurs de libelles ; ils publiaient sur des ouï-dire tout ce qu’ils pouvaient recueillir de plus infamant contre M. Bayle ; et lorsqu’on les avait convaincus de calomnie, ils disaient qu’ils s’en rapportaient à ce qui en était ; et, en cela, ils ne faisaient qu’imiter M. Jurieu, qui remplissait ses factums d’imaginations fausses et chimériques. C’est ainsi qu’il répéta plusieurs fois que M. Bayle avait demeuré trois ans chez les Jésuites de Toulouse ; quoiqu’il n’eût jamais demeuré chez eux, et que son séjour à Toulouse n’eût été que de dix-huit mois, comme nous l’avons déjà vu. Il avait des espions partout qui lui écrivaient ou lui rapportaient ce qu’on disait, et qui d’ordinaire le rapportaient infidèlement. On juge bien que ces espions étaient la lie des réfugiés : il y en avait même de si décriés, que quelques-uns de ses partisans en furent honteux. Un de ses amis ne put s’empêcher de lui écrire qu’il se déshonorait par ses liaisons avec un certain ministre réfugié de Londres. M. Jurieu lui répondit : C’est un fripon, il est vrai, mais il est orthodoxe ; ce qui fit qu’on appelait ordinairement ce ministre le fripon orthodoxe.

Il parut encore un écrit de douze pages contre la Lettre de M. Bayle, intitulé : Lettre à Monsieur ***, au sujet d’un libelle qui a pour titre : Lettre sur les petits livres publiés contre la Cabale chimérique. L’auteur attribue cette Lettre à M. de Bauval avec plus d’assurance que n’avait fait celui de la Lettre à M. Bayle. Du reste, le même esprit se remarquait dans l’un et dans l’autre. Avant que ces trois écrits parussent, M. de Bauval en publia un de huit pages, intitulé : Copie d’une Lettre écrite à M. S.... touchant l’auteur des Remarques générales sur la Cabale chimérique. Après avoir raillé finement l’auteur des Remarques générales, qu’il croyait être M. de Limeville, il rapportait la requête de M. Jurieu et en découvrait tout le ridicule. Il fit aussi quelques réflexions sur l’injuste inégalité que M. Jurieu prétendait qu’on devait mettre entre lui et M. Bayle.

La première édition de la Cabale chimérique ayant été bientôt distribuée, M. Bayle en fit une seconde corrigée et fort augmentée. Il mit au revers du titre un petit avertissement où il priait le lecteur de ne pas juger de cet ouvrage par les premiers chapitres, dans lesquels on a dû être sec, et où l’on n’avait pas pu éviter les minuties ; mais qu’on trouverait que la suite était un peu plus vive et moins ennuyeuse, si on se donnait la peine de lire tout. Cette édition ne parut pas aussitôt qu’elle eut été achevée d’imprimer. M. Bayle en arrêta assez long-temps la vente, à cause que les bourgmestres de Rotterdam avaient défendu à tous les libraires de cette ville, de débiter ce qui s’imprimerait sur cette affaire [218]. Mais lorsqu’il vit que M. Jurieu publiait ses factums, il se crut en droit de donner aussi la seconde édition de sa Cabale chimérique. Cependant il ne voulut pas marquer dans le titre qu’elle eût été imprimée à Rotterdam, ni que ce fût une seconde édition corrigée et augmentée. Comme ce titre est un peu : différent du premier, je le rapporterai ici : La Cabale chimérique, ou Réfutation de l’Histoire fabuleuse et des calomnies que M. J. vient de publier malicieusement, touchant un certain projet de paix et touchant le libelle intitulé : Avis important aux réfugiés sur leur prochain retour en France, dans son Examen de ce libelle. À Cologne, chez Pierre Marteau, M. DC. XCI., in-12.

Dans cette édition, M. Bayle poussa très-vivement M. Jurieu sur l’accusation d’athéisme : il insista sur cet article par tout ce qui en pouvait marquer l’importance ; il somma son accusateur de le prouver ; il employa les défis, les insultes, en un mot ce qu’il y a au monde de plus capable d’imposer à la partie adverse la nécessité de fournir ses preuves [219]. M. Jurieu, se voyant ainsi pressé, s’adressa à son consistoire et promit de justifier son accusation ; mais il s’en désista peu de jours après et s’offrit seulement de servir de commissaire à la compagnie si elle voulait le charger de quelques mémoires, ce qui la surprit extrêmement [220]. Il avait harangué dans le consistoire plus d’une fois contre M. Bayle avec le dernier emportement, jusques à déclarer qu’il ne voulait pas plus de réconciliation avec lui qu’avec le diable [221]. Il s’efforça inutilement de faire casser les actes du consistoire qui portaient, entre autres choses, qu’il s’était désisté des accusations qu’il avait intentées contre M. Bayle, touchant la religion, et qu’il ne pourrait porter en première instance qu’au consistoire les plaintes qu’il pourrait avoir à faire contre lui [222]. Cependant il publia un écrit intitulé : Courte revue des maximes de morale et des principes de religion de l’auteur des Pensées diverses sur les comètes, et de la Critique générale sur l’Histoire du calvinisme de Maimbourg, pour servir de factum aux juges ecclésiastiques s’ils en veulent connaître [223]. Il y rapporta quelques endroits de ces deux ouvrages, et tâcha de faire voir qu’ils portaient à l’irréligion. Le même jour que cet écrit tomba entre les mains de M. Bayle, il en publia un sous ce titre : Déclaration de M. Bayle, professeur en philosophie et en histoire à Rotterdam, touchant un petit écrit qui vient de paraître sous le titre de Courte revue des maximes de morale, etc. [224]. M. Bayle fit voir que M. Jurieu changeait l’état de la question ; il le somma de nouveau de prouver l’accusation d’athéisme, et s’engagea de se justifier de toute hétérodoxie dès que ce premier et principal point serait vidé. Il ajouta quelques propositions extraites des livres de M. Jurieu, pour servir d’addition à celles dont on avait demandé la condamnation au synode tenu à Leyde au commencement de mai 1691. « La Courte revue, ayant été distribuée au consistoire, fit prendre la résolution d’examiner un procès aussi important que celui-là ; mais d’ailleurs on ne fonda ni sur les discours, ni sur les écrits de l’accusateur, aucun préjugé contre la doctrine de M. Bayle. On se mit en devoir de juger selon les formes. M. Bayle se déclara toujours prêt à montrer son innocence, et il ne tint pas à lui qu’on ne jugeât [225] : » mais on ne fit aucune procédure.

Quelques amis de M. Bayle prirent son parti jusques à écrire en sa faveur. M. de Bauval publia une Lettre sur les différens de M. Jurieu et de M. Bayle, où il démontra qu’à regarder les choses du côté de l’honnête homme et des devoirs de la société civile, M. Jurieu ne pouvait sauver l’indignité de son procédé envers M. Bayle. Il se défendit ensuite contre les attaques de M. Jurieu. Nous avons vu que ce théologien l’avait accusé d’avoir supposé dans son journal l’extrait d’une lettre où l’on disait que l’Avis aux réfugiés se réimprimait à Paris. Il revint à la charge dans ses Convictions et lui imputa de nouveaux crimes. Il l’accusa d’avoir publié l’Avis aux réfugiés, et d’être un homme sans religion : il soutint que cet extrait de lettre était faux. « On a certitude, dit-il [226], qu’il est faux. Et, là-dessus, on défie ces messieurs de mettre la lettre d’où cet extrait a été tiré entre les mains de quatre personnes d’honneur qu’on nommera de part et d’autre, et qui examineront d’où elle vient, quand elle a été écrite, et ce qui est dit devant et après. On les défie de cela, dit-il ; et, s’ils ne le font, ce sera une preuve que la lettre est ou supposée, ou écrite par un correspondant qui entre dans l’affaire, ou pleine de choses qui découvriraient leur mystère. C’est un défi auquel on sait très-bien qu’ils ne défèreront pas ; ils n’oseraient. » M. de Bauval le prit au mot. Il le fit sommer par un notaire de nommer deux arbitres, et promit d’en nommer deux autres devant lesquels il représenterait cette lettre : mais M. Jurieu recula et ne voulut jamais qu’on en vînt à l’examen qu’il avait proposé. M. Bayle parle de cet écrit de M. de Bauval dans une de ses lettres à M. Minutoli. « De tous mes amis, dit-il [227], il n’y a que M. de Bauval, frère de M. Basnage, qui ait mis la main à la plume pour moi. M. Jurieu le hait pour le moins autant qu’il me hait, et le mêle dans tous ses libelles avec une malhonnêteté tout-à-fait brutale ; et enfin il le fait auteur avec moi de l’Avis aux réfugiés. M. de Bauval a donc fait une Lettre de deux feuilles et demie sur notre différend, qui le pique finement et adroitement. » M. Huet publia aussi un écrit en faveur de M. Bayle, intitulé : Lettre d’un des amis de M. Bayle aux amis de M. Jurieu. Il y relevait plusieurs passages des Nouvelles convictions et des Remarques générales. Ce petit ouvrage est écrit fort sensément et avec beaucoup de modération.

M. Jurieu n’excita pas moins de plaintes par ses sentimens hétérodoxes que par son esprit violent et persécuteur. Quelques églises demandèrent aux synodes qu’on examinât ses livres : on dressa une liste des hérésies et des profanations qui s’y trouvaient (P), et on l’envoya au synode qui se tenait à Leyde, sous le titre de Lettre à messieurs les ministres et anciens qui composent le synode assemblé à Leyde, le 2 de mai 1691. Cette dénonciation, jointe aux disputes qu’il avait eues dans les synodes avec plusieurs ministres, l’obligea à publier un écrit intitulé : Apologie du sieur Jurieu, pasteur et professeur en théologie, adressée aux pasteurs et conducteurs des églises wallones des Pays-Bas ; mais, au lieu d’y justifier sa doctrine, il étala avec beaucoup de faste et d’ostentation les grands services qu’il prétendait avoir rendus à l’Église ; et, après avoir fait son propre panégyrique, il se répandit en injures et en invectives contre les ministres complaignans, et s’y déchaîna de nouveau contre M. Bayle. C’est là qu’il avoue que puisqu’il n’était pas en son pouvoir de faire tomber sur lui toute la peine qu’il méritait, au moins avait-il voulu l’exposer à l’infamie publique [228] : et il se plaignait douloureusement de la clémence de l’État [229]... L’écrit de M. de Bauval l’avait piqué jusqu’au vif : il s’emporta violemment contre lui ; et, quoiqu’il eût refusé de s’en tenir aux termes du défi qu’il lui avait fait, il ne laissa pas de soutenir qu’il l’avait convaincu d’être complice de l’Avis aux réfugiés, et qu’il était le principal acteur de la comédie de l’édition de Paris [230]. M. de Bauval publia une Réponse à l’Apologie de M. Jurieu, où il réfuta ses calomnies, et fit voir qu’il se vantait ridiculement d’avoir été le soutien de l’Église et le champion de l’orthodoxie. Il l’interpella encore publiquement de convenir d’arbitres pour décider de leur démêlé à toute rigueur ; mais il l’interpella inutilement. Dans la suite, M. de Bauval, voyant qu’il ne voulait ni lui faire réparation, ni en venir à un éclaircissement, donna au consistoire de Rotterdam une déclaration par laquelle il protestait qu’il regardait M. Jurieu comme un calomniateur et un malhonnête homme [231].

M. Bayle publia une réponse aux derniers écrits de M. Jurieu, sous ce titre : La Chimère de la cabale de Rotterdam, démontrée par les prétendues convictions que le sieur Jurieu a publiées contre M. Bayle. À Amsterdam, chez Henry Desbordes, dans le Kalverstraat. M. DC. XCI. Cette réponse, écrite sous le nom d’un ami de M. Bayle, contient trois parties. I. La Chimère de la cabale de Rotterdam, démontrée par les Nouvelles convictions qu’un ami de M. J. a publiées, ou Lettre d’un ami de M. Bayle à Monsieur ***. C’est la réfutation du factum publié par M. Jurieu, pour soutenir la Cabale du Projet de paix. Elle finit par la lettre que M. Minutoli avait écrite sur ce sujet à M. Jurieu. II. Remarques sur le Factum de M. Jurieu contre M. Bayle, au sujet de l’Avis aux réfugiés. On ne s’y attache point à réfuter en détail ce que M. Jurieu avait avancé dans sa Dernière conviction ; mais on lui marque une longue liste de choses à prouver, sans quoi ce factum ne pouvait avoir aucune force. III. Une longue préface, où l’on montre la manière de bien juger de quel côté est la victoire dans ce procès. On y faisait connaître le détail de la dénonciation de M. Jurieu et des suites qu’elle avait eues. Cette dénonciation se réduisait à ces trois chefs : la Cabale de Genève ; l’Avis aux réfugiés ; et le Commerce avec la cour de France. M. Bayle y joignit des Réflexions sur l’Apologie du sieur Jurieu, où il découvrit plusieurs faussetés que M. Jurieu avait avancées, et entre autres celle-ci, que M. Bayle lui était redevable de son établissement à Rotterdam. M. Bayle fit voir que c’était tout le contraire. Dans l’Avis au lecteur, il marquait qu’y avait longtemps que ce livre était composé, hormis les dernières feuilles de la préface ; et qu’il aurait paru peu de jours après les prétendues Convictions de M. Jurieu, si les imprimeurs avaient été aussi diligens que l’auteur. Il indiquait ensuite le contenu de chaque partie, et faisait quelques réflexions sur le honteux procédé de M. Jurieu dans toute cette affaire. Au reste, M. Bayle gardait plus de mesure avec M. Jurieu dans cet ouvrage qu’il n’avait fait dans sa Cabale chimérique, comme il le remarque lui-même.

M. Bayle publia presque en même temps des Entretiens sur le grand scandale causé par un livre intitulé la Cabale chimérique. À Cologne, chez Pierre Marteau, 1691. Cet ouvrage contient cinq entretiens. Philodème et Agathon, les deux interlocuteurs, regardent M. Jurieu comme un grand serviteur de Dieu, qui a usé ses forces au service de l’Église, et trouvent fort mauvais que M. Bayle l’ait traité si durement. Ils se rendent compte des conversations qu’ils ont eues avec des cabalistes ; rapportent les raisons que ces cabalistes alléguaient en faveur de M. Bayle, et la manière dont ils les avaient réfutées. C’est une ironie continuelle sous laquelle on fait le portrait de M. Jurieu, et on justifie M. Bayle sur plusieurs choses.

Les mortifications que M. Jurieu avait reçues au dernier synode [232] ; la nécessité où il se trouvait de préparer des apologies pour le synode prochain, contre les plaintes qu’on faisait de toutes parts au sujet de sa doctrine, et le chagrin de voir que, malgré toutes ses oppositions, M. Basnage, son beau-frère, avait été reçu ministre ordinaire de l’église de Rotterdam ; tout cela le désola si fort qu’il tomba malade de ses vapeurs au mois de septembre 1691 [233]. Il se trouva hors d’état d’écrire, et trois ou quatre mois se passèrent sans qu’on vit rien paraître sur sa dispute avec M. Bayle. Mais enfin son champion, l’auteur des Remarques générales, s’avisa de publier un écrit contre la Chimère de la cabale, intitulé, Le Philosophe dégradé, pour servir de troisième suite aux Remarques générales sur la Cabale chimérique de M. Bayle. Les amis de M. Bayle lui conseillaient de mépriser cet écrit ; cependant il crut qu’il était nécessaire de le réfuter. Voici les raisons qu’il en allègue à M. Sylvestre. « Si vous aviez lu, dit-il [234], le libelle auquel vous ne me conseillez pas de répondre, je suis sûr que vous approuveriez que j’aie fait sentir à l’auteur ses iniquités insupportables ; et ce que j’en fais c’est principalement pour couper en herbe une infinité de semblables petits libelles qu’il se prépare de nous donner, et où il ne prendrait garde à aucune falsification, si on ne le menaçait de les lui bien mettre en compte. Enfin je croirais désobliger M. Sartre si je n’opposais que le silence à son témoignage. » Pour éclaircir ce fait, je remarquerai que M. Jurieu publia dans sa Courte revue une lettre écrite de Londres, où l’on assurait qu’une personne qui avait étudié avec M. Bayle à Puylaurens (c’est-à-dire, M. Sartre, ministre réfugié à Londres) avait dit que M. Bayle se débaucha à un tel point qu’il se fit papiste, et alla même demeurer à Toulouse environ trois ans chez les jésuites ; que cette personne lui ayant écrit sur son changement de religion, en reçut une réponse aigre d’un véritable papiste animé déjà par les jésuites ; qu’elle le vit ensuite à Genève après sa sortie de Toulouse, et que M. Bayle, se souvenant de sa lettre et de la réponse, lui fit des excuses, et la pria de ne pas parler de cette affaire. M. Bayle s’inscrivit en faux contre toutes ces circonstances, dans sa Chimère démontrée, excepté son changement de religion. Il nia qu’il eût jamais demeuré chez les jésuites ; il somma l’auteur de la lettre de déclarer le nom de la personne qui prétendait que M. Bayle lui avait fait une réponse aigre, et ensuite des excuses à Genève ; sur quoi l’émissaire de M. Jurieu, auteur de la lettre, engagea M. Sartre à en écrire une à M. Bayle, où il avouait qu’il avait dit que M. Bayle, « étant à Puylaurens, s’en était absenté ; qu’on avait su quelques jours après qu’il s’était jeté dans le couvent des jésuites de Toulouse ; qu’il lui avait écrit sur ce sujet une lettre telle qu’un jeune homme pouvait la faire dans cette occasion ; et qu’il en avait reçu une lettre fort piquante ; et qu’il avait ajouté à cela qu’environ trois ans après il avait vu M. Bayle à Genève, et que M. Bayle lui fit connaître qu’il l’obligerait de ne parler pas de ce qui lui était arrivé à Toulouse, parce que cela lui pouvait faire tort dans le dessein qu’il avait de faire quelque séjour à Genève [235]. » L’auteur du Philosophe dégradé publia un extrait de cette lettre ; mais il supprima l’endroit où M. Sartre déclarait « qu’il n’osait assurer, ni que M. Bayle eût reçu la lettre de lui M. Sartre, ni qu’il y eût répondu, et que plusieurs personnes qui virent la lettre reçue par lui M. Sartre crurent que M. Bayle n’en était pas l’auteur [236]. » Cependant l’auteur de ce libelle produisit cette lettre comme une preuve de ce qu’on avait avancé contre M. Bayle, et pour le convaincre de mauvaise foi. C’est là proprement ce qui obligea M. Bayle de répondre à cet écrit. Sa réponse [237] a pour titre : Avis au petit auteur des petits livrets, sur son Philosophe dégradé. M. DC. XCII. Il y donna plusieurs exemples de la mauvaise foi et de l’étourderie de cet auteur, et de ses vaines redites. Il releva aussi quelques faussetés qu’il prétendait fonder sur la lettre de M. Sartre. Il lui apprit qu’il avait écrit à ce ministre, et qu’il attendait sa réponse ; et que M. Sartre l’avait déjà fait assurer par un ami commun qu’il éclaircirait la chose d’une manière dont M. Bayle serait content.

1692.

Nous avons vu que M. Jurieu, pressé par M. Bayle de prouver accusation d’athéisme, promit à son consistoire de le faire : qu’ensuite il s’en désista, et offrit seulement de fournir des mémoires sur cette affaire ; que, sans attendre l’ordre du consistoire, il mit au jour sa Courte revue, ce qui obligea M. Bayle de publier une Déclaration, où il montra que M. Jurieu changeait l’état de la question, et il le somme en même temps de prouver ce point capital. M. Jurieu ne répondit point à ces sommations réitérées, et ne fit plus de démarches auprès du consistoire cette année-là. Mais il s’avisa de renouveler les procédures dès que le consistoire eut été changé au mois de janvier 1692. « D’abord, dit M. Bayle [238], il ne voulut point être reconnu pour partie ; mais peu après il convint lui-même qu’il devait soutenir cette qualité ; il récusa qui bon lui sembla ; et comme presque en même temps je m’adressai au consistoire pour demander justice des calomnies atroces publiées contre moi, il semblait qu’on allait voir une issue de cette affaire selon les formes ; mais l’accusateur laissa passer plusieurs semaines sans comparaître, alléguant de dimanche en dimanche [239] diverses excuses. Enfin il notifia à la compagnie qu’il serait prêt pour un tel jour : j’en fus averti, et je ne manquait pas de comparaître ; mais, au lieu d’entrer en matière, l’accusateur demanda qu’on nous renvoyât au synode. Il appuya sa demande sur toutes les raisons qu’il put imaginer. Moi, au contraire, je fis tout ce qui me fut possible pour obtenir que le consistoire retînt en première instance le jugement de la cause, et je proposai qu’on priât quelques ministres des églises wallonnes du voisinage et quelques ministres de l’église flamande de Rotterdam de se joindre au consistoire, et qu’on priât même messieurs les magistrats de députer quelques personnes de leur corps pour assister à la discussion de cette cause ; mais toutes mes demandes furent rejetées à la pluralité des voix : ma partie obtint que l’affaire fût renvoyée au synode. Il se trouva en personne au synode qui se tint peu de jours après à Ziriczée, et n’y dit pas un mot de notre procès ; il ne voulut pas même consentir qu’on communiquât les actes du consistoire au synode, quoique le consistoire eût chargé ses députés de le faire. »

Dans ce temps-là, M. Bayle, déguisé sous le nom de Carus Larebonius, publia un ouvrage latin contre le livre de M. Jurieu, intitulé Le vrai système de l’Église ; et comme il n’y a point de titre à quoi l’oreille soit plus accoutumée qu’à celui du Janua Linguarum reserata de Comenius [240], il l’intitula : Janua Cœlorum reserata cunctis religionibus ; à celebri admodùm viro domino Petro Jurieu, Roterodami verbi divini pastore et theologiæ professore.

Porta patens est, nulli claudatur honesto.


Amstelodami excudebat Petrus Chayer. M. DC. XCII. In-4. Il y avait long-temps que cet ouvrage était composé ; car il en parlait dans sa Cabale chimérique comme d’un écrit prêt à être mis sous la presse. « Je connais un homme, disait-il [241], qui a une dissertation latine prête à être donnée à l’imprimeur, sous le titre de Janua Cœlorum reserata, où il montre que le Système de l’Église de cet auteur est l’éponge de la réformation ; qu’il en ruine toute la nécessité, et qu’il sauve tous les honnêtes gens dans toutes sortes de religions. » C’était attaquer M. Jurieu par l’endroit le plus sensible. Cet ouvrage passait pour le meilleur qu’il eût fait ; et de tous ses écrits, M. Nicolle n’avait trouvé que celui-là qui fût digne de réponse [242]. M. Bayle y fait voir que M. Jurieu, tout intolérant qu’il était, avait ouvert la porte des cieux, non-seulement à toutes les sectes du christianisme, mais même aux juifs, aux mahométans et aux païens. Ce livre, écrit dans une langue entendue de tous les savans, mortifia extrêmement M. Jurieu. Il n’osa pas se hasarder d’y répondre ; mais ayant enfin publié un écrit pour la défense de sa doctrine, intitulé : Seconde apologie pour M. Jurieu, ou réponse à un libelle sans nom, présenté aux synodes de Leyden et de Naerden, sous le titre de Lettre à messieurs les ministres et anciens qui composent le synode assemblé à Leyden, le 2 de mai 1691 ; il y mit à la fin une espèce d’avertissement où il affecta de mépriser cet ouvrage, et rapporta l’extrait de deux lettres écrites par des personnes qui en disaient beaucoup de mal, mais qui avouaient en même temps qu’elles ne l’avaient point lu. Les auteurs de la Lettre adressée au synode de Leyde [243] réfutèrent cette Apologie de M. Jurieu, par un écrit intitulé : Examen de la doctrine de M. Jurieu, pour servir de réponse à un libelle intitulé : Seconde apologie de M. Jurieu. Ils ne laissèrent pas échapper ce mauvais artifice de M. Jurieu. « On ne peut guère voir, dirent-ils [244], de plus plaisante fanfaronnade que celle de M. Jurieu sur le livre intitulé, Janua Cœlorum reserata, où d’habiles gens prétendent que son Système de l’église est bouleversé sans retour. Il y répond par deux extraits de deux lettres feints ou véritables, dont l’un dit qu’il n’a point lu le livre, et l’autre qu’il en a lu cinq ou six sections, qui font dix ou douze pages. C’est se tirer bien cavalièrement d’affaire, et prendre les gens pour des dupes, que de croire que le public s’en tienne au jugement de cet anonyme qui est peut-être M. Jurieu lui-même. Comme un livre latin est désormais inaccessible pour lui, et qu’il n’a garde de s’y accrocher, il s’est fait, du jugement de deux inconnus, un prétexte de mépriser un ouvrage qu’il est dans l’impuissance de réfuter. » M. Bayle avertit au commencement du Janua Cœlorum reserata que ce livre est écrit dans le style des scolastiques [245]. Il s’y servit aussi de leur méthode dogmatique ; ce qui, joint au mauvais style, dégoûta bien des gens de la lecture de cet ouvrage, et fut cause qu’on ne le rechercha pas avec le même empressement que ses autres écrits ; car, du reste, on y trouve la même netteté et la même force de raisonnement.

L’auteur des Remarques générales parut de nouveau sur la scène par des Lettres sur les différens de M. Jurieu et de M. Bayle, où l’on découvre les contradictions de ce dernier, qui peuvent servir de nouvelles convictions. Ces lettres sont au nombre de cinq ; elles sont datées de Copenhague, mais cela n’empêcha pas qu’on n’en reconnût bientôt l’auteur. Il y répétait sous une nouvelle forme ce qu’on avait écrit contre M. Bayle, et déguisait ou passait sous silence ce que M. Bayle avait répondu. Celui-ci publia à cette occasion un écrit intitulé : Nouvel avis au petit auteur des petits livrets, concernant ses lettres sur les différens de M. Jurieu et de M. Bayle. À Amsterdam, M. DC. XCII. Il y marque les raisons qui l’empêchent de répondre à cet auteur, et se contente de donner un échantillon des faux raisonnemens, de la malignité et des déguisemens frauduleux dont il était plein. Il y inséra [246] la réponse que M. Sartre avait faite à sa lettre, et où il avouait que lorsqu’il avait dit qu’après le départ de M. Bayle de Puylaurens on sut qu’il s’était allé jeter au couvent des jésuites, à Toulouse, il avait seulement voulu dire que cela fut dit ainsi à Puylaurens, et cru même de tout le monde ; qu’à l’égard des autres petites circonstances du temps qu’il y pourrait avoir eu depuis que M. Bayle avait été à Toulouse, jusqu’à ce qu’il le vit à Genève, et du lieu particulier où ils se parlèrent ensemble la première fois, que ce fut environ trois ans, ou moins... Quand ce serait sa mémoire qui l’aurait trompé en cela, la chose était de très-peu de conséquence pour l’un aussi-bien que pour l’autre ; et que pour ce qui regardait la réponse qui lui aurait été écrite de Toulouse, puisque M. Bayle ne demeurait pas d’accord de l’avoir écrite, il n’avait garde de l’assurer, n’en ayant aucune certitude, c’est-à-dire, qu’il rétracta tout ce qu’il avait avancé, et dont M. Jurieu et ses suppôts avaient fait un sujet de triomphe.

M. Bayle joignit à cet écrit une Lettre de monsieur *** à l’auteur de l’Avis au petit auteur des petits livrets. L’auteur de cette lettre loue M. Bayle d’avoir, à sa prière, supprimé les réflexions qu’il était sur le point d’envoyer à l’imprimeur sur la violente incartade qu’on trouvait dans la Seconde apologie de M. Jurieu contre l’auteur du Janua Cœlorum reserata. Il montre combien cet ouvrage était mortifiant pour M. Jurieu, et fait une apologie ironique de la colère de ce ministre. Il répond aussi au reproche qu’on avait fait à l’auteur sur sa latinité, « Je trouve très-vraisemblable, dit-il [247], que M. Larebonius ne s’est jamais attendu à un tel reproche, tant parce qu’il a déclaré au commencement et à la fin de son livre qu’il a choisi tout exprès le style des scolastiques, que parce qu’il ne croyait pas que son adversaire fût en état de juger du style latin autrement qu’un aveugle des couleurs. Il y a autant d’injustice à trouver mauvais qu’on se serve du style des universités, dans un ouvrage de pur raisonnement, qu’à vouloir qu’on écrive en beau français la réfutation de quelques misérables factums ; dans laquelle on n’a été occupé qu’à inventorier des mensonges et des contradictions. Depuis quand se pique-t-on de beau style dans les écritures de procès, dans les factums, dans les inventaires ? A-t-on réfuté ceux du dénonciateur avec l’application qu’on apporte à la composition d’un ouvrage qu’on veut rendre digne par lui-même d’être lu ? On savait que peu de gens prendraient la peine de lire ces sortes de réfutations : la lecture n’en était pas nécessaire aux gens dépréoccupés ; et les démonstrations d’Euclide ne feraient que blanchir sur les gens préoccupés. On a su cela, ainsi on n’a eu garde de perdre son temps après le style. » Cet ami dit ensuite que si M. Bayle eût voulu le croire, il aurait abandonné l’auteur des petits livrets à son mauvais génie, sans daigner lui faire un mot de réponse, et qu’il est bien fâché de voir qu’il continue à le réfuter. Vous aurez beau, dit-il, le convaincre d’avoir pitoyablement raisonné, d’avoir cité à faux, et répété les mêmes choses sans avoir eu égard à ce qu’on avait répondu : tout cela ne sera pas capable de l’empêcher d’écrire, et de rallumer le feu à mesure qu’il s’apercevra que le temps commence à l’éteindre. Il fait voir ensuite que cet auteur avait avancé plusieurs choses que M. Bayle aurait dû relever, puisqu’il s’était mis sur le pied de lui répondre encore une fois.

M. Bayle mit à la tête de cet écrit un Avis au lecteur [248] où il avoue que la plupart de ses amis lui conseillaient de ne pas répondre à l’auteur des Remarques sur la Cabale chimérique ; que, s’il les avait crus, il n’aurait pas fait semblant de savoir que ces petits libelles fussent dans la nature des choses, et qu’ils avaient été fâchés qu’il en eût réfuté quelques morceaux ; cependant, que, comme c’est une matière où il y a du pour et du contre, il n’avait pas suivi tout-à-fait leur avis, mais qu’il avait pris un certain milieu, qui était de publier quelque chose, afin d’apprendre au public pourquoi il ne répondait point pied à pied aux écrits de ce faiseur de remarques. « Les principales raisons, dit-il, pourquoi on ne s’engage pas à ces sortes de réponses sont : 1o. que cet auteur ne fait que répéter les mêmes choses sans répliquer aux réfutations que l’on y a opposées ; 2o. que le public n’est déjà que trop fatigué de tant de petites discussions ; 3o. que cet auteur falsifie si grossièrement les endroits qui tâche de réfuter, qu’on doit se promettre de l’équité des lecteurs désintéressés qu’il découvriront par eux-mêmes les fraudes du personnage ; mais comme on aurait tort d’en vouloir être cru sur sa parole, il a fallu donner quelques preuves de ceci ; c’est pourquoi on a eu soin, et dans le premier Avis au petit auteur, et dans le second, démontrer par quelques échantillons de quoi il est capable en fait de citer à faux, et de tirer de mauvaises conséquences. De plus, il a fallu prier tous les lecteurs qui se voudront porter pour juges de confronter partout ailleurs les pièces des deux parties : voilà d’un côté ce qui a fait qu’on lui répond quelque chose, et de l’autre ce qui a fait qu’on ne répond pas à tout. » M. Bayle remarqua aussi que ce petit écrit aurait paru plus tôt si on n’avait pas su que M. Jurieu avait sous la presse un gros factum dont ses émissaires parlaient avec de grands éloges, selon leur coutume ; et que, pour n’en pas faire à deux fois, il avait résolu de différer la publication de ce second avis jusqu’à ce qu’il eût vu, par la lecture de ce factum, s’il méritait d’être réfuté, auquel cas il en aurait joint la réfutation avec cet autre écrit ; mais comme il venait d’apprendre que ce factum ne paraîtrait pas encore, il n’avait pas voulu différer plus long-temps la publication de ce nouvel avis ; et qu’il promettait par avance, si la chose en valait la peine, de renverser bientôt toutes les nouvelles machines du délateur.

Ce factum parut quelque temps après sous le titre de Factum selon les formes, ou disposition des preuves contre l’auteur de l’Avis aux réfugiés, selon les règles du barreau, qui font voir que sur de telles preuves, dans les crimes capitaux, on condamne un criminel accusé. M. Jurieu y mit un avertissement où il dit qu’une maladie qui le retenait depuis huit mois dans une grande faiblesse l’avait empêché de continuer à écrire contre l’auteur de l’Avis aux réfugiés ; mais que d’autres y avaient suppléé. Il ajoute que ce Factum était l’ouvrage d’un avocat de Paris, à quelques chapitres près qu’il y avait ajoutés. Cet écrit n’a rien de nouveau que la forme. On y répète les prétendues présomptions de M. Jurieu, cent fois réfutées ; on les range sous différens chefs, et on les accompagne d’un commentaire tiré des libelles de M. Jurieu et de ses adhérens. M. Bayle méprisa sagement cet écrit ; il ne voulut pas seulement le lire, comme il l’apprend à M. Minutoli. « M. Jurieu, dit-il [249], a publié tout de nouveau un gros Factum contre moi, que personne ne m’a conseillé de lire (et j’ai suivi ce conseil ), où il ne fait que répéter toutes ses anciennes chicaneries, sans faire semblant de savoir qu’on les a réfutées pleinement. Il a fait, à ce qu’on m’a dit, revenir sur les rangs la Cabale de Genève et du Projet de paix, sans avoir égard ni à ce qu’il vous a écrit, pour vous reconnaître innocent, ni à l’aveu que font ses plus outrés partisans, qu’il a eu tort de m’attaquer sur cela, et qu’il devait se contenter de l’autre accusation. » Les partisans de M. Jurieu souhaitaient qu’il ne se fût attaché qu’à l’accusation qui regardait l’Avis aux réfugiés ; mais ils n’en jugeaient ainsi qu’après coup, et parce qu’ils voyaient que tout ce qu’il avait dit de la Cabale de Genève et du Projet de paix était évidemment faux et chimérique.

C’est là le dernier écrit qui parut sur ce sujet. Le silence judicieux de M. Bayle mit fin à cette contestation. Il avait ruiné toutes les prétendues présomptions de M. Jurieu, et les écrits de ses partisans n’étaient, comme on l’a déjà remarqué, que fades et ennuyeuses répétitions, raisonnemens ridicules, et fausses interprétations de ce qu’il avait dit.

Cependant on ne convenait point du véritable auteur de l’Avis aux réfugiés. Dès que cet ouvrage fut connu en France, on l’attribua à M. Pélisson. M. Wellwood, célèbre médecin de Londres, qui publiait toutes les semaines un écrit anonyme sous le titre d’Observateur, en parla sur ce pied-là dans sa feuille du 22 d’août 1690, six mois avant que M. Jurieu se fût avisé de l’attribuer à M. Bayle. Car ce ne fut qu’au mois de janvier 1691 qu’il commença de dire qu’il croyait que M. Bayle en était l’auteur, et le livre qu’il publia là-dessus ne parut que sur la fin d’avril [250]. « On vient de me mettre entre les mains, dit M. Wellwood [251], un livre qui depuis quelque temps fait grand bruit dans le monde, intitulé Avis aux Réfugiés, écrit par un savant de France, dans la vue de noircir la conduite des protestans de l’Europe en général, par rapport à la dernière révolution d’Angleterre....... non-seulement j’en connais l’auteur, mais je puis encore assurer mon lecteur qu’il a été écrit en conséquence d’un ordre du roi Jacques et du roi de France, qui lui a été porté par l’archevêque de Paris. » L’Observateur de M. Wellwood ayant été traduit en français et imprimé en Hollande sous le titre d’Histoire du temps, M. Jurieu s’emporta violemment contre cet endroit [252]. Il dit que c’était une pièce de commande, tout de même que la fausse édition, le faux privilége, et l’Extrait de la lettre de Paris dans l’Histoire des ouvrages des savans. « On n’a pas été en peine, ajouta-t-il, d’en deviner la source : c’est en Angleterre la même personne [253] qui là est la seule à nier que le sieur Bayle soit auteur du livre de l’Avis, et qui dit partout que le vrai auteur s’en découvrira à Paris. En même temps il fourre cela dans un journal en faveur de ses amis de deçà la mer, et à leur prière. Il n’est pas même hors d’apparence que cela ait été fourré dans la seule version française ; car il n’y a fausseté dont ces messieurs ne soient capables. » Et après avoir traité M. Wellwood d’une manière outrageante, il lui fait des excuses ridicules [254]. Il les répéta dans l’avertissement du Factum selon les formes. « Je dois avertir le public, dit-il, que les duretés qui se trouvent dans les Dernières convictions, contre l’auteur de l’Histoire du temps, doivent être anéanties. Alors je ne connaissais en façon du monde cet auteur. Depuis, j’ai su que c’est un très-honnête et très-habile homme. »

M. Wellwood publia, en 1692, une apologie de son Observateur, sous le titre d’Appendix, où il justifia quelques endroits de cet ouvrage, et entre autres celui qui regardait l’Avis aux réfugiés. « Ce livre, dit-il [255], avait à peine été reçu en France, et on ne l’avait pas encore vu en Angleterre, lorsqu’une personne de qualité et de mérite en France, qui a été depuis envoyée aux galères pour cause de religion, me l’annonça, ajoutant qu’il avait été écrit de concert avec la cour de France, et que tout le monde à Paris en regardait M. Pélisson comme l’auteur. J’écrivis là-dessus à mon ami de s’informer plus particulièrement de cette affaire, et il me répondit que, conformément à ma prière, il avait employé un de ses amis qui connaissait intimement M. Pélisson, de s’informer de lui touchant la vérité de ce bruit commun ; et que M. Pélisson avait bien voulu laisser croire à la personne qui lui parlait qu’il en était l’auteur, quoiqu’il ne voulût pas lui-même l’avouer positivement, ajoutant qu’il n’était pas à propos pour le service du roi qu’il reconnût ce livre publiquement pour sien, quand même il en serait l’auteur. En un mot, cette illustre personne me dit que non-seulement c’était son sentiment, mais encore le sentiment universellement reçu à Paris, que M. Pélisson était l’auteur de l’Avis aux réfugiés, ce qu’il confirma par un grand nombre d’argumens probables qu’il n’est pas nécessaire de rapporter ici. Le livre même paraissant à Londres peu de temps après, je pris occasion de rapporter ce que mon ami m’en avait dit ; et en même temps j’assurai sur son témoignage que je croyais en connaître l’auteur, voulant dire M. Pélisson, avec qui j’avais fait quelque connaissance à Paris il y a neuf ans. »

M. de la Bastide [256] croyait aussi que M. Pélisson était l’auteur de l’Avis aux réfugiés. Il le disait ouvertement, et par-là il attira la haine de M. Jurieu [257]. Le suffrage de M. de la Bastide était d’un grand poids ; il avait vécu dans une étroite amitié avec M. Pélisson pendant plus de vingt-cinq ans ; il avait été avec lui commis de M. Fouquet, et lorsque M. Pélisson fut mis à la Bastille, il entretenait avec lui un commerce régulier de lettres sur des matières de controverse : car, dès ce temps-là, M. Pélisson penchait vers le catholicisme. Une si grande liaison lui avait fait connaître le tour d’esprit et les expressions favorites de M. Pélisson. M. de la Bastide avait beaucoup lu ses ouvrages de controverse ; il en avait même réfuté quelques-uns. Lorsque l’Avis aux réfugiés parut, il trouva une si grande conformité entre cet écrit et les livres de M. Pélisson, qu’il ne balança pas à l’en croire l’auteur. Cependant, il ne jugea pas à propos d’écrire sur ce sujet durant la vie de M. Pélisson ; mais après sa mort il composa une dissertation [258] pour prouver cette conformité. « Je me suis proposé, dit-il, de mettre ici sur le papier diverses observations générales et particulières qui, toutes ensemble, font connaître évidemment que c’est en effet l’auteur des Réflexions sur les différens de la religion qui l’est aussi de l’Avis aux réfugiés, et que ce dernier écrit n’est proprement qu’une suite et comme une appendice des autres. Dans ses observations générales il remarque que M. Pélisson avait une grande connaissance des belles-lettres, de l’histoire ecclésiastique et de la profane ; qu’il avait étudié l’Écriture sainte, les pères, les controversistes ; qu’il était très-versé dans le droit romain, dont il aimait à employer les autorités sur toutes sortes de matières, ayant fréquenté le barreau pendant quelques années ; qu’étant chargé d’écrire l’histoire du roi, il recueillait tout ce qu’on publiait, et faisait des mémoires et des observations sur tout ce qui se passait par rapport aux affaires d’état et de religion ; enfin, que dans ses traités de controverse on trouve des apostrophes ou des exhortations fréquentes aux protestans, des élévations et des prières à Dieu, et des éloges du roi de France ; caractères qui, pris ensemble, conviennent à auteur de l’Avis, et ne paraissent convenir qu’à lui seul. Mais, pour rendre cette conformité plus sensible, il rapporte dans ses observations particulières un très-grand nombre d’endroits de l’Avis, et les met en parallèle avec des endroits tout semblables des Réflexions, et particulièrement avec le troisième volume de ces Réflexions, publié en 1689 sous le titre de Chimères de M. Jurieu. Il fait voir, par exemple, que, vers la fin de cet ouvrage, M. Pélisson insultait aux réfugiés au sujet des prophéties de M. Jurieu qui les assuraient de leur rétablissement en France, en l’année 1689 ; et que c’est précisément par-là que l’Avis commence. Dans les Réflexions, M. Pélisson dit que M. Jurieu répand son fiel et son venin sur nos temps, contre tout ce que la vérité peut avoir aujourd’hui ou de protecteurs ou de défenseurs les plus illustres, sans respect ni de rang ni de mérite : dans l’Avis, il n’y a rien, dit l’auteur, de si auguste ni de si éminent que vous ayez cru digne de votre respect ; les têtes couronnées, que toutes sortes de raisons devaient garantir de l’insulte de vos libelles diffamatoires, ont été l’objet de la plus énorme et de la plus furieuse calomnie dans plusieurs de vos livres. Dans l’un et dans l’autre, on cite souvent les lois romaines ; on fait valoir l’autorité du grand nombre ; on se moque des prophéties de Drabitius, et des petits prophètes du Dauphiné ; on raisonne sur la situation des affaires de l’Europe ; on s’attache à relever la gloire de Louis XIV, etc. À l’égard de la préface, on juge bien que M. de la Bastide ne l’attribue pas à l’auteur du livre. Il ne lui paraît pas naturel qu’un auteur veuille non-seulement se réfuter lui-même, mais satiriser son propre ouvrage et en faire un portrait affreux.

M. de la Bastide finit sa dissertation en répondant à une difficulté qui offrait naturellement. « Que si l’on demande aujourd’hui, dit-il, pourquoi l’auteur ne se serait-il point déclaré sur ce dernier écrit comme sur les autres, pour ne pas perdre, au moins parmi ceux de sa communion, le mérite de l’esprit, de l’érudition et du zèle qu’il semble y étaler ? Outre les raisons secrètes, qu’on ne pénètre pas toujours, il paraît assez que son dessein n’était pas de se cacher entièrement, ou pour toujours, mais seulement de se tenir quelque temps derrière son tableau, pour voir ce que le public en dirait ; car on trouve vers la fin, qui dit à celui à qui il l’adresse, qu’il peut le faire imprimer, et qu’il lui recommande seulement de ménager son nom ; comme s’il eût voulu dire qu’il n’était pas à propos de le nommer ouvertement, mais qu’on pouvait bien le laisser entendre. Étant né protestant, proche parent et allié de plusieurs d’entre les réfugiés, il était naturel qu’il eût quelque répugnance à paraître hautement l’auteur d’un écrit qui les rendait odieux et suspects aux puissances, et qui semblait fermer la porte à leur rétablissement. Mais sa principale raison était apparemment qu’ayant laissé couler en divers endroits de cet écrit des sentimens assez libres, et des expressions assez fortes contre la manière dont on avait persécuté ceux de notre communion, soit qu’il l’eût fait sans réfléchir assez sur les conséquences, soit pour s’insinuer ainsi dans l’esprit des protestans, l’archevêque de Paris et les jésuites lui en firent une affaire, comme le bruit en fut public. Il arriva, en effet, qu’une édition de l’Avis ayant été commencée à Paris par le sieur Martin, imprimeur ou libraire ordinaire de M. Pélisson, elle fut arrêtée et interrompue, quoiqu’elle eût été entreprise par son ordre ; et depuis on a vu aussi que quelque temps avant sa mort il en fit faire lui-même une nouvelle édition sous ses yeux, mais que ce ne fut qu’après avoir ôté ou changé les endroits qui avaient choqué ceux de sa communion, et y avoir mis aussi une courte préface de sa façon en la place de celle qu’on y voyait auparavant. »

Il est pourtant vrai que peu de temps après que l’Avis eut paru, M. Pélisson écrivit en Hollande pour s’informer qui en était l’auteur, et qu’il tâcha de l’engager à se découvrir par l’espérance d’une récompense considérable [259]. Cela supposerait que cet auteur était inconnu à M. Pélisson, et par conséquent que ce n’était pas lui qui avait écrit l’Avis. Mais M. de la Bastide aurait pu répondre que M. Pélisson ne faisait cela que pour se mieux cacher ; et que d’ailleurs cette supposition est détruite par le privilége de l’édition de Paris, où l’on expose que l’auteur de l’Avis avait obtenu un privilége le 20 d’octobre 1690, mais qu’ayant affecté de demeurer inconnu au public, il avait fait difficulté de laisser enregistrer ledit privilége, expédié en son nom, sur les registres de la communauté des libraires de Paris ; ce qui fait voir que le nom de cet auteur était connu à la chancellerie, et qu’ainsi il n’était pas nécessaire d’écrire en Hollande pour s’en informer.

M. Bayle nous apprend dans une de ses lettres écrite au mois d’octobre 1690, que la voix publique donnait alors l’Avis aux réfugiés à M. de Larroque [260]. M. de Larroque sortit de France au mois de février 1686, et passa en Hollande [261]. L’année suivante il publia des Remarques critiques contre le premier tome de l’Histoire de l’hérésie, par Varillas, qui furent estimées. J’ai déja parlé de sa réponse à M. Brueys. Après avoir fait quelque séjour en Angleterre, en Danemarck et en Allemagne, il repassa en Hollande, et de là il retourna en France vers le mois de juin 1690 [262], c’est-à-dire, un mois ou six semaines après que l’Avis aux réfugiés eut paru, et embrassa la religion romaine. Lorsque je commençai de travailler à la Vie de M. Bayle, en 1707, je priai M. Basnage de me fournir quelques éclaircissemens. Voici ce qu’il me répondit au sujet de l’Avis aux réfugiés [263]. « Puisque vous voulez que je vous parle avec une pleine confiance sur ce qui regarde M. Bayle, je ne crois point qu’on doive remuer l’affaire de l’Avis aux réfugiés. Ce n’est pas que je le soupçonne d’en être l’auteur. Je n’ai point encore abandonné ma première conjecture : c’est que le manuscrit lui en avait été confié. Il le fit imprimer, il y ajouta une préface et quelques traits de sa main. M. Hartsoeker m’a confirmé dans ma conjecture, parce qu’il m’a assuré que M. de Larroque, étant prisonnier à Paris, citait souvent cet ouvrage comme une production qui lui appartenait. Mais comme c’est un sujet odieux, il vaut mieux le laisser tomber que de faire criailler de nouveau ses ennemis. » Il dit aussi dans un mémoire plus étendu, qu’il m’envoya quelque temps après : « J’ai toujours cru [264] et je crois encore que M. Bayle était l’auteur de la préface, et que le manuscrit lui en avait été confié par M. de Larroque, qui changea de religion peu de temps après, et qui a toujours réclamé cet ouvrage comme sien. C’est là, si je ne me trompe, tout le mystère qui a rendu les défenses de M. Bayle si faibles ; il n’osait dire ce qu’il pensait du livre et de l’auteur qui a toujours été son ami. » M. Basnage remarque que M. de Larroque a toujours réclamé cet ouvrage comme sien ; et en effet, on a toujours ouï dire à M. de Larroque, lorsqu’il s’agissait de certaines choses, J’ai dit, ou j’ai prouvé cela dans mon Avis aux réfugiés ; et ses amis ont souvent dit, comme une anecdote littéraire, qu’il était l’auteur de ce livre. C’est un fait attesté par des personnes très-dignes de foi.

Depuis la première édition de ces mémoires, M. l’abbé d’Olivet a publié une lettre adressée à M. le président Bouhier, où il confirme ce qu’on vient de lire par le récit de plusieurs particularités qu’il tient de M. de Larroque lui-même. « Oui, monsieur, dit-il à son illustre ami [265], il est certain que l’Avis aux réfugiés, qui parut en 1690, et qui servit long-temps de prétexte à l’horrible guerre de Jurieu contre Bayle, est de feu M. de Larroque, intime ami de notre cher abbé Fraguier, chez qui je le voyais presque tous les soirs. Je lui ai cent fois entendu conter que ne pouvant approuver la conduite des réfugiés, qui ne cessaient alors d’invectiver contre le roi et contre la France, avec une aigreur capable de nuire à leur retour, il composa cet ouvrage dans le dessein de leur ouvrir les yeux, et avant que d’être tout-à-fait déterminé à se faire catholique ; qu’ayant été appelé à la cour d’Hanovre, où il fut retenu neuf mois, pendant ce temps-là M. Bayle, dépositaire de son manuscrit, le fit imprimer de son aveu, mais avec parole de ne point nommer l’auteur ; qu’à son retour d’Hanovre il vint ici faire son abjuration ; que, peu de jours après, s’entretenant avec le père Verjus, jésuite célèbre, il apprit de lui que M. l’archevêque de Paris et le père de la Chaise étaient indignés de l’Avis aux réfugiés, dont l’auteur, si ce n’était pas un protestant déguisé, leur paraissait un fort mauvais catholique, puisqu’il traitait de persécuteurs, ou peu s’en faut, les ministres du roi.

» Pour sentir combien ce discours dut faire d’impression sur M. de Larroque, il faudrait l’avoir connu. Jamais homme ne fut en même temps et plus fier et plus timide. Risquer un éclaircissement avec ces deux puissances, cela exigeait des démarches que sa fierté ne lui conseillait pas ; et c’était aussi s’exposer à des suites que sa timidité lui faisait appréhender. Il prit donc le parti de se tenir clos et couvert, en réitérant à M. Bayle l’ordre de lui garder le secret. »

Voilà deux sentimens fort opposés, et qui ont néanmoins chacun leurs partisans. Cependant il y en a encore un troisième qui semble avoir prévalu : plusieurs personnes attribuent cet ouvrage à M. Bayle, quoique par des raisons différentes. Les uns se fondent sur le témoignage de M. Jurieu : mais quel fond peut-on faire sur son témoignage ? D’ailleurs, il avait tellement lié la prétendue Cabale de Genève avec l’affaire de l’Avis aux réfugiés, qu’il ne lui était plus permis de les séparer. La fausseté d’une de ces accusations bien avérée détruisait nécessairement l’autre. Cependant lorsqu’il fut convaincu que cette Cabale n’était qu’une chimère, il ne laissa pas de persister à soutenir l’accusation touchant l’Avis aux réfugiés. Mais trouvant ensuite que cette séparation ne lui était pas favorable, il n’eut pas honte de reprendre l’accusation de la Cabale.

D’autres attribuent cet écrit à M. Bayle, parce qu’ils croient y reconnaître son style. Mais c’est justement ce qui aurait dû faire juger qu’il n’en était pas l’auteur ; car, outre que les preuves tirées de la conformité du style sont incertaines, c’est que le style de cet écrit paraît fort différent de celui des autres ouvrages de M. Bayle : il est plus pur, plus coulant, plus régulier. M. de Larrey, qui avait bien examiné l’Avis aux réfugiés, et qui était très-porté à le donner à M. Bayle, n’a pas osé prononcer. Pour moi, dit-il [266], je ne me sens ni assez persuadé pour entreprendre de persuader les autres, ni assez hardi pour décider sur un fait problématique.

Enfin, on donne cet écrit à M. Bayle sur le témoignage du sieur Moetjens, qui l’a imprimé. On assure que ce libraire a dit à plusieurs personnes que M. Bayle en était l’auteur. Pour moi, ayant appris que M. Louis, qui en a corrigé les épreuves, confirmait le rapport du sieur Moetjens, je l’ai prié de me donner là-dessus quelques éclaircissemens. Il n’a pas trouvé à propos de me répondre ; mais il a dit de bouche à une personne [267] qui ne se distingue pas moins par son mérite que par ses ouvrages, et qui avait eu la bonté de lui rendre ma lettre, « qu’il connaissait l’écriture de M. Bayle avant que de corriger cet ouvrage, et que depuis ce temps-là il a eu diverses occasions de la connaître parfaitement : que tout le manuscrit d’un bout à l’autre était écrit de la main de M. Bayle, et qu’il en conservait un morceau qu’il avait coupé d’une des feuilles avant que de la rendre au sieur Moetjens. » Voilà ce que j’ai pu apprendre de plus positif sur ce sujet. Quand même on ne douterait point après cela que M. Bayle ne fût l’auteur de cet ouvrage, on ne saurait néanmoins, sans injustice, l’accuser de tous les desseins pernicieux, de toutes les vues criminelles que M. Jurieu lui attribuait. Les circonstances où M. Jurieu fit revivre cet écrit aggravèrent ses accusations. La persécution avait forcé les réfugiés d’abandonner tous leurs biens, de renoncer à toutes les douceurs de leur patrie, pour se retirer dans les pays étrangers : leur plaie saignait encore. Dans cet état, on souffre impatiemment la censure, et on s’irrite contre la raillerie. On prend tout en mauvaise part ; on n’entre point dans l’intention de celui qui parle, et on se fait des applications mal fondées. Cependant c’est cette même intention qui doit être la règle de nos jugemens. C’est par là qu’on distingue une raillerie innocente d’un reproche amer ; une réprimande salutaire d’une violente invective. Or il n’est pas possible de concevoir que M. Bayle ait voulu flétrir tout le corps des réfugiés, qu’il ait pris à tâche de les rendre odieux aux princes, et de mettre un obstacle invincible à leur retour. Il aurait démenti son caractère, sa conduite, et tous ses autres ouvrages où il a si bien défendu les réformés, et a été si sensible à leurs maux. D’ailleurs, les plus fortes censures de l’Avis ne regardaient qu’une très-petite partie des réfugiés, une poignée de réfugiés retirés en Hollande. Il n’y avait qu’eux qui écrivissent. Les réfugiés de Suisse, d’Allemagne et d’Angleterre, n’avaient rien fait imprimer [268] : M. Bayle ne l’ignorait pas ; il ne pouvait donc les avoir en vue, non plus que ceux de Hollande qui n’avaient point écrit, et qui blâmaient même la conduite de quelques-uns de leurs confrères.

Ainsi, quand M. Bayle serait l’auteur de l’Avis aux réfugiés, on ne pourrait dire autre chose touchant les motifs qui l’auraient porte à écrire cet ouvrage, sinon qu’il était chagrin de voir qu’on repaissait de chimères et de visions apocalyptiques l’esprit d’un grand nombre de réfugiés, ce qui les rendait la risée de toute l’Europe ; qu’ayant une aversion extrême pour l’esprit de satire et de méfiance, il était indigné de voir que des réfugiés écrivissent des libelles contre des personnes respectables, et même contre des têtes couronnées ; qu’on s’était vengé cruellement sur son frère de la Critique de M. Maimbourg, et qu’à plus forte raison il y avait lieu de craindre qu’on ne se vengeât de ces écrits satiriques sur les réformés qui restaient en France ; qu’il savait que dans ce royaume les rois se regardent comme absolus, et qu’il n’y est pas permis de dire le contraire ; qu’ainsi il avait voulu faire entendre que les écrits des réfugiés qui attaquaient cette souveraineté ne servaient qu’à les rendre odieux et à empêcher leur retour ; qu’ayant été élevé dans les sentimens de l’indépendance et de la souveraineté des rois, sentimens qui étaient enseignés dans les églises réformées, il ne fallait pas être surpris qu’il eût combattu si vivement l’opinion contraire ; qu’étant mal instruit des affaires d’Angleterre, il n’avait par cru que la religion anglicane courût aucun risque, et qu’il avait regardé la révolution comme un effet de la politique et non de la nécessité ; qu’il avait pris le masque d’un catholique romain pour donner plus d’autorité à ses remontrances, pour les rendre plus vives, plus piquantes et plus capables de faire impression ; « que puisque l’auteur de l’Avis, selon M. Jurieu lui-même, s’était proposé de mettre les réfugiés en état de rentrer en France, ce qui n’était point l’esprit des papistes français [269], il fallait, ainsi que le remarquait M. Bayle [270], qu’il eût plus à cœur les intérêts des protestans que ceux des papistes ; et qu’ainsi ce qu’il disait en papiste outré n’était pas son véritable sentiment, mais le discours d’un homme qui voulait soutenir le personnage sous lequel il s’était déguisé ; que cet auteur, comme disait encore M. Bayle [271], n’avait fait que ramasser les vieilles et les nouvelles objections des catholiques les plus passionnés et les plus malins, les réflexions des flatteurs sur les événemens de la première campagne, le poison que l’on répandait sur tout le corps des réfugiés pour la faute de quelques auteurs, etc., le tout afin de fournir matière à un désaveu utile, et à une réponse qui confondît la malice des persécuteurs des réformés, et la vanité des flatteurs, et qui tirât les réfugiés du ridicule où les mettaient leurs prophéties : chose qui fut autrefois très-funeste aux protestans fugitifs des états de l’empereur [272]. » On pourrait ajouter que M. Jurieu, qui infatuait les réfugiés de ses prophéties, et qui avait publié plusieurs écrits que l’auteur de l’Avis traitait de libelles ; que M. Jurieu, dis-je, qui était le principal objet de cet auteur, s’était acquis une espèce de domination sur les réfugiés (Q), de sorte qu’il n’était pas possible d’obtenir un désaveu des écrits dont on se plaignait, qu’en y intéressant tout le corps. Ce moyen même ne réussit point : les synodes qui auraient dû faire ce désaveu gardèrent le silence, personne n’osant parler crainte de s’attirer une violente persécution de la part de M. Jurieu. On pourrait encore dire qu’en général les reproches que M. Bayle mettait dans la bouche d’un catholique avaient été réfutés mille fois, et que M. Bayle lui-même y avait répondu avec succès dans ses Lettres contre Maimbourg ; enfin que M. Bayle avait dessein de réfuter l’Avis [273], et qu’on aurait dû l’engager à y travailler au lieu de l’en détourner par des accusations outrageantes.

Voilà, ce me semble, le jugement qu’une personne équitable et désintéressée pourrait faire de cet écrit, et du but de l’auteur, si c’est M. Bayle. Cependant, M. Bayle a toujours protesté à ceux qui étaient le plus avant dans sa confidence que le livre n’était point de lui, ainsi il faut l’effacer du catalogue de ses ouvrages ; du moins cela suffit pour ne le point alléguer en preuve contre lui ; et puisqu’il l’a constamment nié, l’équité ne permet pas qu’on le cite en témoignage pour noircir sa mémoire. Ce sont là les propres paroles de M. de Bauval [274].

Les accusations qu’on intenta à M. Bayle avaient interrompu ses travaux littéraires. L’étude demande une parfaite tranquillité. M. de Bauval avait annoncé, dans le mois de novembre de l’année 1690 [275], un ouvrage intitulé : Projet d’un Dictionnaire critique, où l’on verra la correction d’une infinité de fautes répandues soit dans les Dictionnaires, soit dans d’autres livres. « C’est, ajoutait M. de Bauval, le titre d’un livre qu’un habile homme a dessein d’entreprendre. Comme il veut avoir l’avis et les lumières des savans sur son dessein, il va faire imprimer une préface, dans laquelle il expliquera particulièrement son Projet. » Cet auteur, c’était M. Bayle. Il se proposait de publier ce Projet peu de mois après, et on en commença l’impression au mois de décembre suivant. Les articles des trois premières lettres étaient presque tous dressés, et pendant qu’on les aurait imprimés, M. Bayle devait préparer les autres avec la préface. Mais les violentes attaques de M. Jurieu l’obligèrent d’interrompre ce travail dès que la première feuille eut été tirée, de sorte qu’il abandonna ce projet peu de temps après l’avoir formé. Il se passa plus d’un an avant qu’il le reprît ; et lorsque enfin le sieur Leers le pressa d’y travailler, il fallut qu’il se jetât sur les premières matières que le hasard lui présenta avant que d’avoir pu rassembler les livres dont il avait besoin [276].

Cet ouvrage parut au mois de mai 1692 [277], sous ce titre : Projet et Fragmens d’un Dictionnaire critique. À Rotterdam, chez Reinier Leers. M. DC. XCII. In-8o. Dans une longue préface adressée à M. du Rondel, professeur aux belles-lettres à Mastricht, M. Bayle donna une idée de ce projet. Il dit qu’il avait dessein de composer un Dictionnaire qui contiendrait toutes les faussetés ou erreurs de fait qui se trouvaient dans les autres dictionnaires, et un supplément à leurs omissions sur chaque article. Il promettait même de ne se pas renfermer dans ces espaces, quelque vastes qu’ils fussent ; mais de faire aussi des courses sur toutes sortes d’auteurs quand l’occasion s’en présenterait. Après cela, il faisait voir l’utilité d’une telle compilation. « Ne serait-il pas à souhaiter, dit-il, qu’il y eût au monde un Dictionnaire critique auquel on pût avoir recours pour être assuré si ce qu’on trouve dans les autres dictionnaires et dans toute sorte d’autres livres est véritable ? Ce serait la pierre de touche des autres livres, et vous connaissez un homme un peu précieux dans son langage qui ne manquerait pas d’appeler l’ouvrage en question la chambre des assurances de la république des lettres.... Vous voyez bien que si, par exemple, j’étais venu à bout de recueillir sous le mot Sénèque tout ce qui s’est dit de faux de cet illustre philosophe, on n’aurait qu’à consulter cet article pour savoir ce que l’on devrait croire de ce qu’on lirait concernant Sénèque dans quelque livre que ce fût ; car si c’était une fausseté, elle serait marquée dans le recueil, et dès qu’on ne verrait pas dans ce recueil un fait sur le pied de fausseté, on le pourrait tenir pour véritable. Cela suffit pour montrer que si ce dessein était bien exécuté, il en résulterait un ouvrage très-utile et très-commode à toutes sortes de lecteurs. » M. Bayle ajoute qu’il sentait bien ce qu’il faudrait faire pour exécuter parfaitement cette entreprise, mais qu’il sentait encore mieux qu’il n’était point capable de l’exécuter : qu’ainsi il se bornait à ne produire qu’une ébauche, qui ne contiendrait qu’un volume in-folio, laissant aux personnes qui avaient la capacité requise le soin de la continuation en cas qu’on jugeât que ce projet, rectifié partout où il serait nécessaire, méritât d’occuper la plume des habiles gens ; mais que, comme il avait prévu que cette ébauche aurait assez d’étendue pour l’engager à un très-pénible travail, et que d’ailleurs il se défait beaucoup de la manière dont il exécuterait son projet, il avait pris la résolution de hasarder quelques fragmens de cet ouvrage, afin de pressentir le goût du public, et par-là se déterminer ou à poursuivre son dessein ou à l’abandonner. Ces Fragmens contenaient les articles d’Achille, d’Antoine Arnauld, de Jeanne d’Aragon, de L. Cornelius Balbus, de l’auteur déguisé sous le nom d’Etienne Junius Brutus, des Cassius en général, et en particulier de Spurius Cassius Viscellinus, de L. Cassius Longinus, de C. Cassius Longinus, de T. Cassius Severus, qui lui donne occasion de faire une Digression concernant les libelles diffamatoires. Il y mit aussi les articles de L. Cassius Hemina, de C. Cassius Longinus, de Catius, de Comenius, d’Erasme, de la maréchale de Guebriant, de l’Hippomanes, du Jour, de madame Des Loges, des trois sœurs Anne, Marguerite, et Jeanne Seymour, de Marie Touchet, et de Zeuxis. Tous ces articles étaient personnels, excepté ceux de l’Hippomanes et du Jour, que M. Bayle appelait réels, parce qu’ils n’appartiennent ni à des personnes, ni à des lieux, ni par conséquent aux dictionnaires historiques et géographiques [278].

1693.

Le plan de ce nouveau Dictionnaire ne fut pas goûté, quoiqu’un pareil ouvrage eût pu être très-utile. M. Bayle l’abandonna ; mais en même temps il forma le dessein d’un autre Dictionnaire, auquel il travailla avec tant de diligence, que l’impression en fut commencée au mois de septembre de l’année 1693. Cependant il avait été souvent détourné de ce travail par les embarras que lui causait M. Jurieu. Il en fit le récit à M. Constant le 29 de juin, pour s’excuser de ne lui avoir pas écrit plus tôt. « J’ai été dans de grands embarras, dit-il [279], depuis trois ou quatre mois, à cause des machinations de mon accusateur, qui, ayant intéressé le consistoire flamand dans sa querelle contre moi, a obtenu que cette compagnie ferait examiner mon livre des Comètes, et irait dénoncer aux bourgmestres que ce livre est plein de propositions dangereuses et impies, en sorte qu’il n’est nullement de leur devoir de donner pension à un professeur qui a de tels sentimens. Voilà le biais dont il se sert, débouté par la nullité et la témérité de ses autres accusations. Il a fallu que j’aie fait des visites, afin d’éclaircir les gens sur les prétendues hérésies de ce livre ; et ici on ne fait pas en quinze jours ce que l’on ferait ailleurs dans une après-dînée. »

C’est aux sollicitations de ces ministres flamands que M. Bayle attribua la disgrâce qui lui arriva peu de temps après. Voici de quelle manière il en parle à M. Minutoli le 5 de novembre : « Nos magistrats, dit-il [280], m’ont ôté ma charge de professeur, avec la pension de cinq cents florins qui y était annexée ; il ont même révoqué la permission qu’on m’avait donnée d’enseigner en particulier. Ils résolurent cela, à la pluralité des voix, le 30 d’octobre passé, et lundi dernier [281] messieurs les bourgmestres m’en donnèrent connaissance dans leur chambre. Tout ce qu’il y a ici de plus raisonnable crie contre cette injustice ; et une partie de nos conseillers, les plus anciens dans leur charge et les plus habiles, s’opposèrent de toute leur force à cette résolution ; mais ils furent inférieurs en nombre. Si l’on n’avait pas cassé l’année passée sept ou huit bourgmestres ou conseillers de cette ville, pour mettre à leur place d’autres gens, cela ne me serait pas arrivé. Ce qui me console est de voir le mécontentement de la ville là-dessus, et les irrégularités de ce procédé, et l’injustice du fondement. Ce fondement est mon livre des Pensées diverses sur les comètes, que les ministres flamands ont fait accroire aux bourgmestres contenir des choses dangereuses et antichrétiennes. C’est ce que je m’étais offert de réfuter ; et je maintiens, et le prouverai clair comme le jour, que mon livre des Comètes n’avance rien qui soit contraire à notre confession de foi ni à l’Écriture. Quoi qu’il en soit, on a condamné ma doctrine sans m’entendre, sans me demander si je convenais de la fidélité des extraits et du sens qu’on donnait à mes paroles ; et les magistrats ne m’ont pas donné lieu de réfuter mes accusateurs. Il n’a été rien dit ni de l’Avis au réfugiés, ni du Projet de paix, que je voulais donner à imprimer. Cela eût été plus odieux. » Dans une autre lettre il lui dit : [282] Vous avez peut-être ouï dire en vos quartiers que j’ai perdu ma charge à cause de l’Avis aux réfugiés ; car les émissaires du personnage, mortifiés au dernier point du mépris qu’ont fait nos supérieurs et de sa prétendue dénonciation de la Cabale de Genève, et de ses factums redoublés à l’occasion de sa calomnie par rapport audit Avis, ont écrit d’ici partout que c’était l’accusation touchant ce livre qui avait produit cet effet. Absurdité manifeste ; car on ne se serait pas contenté de m’ôter la permission d’enseigner si on s’était fondé sur une accusation de libelle contre l’état. On ne s’est fondé, vous en pourriez jurer, que sur la plainte qu’avait faite le consistoire flamand contre mes Comètes ; et la plupart des opinans demeurèrent d’accord qu’ils n’avaient point lu ce livre, et une partie s’opposa à la révocation de ma pension. C’est donc uniquement pour mon traité des Comètes. Le consistoire flamand, composé presque tout de gens qui n’entendent ni le français, ni autre chose qu’un peu de lieux communs de théologie ; mal intentionné d’ailleurs contre moi depuis mon arrivée en ce pays, parce que le patron que j’y avais, et qui a été le fondateur de l’École illustre (c’était feu M. Paets, grand républicain), leur était fort odieux ; le consistoire, dis-je, n’a fait autre chose que consulter la version qu’on lui avait montrée en flamand des extraits de mon livre, faits par mon accusateur avec la plus grande mauvaise foi du monde. »

M. Bayle écrivit la même chose, mais d’une manière plus circonstanciée, à M. de Naudis son cousin, le 25 décembre. Comme cette lettre n’a point été imprimée, on sera sans doute bien aise de la trouver ici.

« Vous saurez que le 30 d’octobre dernier la pension de cinq cents francs et la permission que j’avais de faire des leçons publiques et particulières me furent ôtées par le Conseil de cette ville, qui est composé de vingt-quatre personnes qu’on nomme en flamand Vroedschap. Les bourgmestres, qui sont quatre en nombre et tirés de ces vingt-quatre, me firent savoir cette résolution, sans me dire pourquoi ils m’ôtaient ce qu’ils m’avaient accordé l’an 1681. J’ai su que plusieurs membres du Conseil s’opposèrent vigoureusement à cette injustice, mais la pluralité de voix l’emporta. Distinguons la cause de ceci d’avec le prétexte,

» Le prétexte dont ils colorent leur conduite quand on leur en parle en particulier, et qui fut même allégué par quelques-uns en opinant le jour qu’on m’ôta ma charge, est que le livre que je publiai ici en 1682, sur les comètes, contient des propositions pernicieuses, et telles qu’il n’est pas d’un magistrat chrétien de souffrir que les jeunes gens en soient imbus. Pour mieux faire valoir ce prétexte, les auteurs de ce complot ont obtenu, par une longue suite d’intrigues, que quelques ministres flamands opiniâtres, grands ennemis des étrangers et de la nouvelle philosophie, et violens et séditieux, examinassent le livre des Comètes, et jugeassent qu’il contenait une mauvaise doctrine. Tout cela s’est fait avec un grand mystère, et sans m’avertir de rien, et sans avoir égard aux déclarations publiques que j’ai faites, et que j’ai cent fois renouvelées aux bourgmestres, aux ministres, etc., en conversation, que j’étais prêt de montrer que mes Comètes ne contiennent rien qui soit contraire, ou à la droite raison, ou à la confession de foi des églises réformées. Une infinité d’honnêtes gens sont ici dans l’indignation d’une conduite si violente, et qui ne se pratique point dans l’église romaine : car on y écoute un auteur accusé d’hétérodoxie, et on l’admet à donner des éclaircissemens, ou à rétracter ses erreurs. Cela, mon cher cousin, doit diminuer vos regrets de n’être point sorti de France. Vous serez cent fois meilleur réformé si vous ne voyez notre religion qu’où elle est persécutée : vous seriez scandalisé si vous la voyiez où elle domine. Venons à la cause de ma disgrâce.

» Vous devez savoir que le gouvernement républicain a cela de propre, que chaque ville ou chaque bourg est composé de deux ou de plusieurs factions. En Hollande il y a partout deux partis : l’un est très faible en crédit, mais composé de gens de bien et d’honneur ; l’autre domine fièrement, et abuse presque toujours de sa fortune. J’avais, en venant ici, mes patrons, mes bienfaiteurs, ceux qui m’accueillaient civilement, dans le parti faible, qui n’était pas alors si faible : j’ai toujours cultivé leur amitié, et ne me suis point accommodé aux maximes des courtisans. Je n’ai point cherché à m’insinuer dans l’esprit de ceux de l’autre parti, qui s’élevaient de jour en jour ; cela m’eût paru d’une âme lâche et vénale. Ainsi une bourrasque étant survenue dans cette ville il y a plus d’un an, qui renversa une partie de nos magistrats, à la place desquels on en substitua d’autres de ce parti tout puissant, la balance n’a pu être égale ; et pour montrer ce qu’on pouvait faire contre ceux qui ne rampent pas devant ces nouveaux venus et persistent dans leurs liaisons avec leurs anciens amis, on m’a cassé aux gages. Et comme le prétexte était de prétendues doctrines dangereuses à la jeunesse, il a fallu qu’on ait joint la défense d’enseigner en particulier à celle d’enseigner en public. Par-là on a bouché les deux sources de ma subsistance. Je n’ai jamais eu un sou de mon patrimoine, jamais eu l’humeur d’amasser du bien, jamais été en état de faire des épargnes. Je me fondais sur ma pension que je croyais devoir durer autant que ma vie : mais je vois à cette heure qu’il n’y a rien de ferme en ce monde. Vous pouvez juger que j’avais de grandes raisons de m’inquiéter pour l’avenir dans un pays où il fait cher vivre. Mais, par la grâce de Dieu, je n’ai encore senti nulle inquiétude, mais une parfaite résignation aux ordres d’en haut.

» Vous seriez surpris si je finissais sans vous parler du ministre français qui a écrit : contre moi tant de libelles et tant de calomnies. Je vous dirai que toutes ces calomnies sont tombées par terre, et qu’il n’y a eu que le livre, des Comètes, imprimé il y a près de douze ans, qui ait été mis en jeu. Ce sont d’ailleurs quelques ministres hollandais qui ont fait les poursuites contre moi clandestinement. Ces ministres m’en voulaient de longue main, parce qu’ils haïssent les amis et les patrons que j’ai eus d’abord en cette ville ; et qu’entêtés d’Aristote, qu’ils n’entendent pas, ils ne peuvent ouïr parler de Descartes sans frémir de colère. »

M. Bayle ignorait la véritable cause de sa disgrâce : ses juges ne trouvèrent pas à propos de l’en informer. Il ne soupçonna jamais qu’elle pût venir de certaines circonstances relatives à la situation des affaires publiques ; cependant c’est ce qui y donna lieu. La France, victorieuse de tous côtés, commençait à se lasser de la guerre. Les efforts qu’elle avait faits pour se rendre supérieure à ses ennemis l’avaient épuisée d’hommes et d’argent. La paix lui aurait été avantageuse, et elle fit toutes les démarches possibles pour l’obtenir. Elle avait fait proposer en 1692 à l’empereur, au roi d’Espagne, et au duc de Savoie par le pape et par quelques princes neutres ; mais on n’avait point écouté ses propositions. Se voyant rebutée de ce côté-là, elle voulut sonder les Provinces-Unies, et se servit de M. Amelot, son ambassadeur en Suisse, pour faire connaître ses intentions à quelques personnes qui étaient en crédit. Elle promettait aux états une forte barrière pour couvrir leur pays, une pleine et entière liberté pour le commerce, et tous les autres avantages qu’ils pourraient désirer. M. Halewyn, bourgmestre de Dort, séduit par de si grandes promesses, entra dans une espèce de négociation avec M. Amelot à l’insu de l’état. Le roi Guillaume en fut informé, et on arrêta M. Halewyn avec son frère qu’en regardait comme son complice. M. Bayle en parle dans une de ses lettres à M. Minutoli. « On n’a su au vrai, dit-il [283], ce que c’était que l’affaire de ces messieurs, que par la sentence des juges ; car pendant l’instruction du procès, le secret a été grand. On a trouvé que M. Halewyn, conseiller, n’a été mêlé en rien ; mais son frère, bourgmestre de Dort, a été trouvé coupable d’avoir eu commerce avec M. Amelot, ambassadeur de France en Suisse, pour négocier la paix en ce pays-ci. Il a avoué cela et prétendu que c’était le devoir de tout bon patriote de travailler à la cessation d’une guerre si ruineuse ; qu’il n’était point de seul qui eût écouté les propositions de la France ; et qu’il avait fait part de tout ce qu’il en savait à celui à qui d’autres avaient fait ces propositions. Quoi qu’il en soit, il a été condamné à une prison perpétuelle, et à la confiscation de ses biens. On n’a pas imprimé dans la sentence toutes les réponses et justifications qui avaient été insérées dans la minute de la sentence ; et l’on est communément persuadé qu’il ne prétendait pas trahir ce pays, et qu’il était aussi affectionné au bien de la république que ceux qui ne veulent point la paix ; la différence des uns aux autres ne consistant qu’en ce que les uns croient que la continuation de la guerre est avantageuse, et les autres qu’elle est désavantageuse. Mais, malheureusement pour lui, le commerce avec l’ennemi, et la hardiesse de se mêler, sans une commission spéciale de son souverain, de traiter la paix, est un crime d’état ; ce qui fait dire aux désintéressés que la peine à laquelle le coupable a été condamné est trop douce. Vous ne sauriez croire, ajoute M. Bayle, les espérances que notre prophète avait conçues de la détention de ces messieurs. Il espérait qu’on découvrirait toute la prétendue cabale de Genève ; que vous, que M. Goudet et les syndics qu’il a eus en vue, que MM. Basnage et moi, serions trouvés enveloppés dans les dépositions ; et il se glorifiait déjà d’avoir été le premier qui avait éventé la mine du malheureux complot, disait-il, du projet de paix qui se tramait en Suisse. Mais toutes ses espérances ont été chimériques, selon sa coutume, et il a paru que nous ne songions à rien moins qu’à M. Amelot et à MM. Halewyn. »

Tout innocent qu’était M. Bayle, il ne laissa pas de se ressentir de ces négociations clandestines : elles furent cause de sa disgrâce. Les mouvemens que M. Jurieu s’était donnés auprès des magistrats avaient été inutiles. Il est vrai qu’il avait porté les ministres flamands à agir en sa faveur contre M. Bayle, mais leurs sollicitations n’eurent aucun effet. La régence de Rotterdam avait été changée en 1692 par ordre du roi Guillaume qui déposa sept magistrats, protecteurs de M. Bayle. Cependant ceux qui leur succédèrent n’avaient d’abord aucune mauvaise intention contre lui : ils déclarèrent qu’ils voulaient rendre justice et promirent d’entendre ses raisons en cas de besoin. Mais les secrètes menées de la France firent ressouvenir le roi Guillaume du projet de paix dont M. Jurieu avait fait tant de bruit : et comme on avait procuré la paix de Nimègue par de semblables écrits semés à Amsterdam et ailleurs, il crut qu’on voulait se servir des mêmes voies à Rotterdam. Ce grand prince, qui n’avait pas le temps d’examiner ce projet ridicule, s’alarma sur l’idée de la paix, et s’imagina qu’il y avait, comme le disait M. Jurieu, une cabale pour la faire conclure, dont M. Bayle était le chef connu. Il ordonna aux magistrats de Rotterdam de lui ôter sa charge de professeur et sa pension ; et cet ordre fut exécuté sans qu’on l’eût appelé ni entendu, malgré les promesses qu’on lui avait faites du contraire. Il est très-certain que l’Avis aux réfugiés n’y entra pour rien. Le roi Guillaume ne poussait pas l’attention pour les réfugiés jusques à s’embarrasser des plaintes qu’ils pouvaient faire contre ce livre. Mais le Projet de paix l’inquiétait ; il en craignait les suites [284]. Les magistrats de Rotterdam, quoique mieux au fait de ce projet chimérique, obéirent aux ordres du prince, dont ils étaient les créatures : cependant il semble qu’ils eurent honte de leur conduite, puisqu’ils en cachèrent la cause à M. Bayle. Il paraît même que ceux qui étaient du secret donnèrent le change à ceux qui n’en étaient pas, et leur firent accroire qu’il s’agissait du livre sur les Comètes.

M. de Bauval rend ce témoignage à M. Bayle [285], « qu’il reçut sa disgrâce avec une fermeté philosophique, et même avec trop d’indifférence ; surtout sans chagrin par rapport à sa fortune. Il ne se souciait nullement d’amasser du bien, parce qu’en effet il n’en avait pas besoin. Sa tempérance et sa sobriété suppléaient à tout, de sorte qu’avec peu il ne manquait de rien. Il n’était pourtant pas dans l’indigence ; bien loin de là. Aussi, ne se donna-t-il aucun mouvement pour se procurer un autre emploi. Il se trouva plus libre et plus à lui-même, étant déchargé de l’ennuyeuse occupation d’enseigner et de faire des leçons. » M. Bayle s’explique ainsi lui-même, dans une de ses lettres à M. Minutoli, qui lui avait témoigné la part qu’il prenait à sa disgrâce « Je l’ai reçue, dit-il [286], comme doit faire un philosophe chrétien, et je continue, Dieu merci, à posséder mon âme dans une grande tranquillité. La douceur et le repos dans les études où je me suis engagé et où je me plais seront cause que je me tiendrai dans cette ville, si on m’y laisse, pour le moins jusqu’à ce que mon Dictionnaire soit achevé d’imprimer ; car ma présence est tout-à-fait nécessaire où il s’imprime. Du reste, n’étant ni amateur du bien, ni des honneurs, je me soucierai peu d’avoir des vocations ; et je n’en accepterais pas quand bien même on m’en adresserait. Je n’aime point assez les conflits, les cabales, les entre-mangeries professorales, qui règnent dans toutes nos académies. Canam mihi et musis. » En effet, il fut si charmé de cette situation tranquille et indépendante, qu’il refusa des offres très-avantageuses, et ne voulut pas même se prévaloir de la liberté que la régence voulait lui accorder d’instruire les enfans des conseillers qui le souhaitaient passionnément. M. Basnage le sollicita plusieurs fois de leur donner cette satisfaction, mais ses sollicitations furent inutiles. M. le comte de Guiscard, qui avait voulu l’avoir pour ami à Sedan, le pria de se charger de l’éducation de son fils [287]. Il lui offrit mille écus d’appointemens, et l’assura qu’il avait pris des mesures à la cour pour le faire jouir d’une pleine liberté de conscience : mais M. Bayle s’excusa sur la nécessité où il se trouvait d’achever son Dictionnaire, que l’on imprimait actuellement.

1694.

La conduite de M. Jurieu faisait assez voir qu’il se croyait en droit de haïr ses ennemis et de les persécuter. Mais il disait que ses ennemis étaient les ennemis de Dieu ; et il déclarait solennellement qu’il faisait profession de fouler aux pieds toutes les considérations humaines, et de n’avoir aucun égard aux liaisons et aux amitiés du monde lorsqu’il y allait de la gloire de Dieu. Il se revêtait ainsi du caractère de défenseur de la cause de Dieu, pour pouvoir traiter indignement tous ceux qui avaient eu le malheur de lui déplaire : et quoique rien ne soit plus opposé aux maximes de l’Évangile que la haine du prochain, il n’eut pas honte de la prêcher dans deux sermons : l’un, sur ces paroles de David, n’aurais-je point en haine ceux qui te haïssent ? je les hais d’une parfaite haine [288] ; et l’autre, sur celles de Jésus-Christ, aimez vos ennemis, et bénissez ceux qui vous maudissent [289]. Tout le monde fut surpris de voir enseigner dans la chaire une morale si scandaleuse. M. Bayle la dénonça dans une feuille volante, intitulée : Nouvelle hérésie dans la morale, touchant la haine du prochain, prêchée par M. Jurieu dans l’église wallonne de Rotterdam, les dimanches 24 de janvier et 21 de février 1604 ; dénoncée à toutes les églises réformées, et nommément aux églises françaises recueillies dans les différens endroits de leur exil [290]. Il y exposa d’abord la doctrine que M. Jurieu avait prêchée sur l’amour du prochain. « On ne vous dira point en détail, dit-il [291], toutes les maximes et toutes les propositions pernicieuses que l’on a extraites de ces deux derniers sermons, on se contentera de vous dénoncer en général que sa doctrine revient à ceci : 1°. que les sentimens de haine, d’indignation et de colère sont permis, bons et louables contre les ennemis de Dieu ; c’est-à-dire, comme il l’a expliqué lui-même, contre les sociniens, et les autres hérétiques de Hollande, contre les superstitieux, les idolâtres, etc. ; 2°. que l’on doit témoigner ces sentimens de haine et d’indignation en rompant toute société avec ces gens-là, en ne les saluant point, en ne mangeant point avec eux, etc. ; 3°. que ce n’est point seulement les hérésies et les mauvaises qualités de ces gens-là qu’il faut haïr, mais qu’il faut haïr leur personne et la détester. Une des objections qu’il s’est faites, et qu’il a rejetées avec des airs les plus dédaigneux, est celle qui porte qu’il faut faire la guerre à l’erreur et au vice, et avoir néanmoins de la charité pour la personne du pécheur. » M. Bayle marqua ensuite les fausses interprétations que ce ministre avait données à l’Écriture pour l’amener à son sens ; les conséquences pernicieuses que cette doctrine pouvait avoir ; et la nécessité où se trouvaient les conducteurs des églises wallonnes de flétrir cette mauvaise morale, qui ne tendait qu’à jeter la Hollande dans la confusion, et y faire cesser le commerce « car que serait-ce, dit-il [292], si les réformés ne voulaient ni saluer ceux qui sont d’une autre religion, ni manger, ni négocier avec eux ? que serait-ce s’il leur était permis et louable de haïr la personne de tous les papistes, de tous les arminiens, mennonites, etc. ; et s’ils n’étaient obligés par l’Évangile qu’à leur souhaiter les biens spirituels, sans être obligés de leur procurer aucun bien temporel, de les tirer d’un fossé si on les y voyait plongés, de leur donner l’aumône si on les voyait dans l’indigence ? Ce pays pourrait-il prospérer selon de telles maximes ? Ne sont-elles donc pas séditieuses et tendantes à bouleverser le gouvernement, non moins qu’hérétiques ? Celui qui les prêche ignore-t-il que c’est censurer avec une hardiesse étonnante. le souverain et les lois du gouvernement sous lequel nous vivons ? ».

M. Bayle se pressa trop de publier cette dénonciation ; il en fut blâmé. M. Jurieu faisait actuellement imprimer ces deux sermons, et ils étaient prêts à paraître. Si on en eût attendu la publication, ils auraient fourni des preuves visibles de sa pernicieuse morale : aussi dès qu’il vit la dénonciation, il les supprima et publia une feuille volante sous le titre de Réflexions sur un libelle en feuille volante, intitulé : Nouvelle hérésie dans la morale, touchant la haine du prochain, prêchée par M. Jurieu, et dénoncée à toutes les églises réformées, etc. [293] où il nia qu’il eût prêché la doctrine qu’on avait dénoncée. M. de Bauval prit de là occasion de mettre la morale de M. Jurieu dans tout son jour, et de faire voir que la conduite de ce ministre était conforme à sa morale. Cet écrit est intitulé : Considérations sur deux sermons de M. Jurieu, touchant l’amour du prochain, où l’on traite incidemment cette question curieuse : s’il faut haïr M. Jurieu. M. de Bauval montra fort bien que M. Jurieu, en supprimant ses sermons, donnait une preuve qu’il avait prêché ce dont on lui faisait un crime, « Si la morale des sermons de M. Jurieu, dit-il [294], n’a rien de scandaleux, il est assez surprenant qu’il en ait suspendu l’impression. Il pouvait s’en tenir aux négations de son libelle sans s’engager plus avant ; mais l’on sait qu’ils ont été sous la presse. Les feuilles ont été montrées, et tout d’un coup il a changé de résolution : la raison qu’il apporte de cette interruption et de ce retardement fortifie le soupçon au lieu de l’affaiblir. On est, dit-il, très-bien averti que ces messieurs sont en embuscade et qu’ils ont préparé leurs batteries pour trouver des hérésies dans ces sermons, et l’on ne juge pas à propos de leur donner pour le présent le plaisir de l’escrime, on attendra un peu que leur feu soit passé. Mais si M. Jurieu n’appréhende rien du côté de l’orthodoxie, bien loin de supprimer ses sermons sur les menaces de ces messieurs, il fallait se moquer de leurs préparatifs et rendre toutes leurs batteries inutiles. Ces messieurs qu’il désigne ne sont point des aventuriers pour s’aller escrimer contre des fantômes ; et après tout, le public, qui est le juge commun, aurait vengé M. Jurieu si on l’avait chicané mal à propos. S’ils avaient scandalisé le monde, tant pis pour eux, ce serait à leurs périls et risques. Pour M. Jurieu, si sa morale est droite, l’impression de ses sermons aurait imposé à ces messieurs la nécessité de se taire et aurait achevé d’étouffer des murmures qu’ils ont élevés là-dessus. Mais, il faut l’avouer, cette suspension si subite d’un dessein commencé est si peu ordinaire à M. Jurieu, qu’il laisse comprendre par-là qu’il n’a interrompu le cours de l’impression que pour ne point exposer sa doctrine à la censure inévitable du public. C’est du moins un violent préjugé que la dénonciation l’ait arrêté tout court, et que ce qui devrait être une nouvelle raison de hâter la publication de ses sermons l’a forcé à la renvoyer à un avenir incertain. Cette prudence d’attendre que le feu de ces messieurs soit un peu passé, apparemment n’est autre chose qu’un raffinement pour laisser effacer la mémoire encore trop fraîche et trop récente de ses sermons, et pour leur donner ensuite plus impunément une forme toute différente à la faveur de l’oubli. Si M. Jurieu a enseigné, comme il nous en assure, que nous devons pardonner à nos ennemis, que nous ne devons chercher aucune vengeance, qu’il faut souffrir patiemment les injures, c’est là l’Évangile incontestablement : il ne hasarde rien ; cependant son incertitude fait entrevoir qu’il est embarrassé et qu’il médite quelque fraude pour se sauver ; car il promet ou des sermons ou un traité. On dirait qu’il ne sait de quel côté se tourner. On n’a point tant d’inquiétude quand on n’a prêché que la morale de l’Évangile : on a fait du bruit pour ses sermons ; c’est donc ses sermons qui doivent paraître, ou rien. Un traité sur la matière ne décidera point la question. De plus, si M. Jurieu n’a débité que les maximes qu’on vient de marquer, d’où sont venues les rumeurs et l’émotion de son auditoire ? D’où vient que les ministres réformés de Rotterdam ont désapprouvé sa morale d’une commune voix ? on le défie de s’en rapporter à leur témoignage. D’où vient que quelques-uns de ses auditeurs, choqués et révoltés contre lui, ont renoncé à l’entendre à l’avenir ? Tant qu’il a marché dans la route ordinaire, il n’a point vu ces sortes de soulèvemens : bien davantage, d’où naissent les difficultés des commissaires de son consistoire pour l’approbation qu’il a demandée ? Comment n’ont-ils pu encore trouver assez de biais et d’adoucissemens pour ne rien risquer ? C’est une présomption bien grande que sa morale les épouvante ; autrement ils auraient accordé l’approbation sans balancer. »

Le jugement de M. Saurin est conforme à celui de M. de Bauval. Ce théologien déclare que « ce qu’on peut dire de plus favorable de ces deux sermons, c’est que toutes les bonnes âmes qui les entendirent en furent scandalisées et pénétrées de douleur, et que les amis de M. Jurieu en furent mortifiés [295]. » Il dit que M. de Bauval avait fort bien remarqué que c’était une mauvaise défaite de prétendre, comme faisait M. Jurieu, qu’il ne voulait pas publier ses sermons, parce que ses dénonciateurs étaient en embuscade et qu’ils avaient préparé leurs batteries pour y trouver des hérésies à quelque prix que ce fût. Il trouve ce prétexte, ridicule. « J’admire, dit-il [296], la bravoure de M. Jurieu, qui refuse fièrement de se battre, parce qu’il voit l’ennemi prêt à lui prêter le collet ; si on ne savait pas d’où il est, on lui donnerait une autre patrie que la sienne. À parler sérieusement, M. Jurieu ne pouvait rien dire de plus pauvre, ni de plus capable de faire triompher ses dénonciateurs. Ou il craignait que ces messieurs trouvassent effectivement des hérésies dans ses sermons, ou il ne le craignait pas : s’il le craignait, il se sentait donc coupable ; s’il ne le craignait pas il devait publier ses sermons incessamment et convaincre ses accusateurs de calomnie à la face de toute la terre. » M. Saurin fortifie ce raisonnement de plusieurs autres réflexions ; et il parle ensuite de l’écrit de M. de Bauval. « On a fait, dit-il [297], des Considérations sur les deux sermons de M. Jurieu, dans lesquelles on réfute ses réflexions, et l’on prouve qu’il a véritablement prêché la haine du prochain et qu’il ne saurait s’en dédire. M. Jurieu, ajoute-t-il, a répliqué à cet ouvrage par un autre qui porte pour titre : Apologie pour les synodes, et pour plusieurs honnêtes gens déchirés dans la dernière satire du sieur de Bauval, intitulée Considérations sur deux sermons, etc. Il semble continue M. Saurin, qu’en faisant l’apologie des autres, et la sienne même sur certains articles, M. Jurieu ne devait pas oublier de faire celle de sa doctrine sur la haine du prochain. C’est là ce qu’on devait voir principalement dans ce dernier écrit, et c’est ce que les personnes sensées et qui ont de la jalousie pour la gloire de Dieu, pour la pureté de notre morale, et pour la réputation de M. Jurieu, souhaitaient et espéraient d’y voir ; mais leur espérance a été trompée. M. Jurieu se répand sur plusieurs autres matières et ne dit pas un mot de celle-là. »

On trouvera peut-être que je me suis trop étendu sur ce sujet, mais comme il est difficile de s’imaginer que la fureur puisse porter un ministre du saint Évangile jusqu’à lui faire prêcher la haine du prochain, j’ai voulu faire voir par de bonnes autorités que M. Jurieu avait en effet prêché cette détestable doctrine, et que M. Bayle avait été bien fondé à la dénoncer [298].

M. Bayle publia presque en même temps un ouvrage intitulé : Additions aux Pensées diverses sur les comètes, ou réponse à un libelle intitulé : Courte revue des maximes de morale et des principes de religion de l’auteur des Pensées diverses sur les comètes, etc., pour servir d’instruction aux juges ecclésiastiques qui en voudront connaître. À Rotterdam, chez Reinier Leers, M. DC. XCIV, in-12. Il y marque les raisons qui l’avaient porté à ne pas réfuter plus tôt ce libelle. M. Jurieu n’avait point répondu aux sommations et aux défis de M. Bayle, touchant l’accusation d’athéisme, quoiqu’il l’eût portée devant le consistoire ; il s’en était même désisté. Il avait ensuite publié la Courte revue, où il dénonçait quelques propositions des Pensées sur les comètes et des Nouvelles lettres contre Maimbourg, comme dangereuses, hérétiques, etc. Il s’était adressé au consistoire pour faire condamner ces propositions ; et, lorsqu’on était prêt à examiner cette affaire, il avait demandé qu’elle fût renvoyée au synode : cependant il avait laissé passer quatre synodes sans en parler. Ce libelle ne contenait aucune objection contre le livre sur les comètes qui ne pût être réfutée par ce livre même ; et M. Bayle avait dessein de donner une nouvelle édition de cet ouvrage, avec des additions qui devaient contenir de nouvelles preuves, de nouveaux éclaircissemens et de nouvelles solutions à toutes les difficultés qu’on pouvait faire sur ce qu’il avait avancé. C’est là qu’il se proposait de réfuter la Courte revue. Mais ayant appris, au mois de février de l’année 1694, que M. Jurieu avait fait nommer des commissaires dans son consistoire pour prononcer sur les extraits qu’il avait produits dans ce libelle, un changement si soudain et si peu attendu lui fit craindre quelque mauvais dessein, et l’obligea de publier cette réponse. « M. Jurieu, dit-il [299], veut jouer dans son consistoire un personnage qu’il n’a pu jouer jusqu’ici à mon égard. Il ne veut plus être ma partie, il veut être mon juge et faire en sorte qu’on ne parle plus d’accusation d’athéisme, mais qu’on examine seulement s’il y a dans mes ouvrages quelques propositions erronées, dangereuses et punissables canoniquement. Toutes les apparences sont qu’il veut que l’on juge sans m’entendre et sur la seule autorité de ses extraits et des conséquences qu’il y a jointes. C’est donc à ce coup que la dispute va paraître devant les tribunaux ecclésiastiques, et cela sur un nouveau pied. Or, comme il pourrait bien arriver que le tout se passerait sans que j’en eusse nulle connaissance, il est absolument nécessaire que je recoure à la voie d’un factum public qui puisse servir d’instruction aux juges qui en voudront, et ôter à ceux qui n’en voudraient pas, tout lieu de prétendre cause d’ignorance. Je me bornerai à de courtes observations, tant parce que je suis bien aise que la longue apologie de mes Comètes, qui paraîtra dans la troisième édition, puisse avoir la grâce de la nouveauté, que parce que je ne veux point laisser à ceux qui fuient la lumière dans ce procès le prétexte dont on a coutume de se servir en pareil cas, c’est-à-dire que la longueur d’un factum a ôté le courage d’en entreprendre la lecture. »

Il fit voir que M. Jurieu avait donné une fausse idée de ce qui avait été dit dans les Pensées sur les comètes, et qu’il en avait tiré des conséquences fausses et absurdes. Par exemple, ce ministre assure que dans ce livre M. Bayle prétend que « Dieu ne fait jamais de prodiges et de choses extraordinaires pour être des présages de l’avenir, comme tremblemens de terre, météores extraordinaires, signes qui se voient au ciel et en la terre, apparitions, voix, naissances de monstres, débordemens, et qu’il soutient que toutes ces choses se font par des voies naturelles et nécessaires, et que Dieu n’a aucunement dessein de présager par ces sortes de choses ses jugemens à venir sur les hommes, ni même de manifester sa divinité. » Mais ce n’est point là le sentiment de M. Bayle. Il établit que Dieu ne produit jamais par des voies miraculeuses les comètes, les tremblemens de terre, les inondations, les monstres, etc., dans la vue de menacer les infidèles des maux que sa justice leur prépare ; car il ne saurait se persuader que cette conduite, qui ne nous paraît propre qu’à fomenter la superstition abominable des idolâtres, soit conforme à l’idée que nous avons de la bonté, de la sagesse et de la sincérité de Dieu. Il ne prétend pas nier que Dieu ne fasse jamais en aucun pays du monde ce qu’on appelle prodiges ou présages ; il prétend seulement que les choses qui paraissent également et indifféremment parmi les nations infidèles et parmi les enfans de Dieu, ne sont point des productions miraculeuses destinées à menacer le genre humain. Sa doctrine tend à donner de Dieu une idée qui nous représente vivement sa sagesse, sa bonté, sa véracité : elle nie certains présages, mais c’est à cause qu’ils feraient tort à ces divines perfections.

M. Bayle entra dans le détail des extraits de M. Jurieu, et découvrit sa mauvaise foi et son peu de discernement et de pénétration. Il réfuta ses objections sur le parallèle de l’idolâtrie païenne et de l’athéisme, sur les mœurs des athées, etc. ; et justifia ce qu’il avait dit dans ses Nouvelles Lettres contre Maimbourg touchant les droits de la conscience errante. Il exposa ensuite le véritable état de la question entre lui et son adversaire, et marqua de quelle manière se doivent conduire les juges ecclésiastiques qui connaîtraient de ce différent. Il ajouta une requête à toutes les universités chrétiennes, pour les prier de décider sur l’exposé qu’il leur faisait de ses sentimens. Enfin il dénonça douze propositions extraites de la Courte revue, comme étant fausses, téméraires et impies.

Cet ouvrage rompit toutes les mesures de M. Jurieu, et le réduisit au silence. C’était beaucoup : mais M. Bayle avait mis ses preuves dans une si grande évidence, qu’il n’était pas possible d’y répliquer. Cependant ce n’était que l’ouvrage de quelques jours. » Je l’ai fait, dit-il [300], avec tant de facilité, que les trois ou quatre jours que j’ai donnés à cela auraient été un temps trop long si j’avais voulu faire une plus ample réponse ; mais la résolution d’être court a été cause que j’ai eu besoin de plus de temps. J’ai tellement ruiné ce libelle, qu’il n’y reste pierre sur pierre. On verra que ma partie n’entend point sa religion, qu’il combat les maximes qu’il a soutenues dans d’autres livres, et qu’il nie les choses les plus évidentes. Le pis est que ses extraits sont si visiblement infidèles, qu’il n’y a nulle apparence qu’il ait été dans l’erreur de bonne foi »

M. de Bruguière, capitaine, et cousin de M. Bayle, ayant fait connaître le désir qu’il avait de voir une réconciliation entre lui et M. Jurieu, M. Bayle lui fit remarquer que la chose était impossible. « La nature de la querelle que j’ai ici, dit-il [301], ne permet point de réconciliation : il ne peut y avoir que ce qu’on appelle dans votre métier cessation de tous actes d’hostilité ; car il s’agit de savoir si j’ai été d’une cabale qui machinait la ruine de la religion et de l’état, ou non. Il m’en a accusé publiquement, et je lui ai montré que cette cabale était une chimère la plus ridicule dont on ait jamais parlé. Il m’a accusé d’avoir fait un livre intitulé Avis aux réfugiés, où on condamne les libelles diffamatoires qui s’impriment dans ce pays-ci contre le roi de France et le détrônement du roi Jacques ; et je lui ai fait voir que toutes les preuves qu’il allègue contre moi sont impertinentes. S’il se réconciliait avec moi, il faudrait qu’il se reconnût lui-même un infâme calomniateur ; et si je me réconciliais avec lui, il faudrait que je me reconnusse coupable. Voilà ce qui rend la réconciliation impossible. Pour moi, je ne me soucie point de réconciliation. Il me suffit que nos souverains n’aient fait nul cas de ses accusations ; car pendant qu’il n’y aura point de procédure contre moi, il résulte qu’on se moque de ses prétendues preuves. Car quant à la charge qu’on m’a ôtée, c’est un autre fondement. C’est pour un livre de philosophie que j’avais fait neuf ans avant que mon accusateur m’attaquât. Ainsi, au pis aller, ma faute consisterait dans des erreurs de philosophie que les magistrats ne voudraient pas que l’on enseigne à leur jeunesse. Si on m’a ôté une charge pour un tel sujet, jugez ce que l’on aurait fait contre moi pour des crimes d’état, si l’on m’en avait accusé avec fondement. C’est donc une preuve de la calomnie de mon accusateur, que de voir que l’on ne m’a rien dit ni rien fait pour lesdites accusations. Communiquez ceci, je vous prie, au cher frère. C’est le point capital et décisif de mon innocence. »

1695.

M. Bayle continuait de donner tous ses soins à l’impression de son Dictionnaire. Le premier volume fut achevé d’imprimer au mois d’août de l’année 1695 [302]. Le public, prévenu en faveur de M. Bayle, attendait ce livre avec impatience ; mais M. Bayle, peu prévenu en sa faveur, craignait au contraire pour la réussite de cet ouvrage. « Si le public, disait-il à M. le Duchat [303], a conçu quelque espérance, ou quelque bonne opinion de mon Dictionnaire (de quoi j’ai lieu de douter, ne sachant pas sur quoi elle pourrait être fondée), je n’ai qu’à me préparer à bien des murmures : on se trouvera frustré et vilainement abusé, car je vous avoue ingénument que cet ouvrage n’est qu’une compilation informe de passages cousus les uns à la queue des autres, et que rien ne saurait être plus mal proportionné au goût délicat de ce siècle : mais il n’y a remède, jacta est alea. »

1696.

Cependant les libraires des pays étrangers, se réglant sur le goût du public, en demandèrent un si grand nombre d’exemplaires, que ce qu’on avait imprimé du premier volume ne suffisait pas ; de sorte que le sieur Leers fut obligé d’en faire tirer mille de plus du second, et de réimprimer un pareil nombre du premier : sur quoi quelques personnes s’imaginèrent qu’on avait fait une seconde édition de l’ouvrage entier [304]. M. Bayle n’eut aucune part à cette réimpression, et il se plaignit qu’il s’y était glissé beaucoup de fautes [305]. Il n’en put pas revoir les épreuves : l’impression du second volume l’occupait si fort, qu’il n’avait pas même le temps d’écrire à ses amis. « Vous excuseriez mon silence, écrivait-il à M. Constant [306], si vous saviez l’accablement de travail où je me trouve, pour l’impression de mon Dictionnaire historique et critique. Le libraire veut l’achever, à quelque prix que ce soit, cette année ; de sorte qu’il faut que je lui fournisse incessamment nouvelle copie, et que je corrige chaque jour des épreuves, où il y a cent fautes à raccommoder, parce que mon original, plein de ratures et de renvois, ne permet ni aux imprimeurs ni au correcteur d’imprimerie de se tirer d’un tel labyrinthe ; et ce qui me retarde beaucoup, c’est que, n’ayant pas sous ma main tous les livres qu’il faut que je consulte, je suis obligé d’attendre jusqu’à ce que je les aie fait chercher, quand quelque personne de cette ville les a. » Il se plaignait aussi que le fréquent retour de ses douleurs de tête lui faisait perdre beaucoup de temps. « Je suis bien aise, dit-il [307], que vos migraines vous aient quitté. Elles m’auraient fait le même plaisir si j’avais pu vivre sans étudier ; mais le travail opiniâtre les entretient, et les fait revenir très-souvent. Je perds par-là plusieurs jours de chaque mois, ce qui m’oblige ensuite à m’appliquer davantage pour regagner le temps perdu. »

On avait en Angleterre une idée si avantageuse du Dictionnaire de M. Bayle, qu’un seigneur, qui ne se distinguait pas moins par son esprit que par son rang et par ses emplois [308], souhaita que cet ouvrage lui fût dédié. Il chargea M. Basnage d’assurer M. Bayle qu’il lui en témoignerait sa reconnaissance par un présent de deux cents guinées. Les amis de M. Bayle, et particulièrement M. Basnage, le sollicitèrent longtemps de satisfaire au désir de ce seigneur ; mais ils le sollicitèrent en vain. Il dit qu’il s’était si souvent moqué des dédicaces, qu’il ne voulait pas s’exposer à en faire. Ce n’était cependant qu’un prétexte pour colorer son refus. Le véritable fondement de la longue et opiniâtre résistance qu’il fit dans cette occasion, c’est qu’il ne voulait flatter ni louer personne qui eût quelque rang à la cour d’un roi dont il avait sujet de se plaindre, et ce seigneur était alors dans le ministère [309].

1697.

Le second volume fut achevé d’imprimer le 24 d’octobre, et l’ouvrage parut sous ce titre : Dictionnaire historique et critique ; par monsieur Bayle. À Rotterdam, chez Reinier Leers, M. DC. XCVII. Dans la préface, M. Bayle avertit d’abord que cet ouvrage n’est point celui qu’il avait promis par le Projet publié en 1692. Son premier dessein était, comme nous l’avons vu, de ne rapporter que les erreurs des dictionnaires et des autres livres, petites ou grandes ; mais, ayant appris qu’un simple recueil de fautes dégoûterait les lecteurs, et qu’on voulait de l’historique, il fut obligé d’abandonner cette entreprise. « Voici de quelle manière, dit-il, j’ai changé mon plan, pour tâcher d’attraper mieux le goût du public. J’ai divisé ma composition en deux parties : l’une est purement historique, un narré succinct des faits ; l’autre est un grand commentaire, un mélange de preuves et de discussions, où je fais entrer la censure de plusieurs fautes, et quelque fois même une tirade de réflexions philosophiques ; en un mot, assez de variété pour pouvoir croire que, par un endroit ou par un autre, chaque espèce de lecteurs trouvera ce qui l’accommode. » Il ajoute que ce changement avait rendu inutiles la plupart des matériaux qu’il avait préparés, et que c’était là une des raisons qui avaient retardé la publication de l’ouvrage. Une autre raison, c’est qu’il s’était fait une loi d’éviter avec soin toutes matières qu’on pouvait trouver dans les dictionnaires qui avaient déjà paru, ou qu’il prévoyait que l’on trouverait dans ceux que d’habiles gens promettaient. Il en usa de même à l’égard de la Bibliothéque des auteurs ecclésiastiques de M. Du Pin, et des Additions de M. Teissier aux Éloges des Hommes savans tirés de l’Histoire de M. de Thou. Il n’avait pas voulu exposer les lecteurs à la nécessité d’acheter deux fois la même chose ; mais en même temps il s’était privé de tous les matériaux les plus faciles à rassembler et à mettre en œuvre. On peut ajouter à ces raisons le changement qu’il fit dans le choix des articles. D’abord il se proposait de donner des articles réels aussi-bien que des articles personnels ; mais on lui fit connaître que ceux-là, n’étant point historiques, ne seraient pas goûtés ; ce qui le priva encore d’un grand nombre de matériaux. Cependant pour que pas laisser perdre les articles de l’Hippomanes et du Jour, qui avaient paru dans le Projet, il les mit à la fin de tout l’ouvrage, sous le titre de Dissertations. Il attribua aussi le retardement de cet ouvrage à la faiblesse de sa santé, à l’exactitude qu’il avait observée dans les citations, à la disette où il se trouvait des livres nécessaires, et aux difficultés du style, qui demande beaucoup d’attention pour éviter les équivoques, les vers, et les vicieux rapports.

Il alléguait toutes ces considérations pour répondre à ceux qui auraient pu trouver étrange qu’il eût mis plus de quatre années à la composition de ces deux volumes ; mais comme d’autres personnes pouvaient au contraire s’étonner qu’il eût pu faire dans cet espace de temps deux si gros volumes in-folio, et croire qu’il s’était trop hâté, il remarque qu’un travail non interrompu peut aller fort loin en peu de temps, et qu’il n’avait point été dissipé par ces récréations qui sont fort ordinaires aux gens de lettres. « Je me souviens aussi bien qu’eux, dit-il, du distique de Caton,

Interpone tuis interdùm gaudia curis, etc.


mais je m’en sers très-peu. Divertissemens, parties de plaisir, jeux, collations, voyages à la campagne, visites, et telles autres récréations, nécessaires à quantité de gens d’étude, à ce qu’ils disent, ne sont pas mon fait ; je n’y perds point de temps. Je n’en perds point aux soins domestiques, ni à briguer quoi que ce soit, ni à des sollicitations, ni à telles autres affaires. J’ai été heureusement délivré de plusieurs occupations qui ne m’étaient guère agréables, et j’ai eu le plus grand et le plus charmant loisir qu’un homme de lettres puisse souhaiter. Avec cela un auteur va loin en peu d’années, son ouvrage peut croître notablement de jour en jour sans qu’on s’y comporte négligemment. »

Après cela, il explique pourquoi il a cité de longs passages d’auteurs grecs et latins ; et pourquoi, au lieu de les traduire lui-même, il a souvent employé la version d’Amyot ou de Vigenère. Il ajoute que les personnes graves et rigides blâmeront apparemment les citations de Brantôme ou de Montaigne, qui contiennent des actions et des réflexions trop galantes ; mais que des gens de mérite, qui prenaient à cœur les intérêts du libraire, avaient jugé que, pour faire rechercher universellement cet ouvrage, il fallait que ceux même qui n’entendaient pas le latin, et qui ne s’embarrassaient point des discussions de théologie et de philosophie, y trouvassent de quoi s’occuper agréablement ; qu’on lui avait dit que, s’il avait trop de répugnance à suivre cet avis, il devait du moins souffrir qu’on fournît de tels mémoires au libraire, et même quelquefois des réflexions dogmatiques qui excitassent l’attention ; et qu’il avait consenti que le libraire y insérât tous les mémoires qu’on lui enverrait : qu’à l’égard des réflexions philosophiques qu’on avait quelquefois poussées, il ne croyait pas qu’il fût nécessaire d’en faire excuse ; car, comme elles ne tendaient qu’à convaincre l’homme que le meilleur usage qu’il puisse faire de sa raison est de captiver son entendement sous l’obéissance de la foi, elles ne pouvaient que mériter un remercîment de la part des théologiens.

Il fait ensuite quelques remarques sur la liberté qu’il avait prise de relever les fautes de plusieurs écrivains célèbres, ou de marquer leurs défauts. Il déclare qu’il ne prétend rien diminuer de l’estime qu’ils se sont justement acquise ; et, d’ailleurs, que la plupart du temps il ne fait que rapporter ce que d’autres en disent, et n’est que le copiste des auteurs déjà imprimés. « Des deux lois inviolables de l’histoire, dit-il, j’ai observé religieusement celle qui ordonne de ne rien dire de faux ; mais pour l’autre, qui ordonne d’oser dire tout ce qui est vrai, je ne me saurais vanter de l’avoir toujours suivie ; je la crois quelquefois contraire non-seulement à la prudence, mais aussi à la raison. » Cependant il était très-éloigné de croire que cet ouvrage fût exempt de fautes. « Je ne doute point, dit-il, qu’outre mes péchés d’omission, qui sont infinis, il ne m’en soit échappé un très-grand nombre de commission. Je m’estimerai très-redevable à ceux qui auront la bonté de me redresser ; et, si je ne m’étais point attendu aux bons avis des lecteurs intelligens et équitables, j’aurais gardé plusieurs années cet ouvrage dans mon cabinet, selon le conseil des anciens, afin de le corriger et le rendre un peu moins indigne des yeux du public ; mais, considérant qu’il me restait des matériaux pour deux autres gros volumes, je me suis hâté de me produire. J’ai compris sans peine que je serais secouru plus utilement et plus à propos, quand on saurait ce qui me manque, et en quoi je manque. J’espère qu’avec ces secours la suite de cet ouvrage sera meilleure qu’elle n’eût été. J’y vais travailler incessamment tandis que l’âge me le permet. Je ne vois rien à quoi je puisse mieux employer ni plus agréablement le loisir dont je jouis, loisir qui me paraît préférable à toutes choses, et qui a toujours paru infiniment souhaitable à ceux qui ont aimé comme il faut l’étude des sciences. »

Il marque après cela de quelle manière il s’est conduit à l’égard du Dictionnaire de Moréri. Il dit qu’il a passé sous silence beaucoup de sujets, parce qu’ils se trouvent avec assez d’étendue dans cet ouvrage ; que, quand il a donné les mêmes articles qui se voient dans le Moréri, il y a été déterminé, ou parce que cet auteur en disait peu de chose ; ou parce qu’ayant la vie de quelque personne illustre, il se trouvait en état d’en faire un narré complet ; ou parce que, de plusieurs choses détachées et assez curieuses, il pouvait former un supplément raisonnable ; qu’il renvoie le lecteur à ce Dictionnaire à l’égard des faits tant soit peu considérables ; que, lorsqu’il a donné le même article que Moréri, il a mis à part dans une remarque les erreurs qu’il a trouvées dans cet auteur ; mais qu’il n’a point touché à celles qui se rencontrent dans les articles qui ne leur sont pas communs, quoiqu’elles ne soient pas moins considérables ni moins fréquentes dans ces articles que dans les autres ; d’où il conclut que son Dictionnaire n’est point destiné à diminuer le débit de l’autre, et qu’au contraire il l’augmenterait, et qu’il en rendrait la lecture plus agréable.

C’est ici le premier et le seul ouvrage où M. Bayle ait mis son nom. Ce n’était pas son dessein ; il avait dit en toutes rencontres, pendant le cours de l’impression, qu’il ne s’y nommerait point ; et il avoue, à la fin de sa préface, que ses amis s’étaient efforcés en vain de le faire changer de sentiment ; mais qu’enfin il avait été obligé de consentir que son nom y parût. Ce n’est point par inconstance, dit-il, mais pour obéir à l’autorité souveraine, que je fais ce que j’ai dit si souvent que je ne voulais point faire. On a trouvé à propos, pour apaiser le différent de quelques libraires, que je me nommasse. Sans cela le sieur Leers n’eût pu obtenir le privilége dont il avait, à ce qu’il a cru, un besoin indispensable. J’obéis donc aveuglément. » Voici le sujet de ce différent. Le sieur Leers ayant prié les États de Hollande de lui accorder un privilége, les libraires qui avaient imprimé le Moréri s’y opposèrent, prétendant que le Dictionnaire de M. Bayle était un ouvrage semblable à celui de Moréri ; que cette concurrence était défendue par le privilége que les États leur avaient donné, et qu’elle leur causerait une grande perte. Et, comme ils savaient que M. Bayle ne voulait point se nommer, ils se prévalaient de cet incident pour représenter son Dictionnaire comme un livre sans aveu. Les États ne laissèrent pas d’accorder un privilége au sieur Leers, mais à condition que M. Bayle se nommerait dans le titre [310].

En effet, l’ouvrage de M. Bayle n’a presque rien de commun avec celui de Moréri. C’est un Dictionnaire d’une espèce nouvelle et singulière. Il y règne une variété infinie. Dans le texte ou le corps des articles, il fait avec beaucoup d’exactitude et de précision l’histoire des personnes dont il parle ; mais il se dédommage dans les remarques qui sont au-dessous du texte, et qui lui servent de commentaire. Il donne le caractère de ces personnes, il démêle les circonstances de leur vie et les motifs de leur conduite, il examine le jugement qu’on en a fait ou qu’on en peut faire. Il traite des matières très-importantes de religion, de morale et de philosophie. Il semble même que le texte ait quelquefois été fait pour les remarques. Les actions ou les sentimens d’une personne obscure et presque inconnue lui donnent occasion d’instruire ou d’amuser agréablement le lecteur. Ainsi plusieurs articles, qui semblent ne rien promettre, sont souvent accompagnés des choses les plus curieuses. Il fait partout la fonction d’un historien exact, fidèle, désintéressé, et d’un critique modéré, pénétrant et judicieux. En parlant des philosophes, il s’attache à découvrir leurs opinions et à en faire sentir le fort et le faible.

Persuadé que les disputes de religion, qui ont causé des maux infinis dans le monde, ne viennent que de la trop grande confiance que les théologiens de chaque parti ont en leurs lumières, il prend à tâche de les humilier et de les rendre plus retenus et plus modérés, en montrant qu’une secte aussi ridicule que celle des manichéens leur peut faire des objections sur l’origine du mal et la permission du péché, qu’il n’est pas possible de résoudre. Il va même plus loin : il établit en général que la raison humaine est plus capable de réfuter et de détruire, que de prouver et de bâtir ; qu’il n’y a point de matière théologique ou philosophique sur quoi elle ne forme de très-grandes difficultés, de manière que, si on voulait la suivre avec un esprit de dispute aussi loin qu’elle peut aller, on se trouverait souvent réduit à de fâcheux embarras ; qu’il y a des doctrines certainement véritables qu’elle combat par des objections insolubles ; qu’il faut alors n’avoir point l’égard à ces objections, mais reconnaître les bornes étroites de l’esprit humain et l’obliger elle-même à se captiver sous l’obéissance de la foi, et qu’en cela la raison ne se dément point, puisqu’elle agit conformément à des principes très-raisonnables.

Il donne en même temps plusieurs exemples des difficultés que la raison trouve dans la discussion des sujets les plus importans, et le plus souvent il le fait en simple rapporteur. Il tâchait d’inspirer la même retenue à l’égard des matières historiques. Il faisait voir que plusieurs faits qu’on n’avait jamais révoqués en doute étaient très incertains, ou même évidemment faux ; d’où il était facile de conclure qu’il ne faut pas croire légèrement les historiens, mais plutôt s’en défier et suspendre son jugement jusqu’à ce qu’un examen rigoureux nous ait assurés de la vérité de leurs récits.

Le public fut agréablement surpris de trouver que cet ouvrage surpassait l’idée avantageuse qu’on s’en était faite. Les libraires de Paris, voyant qu’on le demandait avec beaucoup d’empressement, formèrent le dessein de le réimprimer, et demandèrent un privilége à M. Boucherat, chancelier de France, M. Boucherat chargea M. l’abbé Renaudot, auteur de la Gazette, de l’examiner pour voir s’il n’y avait rien contre l’état, ou contre la religion catholique. Cet abbé, au lieu de s’attacher à ces deux points, dressa un mémoire critique où il dit que cet ouvrage était plein de digressions, qu’on n’y trouvait aucun système de religion, que M. Bayle n’y citait les pères que pour les tourner en ridicule, qu’il établissait partout le pélagianisme et le pyrrhonisme, qu’il avait placé en différens endroits tout ce qui s’était dit ou écrit de plus mauvais depuis cinquante ans contre la religion catholique, qu’il faisait partout des éloges des ministres calvinistes pleins de faussetés, et qu’il trouvait aussi partout de quoi rendre le règne de Louis XIV odieux à l’occasion de la révocation des édits et des plaintes des réfugiés ; qu’il y régnait partout une affectation visible de ramasser tout ce qu’il y avait d’odieux et d’infamant sur la personne de nos derniers rois, et qu’il avait recueilli de propos délibéré plusieurs histoires fabuleuses pour rendre suspecte la conversion de Henri IV ; que dans l’article de François Ier., il y avait une digression très-injurieuse contre le roi d’Angleterre, pour donner lieu à établir la possibilité de la supposition du prince de Galles ; qu’il y régnait partout une obscénité insupportable, que M. Bayle n’avait aucune lecture que des livres modernes de religion, et des hérétiques ; qu’il n’avait pas la moindre connaissance de l’histoire ; que son antiquité et sa littérature roulaient sur des extraits de ce qu’il avait pris dans des traductions françaises, qu’il mesurait ridiculement le moderne avec l’ancien, et comparait l’abbé de Saint-Réal avec Cornélius Nepos, lorsqu’il s’agit du mérite de Pomponius. « On peut juger, dit-il, de la capacité d’un homme qui, dans l’extrait de la Vie de Pomponius Atticus, traduit librarii par libraires. » Cet exemple, que l’abbé Renaudot rapportait de l’ignorance de M. Bayle, est une preuve bien marquée de la précipitation du censeur ; car M. Bayle avait averti à la marge, qu’il faut entendre par ce mot les copistes et les relieurs, selon la manière d’accommoder les livres en ce temps-là.

On voit par-là quel fond il y avait à faire sur le jugement de cet abbé. Il avait parcouru sans attention le Dictionnaire de M. Bayle, et n’y avait rien vu qu’au travers des préjugés qu’il avait conçus contre cet ouvrage. Il était d’ailleurs naturellement décisif, téméraire, violent et emporté contre les protestans. Il se piquait d’une vaste littérature et d’une profonde connaissance de l’antiquité ; mais ceux qui ont examiné ses ouvrages ne conviennent pas que son savoir fût égal à l’opinion qu’il voulait on en eût. On a découvert mille bévues dans son écrit sur l’Origine de la sphère, et montré qu’il n’avait pas même entendu les auteurs qu’il copiait [311]. Cependant on refusa sur son rapport le privilége que les libraires de Paris demandaient pour réimprimer le Dictionnaire de M. Bayle, et on en défendit même l’entrée en France. C’est ce que M. Bayle souhaitait [312]. « Je vous dirai confidemment, écrit-il à un de ses amis [313], que j’ai une joie très-vive de ce que l’on n’a point permis en France l’entrée de mon Dictionnaire, Ce n’est pas par la raison que la défense excitera davantage la curiosité, car nitimur in vetitum. J’ai deux autres raisons, l’une, que si l’on en eût permis l’entrée, les libraires de Lyon l’eussent contrefait et y eussent laissé glisser mille fautes d’impression. Leur édition eût empêché le débit de celle de M. Leers et eût multiplié les exemplaires d’une première édition, toujours défectueuse, quand un gros ouvrage a été fait précipitamment et avec aussi peu de secours de bibliothéques que j’en ai eu. La défense me fait espérer que l’édition unique de M. Leers se débitera, et qu’il en faudra faire une seconde à la correction de laquelle j’emploierai toutes les forces que j’aurai ; très-petites, je l’avoue, mais enfin je les appliquerai mieux, et j’attends de vos lumières et de vos bons avis de quoi être bien dirigé dans la correction. L’autre raison, encore plus importante, est que, si mon Dictionnaire eût eu l’entrée libre en France, mes ennemis de ce pays-ci, gens factieux et adroits à empoisonner les choses, eussent inféré de là que mon livre ne disait rien en faveur des protestans, ni contre la France : marque, dirait-on, de l’attachement criminel dont on soupçonne l’auteur à la cause de l’ennemi commun du repos de l’Europe. Il m’est donc avantageux que mon Dictionnaire ait été défendu ; néanmoins ; quoique je souhaitasse qu’il le fût, je n’ai rien dit qui pût plaire à nos visionnaires. Quand il a été question des affaires de l’Europe, j’ai évité de toucher à rien et pour et contre ; et l’on se plaint même en Angleterre qu’indirectement je condamne la dernière révolution, et que je me déclare trop contre le droit des peuples, en faveur de l’autorité despotique des monarques. »

M. Bayle critiqua M. Jurieu en plusieurs endroits de son Dictionnaire. Il ne faisait en cela qu’exécuter son plan, qui demandait qu’il relevât les erreurs de fait, ou les faux raisonnemens des auteurs dont il avait occasion de parler. « J’ai quelquefois, dit-il [314], critiqué mon ennemi avec quelque force. Il en est outré, et cherche tous les moyens imaginables de se venger. Il a eu d’abord des émissaires qui ont déclamé contre l’ouvrage, disant qu’il contient des impiétés ; et, après ces criailleries, il a engagé son consistoire à examiner l’ouvrage. J’ai mes réponses toutes prêtes, et je ne crains rien pourvu qu’on veuille, je ne dis pas suivre exactement les règles de l’équité, mais s’abstenir seulement de les violer sans pudeur et sans mesure. »

Les partisans de M. Jurieu s’étant trouvés les plus forts dans le consistoire de Rotterdam, il s’en prévalut pour y faire examiner le Dictionnaire de M. Bayle. Cependant il publia plusieurs extraits des lettres anonymes écrites de Paris, de Londres, de Genève, et de quelques villes de Hollande, dans la vue de décrier cet ouvrage. En effet, les auteurs de ces lettres en disaient beaucoup de mal ; mais la plupart ne l’avaient point lu, et n’en parlaient que par ouï-dire. M. Jurieu y joignit le Mémoire de l’abbé Renaudot, et les extraits que M. Bayle avait faits des livres de ce ministre dans les Nouvelles de la République des Lettres, « afin, disait-il, d’opposer les louanges magnifiques que M. Bayle lui avait données et à ses ouvrages, aux critiques du Dictionnaire. » Il accompagna le tout de plusieurs réflexions, où il renouvelait ses anciennes calomnies, et faisait de nouveaux efforts pour diffamer M. Bayle, et faire mépriser son Dictionnaire. Cependant il avouait qu’il n’en avait pas seulement lu le titre [315]. Il intitula cette compilation, Jugement du Public, et particulièrement de M. l’abbé Renaudot, sur le Dictionnaire critique du sieur Bayle [316].

M. Bayle publia là-dessus un écrit intitulé : Réflexions sur un imprimé qui a pour titre, Jugement du Public, etc. [317]. Il dit qu’en publiant cet écrit son principal but était d’avertir le public qu’il travaillait à une défense qui, auprès de tous les lecteurs non préoccupés, serait une démonstration de l’injustice de ses censeurs ; mais que, cette apologie ne méritant pas la destinée des feuilles volantes qui la plupart du temps ne passent pas la première semaine qui les a vues paraître, il la gardait pour être mise au commencement ou à la fin d’un in-folio. Par la même raison, ajoute-t-il, on renvoie là presque tout ce que l’on pourrait dire de considérable contre l’écrit qui vient de paraître, et on se réduit à un petit nombre d’observations faites à la hâte. Il remarque d’abord que le titre de l’écrit de M. Jurieu était trompeur. « Ce libelle-là, dit-il [318], est fort mal intitulé : il ne doit avoir pour titre que : Jugement de l’abbé Renaudot, commenté par celui qui le publie ; car tous les autres juges sont moins que fantômes ; ce sont des êtres invisibles ; on ne sait s’ils sont blancs ou noirs. C’est pourquoi leur témoignage et un zéro sont la même chose... Quelle manière de procéder est-ce que cela ! faire consister le jugement du public en de telles pièces ! J’en pourrais produire de bien plus fortes à mon avantage si la modestie le permettait. Outre cela, que de lettres ne pourrais-je pas publier, où mon adversaire est représenté et comme un mauvais auteur, et comme un malhonnête homme ! mais Dieu me garde d’imiter l’usage qu’il fait de ce que les gens s’entr’écrivent en confidence. C’est une conduite que les païens mêmes ont détestée. »

Il observe que M. Jurieu n’a nommé de tous ses témoins que celui qui était le plus récusable. L’auteur de ce prétendu Jugement du public, dit-il [319], n’a guère été sage dans la distinction qu’il a faite. Il supprime le nom de tous ses témoins, excepté celui qu’il devait cacher principalement, nom odieux et méprisé dans tous les pays qui font la guerre à la France. Je ne me veux point prévaloir de la préoccupation publique ; je veux bien ne le pas considérer du côté de sa Gazette, qui le décrie partout comme un homme habitué à donner un tour malin au mensonge. Je veux le représenter par son beau côté.

 » M. l’abbé Renaudot passe pour très-docte et pour être d’un goût si délicat, qu’il ne trouve rien qui lui plaise. Il ne faut donc rien conclure de son mépris : c’est une preuve équivoque. On m’a dit de plus qu’il est fort dévot. Il ne faut donc pas s’étonner qu’il trouve trop libre ce qui dans le fond n’excède point les libertés qu’un honnête homme se peut donner, à l’exemple d’une infinité de grands auteurs. » Il ajoute qu’à l’égard des gaietés un peu trop fortes qu’on trouve dans son Dictionnaire, il ne doutait point qu’on ne fût satisfait quand on aurait vu l’apologie qu’il préparait sur ce point-là ; et il promettait de retoucher l’article de David de telle manière, qu’il ne pourrait plus servir de prétexte aux déclamations de ses censeurs. « J’ai déclaré en toute occasion, dit-il, et je le déclare ici publiquement, que s’il y a des dogmes hétérodoxes dans mon ouvrage, je les déteste tout le premier, et que je les chasserai de la seconde édition. On n’a qu’à me les faire connaître. »

Il marque ensuite plusieurs faussetés que les auteurs des Extraits avaient débitées au sujet de son Dictionnaire : il réfute les calomnies et les insinuations malignes de M. Jurieu, et fait voir qu’il se vantait ridiculement de l’avoir réduit à vivre de la pension d’un libraire : il dit qu’il l’avait critiqué sans affectation et l’avait traité sur le même pied que les autres écrivains dont il avait relevé les fautes ; qu’il lui avait rendu justice lorsqu’on l’avait censuré mal à propos, et que ce n’était pas sa faute s’il n’avait pas eu plus souvent occasion de le justifier ; que ce qu’il avait blâmé dans quelques-uns de ses ouvrages n’était pas la même chose que ce qu’il y louait autrefois ; qu’il le louait alors de bonne foi, et qu’il l’avait ensuite critiqué avec raison, étant mieux instruit.

À l’égard de M. Renaudot, M. Bayle se contenta de marquer deux ou trois faussetés de fait qui étaient dans son Mémoire, se réservant à l’examiner à fond lorsque cet abbé s’en serait déclaré l’auteur. « Si je réfute jamais le Jugement de M. l’abbé Renaudot, dit-il, ce ne sera qu’après avoir su qu’il le reconnaît pour sien, tel qu’on vient de l’imprimer ; car il est si rempli de bévues, de faussetés et d’impertinences, que je m’imagine qu’il n’est point conforme à l’original : on y a cousu, peut-être, de fausses pièces à diverses reprises en le copiant. Il avait prévenu une infinité de personnes ; mais d’habiles gens, ayant lu mon Dictionnaire, firent cesser bientôt cette prévention. M. l’abbé ne l’ignore point, car il a dit dans une lettre, que je dois être content de l’approbation de tant de gens. Aussi le suis-je. On s’étonna qu’il eût mis dans son rapport tant de choses inutiles, Il n’était question que de savoir si mon ouvrage choquait l’Église romaine ou la France. On ne lui avait point demandé si j’ai lu les bons auteurs ou si je mets en balance les anciens avec les modernes. Si plusieurs lecteurs l’ont contredit sur le chapitre de mon ignorance, je les en désavoue : il n’en a pas dit assez, j’en sais bien d’autres circonstances, et s’il veut faire mon portrait de ce côté-là, je lui fournirai bien des mémoires. »

Cette dispute n’eut point de suites. M. De Wit s’intéressa pour l’abbé Renaudot, et fit promettre à M. Bayle de ne point écrire contre lui. M. Bayle tint religieusement sa promesse : il poussa même la délicatesse si loin, qu’il ne voyait qu’avec peine que je voulais insérer dans les Œuvres de M. de Saint-Évremond la réponse que ce célèbre écrivain avait faite au Jugement de cet abbé. « Pour ce qui regarde, m’écrivit-il [320], l’apologie dont M. de Saint-Évremond a bien voulu m’honorer, comme votre amitié pour moi s’est déjà déclarée publiquement, je ne sais si M. l’abbé Renaudot ne me croirait pas coupable d’une infraction indirecte de la trêve que M. De Wit avait conclue entre nous, s’il paraissait dans un ouvrage que vous auriez fait réimprimer quelque chose qui concernât la querelle d’Allemand que cet abbé me fit. Vous savez qu’en publiant des Réflexions sur le Jugement de cet abbé, je promis de l’examiner et de le réfuter plus amplement. Il est sensible plus qu’homme du monde, et quoiqu’il soit savant, il craint les démêlés littéraires. Il veut bien jouir de la liberté de critiquer de vive voix, mais sans avoir la nécessité d’en venir aux discussions de plume. Feu M. De Wit, son grand ami, m’exhorta très-fortement à la paix, et me témoigna être fâché des Réflexions que j’avais publiées. M. Leers, qui a beaucoup d’obligations à cet abbé, qui lui rend en toutes rencontres de bons offices, en reçut une lettre qui marquait qu’il n’entrerait qu’à regret dans des démêlés de cette nature. En un mot, par déférence pour M. De Wit, et par complaisance pour M. Leers, et considérant tout ce que l’abbé alléguait pour ses excuses, je consentis, haïssant naturellement les guerres littéraires de personne à personne, que M. De Wit nous fît convenir de mettre en oubli le passé, et qu’il ne fût plus parlé de ce différent. J’ai observé ma parole avec la dernière exactitude ; car il n’y a pas un seul mot dans la seconde édition de mon Dictionnaire qui porte la moindre marque du souvenir du Jugement de l’abbé. Je laisse, monsieur, à votre discrétion à décider sien insérant la Réponse de M. de Saint-Évremond on ne donnerait pas lieu à l’abbé de dire que ce que je ne faisais pas par moi-même je le faisais par un ami, en renouvelant la mémoire du procès. » M. de Saint-Évremond avait lu le Dictionnaire de M. Bayle avec beaucoup de plaisir ; il se divertit à faire cette Réponse, qui contient une raillerie fine et délicate [321].

1698.

La première impression du Dictionnaire de M. Bayle étant presque toute vendue, on songea à en donner une seconde édition. Elle fut commencée le 26 de mai 1608.

M. Jurieu avait publié son prétendu Jugement du Public pour porter les compagnies ecclésiastiques à condamner le Dictionnaire de M. Bayle. Il fit présenter ce libelle au synode, qui se tenait alors à Delft ; mais le synode n’y fit aucune attention. Le consistoire même de Rotterdam garda beaucoup de modération. M. Bayle y fut ouï ; on lui communiqua les remarques qu’on avait faites sur son Dictionnaire ; on déclara qu’on était content de ses réponses, et on l’exhorta d’instruire le public de tout ce qui s’était passé dans cette affaire. C’est ce qu’il fit dans une feuille volante, intitulée : Lettre de l’auteur du Dictionnaire historique et critique à M. le D. E. M. S. [* 4], au sujet des procédures du consistoire de l’Église wallonne de Rotterdam contre son ouvrage. La voici :

« J’apprends, monsieur, par votre dernière lettre, qu’il a couru divers bruits fort opposés les uns aux autres, touchant ce qui s’est passé au consistoire de l’Église wallonne de Rotterdam, lorsque l’affaire que j’y avais au sujet du Dictionnaire historique et critique y a été terminée. Vous ne pouvez recueillir de tant de discours si différens, sinon que j’ai promis de réformer cet ouvrage dans une seconde édition ; mais, cela ne vous contentant point, vous me demandez une instruction un peu plus précise là-dessus. Je m’en vais vous satisfaire.

 » Vous saurez donc, monsieur, que le consistoire ayant jugé qu’il devait prendre connaissance de mon livre, vu les plaintes que plusieurs particuliers répandaient de toutes parts, nomma des commissaires pour l’examiner. Ces commissaires lurent l’ouvrage, firent des extraits et des remarques, et leur rapport ayant été communiqué à la compagnie, et tous les autres préliminaires réglés, de sorte qu’il ne restait plus rien que de m’entendre, afin de procéder au jugement, je fus averti de me trouver au consistoire, et j’y comparus au jour marqué. L’état de la question m’ayant été proposé en général, et le premier chef des extraits et des remarques en particulier, on me demanda ce que j’avais à répondre. Je répondis que n’ayant point su par où l’affaire serait entamée, je n’avais préparé qu’un discours fort général. Il se réduisait à ces deux points : l’un, que j’avais une infinité de choses à dire pour ma justification sur chaque sujet de plainte ; l’autre, que pour épargner à la compagnie une longue suite de discussions fatigantes, et pour contribuer efficacement à la paix et à l’édification, j’aimais mieux changer dans une seconde édition les choses qui donnaient lieu aux murmures, que d’insister sur les moyens de montrer qu’on criait à tort ; que j’avais déjà fait savoir au public [322] les dispositions avec lesquelles je travaillais à corriger mon ouvrage, selon les avis que l’on voudrait bien me communiquer ; qu’en particulier je déclarais à la compagnie que je profiterais, avec toute sorte de docilité et de respect, des lumières dont elle voudrait me faire part ; en un mot, que si j’avais avancé des opinions hérétiques ou erronées (ce que je ne croyais pas), je les désavouais et les rétractais, comme je l’avais déjà déclaré dans un écrit imprimé depuis trois ou quatre mois [323].

 » Cette réponse ayant été trouvée trop générale, il fut dit qu’on me communiquerait les remarques que la compagnie avait faites sur mon Dictionnaire. Elles me furent communiquées quelques jours après par les commissaires qu’elle nomma ; elles se réduisaient entre autres à ces cinq chefs. I. Les citations, expressions, réflexions répandues dans l’ouvrage, capables de blesser les chastes oreilles. II. L’article de David. III. L’article des manichéens. IV. Celui des pyrrhoniens. V. Les louanges données à des gens qui ont nié ou l’existence ou la providence de Dieu. Je répondis deux choses comme la première fois : l’une, que je croyais avoir beaucoup de raisons à alléguer pour ma justification sur tous ces chefs ; l’autre, que nonobstant cela j’étais prêt à ôter du livre les pierres d’achoppement que l’on y trouvait ; j’ajoutai que, connaissant à cette heure, par les remarques de la compagnie, où étaient les griefs, je voyais plus clairement les manières de rectifier les choses, et qu’il me paraissait très-facile de remédier à tout, soit par des retranchemens ou des changemens d’expression, soit par des additions et des éclaircissemens. Qu’en particulier je voulais refondre de telle sorte l’article de David, qu’il n’y resterait plus rien qui pût offenser les âmes pieuses ; qu’à l’égard du dogme affreux des deux principes, c’est-à-dire du manichéisme, j’avais suffisamment déclaré combien il me paraissait absurde, monstrueux, contraire non-seulement à la religion et à la piété, mais aussi aux idées les plus distinctes de la raison et de la bonne philosophie ; que je m’étendrais davantage sur cela dans la seconde édition, et que si en qualité d’historien j’avais cru être obligé de rapporter exactement toute la force des objections des manichéens, j’avais cru, d’autre côté, que cela était sans conséquence, ou qu’il me semblait que je ne faisais qu’étendre ce que nos théologiens les plus orthodoxes disent tous les jours en peu de mots, c’est que l’accord de la sainteté et de la bonté de Dieu avec le péché et la misère de l’homme est un mystère incompréhensible que nous devons adorer humblement, persuadés que puisqu’il est révélé il existe, et obligés d’imposer silence aux difficultés de notre faible raison. Que j’avais assez déclaré sur d’autres matières, et nommément quant à l’existence de l’étendue et du mouvement, que ne pouvoir pas répondre à des objections n’est point pour moi une raison de rejeter une doctrine ; que je méditerais de nouveau sur celles des manichéens, et que si je trouvais des réponses, ou si messieurs les ministres du consistoire m’en voulaient fournir, je leur donnerais la meilleure forme qu’il me serait possible. Je répondis la même chose quant à l’article de Pyrrhon ; et pour ce qui est des louanges données aux bonnes mœurs de quelques athées, je promis un éclaircissement qui fera voir comment ces faits-là que j’ai trouvés dans les livres, et que les lois de l’histoire m’ont engagé de rapporter, ne divers point scandaliser et ne font en effet aucun tort à la vraie religion.

 » Les commissaires ayant rendu compte de cette conférence à la compagnie, il fut question d’avoir par écrit ce que j’avais déclaré de vive voix. Je présentai donc un mémoire où, ayant touché d’abord les deux points généraux de mes réponses verbales, je protestai que je n’avais jamais eu intention d’avancer comme mon sentiment aucune proposition qui fût contraire à la confession de foi de l’Église réformée où Dieu m’avait fait la grâce de naître et dont je faisais profession ; que s’il se trouvait de semblables propositions dans mon ouvrage (ce que je ne croyais pas ), il fallait qu’elles s’y fussent glissées à mon insu, et que je les désavouais et les rétractais ; que si j’avais pris à certains égards des libertés de philosopher qui ne sont pas ordinaires, c’était parce que j’avais cru qu’on les excuserait aisément par la considération de la nature de l’ouvrage où je soutenais tout à la fois la personne d’historien et celle de commentateur, sans faire le dogmatique ; que le soin que j’avais pris de faire servir les réflexions philosophiques à la confirmation d’un dogme qui est capital dans notre Église et que nous opposons perpétuellement aux sociniens, savoir qu’il faut captiver son entendement à l’autorité de Dieu, et croire ce que Dieu nous révèle dans sa parole, quoique les lumières de la philosophie n’y soient pas toujours conformes ; que ce soin, dis-je, m’avait fait espérer que tous mes lecteurs protestans seraient plutôt édifiés qu’offensés de mes commentaires ; que j’étais bien fâché que l’événement n’eût pas répondu à mon espérance ; et que si j’avais prévu l’effet de la liberté que je prenais, je m’en serais abstenu soigneusement ; que pour remédier au passé, je rectifierais ces endroits dans une seconde édition, et que j’aurais de grands égards pour les remarques que la compagnie m’avait fait communiquer. J’ajoutai à cela les déclarations particulières que j’avais faites verbalement à messieurs les commissaires, touchant l’article de David, celui des Manichéens, etc.

» Sur ce mémoire, la compagnie dressa un acte avec les réflexions et les modifications qu’elle jugea à propos, et ce fut là, monsieur, la conclusion pacifique de cette affaire. Elle témoigna souhaiter que, sans attendre la seconde édition qui pourrait traîner en longueur, je fisse imprimer quelque chose qui fît savoir au public les sentimens que j’avais exposés dans mon mémoire. J’y acquiesçai sans répugnance, et je m’acquitte aujourd’hui de cette promesse ; il n’a pas tenu à moi que je ne m’en sois plus tôt acquitté. Je suis, monsieur, votre, etc. [* 5] »

M. Jurieu, chagrin de ce que le consistoire ne s’était pas prêté à sa passion, fit tous ses efforts pour l’engager à reprendre cette affaire. Le consistoire avait été changé au commencement de l’année 1698, il se flattait d’y trouver plus de docilité. On nomma en effet des commissaires ; mais ils ne jugèrent pas à propos de rien changer dans ce qui avait été déjà arrêté : leur examen se réduisit à quelques remarques sur la feuille volante que M. Bayle avait publiée. Le consistoire approuva leur rapport et déclara que cet écrit avait paru plus tard qu’on ne l’espérait [324] ; que M. Bayle ne l’avait point envoyé à la compagnie ; que le nombre des exemplaires qu’on en avait imprimé était trop petit ; que M. Bayle ne s’était pas assez étendu sur ce que la compagnie avait exigé de lui, et n’avait pas fait connaître qu’il s’y était soumis sans réserve ; qu’ainsi elle aurait été en droit de lui demander davantage, mais qu’elle se contenterait de lui représenter ces choses verbalement, et de l’exhorter à corriger la seconde édition de son Dictionnaire sur les remarques qu’elle lui avait communiquées et à profiter des avis qu’elle lui avait donnés ; qu’on en dresserait un mémoire où l’on pourrait ajouter de nouvelles remarques, et que, comme M. Jurieu avait été fort maltraité par M. Bayle dans cet ouvrage, on exhorterait M. Bayle à se conduire à l’avenir avec plus de modération, tant dans la seconde édition que dans les autres livres qu’il publierait, « la compagnie n’ayant pu voir qu’avec douleur qu’on eût eu si peu de ménagement pour un pasteur dont le ministère et les travaux avaient été et étaient encore en singulière édification à l’Église. » On nomma des commissaires pour dresser ce mémoire, et on les chargea de le communiquer à M. Bayle. On y fit entrer ce qui regardait M. Jurieu. On y ajouta aussi quelques remarques, et entre autres choses on y exhorta M. Bayle « à prendre garde de ne pas réfuter légèrement ce que nos théologiens ont dit de certains papes vicieux, puisque, s’il pouvait alléguer quelques conjectures pour la défense de ces papes sur certains faits, on pouvait lui opposer de fortes raisons pour leur condamnation, et qu’il était injuste de prendre sans nécessité le parti de séducteurs qui ont fait tant de mal à l’Église, et de vouloir faire passer nos auteurs pour des accusateurs téméraires. » Cette affaire n’alla pas plus loin, et M. Jurieu ne put porter le consistoire à se prêter davantage aux désirs de vengeance dont ce ministre était animé [325].

1699.

M. Bayle publia en 1699 une troisième édition de ses Pensées diverses sur les comètes. Il supprima l’avertissement de la seconde et en mit un autre, où il explique d’abord pourquoi le style de cet ouvrage est celui d’un catholique romain, soit qu’il s’agisse de religion, soit qu’il s’agisse d’affaires d’état. Il marque ensuite ce qui lui avait donné occasion d’écrire ce livre, le dessein qu’il avait de le faire imprimer à Paris, et les autres particularités que j’ai rapportées. Il remarque encore qu’il avait promis que cette édition serait augmentée d’un grand nombre de nouvelles preuves et de nouvelles réponses aux difficultés ; cependant, qu’elle était tout-à-fait conforme à la seconde, sans addition ni diminution. La raison qui l’avait engagé à n’y rien ajouter, c’est, dit-il, que l’ouvrage n’étant déjà que trop semblable aux rivières, qui ne font que serpenter, il n’eût pu y joindre de nouvelles digressions sans en rendre la lecture très-ennuyeuse : cette considération l’avait obligé de réserver ses Additions pour un nouveau volume, qui serait imprimé à part dès qu’il serait plus avancé dans la composition du Dictionnaire critique, à quoi il continuait de travailler. « Si je renvoie, ajoute-t-il, la partie à ce temps-là, c’est qu’ayant examiné tout de nouveau les difficultés qu’on se peut former sur le parallèle que j’ai établi entre le paganisme et l’athéisme, il m’a semblé qu’on les peut résoudre toutes par les principes que j’ai posés, et par l’application des réponses que j’ai déjà employées. Il n’y a donc rien qui presse. » Cette nouvelle édition s’était faite pendant qu’il travaillait à la révision et à la réimpression de son Dictionnaire. Lorsqu’elle fut achevée, il n’eut plus rien qui le détournât d’un travail qui augmentait tous les jours, et qui ne lui donnait pas un moment de relâche. « Je ne serais pas excusable, écrivait-il à M. Marais [326], d’avoir tardé si long-temps à vous écrire, si je n’étais extraordinairement occupé, tant à la révision de mon Dictionnaire, dont on fait une seconde édition, qu’à la correction des épreuves. À peine puis-je suffire à ces deux occupations, et c’est un bonheur pour moi que la troisième édition de mes Pensées sur les Comètes soit achevée, pour me laisser un peu de loisir. J’en ai relu toutes les feuilles avant qu’on les imprimât ; et, quoique je n’y aie fait aucune addition, mais seulement quelque petit changement au style, cela n’a pas laissé de me faire perdre assez de momens. » Cette édition est divisée en deux volumes. On joignit au second tome une seconde édition de l’Addition aux Pensées diverses sur les Comètes, qui avait paru en 1694.

Dans ce temps-là, M. le Clerc, déguisé sous le nom de Théodore Parrhase, donna un ouvrage intitulé : Parrhasiana, ou Pensées diverses sur des matières de critique, d’histoire, de morale et de politique, dans lequel il y avait un article qui concernait M. Bayle. Celui-ci avait établi, dans son Dictionnaire, que les manichéens pouvaient faire aux théologiens chrétiens des difficultés au sujet du mal moral et du mal physique, qu’il n’était pas possible de résoudre par les lumières de la raison. M. le Clerc soutint, au contraire, que le système d’Origène, abandonné de tous les chrétiens, suffisait pour lever ces difficultés, et réfuta le manichéen de M. Bayle, sous le personnage d’un origéniste, ajoutant que « si un homme de cette sorte peut réduire un manichéen au silence, que ne feraient pas ceux qui raisonneraient infiniment mieux que les disciples d’Origène [327] ? » Du reste il déclara : « qu’en répondant aux objections manichéennes, il ne prétendait faire aucun tort à M. Bayle, qu’il ne soupçonnait nullement de les favoriser. Je suis persuadé, dit-il [328], qu’il n’a pris la liberté philosophique de dire, en bien des rencontres, le pour et le contre, sans rien dissimuler, que pour donner de l’exercice à ceux qui entendent les matières qu’il traite, et non pour favoriser ceux dont il explique les raisons. On doit prendre les difficultés qu’il propose pour des objections qu’il est permis de faire dans un auditoire de théologie et de philosophie, où, plus on pousse une difficulté, plus elle fait d’honneur à ceux qui la peuvent résoudre. C’est une justice qu’il a droit de demander à ses lecteurs, et qu’on ne lui peut refuser. Pour moi, continue-t-il, je la lui accorde très-volontiers ; mais je crois pouvoir demander à mon tour qu’il me soit permis de répondre à ses objections, sans que l’on fasse aucune application odieuse à la personne, des réponses qui ne regardent que les difficultés. »

1700.

L’année suivante, la princesse Sophie, électrice douairière d’Hanovre, et l’électrice de Brandebourg sa fille, depuis reine de Prusse, eurent la curiosité de voir la Flandre et la Hollande. Ces princesses, moins illustres par l’élévation de leur rang que par leur savoir et leurs lumières, étaient l’admiration de toute l’Europe. Elles honoraient les savans d’une bienveillance particulière, aimaient à s’entretenir avec eux, et leur faisaient souvent des questions très-embarrassantes. M. Bayle leur était parfaitement connu par ses ouvrages : le désir de voir la Hollande s’était augmenté par le plaisir d’y connaître personnellement un philosophe si célèbre. Après avoir parcouru la Flandre, elles étaient à peine arrivées à Rotterdam [329], qu’elles envoyèrent prier M. Bayle de les venir voir. Mais il était fort tard, et M. Bayle était au lit, accablé d’une violente migraine : il leur fit témoigner le regret qu’il avait de n’être pas en état de leur aller rendre ses respects. Ces princesses partirent le lendemain pour la Haye sans avoir vu M. Bayle, que son indisposition retenait chez lui : mais M. le comte de Dhona ayant fait connaître à M. Basnage, qui était allé à la Haye, le désir que leurs altesses avaient de voir M. Bayle, M. Basnage l’en informa. Il vint et fut reçu des deux princesses avec beaucoup de distinction. La princesse Sophie s’entretint long-temps avec lui en particulier ; elle lui fit plusieurs questions, et ils se jetèrent sur de grandes matières. Pendant ce temps-là, M. Basnage entretint l’électrice de Brandebourg, qui lui parla avec beaucoup d’estime de M. Bayle et de ses ouvrages, qu’elle portait toujours avec elle. Ils demeurèrent avec M. le comte de Dhona, par ordre de leurs altesses. Ces princesses voulurent les mener à Delft ; mais M. Bayle apporta quelque retardement au départ, et on se sépara à la Haye [330].

1701.

Il parut, en 1701, un ouvrage intitulé : Dissertation apologétique pour le bienheureux Robert d’Arbrisselles, fondateur de l’ordre de Fontevrault, sur ce qu’en a dit M. Bayle dans son Dictionnaire historique et critique [331]. M. Bayle, parlant de Robert d’Arbrisselles [332], dit qu’on l’avait accusé de coucher avec quelques-unes de ses religieuses, afin qu’en irritant les passions il fît triompher plus glorieusement la vertu. Il est certain que Geoffroi, abbé de Vendôme et cardinal, avertit le bienheureux Robert des bruits qui couraient là-dessus, et le railla sur le nouveau genre de martyre qu’il avait imaginé. Le père de la Mainferme, religieux de Fontevrault, a entrepris la défense du fondateur de son ordre ; et M. Bayle avoue dans son Dictionnaire, qu’il trouve très-fortes les raisons de l’apologiste, et qu’il n’a garde d’affirmer ce qu’on disait de Robert. Cet aveu donna occasion au père Souri [* 6], religieux de ce même ordre [333], d’examiner cette matière plus à fond, et de la mettre dans un nouveau jour. Sa Dissertation est écrite en forme de lettre adressée à M. Bayle. Il le loue d’avoir donné à entendre qu’il ne croyait pas que ce qu’on disait du bienheureux Robert fût vrai, et donne en même temps de grands éloges à son Dictionnaire. « Il y a long-temps, dit-il [334], que la république des lettres vous est obligée ; mais le dernier service que vous venez de lui rendre par votre admirable Dictionnaire y met la dernière main. Ce n’est pas assez dire que vous nous avez donné un livre, vous nous avez donné une bibliothéque toute entière. La nouveauté du dessein, le discernement des faits historiques, l’exactitude de vos citations, cette attention, quoique retenue, qui règne dans tout ce prodigieux ouvrage à ne rien avancer de faux, à oser dire ce qui est vrai, selon les lois inviolables d’un véritable historien ; tout cela me fait dire que ce serait dommage que vous eussiez succombé à la tentation de supprimer un si savant livre. Pour moi, petit particulier, je l’ai reçu avec une reconnaissance que je ne puis vous exprimer, monsieur, et j’entre au moins parmi le peuple des lecteurs en celle que vous doit le public des grandes découvertes que vous, venez de lui donner, et j’en profiterai.

» La différence de parti n’y fait rien, chacun saura bien démêler ce qui lui sera propre. Vous ne faites pas grand cas de nos saints ; mais cette prévention ne vous empêche point de trouver mauvais qu’on leur impute des faussetés évidentes, et on ne peut assez vous savoir gré de votre droiture et de votre sincérité à cet égard. Cet amour de la vérité mérite que Dieu vous éclaire un jour sur toutes les vérités révélées.

» Je me sens la même équité pour vos réformateurs. Je n’ai jamais goûté ni les exagérations ni les impostures des aux zélés ; encore moins les hardiesses de Bolsec, auteur plein de ressentiment ; quelque tenté qu’on puisse être de croire ce qu’on a dit de scandaleux de votre patriarche, qui s’est déclaré avec tant d’éclat contre la plus ancienne des Églises. Ce n’est point par des impostures qu’on doit l’attaquer, et la vérité de ma religion, qu’il a voulu anéantir, n’avait pas besoin de ces secours. Je ne crois point, malgré l’hétérodoxie, tout ce que disent de vos docteurs les catholiques, que quand ils sont soutenus de preuves incontestables ; et le catholicisme ne m’impose point non plus sur le mal que les protestans disent des nôtres, quand les raisons sautent aux yeux. Je ne vous dis point cela, monsieur, pour vous faire passer plus aisément ce que je prendrai la liberté de vous remontrer, ni pour me donner pour modèle sur la sincérité à un homme qui en peut servir aux autres. Quand je n’en userais pas ainsi, un exemple aussi mince que celui d’un homme obscur comme moi ne vous détournerait pas de votre chemin, et vous ne laisseriez pas d’être foudroyant contre les faiseurs de contes. Celui dont il s’agit ici, qu’on a fait du bienheureux Robert d’Arbrisselles, ne saurait manquer d’appartenir à votre Dictionnaire ; car, s’il est véritable, votre Dictionnaire peut s’en saisir en tant qu’historique ; s’il est faux, il peut s’en saisir en tant que critique.

» Mais je suis très-assuré que vous ne le croyez pas vrai, vous l’avouez vous-même, monsieur..... Je n’ai garde, dites-vous, d’affirmer ce qu’on dit de lui, car je trouve très-fortes les raisons de l’apologiste. Mais me permettrez-vous, monsieur, de vous dire que vous ne vous êtes peut-être pas assez récrié en cet endroit contre la fausseté, ni avec tant de vivacité que vous l’avez fait en d’autres qui n’étaient fondés que sur des ouï-dire. »

C’est là la seule chose que le père Souri aurait désirée dans M. Bayle : il est d’ailleurs très-content de lui. « Encore une fois, dit-il [335], nous n’avons qu’à nous louer, à cet égard, de votre bon goût et de votre équité. Oserais-je cependant, ajoute-t-il, vous dire que le plaisant en cet article vous a fait un peu oublier vos propres maximes, et vous a empêché d’en dire davantage que les deux lignes favorables que je viens de citer ? Jamais conte n’a été plus digne de votre censure que celui-là. Vous songez bien à divertir vos lecteurs, et vous avez vos raisons ; votre intention pourtant n’est pas de les divertir aux dépens de la vérité, et vous ne l’avez jamais perdue de vue à notre égard. »

M. Bayle rendit compte de cet ouvrage dans une addition à l’article Fontevrault. « Cette apologie, dit-il, est si bien tournée et si solide, que tout homme raisonnable y devra acquiescer ; et, quoique j’aie suffisamment fait connaître que je n’ajoutais aucune foi aux bruits qui coururent touchant ce partage de lit, etc., je déclare ici qu’en tous les endroits où j’ai parlé de cela sans y apposer la répétition de mon sentiment, je souhaite qu’elle y soit sous-entendue. » M. Bayle rend au père Souri toute la justice qui lui était due. « L’honnêteté, dit-il, la politesse, l’esprit et l’érudition de l’auteur, y paraissent avec éclat, et je suis bien fâché de ne me trouver point digne des louanges qu’un si habile homme a bien voulu me donner par compliment. »

1702.

La seconde édition du Dictionnaire critique fut achevée le 27 de décembre 1701, et parut au commencement de l’année 1702. Elle était augmentée de près de la moitié. Cette augmentation était contraire à l’intention de M. Bayle. Il n’avait dessein que de faire quelques additions aux articles déjà publiés : il ne se proposait pas d’y en mettre de nouveaux ; il les réservait pour un alphabet à part sous le titre de Suite ou de Supplément du Dictionnaire critique [336] ; mais le libraire souhaita qu’ils parussent dans cette seconde édition, et M. Bayle fut forcé d’y consentir. Ce changement lui fit beaucoup de peine, comme il le témoigne dans l’avertissement. Il distingua les additions de telle manière qu’on pouvait les discerner d’un coup l’œil. Il corrigea avec beaucoup de soin les fautes de la première édition dont il s’était aperçu lui-même, ou que ses amis lui avaient fait remarquer. Il donna des témoignages de sa reconnaissance à ceux qui lui avaient fourni des mémoires, et les nomma lorsqu’il crut pouvoir le faire sans les désobliger. Cependant il avoua que les additions qu’il avait faites ne lui avaient pas permis de rendre les articles de la première édition aussi corrects qu’il l’aurait souhaité. « Je ne veux pas dissimuler, dit-il, que la peine qu’elles m’ont causée ne m’a point permis de corriger les articles de la première édition avec toute la sévérité et avec toute la diligence que j’aurais voulu y apporter. Il est bien malaisé que, pendant que les imprimeurs travaillent sans discontinuation, l’auteur suffise à trois choses : à faire la révision de deux gros volumes in-folio, à les augmenter de plus d’un tiers, et à corriger les épreuves. »

En parlant des corrections qu’il avait faites dans la première édition, il n’oublie pas celles qu’il s’était engagé d’y faire. « Il y a, dit-il, une sorte de corrections que j’ai faites comme d’office, et en conséquence d’un engagement dont le public fut informé. Je m’y suis conduit avec tout le soin possible, et avec une très-forte intention de satisfaire les mécontens. J’ai retranché pour cet effet tout ce que l’article de David pouvait contenir de désagréable. C’est la plus grande suppression qui ait été nécessaire : les autres ne sont pas considérables, ni quant à leur nombre, ni quant à l’étendue. On a pu remédier à tout aux dépens de quelques mots ou de quelques lignes, et principalement par le moyen de quatre éclaircissemens qui sont à la fin de cet ouvrage. » M. Bayle retrancha, en effet, tout ce que le consistoire de Rotterdam avait désapprouvé dans l’article de David : mais, avant même que cette édition fût finie, plusieurs personnes ayant déclaré qu’elles ne l’achèteraient point si cet article ne s’y trouvait pas tel qu’il avait paru d’abord, le libraire fut obligé de le faire réimprimer à part [337], afin qu’on pût le joindre à cette nouvelle édition. Quelques amis de M. Bayle lui conseillèrent d’y insérer le Projet qu’il avait publié en 1692 avec quelques essais de son Dictionnaire ; il le plaça à la fin des dissertations du dernier volume [338].

Il n’y a point d’ouvrage qui ait plus besoin d’une bonne table des matières que le Dictionnaire de M. Bayle. Le sieur Leers avait eu soin d’avertir, à la tête du projet, qu’il n’oublierait pas cet article, et M. Huet en fit une fort exacte pour la première édition : mais le sieur Leers, prévoyant qu’on serait longtemps à l’imprimer, en supprima la moitié, ce qui la défigura de telle sorte, que M. Bayle crut en devoir informer le public dans un petit avertissement qu’il mit à la fin. L’autre moitié fut conservée, et donnée à l’auteur de la table de la seconde édition, qui en profita le mieux qu’il put. Mais cette nouvelle table, vu le grand nombre d’additions, était très-défectueuse. M. Bayle indique ici un moyen de suppléer à ce défaut. Il remarque en même temps que, sachant par expérience les qualités que doit avoir une bonne table, il aurait bien pu en faire une, mais qu’il n’avait eu ni le temps ni la patience nécessaires à un travail si pénible, et si ennuyeux. Il ajoute qu’il n’avait pas même trouvé à propos que la personne dont on s’était servi s’engageât dans tous les détails que quelques lecteurs demandaient, et il en donne la raison.

Il parle ensuite de ceux qui pourraient se plaindre de ce que son Dictionnaire ne leur fournit pas en assez grande quantité les choses qui sont de leur goût. Il dit que c’est le sort inévitable des écrits qui contiennent un mélange de plusieurs choses, et où il règne une grande diversité. Il déclare que s’il a parlé d’une certaine famille plutôt que d’une autre qui n’était pas moins considérable, ou qui l’était encore plus, il l’a fait sans aucune acception de personnes, et uniquement parce qu’il avait des mémoires pour les unes et non pas pour les autres. Enfin, il répond à ceux qui avaient trouvé à redire qu’il eût donné si peu d’articles des fameux guerriers. Il dit que cela vient non-seulement de ce qu’il avait évité de se rencontrer avec les autres dictionnaires, mais surtout de ce qu’il n’était pas en état de faire ces articles tels qu’il les aurait voulus. Il en donne un exemple, en montrant sur quel plan il travaillerait à l’article du maréchal de Luxembourg s’il avait les secours et les lumières nécessaires pour le remplir.

Il accompagna cette édition de quatre éclaircissemens, pour satisfaire aux engagemens qu’il avait pris avec le consistoire de Rotterdam. Ils sont précédés d’une observation générale, où il rapporte les raisons qu’il avait de croire qu’on ne se scandaliserait pas de la liberté de philosopher dont il s’était servi quelquefois. Dans le premier éclaircissement, il se justifie sur ce qu’on le blâmait d’avoir dit qu’il y avait eu des athées de spéculation et des épicuriens qui avaient surpassé en bonnes mœurs les idolâtres ; et fait voir que la conduite de ces athées ne saurait porter aucun préjudice à la véritable religion, ni y donner aucune atteinte. Mais il promet de traiter plus amplement cette matière dans la suite de ses Pensées sur les Comètes. Le second éclaircissement regarde les objections des manichéens. Il le finit par ces six propositions, qui contiennent le précis de sa doctrine.

« I. Que c’est le propre des mystères évangéliques d’être exposés à des objections que la lumière naturelle ne peut éclaircir ;

» II. Que les incrédules ne peuvent tirer légitimement aucun avantage de ce que les maximes de philosophie ne fournissent point la solution des difficultés qu’ils proposent contre les mystères de l’Évangile ;

» III. Que les objections des manichéens sur l’origine du mal, et sur la prédestination, ne doivent pas être considérées en général en tant qu’elles combattent la prédestination, mais avec cet égard particulier que l’origine du mal, les décrets de Dieu sur cela et le reste, sont un des plus inconcevables mystères du christianisme ;

» IV. Qu’il doit suffire à tout bon chrétien que sa foi soit appuyée sur le témoignage de la parole de Dieu ;

» V. Que le système manichéen considéré en lui-même est absurde, insoutenable, et contraire aux idées de l’ordre ; qu’il est sujet aux rétorsions, et qu’il ne saurait lever les difficultés ;

» VI. Qu’en tout cas, ajoute-t-il, on ne saurait se scandaliser de mes aveux, que l’on ne soit obligé de regarder comme scandaleuse la doctrine des théologiens les plus orthodoxes ; puisque tout ce que j’ai dit est une suite naturelle et inévitable de leurs sentimens, et que je n’ai fait que rapporter d’une manière plus prolixe ce qu’ils enseignent une façon moins étendue. »

Dans le troisième éclaircissement il fait voir que les objections d’un abbé pyrrhonien contre quelques dogmes du christianisme, rapportées dans son Dictionnaire, ne font rien contre la religion. Il pose d’abord comme une maxime certaine et incontestable, que le christianisme est d’un ordre surnaturel, et que son analyse est l’autorité suprême de Dieu nous proposant des mystères, non pas afin que nous les comprenions, mais afin que nous les croyions avec toute l’humilité qui est due à l’Être infini, qui ne peut ni tromper ni être trompé. De là, ajoute-t-il, résulte nécessairement l’incompétence du tribunal de la philosophie pour le jugement des controverses des chrétiens, vu qu’elles ne doivent être portées qu’en tribunal de la révélation. Il fait le caractère des pyrrhoniens, et montre que, de tous les philosophes qui ne doivent point être reçus à disputer sur les mystères du christianisme avant que d’avoir admis pour règle la révélation, il n’y en a point d’aussi indignes d’être écoutés que les sectateurs du pyrrhonisme. Dans le quatrième éclaircissement il examine les plaintes qu’on avait faites, qu’il y avait des obscénités dans son Dictionnaire. Il exprime cette accusation en ces termes : « Que l’auteur rapporte des faits historiques qui lui sont fournis par d’autres auteurs qu’il a soin de bien citer, lesquels faits sont sales et malhonnêtes ; qu’ajoutant un commentaire à ses narrations historiques pour les illustrer par des témoignages et par des réflexions, et par des preuves, etc., il allègue quelquefois les paroles de quelques écrivains qui ont parlé librement, les uns comme médecins ou jurisconsultes, les autres comme cavaliers ou poëtes ; mais qu’il ne dit jamais rien qui contienne ni explicitement ni même implicitement l’approbation de l’impureté ; qu’au contraire il prend à tâche en plusieurs rencontres de l’exposer à l’horreur, et de réfuter la morale relâchée. » Il prouve ensuite par des raisons, par des autorités et par des exemples, que ces sortes d’obscénités ne sont pas du nombre de celles qu’on peut censurer avec raison.

M. Bayle fit une addition à l’article d’Origène à l’occasion du Parrhasiana de M. le Clerc. « On trouve dans cet ouvrage, dit-il, quelques réflexions sur la dispute des manichéens et des orthodoxes. Elles sont précédées d’une observation aussi équitable qu’on la pouvait espérer d’un très-honnête homme ; elles sont, dis-je, précédées d’un jugement tout-à-fait conforme à l’équité, à la vérité et à la raison, touchant les vues dans lesquelles je me suis donné la liberté de rapporter les objections des manichéens, et d’avouer que la lumière naturelle ne fournit pas aux chrétiens de quoi les résoudre, soit qu’on suive le système de saint Augustin ; soit qu’on suive celui de Molina et des remontrans, soit qu’on recoure à celui des sociniens. Théodore Parrhase soutient le contraire, et prétend qu’un origéniste peut fermer la bouche aux manichéens....... Si un homme de cette sorte, continue-t-il, peut réduire un manichéen au silence, que ne feraient pas ceux qui raisonneraient infiniment mieux que les disciples d’Origène ? Nous examinerons ce qu’il suppose que pourrait dire un origéniste après avoir lu toutes les objections des manichéens. » M. Bayle réduit la réponse de l’origéniste à ces trois propositions. 1o. Dieu nous a fait libres pour donner lieu à la vertu et au vice, au blâme et à la louange, à la récompense et aux peines. 2o. Il ne damne personne simplement pour avoir péché, mais pour ne s’être pas repenti. 3o. Les maux physiques et moraux du genre humain sont d’une durée si courte, en comparaison de l’éternité, qu’ils ne peuvent pas empêcher que Dieu ne passe pour bienfaisant et pour ami de la vertu. C’est dans cette dernière proposition, dit M. Bayle, que se trouve toute la force de l’origéniste, et voici pourquoi : c’est qu’il suppose que les tourmens de l’enfer ne dureront pas toujours, et que Dieu, après avoir jugé que les créatures libres ont assez souffert, les rendra ensuite éternellement heureuses. Le bonheur éternel qui leur sera conféré remplit, selon l’origéniste, l’idée d’une miséricorde infinie, quand même il aurait été précédé de plusieurs siècles de souffrance ; car plusieurs siècles ne sont rien en comparaison d’une durée infinie, et il y a infiniment moins de proportion entre le temps que cette terre doit durer et l’éternité, qu’il n’y en a entre une minute et cent millions d’années. Ainsi nous ne pouvons pas nous étonner raisonnablement que Dieu regarde les maux que nous souffrons comme presque rien, lui qui seul a une idée complète de l’éternité, et qui regarde le commencement et la fin de nos souffrances comme infiniment plus proches que le commencement et la fin d’une minute. Il faut raisonner de même des vices et des actions vicieuses ; qui, à l’égard de Dieu, ne durent pas long-temps, et qui dans le fond ne changent rien dans l’univers. Si un horloger faisait une pendule qui, étant montée une fois, allât bien pendant une année entière, excepté deux ou trois secondes, qui ne seraient pas égales lorsqu’elle commencerait à marcher, pourrait-on dire que cet ouvrier ne se piquerait pas d’habileté ni d’exactitude dans ses ouvrages ? De même, si Dieu redresse un jour pour toute l’éternité les désordres que le mauvais usage de la liberté aura causés parmi les hommes, pourra-t-on s’étonner qu’il ne les ait pas fait cesser pendant le moment que nous aurons été sur cette terre ?

M. Bayle remarque qu’un manichéen pouvait répondre :

1o. Qu’il ne convient point à la bonté idéale ou souverainement parfaite de faire un présent dont on prévoit les mauvais effets, sans qu’on les arrête, quoiqu’on le puisse ; son attribut essentiel et distinctif est de disposer son sujet à faire des biens qui, par les voies les plus courtes et les plus certaines dont il se puisse servir, rendent heureuse la condition de celui qui les reçoit. Cette bonté idéale exclut essentiellement et nécessairement tout ce qui peut convenir à un être malicieux, et il est certain qu’un tel être se porterait aisément à répandre des faveurs dont il saurait que l’usage deviendrait funeste à ceux à qui il les communiquerait. Or, en consultant cette idée de bonté, on ne trouve point que Dieu, principe souverainement bon, ait pu renvoyer la félicité de la créature après plusieurs siècles de misère, ni lui donner un franc arbitre, dont il était très-certain qu’elle ferait un usage qui la perdrait. Mais si la bonté infinie du Créateur lui permettait de donner aux créatures une liberté dont elles pourraient faire un mauvais usage aussitôt qu’un bon usage, il faudrait, pour le moins, dire qu’elle l’engagerait à veiller de telle sortes sur leurs démarches, qu’elle ne les laisserait pas actuellement pécher. Pour ce qui est de la raison alléguée par l’origéniste, qu’il fallait accorder la liberté à la créature, afin de donner lieu à la vertu et au vice, au blâme et à la louange, à la récompense et aux peines, on pourrait répondre que, bien loin qu’une semblable raison ait dû obliger un être infiniment saint et infiniment libéral à donner le franc arbitre aux créatures, elle devait au contraire l’en détourner. Le vice et le blâme ne doivent point avoir lieu dans les ouvrages d’une cause infiniment sainte ; tout y doit être louable, la vertu seule y doit paraître, le vice en doit être banni. Et, comme tout doit être heureux dans l’empire d’un souverain être infiniment bon et infiniment puissant, les peines n’y doivent point avoir lieu. La vertu, la louange, les bienfaits peuvent fort bien exister sans que le vice, le blâme et les peines aient aucune existence que celle qu’on nomme idéale ou objective. L’origéniste reconnaît que cela arrivera lorsque toutes les créatures jouiront d’une félicité éternelle, qui succèdera à quelques siècles de souffrance. S’il répond que ces bienfaits ne seraient pas une récompense au cas que les créatures n’eussent point été douées de liberté, on répliquera qu’il n’y a nulle proportion entre une félicité éternelle et le bon usage que l’homme fait de son franc arbitre ; qu’ainsi le bonheur éternel que Dieu fait sentir à un homme de bien ne peut point être considéré, proprement parlant, comme une récompense ; c’est une faveur, c’est un don gratuit. On ne peut donc pas prétendre, selon l’exactitude des termes, que le franc arbitre a dû être conféré aux hommes afin qu’ils pussent mériter le bonheur du paradis, et l’obtenir à titre de récompense.

2o. L’impénitence n’étant autre chose qu’un mauvais usage de la liberté, tout revient à un, soit que l’on dise que Dieu ne damne les hommes qu’à cause qu’ils ne se repentent pas, soit que l’on dise qu’il les damne simplement à cause qu’ils ont péché. Il est vrai que, généralement parlant, c’est une marque de miséricorde que de vouloir remettre la peine à ceux qui auront regret de leur faute ; mais, quand on promet de pardonner, sous la condition du repentir, à des gens de l’impénitence desquels on est très-assuré, on ne promet rien, proprement parlant, et l’on est tout aussi résolu à les châtier que si on ne leur offrait aucune grâce ; si on voulait tout de bon les exempter de la peine, on les empêcherait d’être impénitens ; chose très-facile à celui qui est le maître des cœurs.

3o. L’origéniste n’oserait déterminer la durée des tourmens qui précédent l’éternité bienheureuse, car non-seulement on l’ignore, mais aussi on craindrait ou de la faire trop courte, et d’être accusé de lâcher la bride au pécheur, ou de la faire trop longue, et de ne point donner une juste idée de la miséricorde de Dieu. On n’oserait la faire, par exemple, ni de cent ans, ni d’un million d’années. On ne se fie donc guère à la nullité de proportion entre la durée d’un million de siècles et une durée infinie ; et on ne voit pas que ce soit résoudre la difficulté que de dire qu’il y a infiniment moins de proportion entre la durée de la terre et l’éternité, qu’il n’y en a entre une minute et cent millions d’années. Ce qui se peut assurer de ces cent millions d’années se peut aussi assurer d’autant de millions de siècles qu’il y a de gouttes d’eau dans l’Océan, puisqu’il n’y a nulle proportion entre le fini et l’infini. Cependant on ne saurait concevoir que le supplice d’une créature, continué pendant cent millions de siècles, soit compatible avec la souveraine bonté du Créateur. Ce nombre d’années, qui n’est rien en comparaison de l’éternité, paraît néanmoins une durée très-longue, quand il est considéré en lui-même, et par rapport à la personne souffrante. Or, que l’on diminue ce nombre tant que l’on voudra, on n’y trouvera autre chose qu’une diminution de rigueur, et on ne parviendra à la suprême bonté de Dieu qu’en supprimant jusqu’à la dernière minute les supplices des enfers. Nous louons la justesse d’un horloger, lorsque sa pendule ne se détraque que de deux ou trois secondes sur une année ; mais la justesse d’un ouvrier souverainement parfait exclut absolument toutes exceptions ; sa bonté, sa sainteté, sa sagesse, etc., sont absolument simples et sans nul mélange des qualités contraires, sans le plus petit mélange qui se puisse concevoir ou qui puisse être dans la nature des choses.

M. Bayle observe que « si Origène pouvait répondre aux objections des manichéens, il ne s’ensuivrait pas que l’on pourrait les résoudre, à plus forte raison, par des principes beaucoup meilleurs et plus orthodoxes que les siens ; car tout l’avantage qu’il peut trouver dans cette dispute procède des faussetés qui lui sont particulières, donnant d’un côté beaucoup d’étendue aux forces du franc arbitre, et substituant, de l’autre, à l’éternité malheureuse, qu’il supprime, une félicité éternelle. » En faisant succéder une éternelle béatitude aux tourmens que souffriront les damnés pendant quelques siècles, on lève la plus accablante de toutes les difficultés des manichéens ; car leur plus fort argument est fondé sur l’hypothèse que tous les hommes, à la réserve de quelques-uns, seront damnés éternellement ; et c’est là le sentiment de toutes les sociétés chrétiennes, si l’on en excepte les sociniens.

On imprima à Paris, en 1701, un volume intitulé, Naudæana et Patiniana, ou singularités remarquables, prises des conversations de mess. Naudé et Patin. Dans ces sortes d’ouvrages, on se sert du nom de quelque auteur célèbre pour débiter plusieurs particularités historiques et littéraires qui se rapportent au temps qu’il a vécu, et qu’on prend même quelquefois de ses écrits. Ces recueils ne seraient pas méprisables, si on pouvait compter sur les faits qui y sont rapportés ; mais on y avance ordinairement une infinité de choses fausses, incertaines ou destituées de plusieurs circonstances essentielles. Pour les rendre utiles, il faudrait les accompagner d’un commentaire qui leur servît de correctif et de supplément. C’est ce que fit M. ***, [* 7] à l’égard du Naudæana. Il y fit des corrections et des additions, dont il rendit compte dans une courte préface. « Tout le monde sait, dit-il, avec quelle avidité les ana sont à présent reçus ; mais il n’est personne aussi qui ignore que le peu d’exactitude qui s’y trouve diminue beaucoup le plaisir que pourraient faire naître au lecteur la variété des matières et la liberté des sentimens qui sont ordinairement inséparables de ces sortes de livres. C’est donc pour inspirer en quelque façon la pensée de les rendre dorénavant plus utiles, que j’ai entrepris d’ajouter une espèce de commentaire au prétendu Naudæana. L’unique but que je m’y propose est de fixer les époques de tous les faits dont il est parlé, d’y ajouter quelquefois des circonstances absolument nécessaires, enfin de ne rien laisser avancer à l’auteur qui ne soit soutenu du témoignage de quelque autre digne de foi. » M. *** [* 8] nous apprend qu’il avait forme le dessein de faire aussi des corrections et des additions au Patiniana [* 9], mais que quelques raisons l’avaient obligé de se restreindre au Naudæana. Le père de Vitry envoya à M. Bayle des additions au Naudæana, et M. Bayle les fit imprimer à Amsterdam avec le Naudæana et le Patiniana, sous le titre de seconde édition, revue, corrigée et augmentée d’additions au Naudæana qui ne sont point dans l’édition de Paris [339]. Cette seconde édition parut au mois d’avril 1702, quoique le libraire, pour lui donner plus long-temps un air de nouveauté, l’ait datée de 1703. M. Bayle y ajouta un avertissement sous le nom du libraire, où il dit que cette édition était incomparablement meilleure que celle de Paris ; qu’on y avait corrigé un très-grand nombre de fautes qui défiguraient si fort les noms propres, qu’ils en étaient méconnaissables ; qu’on avait mis ensemble les endroits qui appartenaient à la même personne, et qui se trouvaient dispersés çà et là dans l’édition de Paris ; et qu’enfin, ce qui était beaucoup plus considérable, on donnait des supplémens très-curieux et fort nécessaires, dont le manuscrit était venu de France [340].

1703.

La seconde édition du Dictionnaire critique avait fatigué M. Bayle. Pour se délasser il composa un ouvrage intitulé, Réponse aux Questions d’un Provincial [341]. Dans la préface, il avertit qu’en composant cette Réponse il s’était proposé de faire un livre qui tînt le milieu entre ceux qui servent aux heures d’étude, et ceux qui servent aux heures de récréation. Dans cette vue il se contente de couler légèrement sur certaines choses qui auraient pu être approfondies : il passe promptement d’une matière à une autre, afin d’introduire la variété ; et, lorsqu’il a fallu donner quelque suite à certains sujets, il le fait de telle sorte, que chaque chapitre les représente par des côtés différens. Il remarque qu’il aurait pu employer certaines pensées, ou certains faits qui ont une liaison essentielle avec les choses qu’il a dites ; mais qu’il s’en était abstenu, pour ne pas répéter des choses très-connues. Il ne doute point que certains lecteurs ne jugent qu’il y a un peu trop de citations : mais il fait voir que cette plainte est injuste. C’est aller contre la nature des choses, dit-il, que de prétendre que dans un ouvrage destiné à prouver et à éclaircir des faits, l’auteur ne se doit servir que de ses propres pensées, ou que pour le moins il doit citer rarement. M. Bayle ajoute « que ce n’est point ici un livre dans le goût qui règne depuis quelques années, et dont peut-être le public se lasse déjà. Ce n’est point un recueil de pensées détachées, ou de maximes, ou de caractères, ou de bons mots, ou de bons contes. Qu’est-ce donc ? Il serait, répond-il, peut-être bien difficile de le définir, et l’on en laisse le soin à chaque lecteur ; on dira seulement que cet ouvrage ressemble un peu aux écrits qui parurent en si grand nombre dans le XVIe. siècle, sous le titre de Diverses Leçons, ou sous un titre qui revenait à cela. »

Cet ouvrage contient un mélange agréable et instructif de plusieurs discussions historiques, critiques, et littéraires. On y trouve aussi quelques remarques philosophiques, et quelques observations politiques. Aussitôt que ce livre parut en Hollande, un de mes amis me l’annonça comme une production de M. Bayle. Je demandai à M. Bayle s’il était vrai qu’il en fût l’auteur, et voici ce qu’il me répondit : « [342] Je ne suis point surpris qu’on vous ait écrit que j’étais l’auteur d’un livre nouveau, intitulé, Réponse aux Questions d’un Provincial. Tout le monde veut ici que je l’aie fait ; et, si j’avais de l’ambition, je m’opposerais à ce bruit, car cet ouvrage n’est pas fort propre à donner de la réputation à un homme. C’est un amas de petites observations qui ne peuvent plaire qu’à ceux qui ne négligent pas les curiosités littéraires, et qui, à l’exemple du public, ne les traitent pas de bagatelles » Quelque temps après, je le priai de me dire si cet ouvrage n’aurait pas une suite, et lui marquai le jugement que quelques personnes en faisaient. « Je ne répète point, me répondit-il [343], ce que je pense vous avoir témoigné assez clairement, que j’abandonne tous les intérêts de la Réponse aux Questions d’un Provincial. Il est pourtant vrai que je sais que le libraire ne se propose point d’en donner d’autres parties : je veux dire qu’il n’y a sur ce sujet ni plan ni dessein arrêté, et il n’a rien sous la presse d’approchant. On ne peut nier, ajouta-t-il, que ceux qui disent que l’ouvrage n’intéresse pas assez le public n’aient raison ; mais ils doivent considérer qu’un auteur ne peut guère intéresser le public, à moins qu’il ne discute des questions qui concernent l’honneur et la gloire de tout un peuple, ou de tout un corps de religion ; ou à moins qu’il ne traite de quelque dogme important dans la morale ou dans la politique. Tous les autres sujets dont les gens de lettres remplissent leurs livres sont inutiles au public, et il ne les faut considérer que comme viandes creuses en elles-mêmes, mais qui contentent néanmoins la curiosité de plusieurs lecteurs, selon la diversité des goûts. Qu’y a-t-il, par exemple, de moins intéressant pour le public, que la Bibliothéque choisie du sieur Colomiés ; ouvrage qui a été néanmoins regardé comme très-bon en son espèce, et duquel les curieux de particularités littéraires sont presque enchantés ? Je vous pourrais nommer plusieurs autres livres qui se font lire, sans contenir rien qui intéresse le public. »

1704.

M. Teissier fit imprimer à Berlin, en 1704, de Nouvelles Additions aux Éloges des Hommes savans tirés de l’Histoire de M. de Thou, tome III. M. Bayle avait critiqué dans son Dictionnaire plusieurs passages des deux premiers tomes : M. Teissier convint dans celui-ci que quelques-unes des remarques de M. Bayle étaient bien fondées, et entreprit de défendre les autres endroits qui avaient été censurés. Mais il fit paraître en même temps beaucoup d’estime et de respect pour M. Bayle. « Je lui ai beaucoup d’obligation, dit-il [344], de ce qu’il a bien voulu prendre la peine de lire cet ouvrage, et de m’indiquer les endroits où je me suis mépris. Les autres auteurs qu’il a critiqués devraient, aussi-bien que moi, lui en témoigner leur gratitude, et reconnaître qu’il a rendu un grand service à le République des lettres en découvrant leurs bévues. » M. Teissier semblait même se défier de la justesse de ses réponses. « Je ne sais, dit-il, si j’aurai bien soutenu ma cause, car j’ai à faire à un redoutable adversaire, je veux dire, à un critique d’une vaste érudition, d’un jugement exquis, d’une exactitude extrême, et qui s’est signalé par plusieurs victoires, qu’il a remportées sur les plus grands héros de la république des lettres. » M. Bayle répondit à M. Teissier par un mémoire inséré dans l’Histoire des Ouvrages des Savans [345]. Il dit que deux raisons l’avaient porté à se hâter de publier ce mémoire : l’une, pour témoigner à M. Teissier combien il était sensible à sa politesse, et le cas qu’il faisait de son ouvrage ; et l’autre, pour prévenir les conséquences qu’on eût pu tirer des réponses de M. Teissier. « Ce serait, dit-il, un très-fâcheux préjugé contre tout mon Dictionnaire, si, entre les observations critiques qui se rapportent aux Additions de M. Teissier, il y en avait un aussi grand nombre de mal fondées qu’il le prétend. J’ai donc cru qu’il était de mon devoir de faire quelques discussions, afin de mettre tous les lecteurs en bon état de juger de la dispute. » Il fait voir ensuite que M. Teissier lui impute des choses qu’il n’a point dites, qu’il le rend responsable de ce qu’ont avancé les auteurs qu’il cite ; qu’il s’est quelquefois exprimé d’une manière peu exacte, et qu’il a donné lieu de mal prendre sa pensée ; et que si pour appuyer son sentiment il a allégué des auteurs qui disent en effet ce qu’il rapporte, M. Bayle en a cité d’autres, pour établir le sien, qui ont plus de poids et d’autorité. Il conclut son mémoire en excusant les fautes qui ont pu échapper à M. Teissier. « Voilà, dit-il, ce que j’ai à dire pour la défense de mes remarques : je laisse aux lecteurs à décider si elles ont été justes ; mais je déclare en même temps que, s’ils décidaient en ma faveur, ils ne laisseraient pas d’être obligés de convenir que M. Teissier est très-excusable, puisqu’il a suivi des auteurs qui doivent sembler bien instruits des choses, Personne, ajoute-t-il, n’a été plus persuadé que moi que mes petites observations ne feraient aucun préjudice à son ouvrage, et personne n’est plus intéressé que moi à bannir de la république des lettres cette fausse et pernicieuse maxime, qu’afin qu’un livre soit estimable il doit être sans défaut. L’affaire ne va pas mal pour certains ouvrages, et surtout pour les dictionnaires, lorsqu’il n’y a dans chaque page, l’une portant l’autre, que sept ou huit choses à corriger. »

M. Bayle se servit aussi du journal de M. de Bauval pour repousser les attaques d’un anonyme [346] qui avait publié à Paris un livre intitulé, la Distinction et la nature du bien et du mal ; traité où l’on combat l’erreur des manichéens, les sentimens de Montagne et de Charron, et ceux de monsieur Bayle, etc. [347]. On avait parlé fort avantageusement de cet ouvrage dans quelques écrits imprimés à Paris, et on disait même que M. Bayle ne pouvait pas se dispenser d’y répondre. M. Bayle le fit venir, et, après l’avoir examiné, il trouva qu’il n’avait pas besoin d’y répondre par rapport à ceux qui savaient ce qu’il avait dit des manichéens ; et qu’un petit mémoire suffisait, par rapport à ceux qui ne le savaient pas. Il ne s’agissait que de faire voir que l’anonyme n’avait rien compris dans l’état de la question, ou qu’il avait fait semblant de n°y rien comprendre. Dans ce mémoire [348], M. Bayle remarqua que tout ce que cet auteur avait dit de son chef, ou qu’il avait tiré de saint Augustin, n’aboutissait qu’à montrer, « 1o. que le système des deux principes est faux, absurde, et visiblement contraire aux idées de l’Être souverainement parfait ; 2o. que ce système est surtout absurde, ridicule, et abominable dans les détails où les manichéens descendirent. » Mais il ne s’agissait pas de ces deux propositions : M. Bayle les avait expressément avouées, et par conséquent il était inutile de s’attacher à les lui prouver. Il avait seulement soutenu que l’hypothèse des deux principes, quelque fausse et quelque impie qu’elle soit, attaque l’autre hypothèse par des objections que la lumière naturelle ne peut résoudre. C’était là la seule chose que l’anonyme devait combattre, et c’était précisément ce qu’il avait négligé de faire. Il s’était contenté d’agir offensivement contre les principes des manichéens, au lieu de se tenir sur la défensive, et de repousser les attaques que les manichéens peuvent faire contre les chrétiens les plus orthodoxes. Il s’agissait, non pas de porter des coups, mais de parer ceux que l’on portait. Ainsi M. Bayle fait voir que cet auteur n’ayant pas touché aux objections des manichéens, il ne se trouvait point intéressé dans la dispute, et que c’était assez qu’il déclarât publiquement pourquoi il ne lui répondait pas.

L’anonyme prétendait qu’on pouvait facilement détruire le système des deux principes, en posant avec saint Augustin que le mal n’est point un être, mais une simple privation ; et M. Bayle avoue que cette doctrine étant une fois prouvée, elle réfutait solidement les manichéens en tant qu’ils disaient que le mal est une substance : mais qu’un manichéen aurait pu se tirer aisément d’affaire, en montrant que ce n’était qu’une dispute de mots, et un malentendu entre saint Augustin et ses adversaires. Enfin, il avertit l’anonyme, que, s’il juge à propos de traiter régulièrement cette dispute, il n’a qu’à recommencer, puisqu’il n’est pas plus avancé que lorsqu’il écrivit le premier mot de son livre : mais que, s’il n’a point d’autres choses à alléguer que celles qu’il trouvera dans saint Augustin, il fera mieux de ne point écrire. « Elles pourraient, ajoute-t-il, mettre sans doute dans un beau jour les absurdités de la secte manichéenne ; mais il n’est point question de cela, il ne s’agit que de se défendre, et nullement d’attaquer ; il ne suffirait pas même de confondre par des objections les impiétés des manichéens, il faudrait entrer dans une dispute où l’on pût vaincre ceux qui ne donneraient pas la même prise que les adversaires que saint Augustin a réfutés : il faudrait se figurer que l’on combat contre des sceptiques, qui, rebutés par les embarras des deux principes, rejettent cette hypothèse sans vouloir embrasser l’autre, jusqu’à ce qu’on l’ait dégagée des difficultés qui l’accompagnent. En un mot, il faudrait montrer par la lumière naturelle, qu’il y a une très-étroite liaison entre les crimes et les misères du genre humain, et les idées d’une cause infiniment sainte, infiniment puissante, infiniment libre. » L’anonyme ne voulut pas s’engager dans une discussion si épineuse : il prit le parti du silence.

M. Bayle s’acquitta enfin de la promesse qu’il avait faite tant de fois, de publier une défense de ses Pensées sur les comètes. Il commença à y travailler au mois de novembre 1703, et résolut de ne point quitter cet ouvrage qu’il ne l’eût achevé [349]. L’impression en fut commencée au mois suivant [350], et le livre parut au mois d’août de l’année 1704, sous le titre de Continuation des Pensées diverses, écrites à un docteur de Sorbonne à l’occasion de la comète qui parut au mois de décembre 1680 ; ou réponse à plusieurs difficultés que M. *** a proposées à l’auteur [351]. Dans l’avertissement, M. Bayle dit que, quoiqu’il eût promis cet ouvrage diverses fois depuis six ans, il ne s’était pas pressé de le donner, pour plusieurs raisons qu’il allègue ; qu’ainsi, « lorsqu’il prit tout d’un coup la résolution d’y travailler, il se trouva sans préparatifs et obligé d’en ressusciter les idées, ou de les rappeler de fort loin, de sorte que les matériaux avaient été rassemblés et mis en œuvre en même temps. Il n’y a eu dans les Pensées diverses, ajoute-t-il, qu’une seule chose qui m’ait déterminé au dessein d’une apologie, c’est le parallèle de l’athéisme et du paganisme : mais, me voyant engagé par-là à prendre la plume pour ma justification, je crus que je devais aussi satisfaire à plusieurs difficultés qui m’avaient été proposées concernant d’autres endroits de l’ouvrage, et je me persuadai qu’il ne fallait se régler dans l’arrangement des réponses que sur celui des objections que l’on n’avait disposées que selon l’ordre de mes chapitres. J’ai suivi cette vue jusques à la fin du premier tome ; mais il a fallu l’abandonner dans le second, pour éviter l’engagement à faire un livre beaucoup plus gros que je ne m’étais proposé. Je n’ai donc mis dans le second tome que ce qui appartenait au parallèle du paganisme et de l’athéisme, et néanmoins je n’ai pu expédier toute cette affaire. Il me reste encore à discuter quelques objections sur ce sujet-là, que j’ai réservées pour un troisième volume [352]. »

M. Bayle fait ensuite une remarque qui lui paraît essentielle. « Je supplie le lecteur, dit-il, de se bien mettre dans l’esprit que cette longue dispute, où j’ai soutenu que le paganisme était pour le moins aussi mauvais que l’athéisme, est une chose tout-à-fait indifférente à la vraie religion. Les intérêts du christianisme sont tellement séparés de ceux de l’idolâtrie païenne, qu’il n’a rien à perdre ni à gagner soit qu’elle passe pour moins mauvaise ou pour plus mauvaise que l’irréligion. Cette dispute est donc du genre de ces problèmes où l’on peut prendre indifféremment tel parti qu’on veut, sans qu’il y aille de l’orthodoxie. Il a toujours été libre de soutenir ou que l’arianisme est pire que le sabellianisme, ou qu’il ne l’est pas ; que l’hérésie nestorienne est plus ou moins pernicieuse que l’eutychienne, et ainsi de plusieurs autres questions, où ceux qui se trompent ne peuvent être accusés de donner atteinte à la foi, pourvu que d’ailleurs ils adhèrent aux décisions des anciens conciles, etc. » Il prévient après cela quelques objections, et fait quelques remarques qui tendent à éclaircir cette matière. Nous avons vu qu’il avait promis de répondre fort au long dans cet ouvrage à l’écrit de M. Jurieu, intitulé Courte revue : il nous apprend ici pourquoi il ne l’a pas fait. « Au reste, dit-il, quand je publiai, en 1694, une addition à mes Pensées diverses, pour réfuter en peu de mots un imprimé qui avait pour titre Courte revue, etc., j’en promis une ample réfutation, néanmoins je n’y ai eu aucun égard dans cet ouvrage, car j’ai trouvé que ma réponse préliminaire était plus que suffisante. »

Les principales objections discutées dans le premier tome de cette Continuation des Pensées sur les Comètes regardent ces six questions. 1o. Si le consentement de tous les peuples à reconnaître une divinité est une preuve certaine et démonstrative qu’il y a un dieu. 2o. S’il y a quelque certitude dans l’astrologie. 3o. Si la religion païenne enseignait la pratique de la vertu ou des bonnes mœurs. 4o. Si toutes choses ont été faites pour l’homme. 5o. Si les historiens doivent rapporter des choses incroyables et superstitieuses. 6o. Si on a exagéré le polythéisme des païens. Le second tome est destiné à faire voir qu’on avait eu raison de dire dans les Pensées sur les Comètes, que l’athéisme n’est pas un plus grand mal que l’idolâtrie. M. Bayle indique les écrivains qu’il avait déjà allégués dans cet ouvrage, et il en cite plusieurs autres, parmi lesquels il y a des pères de l’Église, et des docteurs catholiques et protestans, qui ont dit qu’il y avait des choses aussi mauvaises ou plus mauvaises que l’athéisme, ou qui ont même déclaré que l’idolâtrie était pire que l’athéisme, et qui cependant n’ont point été exposés à la censure des tribunaux ecclésiastiques. Il conclut de là qu’il a été en droit de soutenir cette même opinion ; et que si un grand nombre d’écrivains ont assuré le contraire, cela ne prouve autre chose, si ce n’est que la question dont il s’agit est un problème abandonné à la discrétion de tout le monde, et sur lequel il est permis, sans préjudice de l’orthodoxie, de se ranger à la négative ou à l’affirmative.

Il y examine aussi cette question, « si une société toute composée de vrais chrétiens, et entourée d’autres peuples ou infidèles ou chrétiens à la mondaine, tels que sont aujourd’hui et depuis long-temps toutes les nations où le christianisme domine, serait propre à se maintenir, » et se déclare pour la négative. Il nous apprend à cette occasion l’idée qu’un savant se faisait du christianisme. « J’ai connu, dit-il [353], un homme docte qui s’imaginait que Jésus-Christ n’a point proposé sa religion comme une chose qui pût convenir à toute sorte de personnes, mais seulement à un petit nombre de sages. Il se fondait sur ce qu’un peuple tout entier qui pratiquerait exactement toutes les lois du christianisme serait incapable de se garantir de l’invasion de ses voisins. Or, il n’a pu être de l’intention de Dieu qu’une société toute entière manquât des moyens humains de se conserver dans l’indépendance des autres peuples. Cet homme donc voulait me persuader que, comme la philosophie des stoïques, impraticable par tout une société, n’était destinée qu’à des âmes de distinction, l’Évangile n’était aussi destiné qu’à des ascètes, qu’à des personnes d’élite, capables de se détacher de la terre, et de s’aller consacrer, en cas de besoin, à la solitude dans les déserts les plus affreux. En un mot, disait-il, nous ne devons considérer l’Évangile que comme un modèle de la plus grande perfection proposé à ceux à qui la nature soutenue de la grâce donnerait du goût pour la plus fine spiritualité. C’est ainsi que saint Benoît, saint Dominique, saint François d’Assise, et les autres fondateurs d’ordre, ont fait des règles et des observances, non pour tout le monde, mais pour tous les chrétiens intérieurs et spirituels, dont le nombre est fort petit. Je répondis à ce savant, ajoute M. Bayle, que son erreur était visible, puisqu’il est manifeste par la lecture des évangélistes et des apôtres que la loi de Jésus-Christ est proposée à toutes sortes de gens de quelque sexe et de quelque condition qu’ils soient, non pas comme un parti qu’il soit libre de choisir, mais comme le moyen unique d’éviter la damnation éternelle. »

Cet ouvrage engagea M. Bayle dans quelques disputes. Il avait critiqué, en passant, le système de MM. Cudworth et Grew sur les natures plastiques et vitales. Ces messieurs supposent que ce sont des substances immatérielles, qui ont la faculté de former les plantes et les animaux sans savoir ce qu’elles font. M. Bayle remarqua [354] que ces messieurs affaiblissaient par-là, sans y penser et contre leur intention, la preuve la plus sensible que nous ayons de l’existence de Dieu prise de la structure admirable de l’univers, et donnaient lieu aux stratoniciens de l’éluder par la rétorsion. Car, si Dieu a pu donner à une nature plastique la faculté de produire l’organisation des animaux sans avoir l’idée de ce qu’elle fait, on en conclura que la formation de ce qu’il y a de régulier dans l’univers n’est pas incompatible avec le défaut de connaissance, et qu’ainsi le monde peut être l’effet d’une cause aveugle.

M. le Clerc, qui avait adopté cette hypothèse, se crut obligé de la défendre [355]. Il trouva mauvais que M. Bayle eût dit qu’elle donnait lieu d’éluder par la rétorsion un des raisonnemens qui embarrassent le plus les athées. Il se plaignit de ce que cette remarque faisait naître des idées désavantageuses de la religion et de la capacité de messieurs Cudworth et Grew, et qu’il s’y trouvait lui-même intéressé. Il dit que, si M. Bayle avait bien compris leur sentiment, il se serait aperçu qu’ils ne donnent aucune prise aux athées, parce que les natures plastiques et vitales qu’ils admettent ne sont que des instrumens dans la main de Dieu, qu’elles n’ont aucune force que celle que Dieu leur a donnée, que Dieu règle leurs actions, que ce sont des causes instrumentales produites et employées par la principale, et qu’on ne peut pas dire qu’un bâtiment a été fait sans art, parce que non-seulement les marteaux, les règles, les équerres, les compas, les haches, les scies, mais encore les bras des hommes qui se sont servis de ces outils, sont des choses destituées d’intelligence ; il suffit que l’esprit de l’architecte ait conduit tout cela et l’ait employé pour parvenir à ses fins. Il est donc visible, ajouta-t-il, que les athées, qui nient l’existence de la cause intelligente qui a conduit et réglé la formation de toutes choses, ne peuvent pas rétorquer l’argument que nos deux philosophes leur ont opposé.

M. Bayle répondit [356], qu’il était très-éloigné d’avoir voulu donner aucune atteinte à l’orthodoxie ou à la capacité de ces messieurs, et qu’il s’était même expliqué là-dessus. Il ajouta que le défaut qu’il avait trouvé dans leur hypothèse ne leur était pas particulier ; que presque tous les philosophes anciens et modernes se trouvaient dans le même cas. Il fit voir que si ces messieurs avaient regardé leurs natures plastiques comme de simples instrumens en la main de Dieu, ils seraient tombés dans tous les inconvéniens de l’hypothèse cartésienne, qu’ils voulaient éviter ; qu’ainsi il fallait supposer qu’ils ont cru qu’elles étaient des principes actifs qui n’ont pas besoin d’être poussés et dirigés sans interruption, mais qu’il suffit que Dieu les place où il faut, et qu’il veille sur leurs démarches pour les redresser, s’il est nécessaire. Or, cela posé, il soutint que la rétorsion avait lieu ; car, en alléguant comme une preuve de l’existence de Dieu l’ordre et la symétrie du monde, on suppose que pour produire un ouvrage régulier il en faut avoir l’idée : cependant, selon M. Cudworth, les natures plastiques qui produisent les plantes et les animaux, n’ont point d’idée de ce qu’elles font. Si on répond qu’elles ont été créées par un être qui sait tout, et dont elles ne font qu’exécuter les idées, le stratonicien répliquera que si elles les exécutent en qualité de causes efficientes, c’est une chose aussi incompréhensible que celle qu’on lui objecte, vu qu’il est aussi malaisé d’exécuter un plan qu’on ne connaît pas et qu’un autre connaît, que de suivre un plan qui n’est connu de personne. Puisque vous convenez, dira le stratonicien, que Dieu a pu donner aux créatures une faculté de produire d’excellens ouvrages, séparée de toute connaissance, vous devez aussi avouer qu’il n’y a point de liaison nécessaire entre la faculté de produire d’excellens ouvrages, et l’idée de leur essence, et de la manière de les produire ; et par conséquent vous avez tort de prétendre que ces deux choses ne peuvent pas être séparées dans la nature, et que la nature ne peut avoir d’elle-même ce qu’ont, selon vous, les êtres plastiques par un don de Dieu. Pour abréger cette dispute, M. Bayle la réduisit à cette question de fait : Ces messieurs ont-ils enseigné que les natures plastiques et vitales ne sont que des instrumens passifs dans la main de Dieu ? M. le Clerc, dit-il, semble l’affirmer par l’exemple d’un architecte qui fait un bâtiment très-régulier, quoique les outils dont il s’est servi soient destitués d’intelligence. Il est visible, ajouta M. Bayle, qu’à l’égard de l’architecte tous ces outils, et ses bras même, sont des instrumens passifs qui ne se meuvent qu’autant qu’on les pousse. Si les natures plastiques et vitales sont dans le même cas, j’avoue qu’il n’y a nulle rétorsion à craindre ; mais d’ailleurs Dieu sera seul la cause prochaine et immédiate de toutes les générations ; ce qui fera admettre le dogme cartésien que l’on voulait rejeter.

M. le Clerc répliqua [357] que M. Cudworth ne regardait pas les natures plastiques comme des instrumens passifs ; qu’elles sont sous la direction de Dieu, qui les conduit, quoique nous n’en sachions pas la manière ; que si elles agissent régulièrement, c’est sous les ordres néanmoins de Dieu, qui intervient comme il lui plaît et quand il lui plaît ; que la seule différence qu’il y a entre leur action et la faculté des bêtes, qui font diverses choses régulièrement, lorsque les hommes les conduisent, quoiqu’elles ne sachent pas ce qu’elles font, est que nous ne savons pas comment Dieu intervient, et que nous voyons comment les hommes agissent. Mais, quoi qu’il en soit, ajouta-t-il, les athées ne peuvent pas rétorquer contre M. Cudworth son argument, parce que c’est Dieu qui est l’auteur de l’ordre avec lequel agit la nature plastique ; et que, selon l’idée des athées, la matière se meut d’elle-même, sans aucune cause qui la règle ni qui lui ait donné le pouvoir de se mouvoir régulièrement. Si l’on disait qu’elle l’a d’elle-même, ce ne serait pas rétorquer l’argument, ce serait faire une supposition, qu’il serait facile de renverser,

M. Bayle dupliqua [358] et rappela d’abord l’état de la question. Il dit que la rétorsion était fondée sur ce que, si on suppose qu’il y a des êtres qui ont la faculté d’organiser les animaux sans savoir ce qu’ils font, on ne saurait réfuter ceux qui prétendent que le monde a pu être produit sans l’opération d’une cause intelligente. Il serait inutile de leur répondre que ces êtres ont reçu d’une cause intelligente cette faculté ; car, en faisant cette réponse, on ne laisserait pas de reconnaître la compatibilité de pouvoir organiser la matière avec le défaut de connaissance, et par conséquent on se réfuterait soi-même. M. Bayle examina ensuite la réplique de M. le Clerc : il avoua qu’une créature destituée de connaissance pouvait faire, sous la direction de Dieu, certaines choses aussi régulièrement qu’une cause intelligente ; mais qu’alors cette créature ne serait qu’un instrument passif en la main de Dieu. Ainsi les natures plastiques de M. Cudworth ne peuvent pas être la cause efficiente de l’organisation, mais tout au plus l’instrument. Elles ne sont pas plus capables de discernement au premier moment de la conception, que dans tous les autres momens qui suivent jusques à ce que l’organisation soit achevée ; il faut donc que Dieu les applique et les dirige sans interruption depuis le commencement jusqu’à la fin, d’où il suit nécessairement qu’elles ne sont qu’un instrument passif entre ses mains, et qu’ainsi M. Cudworth ne peut éviter la rétorsion qu’en supposant ce que supposent les cartésiens. L’exemple des bêtes, ajouta-t-il, confirme la difficulté : car, si nous faisons la revue de tous les services que nous en tirons, il se trouvera qu’en tout ce où leurs connaissances ne leur servent point de guide, il faut les pousser ou les diriger tout comme si elles étaient de pures machines.

M. le Clerc avait dit que madame Masham, fille de M. Cudworth, lui avait écrit une lettre où elle se plaignait avec raison du procédé de M. Bayle à l’égard de son père, et qu’on lui avait laissé la liberté de l’imprimer, mais qu’il avait cru ne le devoir pas faire, parce qu’il pourrait arriver que M. Bayle changerait de sentiment quand il aurait mieux compris le système de M. Cudworth. On avait prévenu madame Masham contre M. Bayle ; mais il en appela à ce qu’il avait d’abord répondu à M. le Clerc, et ajouta que si cette dame, qui avait beaucoup de lumières, voulait bien l’examiner, elle trouverait qu’on l’avait mal informée. En effet, lorsqu’elle eut vu les éclaircissemens de M. Bayle, elle pria M. le Clerc de supprimer la lettre qu’elle lui avait écrite [359].

M. le Clerc continua de soutenir que M. Cudworth ne donnait point lieu à la rétorsion. Il dit [360] que la conception d’un dessein, comme celui de former les animaux, est incompatible avec le défaut de connaissance dans la première cause ; mais qu’il ne l’est point dans les causes secondes, qui agissent sous la direction de cette première cause ; qu’il n’est pas nécessaire que Dieu les dirige et les pousse continuellement comme on fait les instrumens passifs ; et « [361] qu’il l’avait prouvé par l’usage que les hommes font des bêtes, dont ils ne remuent nullement les organes, qui agissent néanmoins d’une manière régulière pour produire un certain effet qu’ils ne connaissent pas. On ne les pousse point, comme le dit M. Bayle, de même que si elles étaient de pures machines, puisque ce sont elles qui remuent leurs membres. Par exemple, peut-on dire qu’un chien, qui placé dans une espèce de tambour le fait tourner en marchant, et par là fait tourner une broche et ce qui y est attaché, soit employé simplement comme un tourne-broche ? On fait aller un tourne-broche par le seul poids, mais on ne fait pas remuer les jambes d’un chien ; c’est lui-même qui les remue ; et si l’on mettait en sa place quelque machine que ce fût, elle ne ferait jamais le même effet. J’avoue, ajouta-t-il, que je ne puis pas dire comment Dieu applique à la matière et dirige des natures formatrices immatérielles, sans être l’auteur de toutes leurs actions ; mais on ne peut pas rejeter cette pensée comme absurde, après les preuves directes que l’on a rapportées ; autrement il faudrait rejeter tout ce dont on n’a pas des idées complètes et exactes, ce qui ferait tomber dans un ridicule pyrrhonisme. » Sur ce que M. Bayle avait dit qu’il préférait le système des causes occasionelles aux autres, parce qu’il lui semblait le plus propre à établir l’existence de Dieu, M. le Clerc déclara qu’il ne voulait s’engager dans aucune dispute là-dessus. « J’ai cru seulement, dit-il [362], qu’après avoir proposé le sentiment de M. Cudworth comme probable je devais faire voir que M. Bayle avait tort de dire qu’il donnait lieu aux athées de détruire, par une rétorsion, le meilleur argument qu’on peut produire contre eux, et qui est tiré de l’ordre de l’univers : après l’avoir fait, il ne me reste plus rien à dire là-dessus. Je ne veux pas entrer dans des choses personnelles, ni pénétrer dans des desseins que l’on ne peut découvrir qu’en chagrinant ceux que l’on en pourrait soupçonner. »

M. Bayle récapitula cette dispute et l’examina plus à fond [363]. Il remarqua que l’hypothèse de M. Cudworth, savoir que Dieu a l’idée de l’organisation des animaux, n’ôte pas ce qu’il y a d’incompréhensible et d’impossible dans la supposition qu’il fait que la véritable cause efficiente et immédiate de l’organisation ne connaît quoi que ce soit, et que les stratoniciens peuvent se servir de la seconde hypothèse pour contester l’autre ; qu’ils lui montreront que ces deux choses paraissent également impossibles ; l’une que les inventeurs d’une machine ne connaissent rien, l’autre qu’ils la fassent exécuter par des gens qui n’en ont aucune idée. M. Bayle ajouta que l’exemple d’un chien qui fait tourner la broche était hors du cas qu’il avait posé ; car il n’avait pas dit que nous sommes obligés de pousser et de diriger les bêtes dans les services que nous en tirons, mais seulement qu’en tout ce où leurs connaissances ne leur servent point de guide, il faut que nous les poussions ou que nous les dirigions tout comme si elles étaient de pures machines, « [364] Un chien, mis dans une espèce de tambour, n’ignore pas qu’il doit marcher et qu’il sera battu s’il se repose : n’est-il pas menacé ou même frappé toutes les fois qu’il interrompt son action ? Il ne manque donc pas de certaines connaissances qui lui servent de guide ; il voit les objets qui l’entourent, il craint, et il agit par cette crainte ou par quelque autre passion sur sa faculté locomotive ; et, dans la situation où il est, il ne peut se remuer sans que le tambour tourne sur son centre et fasse tourner la broche. Il n’est donc pas nécessaire de le pousser ou de lui faire remuer les jambes, il suffit d’exciter en lui un sentiment ou une passion qui les fasse remuer. Observons, continua M. Bayle, que le mouvement qu’il se donne est continuellement sous la direction d’une autre cause. Ce n’est pas un mouvement qui le fasse aller de lieu en lieu. Le chien demeure toujours dans la même place, quoiqu’il ne cesse de se remuer. D’où vient cela ? C’est que son mouvement est déterminé sans aucune interruption par la disposition du tambour à être tout tel qu’il est. Voilà donc un exemple qui prouve qu’en tout ce où la connaissance des bêtes ne leur sert point de guide, il faut ou les pousser ou les diriger, si nous voulons les faire servir à quelque chose. Tous les muletiers, tous les cochers confirmeront ceci. Un cocher se peut tenir en repos quand ses chevaux savent le chemin, ou se contenter de prendre garde s’ils s’éloignent de leur devoir ; mais, dès qu’ils ignorent qu’il faut changer de route, il est obligé d’agir pour leur donner la direction nécessaire. » M. Bayle ajouta qu’à l’égard des preuves directes que l’on avait rapportées de l’existence des natures plastiques, il ne les croyait point assez bonnes pour qu’il fallût ou embrasser ce sentiment ou être pyrrhonien ; mais qu’il ne voulait point entrer dans cette recherche.

La fin de la dernière réplique de M. le Clerc donna lieu à M. Bayle de dire [365] que M. le Clerc « n’avait pas assez réfléchi sur une chose qui est très-facile à connaître ; c’est que le même zèle qui engage un homme à soutenir qu’une certaine raison a beaucoup de solidité pour l’existence de Dieu peut engager un autre homme à soutenir qu’elle est faible et dangereuse. Ces deux hommes peuvent tendre au même but : ils ne différent que dans la manière de juger de la qualité d’un argument. Ils doivent donc l’un et l’autre, dit M. Bayle, s’abstenir de toute expression soupçonneuse ; s’en abstenir, dis-je, non pas en disant qu’ils s’en veulent abstenir, car cela ne laisse pas de porter coup, mais par un parfait silence. L’équité se doit présenter d’abord à leur esprit, et les empêcher de rien dire qui puisse plaire à la malignité des lecteurs. Les plus ardens défenseurs de l’orthodoxie se sont toujours conservés dans la possession d’examiner les argumens de l’existence divine et de tout autre article de foi, et de rejeter ceux qui leur paraissaient faibles. » Il fit voir que dans l’Église romaine on reconnaît la différence qu’il y a entre contester un dogme et contester quelques raisons alléguées pour le prouver, et que cette liberté est encore plus grande chez les protestans, « Quoi qu’il en soit, continua-t-il [366], vous comprendrez facilement que la dispute sur les natures plastiques de M. Cudworth n’intéresse point la religion. C’est une hypothèse inventée depuis peu, et suivie de peu de gens. Qu’elle fournisse un prétexte de chicane ou non aux athées, peu importe ; cela ne nuit point à tant d’autres argumens victorieux que ce savant Anglais emploie et développe merveilleusement contre l’athéisme. Le système des péripatéticiens a été pendant plusieurs siècles dans le même cas que celui de ces natures plastiques, et y est encore. Ainsi la dispute dont je vous parle n’est que l’affaire de deux particuliers, qu’une pure question de logique et de physique. Il ne s’agit que de voir si M. Bayle a raison de dire qu’une certaine rétorsion est faisable, ou si M. le Clerc a raison de soutenir le contraire, et n’a pas donné occasion à ses lecteurs de découvrir les embarras et les défauts de ses natures plastiques, »

M. le Clerc prit la chose bien autrement. « Lorsque M. Bayle, dit-il [367], accusa M. Cudworth de donner lieu aux athées de rétorquer quelques-uns des raisonnemens qu’on fait contre eux, je crus d’abord que c’était faute de bien entendre la pensée de M. Cudworth ; car en effet il ne l’entendait pas...... mais comme j’ai vu qu’il ne voulait recevoir aucun éclaircissement là-dessus, après lui en avoir donné par trois fois, je n’ai plus douté qu’il n’eût dit cela à dessein d’excuser les athées, comme il le fait dans ses ouvrages des Pensées sur les comètes et de leur continuation... Fâché, comme il semble, de voir M. Cudworth triompher des athées d’une manière très-glorieuse et très-avantageuse pour le christianisme, ce qu’il n’a pas osé nier, il a fallu, à quelque prix que ce fût, qu’il ternît la manière de philosopher de ce grand homme, en l’accusant de fournir des armes à ceux qui nient qu’il y ait un Dieu. » M. le Clerc dit ensuite que toute la difficulté est réduite présentement à cette seule proposition. « S’il peut y avoir une nature immatérielle et agissante par elle-même, qui forme en petit, par la faculté qu’elle en a reçue de Dieu, des machines telles que sont les corps des plantes et des animaux, sans néanmoins en avoir d’idée. » Il soutint que cela se pouvait, en supposant toujours que celui qui a fait cette nature a en lui-même des idées très claires de ce qu’elle fait ; sans quoi il serait impossible qu’une nature aveugle agît avec ordre. Mais qu’il ne s’ensuit pas que cette nature soit un pur instrument passif entre les mains de Dieu ; parce que, selon la supposition, c’est une nature agissante par elle-même. Il allégua l’exemple des bêtes, que les hommes emploient, comme des instrumens actifs, à tirer des chariots chargés et à tourner des meules, dans un certain ordre, sans qu’elles sachent ni ce qu’elles font, ni pourquoi elles le font, ni si elles observent quelque ordre ou non. Il donna aussi une liste des principales actions des oiseaux, et dit que, quelque admirables que soient ces actions, elles sont faites sans connaissance, puisqu’autrement il en faudrait conclure que ces animaux ont beaucoup plus d’esprit et raisonnent infiniment mieux que l’homme ; ce qui serait une très-grande absurdité. Il avoua qu’il n’avait point d’idée claire des substances plastiques, qu’il ne connaissait pas comment Dieu les applique à la matière, ni comment il les dirige, sans être néanmoins l’auteur de leurs actions ; mais qu’il avait une idée très-claire d’un instrument actif qui est l’auteur de ses propres actions sans savoir néanmoins ce qu’il fait, parce qu’il voyait que les bêtes étaient, à divers égards, des instrumens de cette nature, et que c’était là de quoi, il s’agissait. Il ajouta qu’il ne fallait pas, comme faisait M. Bayle, détacher du sentiment de M. Cudworth une seule proposition, comme s’il n’avait avancé que cela seul, et la faire prendre aux athées pour la rétorquer ; que M. Cudworth n’a pas soutenu, en général, que ce qui n’a point d’idée de l’ordre peut agir avec ordre, mais qu’un être tout-puissant qui a l’idée de l’ordre peut en faire d’autres qui ne l’aient pas et qui néanmoins l’observent, parce qu’il leur peut donner certaine activité qu’ils ne peuvent exercer que de la manière qu’il veut, et qu’il les applique à la matière sur laquelle ils agissent d’eux-mêmes, quoique nous ne sachions pas comment. Après avoir ainsi expliqué le sentiment de M. Cudworth, il dit qu’il ne veut pas « s’arrêter à réfuter en détail les comparaisons de M. Bayle, qui ne sont point justes, qui font disparaître le vrai état de la question, et qui ne roulent que sur des idées confuses, qu’il brouille à dessein pour favoriser les athées. Je ne m’arrêterai pas non plus, ajoute-t-il, à relever de menus raisonnemens pour montrer qu’il ne m’a pas bien entendu et qu’il n’a pas bien pris garde dans quelle vue je parlais. Ce serait ennuyer le lecteur, et l’on ne pourrait éviter des redites fâcheuses et des discussions fatigantes de bagatelles. »

M. Bayle regarda sa dernière réponse comme la fin de cette dispute, et se contenta de faire quelques réflexions sur la réplique de M. le Clerc. « On peut désormais, dit-il [368], tenir pour finie la dispute concernant les êtres plastiques de M. Cudworth. Ce n’est pas que M. le Clerc ne s’en fasse encore une grande affaire, mais il ne fait que paraphraser ce qu’il avait déjà dit, et il laisse en leur entier toutes nos répliques. On n’a donc pas besoin de les soutenir d’aucune nouvelle remarque ; il suffit de supplier les lecteurs de les comparer avec son dernier écrit. » Il observa que M. Leibnitz avait reconnu pour bonne la rétorsion des stratoniciens. « Mais ne parlons plus de rétorsion, ajouta-t-il, M. le Clerc y remédie suffisamment par la nécessité qu’il suppose qu’il y a que Dieu intervienne dans le travail de ces natures plastiques. On lui a prouvé qu’une direction interrompue ne suffirait pas ; d’où il s’ensuit que Dieu les dirige sans intermission, ce qui fait qu’elles ne peuvent passer que pour une cause instrumentale. Or en ce cas-là il ne reste plus de sujet de disputer ; car M. Bayle a toujours posé cette alternative, où que la rétorsion des stratoniciens avait lieu, ou que les natures plastiques n’étaient pas une véritable cause efficiente de l’organisation du fœtus. La conséquence que l’on doit tirer de la réponse de M. le Clerc est qu’elles ne sont qu’un instrument en la main de Dieu, soit qu’il les dirige immédiatement, soit qu’il les place comme un ressort dans une machine dont la forme soit la cause permanente de la direction de toutes les pièces, soit qu’il se serve de quelque autre détermination équivalente à celle-là. Et qu’on ne me dise pas qu’elles sont douées d’activité, car cela n’empêche point qu’elles ne soient un pur instrument, » Il dit qu’il avait démontré que M. le Clerc ne pouvait pas se prévaloir de la comparaison des bêtes ; et que de supposer, comme il faisait, que les oiseaux exécutent plusieurs choses avec une régularité merveilleuse, quoiqu’ils ne soient dirigés ni par leurs propres connaissances, ni par les lois du mécanisme, c’était ramener les facultés occultes des scholastiques. « Ce serait, ajouta-t-il [369], une espèce d’inhumanité que de pousser davantage M. le Clerc ; il avoue lui-même ses embarras, ce qui est un signe qu’ils le réduisent à l’extrémité. Le voilà donc assez puni, et principalement si l’on considère que, s’étant infatué de ses natures plastiques au point qu’il l’a fait, il s’est immolé à la moquerie de tous les philosophes modernes. Ils ne peuvent comprendre qu’un homme qui avait paru de bon goût en d’autres choses aime mieux donner dans le plus absurde galimatias que de se défaire de son entêtement. » Il dit qu’il était persuadé que si M. Cudworth avait prévu les conséquences de son système il l’aurait réformé, et que, s’il avait été au monde lorsque la première réponse de M. le Clerc parut, il aurait été bien surpris qu’on s’intéressât à sa gloire avec si peu de nécessité ; que l’observation de M. Bayle concernait autant Thomas d’Aquin, Scot, et tels autres génies supérieurs, que M. Cudworth et que M. Grew ; que ce dernier ne s’en était pas mis en peine, quoique M. le Clerc l’y eût excité en quelque façon. « M. Cudworth, dit-il [370], n’aurait pas eu moins d’indifférence pour une objection à quoi il n’avait pas plus de part que presque tout le genre humain, et eût soupçonné sans doute qu’il ne servait que de prétexte pour les premières semences d’une querelle. Il y a quelque anguille sous roche, se fût-il imaginé ; quelque vieux levain, quelque abcès qui s’était formé depuis long-temps et qui veut crever enfin. » M. Bayle dit encore que, connaissant la sensibilité de M. le Clerc, il avait gardé de grands ménagemens avec lui, et s’était abstenu de lui reprocher qu’il avait mal entendu le dogme de M. Cudworth ; que M. le Clerc, pour couvrir l’impuissance où il se trouvait de réfuter ses raisons, les avait traitées de bagatelles ; enfin, que la victoire remportée sur lui au sujet des natures plastiques l’avait démonté ; qu’il ne se possédait point quand il retouchait cette matière, et qu’il s’abandonnait à la calomnie : « semblable à ces curés de village qui crieraient à l’hérétique brûlable, si quelqu’un de leurs paroissiens, reconnaissant dans le fond la vérité d’une doctrine, ne convenait pas de la force des raisons qu’ils lui en auraient données. »

Voilà à quoi se réduisit la dispute que M. Bayle eut avec M. le Clerc au sujet des natures plastiques de M. Cudworth.

1705.

Sur la fin de l’année 1705, M. Bayle publia tout à la fois un second et troisième tomes de sa Réponse aux Questions d’un provincial. Dans la préface du second tome il remarqua que ces deux volumes différaient du premier en ce que celui-là contenait beaucoup de diversités littéraires et historiques, et peu de matières de raisonnement ; et qu’au contraire ceux-ci contenaient beaucoup de matières de raisonnement, et peu de diversités littéraires et historiques. « On n’avait point ouï dire, ajoute-t-il, que personne se fût plaint qu’il y avait trop de matières de raisonnement dans la première partie, et l’on avait su que bien des gens s’étaient plaints de n’y en trouver pas assez. On a donc jugé à propos de changer les proportions, en faisant prédominer dans cette suite de l’ouvrage ce qui n’était qu’un accessoire dans le premier tome. » Le plan de cet ouvrage lui fournissait naturellement l’occasion d’y faire entrer toute sorte de sujets : il en profita pour examiner quelques écrits qui venaient de paraître, et où il se trouvait intéressé.

M. King, évêque de Londonderry, et depuis archevêque de Dublin, avait publié un trait sur l’origine du mal [371] : M. Bayle examina ses principes ; mais comme il n’avait pas ce livre, et qu’il eût été difficile de le trouver en Hollande, il se borna à faire des observations générales, sur les longs extraits que M. Bernard en avait donnés, dans ses Nouvelles de la république des lettres [372]. M. King avait composé cet ouvrage pour lever les difficultés que les manichéens font dans le Dictionnaire de M. Bayle au sujet du mal physique et du mal moral. L’expérience nous apprend que l’homme n’est pas seulement exposé aux maladies, aux douleurs, aux chagrins et à diverses autres sortes de misères, mais encore qu’il est sujet à commettre une infinité de crimes. Il s’agit de concilier ces faits avec les notions communes de la souveraine bonté et de la souveraine sagesse de l’Être infiniment parfait. M. King avait un grand fonds de discernement et de justesse d’esprit. Sa pénétration lui fit comprendre toute l’étendue et toutes les conséquences de la difficulté ; il employa de nouveaux principes pour la résoudre. Il posa que la fin que Dieu s’était proposée dans la création de l’univers a été non pas de se procurer de la gloire, comme le disent la plupart des théologiens, mais d’exercer sa puissance et de communiquer sa bonté ; qu’il n’est pas vrai que la terre n’ait été faite que pour l’homme, et que c’est l’ignorance ou l’orgueil humain qui ont inspiré cette pensée chimérique : que la somme du bonheur qu’il y a dans le monde est au-dessus de celle du malheur qui s’y trouve ; qu’on en a une preuve évidente dans l’horreur que les hommes ont pour la mort, et dans la passion violente qu’ils ont pour la vie, lors même qu’ils sont accablés des maux dont ils se plaignent le plus amèrement ; que l’homme ayant été tiré de la matière, il est nécessairement sujet aux maladies, à la tristesse, etc. ; mais que les passions sont utiles et nécessaires pour la conservation du corps, puisqu’elles l’avertissent de ce qui pourrait le détruire ; que les maux sont tellement liés avec le bien, qu’ils en sont inséparables ; que ce sont des inconvéniens qui suivent nécessairement des lois de la nature ; que le mal physique a été aussi nécessaire à l’universalité des êtres que l’égalité des diamètres est nécessaire à un cercle, et que ces maux nécessaires n’intéressent point la bonté de Dieu.

Mais la grande difficulté regarde le mal moral, c’est-à-dire les mauvais choix de l’homme, les mauvaises déterminations de sa volonté, et, en un mot, tout ce qu’on appelle des vices. Pour la résoudre, M. King a recours au dénoûment ordinaire, qui est le franc arbitre ; mais il en donne une idée bien différente de celle des autres théologiens. Il le fait consister dans le pouvoir de choisir, indépendamment des autres facultés de l’agent libre et de la qualité des objets ; de sorte que ce pouvoir n’est pas déterminé par la bonté des objets, mais les objets sont rendus bons et agréables par son choix et par sa détermination. Cette parfaite indépendance est la source du bonheur de l’homme, puisqu’elle le rend le maître de ses déterminations et l’arbitre de son sort. Par conséquent Dieu aurait troublé la félicité du premier homme dans sa source s’il ne l’eût point laissé dans la liberté de choisir ce qu’il lui plairait. Il fallait donc que l’homme fût capable de faire un mauvais choix et de tomber dans le péché. Dieu ne pouvait empêcher le mauvais usage de la liberté qu’en trois manières : I. En ne créant aucun être doué de cette liberté. II. En employant sa toute-puissance pour empêcher que les agens libres n’abusassent de leur liberté. III. En transportant l’homme dans une autre habitation, où il n’y eût eu aucune occasion qui pût le porter à faire un mauvais choix. Mais si aucune de ces trois manières n’a été praticable, il faut conclure que la permission du péché est légitime. Or, I. si Dieu n’eût point créé d’êtres libres, le monde n’eût été qu’une pure machine, incapable d’aucune action, car la matière est mue, mais ne se meut pas. D’ailleurs, Dieu a créé le monde pour exercer ses vertus et pour se plaire dans son ouvrage. Or plus une créature lui est semblable, plus elle est suffisante à elle-même, plus lui doit-elle être agréable. Mais l’on ne saurait douter que celle qui se meut d’elle-même, qui se plaît en elle-même, qui est capable de recevoir et de reconnaître un bienfait, ne soit plus excellente, et ne doive plaire davantage à celui qui l’a faite que celle qui est incapable d’agir, de sentir, de reconnaître un bienfait. II. Si Dieu interposait sa puissance pour empêcher les mauvais choix de la liberté, il en arriverait de plus grands inconvéniens que de l’abus même qu’on peut faire de cette liberté. Il ne faut pas une moindre puissance pour empêcher l’action de la liberté que pour arrêter le cours du soleil. Il faudrait d’ailleurs que Dieu changeât entièrement sa manière d’agir avec les agens libres, qui est de les retenir dans le devoir par les motifs des peines et des récompenses. Il empêcherait ce qui nous plaît le plus dans nos déterminations, qui est d’être bien persuadés que nous aurions pu ne pas nous déterminer. Ce serait vouloir ôter à Dieu l’exercice de l’une des plus excellentes de ses vertus, que de vouloir qu’il interposât sa puissance pour empêcher toutes les mauvaises déterminations de la volonté, qui sont l’exercice le plus excellent de sa sagesse, et dans lequel elle reluit d’une façon toute particulière. III. Pour ce qui regarde le troisième moyen d’empêcher les mauvais choix de la liberté, ce serait vouloir détruire entièrement le genre humain, qui a été fait pour habiter sur la terre et non ailleurs. Il est vrai que les bons doivent être un jour transportés dans un autre lieu, pour y demeurer éternellement, mais ce n’est qu’après qu’ils auront été préparés sur la terre, comme les sauvageons dans une pépinière, avant que d’être transplantés pour fructifier ailleurs.

C’est ainsi que M. King répondit aux objections fondées sur le mal physique et sur le mal moral. Comme il suppose que ses adversaires n’admettent point la révélation, il n’emploie que des principes tirés de la lumière naturelle. M, Bayle ne convint pas que son système levât les difficultés, et il le réfuta par plusieurs raisons qu’il développa avec beaucoup de précision et de force.

M. Bernard fournit à M. Bayle le sujet d’un autre article fort important. Il donna un extrait critique de la Continuation des Pensées sur les comètes [373], et attaqua M. Bayle sur la question : Si le consentement général des peuples est une preuve de l’existence de Dieu ; sur le parallèle de l’athéisme et du paganisme ; et sur la question : Si une société toute composée de vrais chrétiens, et entourée d’autres peuples ou infidèles, ou chrétiens à la mondaine, serait propre à se maintenir. On fut surpris que M. Bernard, qui avait toujours vécu avec M. Bayle sur le pied d’ami, eût affecté de le combattre ; et on crut qu’étant soupçonné d’être dans les sentimens des arminiens, il avait voulu se réhabiliter dans l’esprit des orthodoxes. Cependant il garda de grands ménagemens pour M. Bayle. « Comme je suis persuadé, dit-il [374], que M. Bayle cherche la vérité de bonne foi, je suis convaincu, sans avoir eu besoin de le consulter, qu’il ne trouvera pas mauvais que je lui propose quelques difficultés dans cet extrait, à mesure qu’elles me viendront dans l’esprit, en observant d’ailleurs toutes les règles de l’honnêteté, de l’estime et du respect que j’ai pour sa personne et pour son mérite. » M. Bayle réfuta fort au long les observations de M. Bernard sur le consentement général des peuples, dans le second tome de sa Réponse aux Questions d’un provincial.

Dans le troisième tome il examina ce qui le concernait dans un livre de M. Jacquelot intitulé : Conformité de la foi avec la raison : ou Défense de la religion, contre les principales difficultés répandues dans le Dictionnaire historique et critique de M. Bayle [375]. M. Jacquelot avait quitté la Haye pour aller à Berlin, où il était chapelain du roi de Prusse. Il se déclara alors ouvertement pour l’arminianisme : ce qu’il n’avait pas osé faire en Hollande sous la domination des synodes wallons. Il avait mis au jour en 1697 un gros volume intitulé : Dissertation sur l’existence de Dieu, où l’on démontre cette vérité par l’histoire universelle de la première antiquité du monde ; par la réfutation du système d’Épicure et de Spinosa ; par les caractères de divinité qui se remarquent dans la religion des juifs, et dans l’établissement du christianisme. On y trouvera aussi des preuves convaincantes de la révélation des livres sacrés [376]. M. Bayle citant cet ouvrage dans son Dictionnaire [377], se servit d’une expression qui déplut infiniment M. Jaquelot [378]. « Il fut outré de dépit en voyant que, M. Bayle avait cité la dissertation sur l’existence de Dieu, sans lui donner que l’éloge de beau livre. Il en murmura hautement, et fit retentir ses plaintes en divers lieux. Il est vrai qu’il n’osa dire qu’elles fussent fondées sur ce que l’on n’avait employé que le positif beau au lieu du superlatif très-beau, ou de quelque épithète sublime. Il prétendit que l’on avait employé ironiquement le terme de beau. M. Bayle ayant su cela lui fit protester par un ami commun qu’il avait pris ce terme dans sa signification naturelle, et il est sûr qu’il s’en est servi à l’égard d’un livre dont personne ne le soupçonnera jamais d’avoir prétendu parler ironiquement [379]. Plusieurs personnes augurèrent dès ces temps-là que M. Jaquelot écrirait contre M. Bayle avec l’animosité d’un grand ennemi, qu’il voilerait néanmoins un peu dans sa première attaque, parce qu’il saurait que la réplique lui ouvrirait un assez beau champ. En effet, M. Jaquelot déclara dans la préface qu’il n’avait aucun dessein d’attaquer la personne ni le cœur de M. Bayle. J’estime, dit-il, son érudition, son esprit, sa pénétration et tous ces beaux talens qui distinguent un homme dans l’empire des lettres. Je le répète encore une fois, ajouta-t-il, je n’ai aucun dessein de pénétrer dans son intention : j’en laisse le jugement à Dieu et à sa propre conscience. Il déclare que ce sont des difficultés qu’il propose uniquement afin qu’on y réponde.

La plus grande partie de cet ouvrage est une récapitulation de ce que M. Jaquelot avait dit dans ses Dissertations sur l’existence de Dieu, et sur le Messie [380]. Ce qui regarde M. Bayle se réduit à ces trois points :1o. à la liberté d’indifférence ; 2o. à l’origine du mal ; 3o. aux objections que le pyrrhonisme peut fonder sur quelques dogmes révélés. M. Bayle remarque là-dessus que le titre du livre de M. Jaquelot est trompeur en ce qu’il donne à entendre que cet ouvrage est entièrement destiné à réfuter M. Bayle, au lieu que ce qui le concerne n’en fait que la moindre partie. Il y trouve un autre défaut bien plus essentiel. « Il n’y a point de lecteurs, dit-il [381], qui à la vue de ce titre ne doivent juger que M. Bayle a attaqué la religion, et cependant il s’est réduit à montrer que les objections philosophiques, contre ce que la théologie nous enseigne sur l’origine et sur les suites du péché, sont si fortes que notre raison est trop faible pour les résoudre, et qu’ainsi nous nous devons comporter, quant au mystère de la prédestination, tout comme quant aux autres mystères évangéliques ; les croire sur l’autorité de Dieu, quoique nous ne puissions ni les comprendre ni les faire cadrer aux maximes des philosophes. S’il a répandu dans son Dictionnaire quelques autres difficultés, elles sont toutes marquées au même coin. » M. Bayle ajoute que, si c’est là attaquer la religion, il faudra dire que les théologiens les plus orthodoxes l’attaquent aussi, lorsqu’ils disent que la trinité, l’incarnation, la prédestination, et encore plus particulièrement l’origine du mal, sont des mystères que notre raison ne saurait comprendre, mais qu’elle doit croire, en se soumettant à l’autorité de Dieu, qui les a révélés. Il appelle en témoignage une foule de théologiens, qui tout d’une voix récusent la raison, et ne demandent point son consentement quand il s’agit d’articles de foi révélés. Il cite nommément M. Jurieu, qui implorait vainement la raison pour résoudre les difficultés qui se présentaient à son esprit. « Quand je tourne, dit M. Jurieu [382], les yeux sur le monde, sur l’histoire et sur les événemens, j’y trouve des abîmes où je me perds, j’y rencontre des difficultés accablantes. Il est vrai que je vois Dieu qui crée toutes choses, bonnes dans le commencement. L’homme sortant des mains de Dieu était juste, pur et saint. Mais aussitôt je trouve que Dieu abandonne cette créature qu’il venait de mettre au monde, et qu’il la laisse tomber dans le péché : péché dont les suites doivent être si funestes et si terribles [383]...... Je trouve dans la conduite de Dieu des choses qui me sont incompréhensibles, j’ai beaucoup de peine à concilier la haine qu’il a pour le péché avec la providence [384]....... Y a-t-il personne qui soit assez peu sincère pour dire que cela ne lui fait point de peine, et qu’il accorde cela facilement avec la haine infinie que Dieu a pour le péché ? Si Dieu hait le péché infiniment, pourquoi, le prévoyant, ne l’a-t-il pas empêché ? Pourquoi a-t-il fait des créatures dont les autres créatures pouvaient abuser ? Pourquoi a-t-il fait naître des hommes qu’il savait bien se devoir damner ? Pourquoi n’arrête-t-il ces hommes dans leurs courses criminelles ? Pourquoi n’arrête-t-il la plupart des hommes dans ces courses qui les mènent à l’enfer ? Il aurait pu sauver un million de personnes et n’en laisser perdre qu’une. Au contraire, il n’en sauve qu’un cent, et en laisse perdre un million. C’est peut-être qu’il ne peut rien dans cette affaire : mais qui est-ce qui peut résister à sa volonté ? et, puisqu’il sauve cent personnes, pourquoi n’en pourrait-il pas sauver des millions par les mêmes moyens ?... Dirait-on qu’un roi aurait une souveraine aversion pour les maux et pour les calamités de son peuple, qui, prévoyant que les trois quarts et demi se vont perdre et se jeter dans le précipice, leur ouvrirait le chemin, leur ferait faire large, et les laisserait courir, les pouvant empêcher [385] ?...... Le sens commun de tous les hommes va là ; c’est à croire que celui qui pouvait empêcher la chute du premier homme tout aussi facilement comme il la permise, et qui a ouvert toutes les voies dans lesquelles les hommes se sont égarés, les pouvant fermer si facilement, peut être considéré comme auteur d’un mal qu’il devait empêcher, selon ses principes et la haine qu’il a pour le mal, et qu’il eût pu arrêter sans aucune peine [386]... On a beau dire que Dieu, avant que d’avoir rien décerné sur l’événement, avait prévu que l’homme, posé dans ces circonstances, tomberait, et que tous ses enfans se perdraient : cela ne diminue rien de la difficulté. Car je pourrais toujours dire : Puisqu’ainsi est que Dieu avait prévu qu’Adam, posé dans ces circonstances, se perdait lui et une infinité de millions d’hommes, par son libre arbitre, et que cependant il l’a posé dans ces tristes circonstances, il est clair qu’il est le premier auteur de tous les maux........... Et si l’on veut parler sincèrement, on avouera que l’on ne saurait rien répondre, pour Dieu, qui puisse imposer silence à l’esprit humain [387]...... Pour conclure, je soutiens qu’il n’y a aucun milieu commode depuis le Dieu de saint Augustin, jusqu’au Dieu d’Épicure qui ne se mêlait de rien, ou jusqu’au Dieu d’Aristote, dont les soins ne descendaient pas plus bas que la sphère de la lune. Car, tout aussitôt qu’on reconnaît une providence générale et qui s’étend à tout, de quelque manière qu’on la conçoive, la difficulté renaît ; et, quand on croit avoir fermé une porte, elle rentre par une autre. »

Voilà quels étaient les sentimens de M. Jurieu en 1686. Il ne parle pas moins fortement dans un ouvrage publié dix ans après. « À quel point d’aveuglement, dit-il [388], faut-il être monté, pour dire que devant ce tribunal de la raison nous gagnerons notre cause, sur la trinité, sur l’incarnation, sur la satisfaction, sur le péché du premier homme, sur l’éternité des peines, sur la résurrection des corps ? Ceux qui disent cela ne le peuvent croire : on ne nous persuadera jamais qu’ils parlent de bonne foi. Car toutes les fausses lumières de la raison se révoltent contre ces mystères. Et ces fausses lumières sont telles qu’il est impossible de les distinguer des vraies, que par les lumières de la foi. »

Voilà précisément et en raccourci tout ce que M. Bayle a mis dans la bouche des manichéens dans son Dictionnaire. Toutes ces objections sur l’origine du mal sont contenues dans celles de M. Jurieu : elles aboutissent toutes à démontrer qu’il n’y a point d’hypothèse qui puisse résoudre les difficultés que notre raison propose sur la providence de Dieu à l’égard du mal, et par conséquent qu’il faut s’en tenir à la seule révélation. Or, cela étant, M. Bayle demande pourquoi M. Jaquelot n’a jamais songé à soulager M. Jurieu sur les difficultés qui l’incommodaient si fort, qu’il semble gémir sous leur poids ; et pourquoi il s’est cru obligé de prendre la plume contre M. Bayle, puisqu’il s’est tenu dans un si long silence à l’égard de M. Jurieu, qui a pourtant dit les mêmes choses.

M. Bayle vient ensuite aux trois principaux points qui le regardent. M. Jaquelot lui reprochait d’avoir fait tous ses efforts pour détruire le franc arbitre, afin de donner plus de force à ses objections, et de faire voir que l’homme était injustement puni pour des crimes qu’il commettait nécessairement et inévitablement. M. Bayle répond qu’il n’a rien nié ni affirmé expressément sur le franc arbitre ; qu’il n’avait garde de s’engager dans une question préliminaire qui accrocherait pour toujours la question principale. C’est un sujet si embarrassant et si fécond en distinctions et en équivoques, que les disputans ont des ressources infinies, et qu’il leur arrive souvent de tomber eux-mêmes en contradiction ; et qu’enfin il lui laissait le choix de suivre telle hypothèse qu’il jugerait à propos, et d’aller s’il voulait jusqu’au pélagianisme, qui est presque le seul poste où l’on se puisse bien servir de la liberté d’indifférence.

Avant que d’en venir à la question sur l’origine du mal, M. Bayle remarque qu’il ne s’agit entre lui et M. Jaquelot d’aucun article de foi, et qu’ils sont parfaitement d’accord sur le fond du dogme. Il s’agit seulement de savoir si notre raison peut comprendre l’accord réel et effectif qui se trouve entre les attributs de Dieu et le système de la prédestination, et si elle peut satisfaire aux difficultés qui nous dérobent la connaissance de cet accord : il est question de savoir si elle peut non-seulement convaincre, mais éclairer aussi notre esprit sur ce sujet. M. Jaquelot prend l’affirmative avec les théologiens rationaux, et M. Bayle prend la négative et se conforme à l’hypothèse des premiers réformateurs, et de leurs disciples. Il marque ensuite ce que M. Jaquelot a dû faire pour venir à bout de son dessein : il a dû prouver que l’on peut faire connaître à notre raison la parfaite intelligence qui se trouve entre la doctrine théologique du péché et un certain nombre de maximes philosophiques, et il rapporte sept propositions théologiques d’un côte, et dix-neuf maximes philosophiques de l’autre, qu’il faut concilier pour établir la concorde de la foi avec la raison. M. Jaquelot croit que toutes les difficultés qui regardent le mal moral se peuvent résoudre par le moyen du libre arbitre, qui, selon lui, « est le pouvoir que l’homme a sur ses actions, de sorte qu’il fait ce qu’il veut, parce qu’il le veut ; si bien que, s’il ne le voulait pas, il ne le ferait pas, et ferait même le contraire. » Un être, dit-il, qui a cette liberté est le plus excellent et le plus parfait de tous les êtres créés : la capacité de faire un bon ou un mauvais usage de son intelligence, et l’empire sur ses actions, est assurément l’endroit par lequel l’homme approche de plus près la divinité : Dieu ayant formé cet univers pour sa gloire, c’est-à-dire, pour être connu dans ses ouvrages, et pour recevoir des créatures l’adoration et l’obéissance qui lui est due, un être libre était seul capable de contribuer à ce dessein : les adorations d’une créature qui ne serait pas libre ne contribueraient pas davantage à la gloire du Créateur qu’une machine de figure humaine qui se prosternerait devant lui par ressorts, ou un éloge prononcé par un automate. Dieu aime la sainteté. Mais quelle vertu y aurait-il, si l’homme était déterminé nécessairement par sa nature à suivre le bien, comme le feu est déterminé à brûler ? Il ne pouvait donc y avoir qu’une créature libre qui pût exécuter le dessein de Dieu. M. Jaquelot conclut de là qu’encore qu’une créature libre pût abuser de son franc arbitre, néanmoins un être libre était quelque chose de si relevé et de si auguste, que son excellence et son prix l’emportait de beaucoup sur les suites les plus fâcheuses que pouvait produire l’abus qu’on en ferait.

M. Bayle répond que, si le principe de M. Jaquelot était vrai, l’amour nécessaire que Dieu a pour la vertu ne mériterait aucune louange : la sainteté des anges et des bienheureux serait une sainteté machinale, et les démons ne mériteraient aucun blâme pour leur haine contre Dieu, puisqu’il ne dépend pas d’eux de faire autrement. Il ajoute que, puisqu’une des plus sublimes perfections de Dieu est d’être si déterminé à l’amour du bien, qu’il implique contradiction qu’il puisse ne le pas aimer, une créature déterminée au bien serait plus conforme à la nature de Dieu, et par conséquent plus parfaite qu’une créature qui a un pouvoir égal d’aimer le vice et de le haïr. M. Jaquelot dit que l’état des bienheureux est un état de récompense, dans lequel leur connaissance est si épurée, qu’elle porte toujours la liberté au bien, et ne la sollicite jamais au mal. C’est-à-dire qu’ils jouiront toujours du libre arbitre, et cependant ils ne se tourneront jamais au mal. Or, puisqu’il avoue que cet état est un état de récompense, il le doit considérer comme un état plus parfait et plus excellent que celui où nous vivons. Dieu pouvait donc unir dans l’homme constamment et invariablement la liberté et la pratique de la vertu. Alors tout le prix que la liberté peut donner au culte et à l’obéissance que l’on rend à Dieu se trouverait sur la terre comme dans le paradis. Par conséquent, la gloire et la sainteté de Dieu n’ont aucun besoin des êtres libres abandonnés au mauvais usage de leur liberté, puisqu’ils peuvent être fixés au bon usage sans être moins libres. M. Jaquelot aurait plus de raison d’exalter les avantages et les prérogatives de la liberté, et de la faire passer pour la plus insigne faveur que la créature pût recevoir, si elle n’eût servi qu’à rendre l’homme heureux. Mais Dieu. ayant prévu que ce présent si magnifique serait l’instrument de la perdition des hommes, il n’a pu le leur faire par un principe de bonté. Le présent était trop dangereux, et il ne les aurait élevés si haut, que pour leur faire faire une plus grande chute. Il leur aurait fait plus de bien, s’il avait révoqué un don qui leur a été si fatal.

M. Bayle fait une autre réponse à M. Jaquelot encore plus forte. Tous les théologiens conviennent, et M. Jaquelot avec eux, que l’opération de la grâce ne donne aucune atteinte au libre arbitre, et que Dieu, qui est le maître des cœurs, dirige infailliblement la liberté de l’homme comme il lui plaît, sans violer les droits de cette liberté ; d’où il suit évidemment que Dieu en affermissant l’homme dans le bon choix, et en le dirigeant infailliblement au bien, ne préjudicie point à son franc arbitre, et qu’en le préservant finalement du péché, il ne le prive point de cette liberté si précieuse dont il l’avait revêtu. S’il est nécessaire que les hommes puissent pécher, il n’est point nécessaire qu’ils pèchent effectivement ; et Dieu peut les en empêcher sans donner atteinte à leur liberté ; cependant Dieu, bien loin de disposer constamment l’homme au bien, le constitue d’une telle manière et lui prépare telles circonstances, qu’il a prévu qu’il succomberait, et l’a doué d’une faculté dont il savait bien qu’il ferait un mauvais usage. Ainsi, en accordant à l’homme une liberté même illimitée, la difficulté renaît toujours, savoir, si la permission et la prévision du péché peuvent s’accommoder avec la bonté et avec la sainteté de Dieu. M. Bayle se sert de plusieurs autres raisonnemens pour prouver que, quelque parti que l’on prenne, on ne peut pas faire servir le franc arbitre à résoudre les difficultés sur l’origine et sur les suites du mal moral, et il montre que M. Jaquelot a été contraint de se couvrir du même retranchement que les prédestinateurs. Il fait voir les affreuses conséquences qui suivent de cette réponse de M. Jaquelot, que, puisque la permission du péché était nécessaire à la manifestation de la gloire de Dieu, elle a été juste et conforme à toutes les perfections divines. Il examine l’hypothèse de M. Jaquelot sur le mal physique, et l’idée qu’il donne des peines éternelles de l’enfer.

Le troisième chef de la dispute entre M. Bayle et M. Jaquelot regarde les objections que le pyrrhonisme peut fonder sur quelques dogmes révélés. On trouve dans le Dictionnaire critique, à l’article Pyrrhon, le récit d’une dispute entre un abbé pyrrhonien et un abbé bon catholique romain. Le principe commun aux deux parties est que les mystères de l’Église romaine, la trinité, l’incarnation, la transsubstantiation, la chute d’Adam, le péché originel, sont des dogmes indubitablement vrais. De cette supposition reconnue pour véritable par les deux disputans, l’abbé pyrrhonien infère que l’évidence n’est pas le caractère certain de la vérité, puisqu’il y a diverses propositions évidentes qui sont fausses dès que l’on admet la vérité des mystères. M. Jaquelot prétend que M. Bayle a voulu prouver par-là que la trinité et l’union hypostatique impliquent contradiction, et il défend ces deux mystères en exposant ce que les théologiens disent là-dessus. Mais M. Bayle lui fait voir qu’il a mal pris la pensée de l’abbé pyrrhonien. Le but de ses objections est seulement de montrer que ces dogmes sont combattus par des propositions évidentes, et qu’ils nous ôtent la certitude que nous fondions sur cette évidence. M. Jaquelot aurait dû prouver que cela est faux, et faire voir que cet exemple de la fausseté des propositions évidentes ne donne aucun lieu aux pyrrhoniens de se défier des propositions qui nous paraissent les plus claires ; mais il prend le change, et se fait un fantôme pour le combattre : il prend pour une même chose, d’avouer que les mystères évangéliques doivent être crus, encore que notre raison ne puisse pas les comprendre, et de vouloir ruiner la religion en prétendant qu’elle est toujours opposée à la raison. M. Bayle s’étonne qu’un esprit si pénétrant n’ait point vu qu’il n’était nullement question d’expliquer les difficultés de nos mystères ; on les suppose véritables dans l’objection, et il fallait même qu’on les supposât véritables, puisque de là on voulait conclure que l’évidence n’est pas le caractère certain de la vérité. C’est uniquement cette conséquence que M. Jaquelot aurait du détruire.

Au reste, la dispute n’empêcha pas que M. Bayle ne rendît justice au mérite de M. Jaquelot. Il avoua qu’il avait un beau génie, beaucoup de pénétration, et un style vif et éblouissant ; qu’il avait joint l’étude de la philosophie moderne à celle de la théologie, et qu’il s’était signalé dans des ouvrages de raisonnement.

M. Bayle défendit aussi la réponse qu’il avait faite dans son Dictionnaire à l’origéniste de M. le Clerc. Celui-ci avait donné dans sa réplique [389] de nouveaux éclaircissemens pour faire voir que le système de l’origéniste levait les difficultés du manichéen, qui soutenait qu’il n’était pas possible d’accorder la permission et la suite du péché avec la bonté idéale ou souverainement parfaite de Dieu. Pour prouver cet accord, M. le Clerc remarqua :

I. Que Dieu, qui a tiré l’homme du néant, n’a pas été obligé de le créer si parfait qu’il ne lui fût pas possible de s’écarter de son devoir, et que c’est une grande marque de sa bonté, qu’il lui ait donné le moyen d’être heureux, en gardant les règles qu’il lui a prescrites, sans être engagé par aucune nécessité à les violer ;

II. Qu’on exagère le mal que la liberté a fait aux hommes, et qu’ils auraient évité si celui qui les a faits les avait créés d’une nature à ne pouvoir pas s’éloigner de leur devoir ;

III. Que pour prévenir le mauvais usage que l’homme pourrait faire de sa liberté, et pour le conduire au bonheur, la bonté divine avait bien voulu lui faire proposer des récompenses éternelles, et des peines illimitées dans l’Évangile : il ne tient qu’à lui d’éviter ces peines et d’obtenir les récompenses.

IV. Dieu savait bien ce qui arriverait, mais il n’a pas été obligé de prévenir par sa toute puissance le mal qu’il prévoyait devoir arriver par la faute de l’homme, parce que ce mal n’est que d’une très-courte durée en lui-même, et dans toutes ses suites, et ne fait aucun désordre dans l’univers que Dieu ne puisse redresser en un moment, et qu’il ne redresse enfin pour toute l’éternité.

V. L’inconvénient de passer par le mal avant que de ressentir tous les effets de la bonté divine émane de la nature de l’homme, qui ne pouvait se trouver dans le degré d’imperfection où elle est, sans être sujette à ce qui est arrivé.

VI. Dieu, qui a prévu que l’homme tomberait, ne le damne pas parce qu’il tombe, mais seulement parce que, pouvant se relever, il ne se relève pas, c’est-à-dire qu’il conserve librement ses mauvaises habitudes jusqu’à la fin de la vie.

VII. C’est là un degré de miséricorde qui est déjà très-considérable, puisque personne n’est damné que par sa propre faute, et qu’on peut profiter de cette bonté de Dieu pour se relever de ses fautes et éviter les peines de l’autre vie.

VIII. Dieu a donné plusieurs autres marques de sa bonté aux hommes. Il les a doués de mille excellentes qualités ; il les a environnés de mille biens sensibles, qu’ils goûtent avec beaucoup de plaisir et qui leur font aimer la vie ; il leur a donné le pouvoir de se rendre heureux après la mort ; il donne sans délai le bonheur éternel à ceux qui se sont repentis de leurs fautes, et se contente de faire passer les impénitens par des peines modérées, avant que de les mettre en possession de ce même bonheur.

IX. Dieu a considéré comme un rien les maux de l’homme, en comparaison du bonheur qu’il lui avait destiné. La durée des maux qu’il souffre ici-bas et dans l’autre monde n’est rien si on la compare à l’éternité. Si le manichéen dit que, selon ce principe, un certain nombre de siècles, quelque grand qu’on le suppose, ne pouvant avoir aucune proportion avec la durée infinie des tourmens de plusieurs millions d’années, pourraient être aussi compatibles avec les idées de la bonté, et ne seraient pas moins un bien que ceux qui ne dureraient qu’un jour, l’origéniste répondra que, puisqu’il n’y a nulle proportion entre le fini et l’infini, quelque longs que soient les tourmens d’une créature, puisqu’ils doivent finir, il n’y aura aussi nulle proportion entre la sévérité de Dieu et sa bonté. Il ajoutera, qu’il ne définit point la durée des peines ; elles seront plus longues ou plus courtes, selon que la justice le demandera. La durée des supplices sera moins longue lorsqu’ils seront plus grands, et il y aura autant de variété dans les peines, qu’il y en a eu dans les péchés. Que les raisonnemens que l’on fait contre des supplices de plusieurs siècles ne regardent point l’origéniste, parce qu’il ne croît pas qu’ils durent si longtemps, quoiqu’il ne puisse pas en déterminer précisément la durée.

X. Ce qu’on vient de dire se peut appliquer également au mal moral et au mal physique, ou aux vices et aux souffrances des hommes.

M. Bayle répondit [390] :

I. Que le principe qu’on pose, savoir, qu’il n’est point contraire aux idées de la bonté, qu’une créature soit plus parfaite que l’autre, est très-véritable, qu’ainsi les hommes n’ont aucun sujet de se plaindre de ce qu’ils manquent de la perfection qui consiste à ne pouvoir pas s’écarter de son devoir, mais que ce n’est point aussi le fondement des objections. On ne les fonde que sur ce que Dieu a permis qu’ils s’écartassent actuellement de leur devoir, et qu’ils sentissent actuellement les maux dont leur nature avait été créée susceptible. Voilà, dit-il, ce qui ne paraît pas conforme aux idées de la bonté, lors même qu’on fait attention à la remarque de l’origéniste, que si les hommes observaient les règles que Dieu leur a prescrites, et qu’aucune nécessité insurmontable ne les engage de violer, ils seraient heureux. Nous ne pouvons concevoir que la bonté d’un père soit telle qu’elle doit être, lorsqu’il attache le bonheur de ses enfans à une condition qu’il sait très-bien qu’ils ne suivront pas, et qu’il leur permet de ne point remplir, quoiqu’il pût très-aisément leur procurer les moyens sûrs et infaillibles de la remplir.

II. L’objection n’est pas fondée sur ce que l’homme n’a pas été immuablement fixé au bien. La créature est essentiellement muable, et ainsi ce serait une absurdité de demander pourquoi elle n’a pas été immuable. On demande seulement pourquoi il lui a été permis de se tourner vers le mal. La conséquence de l’acte à la puissance est nécessaire, mais celle de la puissance à l’acte ne l’est point du tout. C’est pourquoi la dispute ne roule pas sur la possibilité du changement, mais sur le changement actuel du bien au mal. Or Dieu pouvait l’empêcher sans donner aucune atteinte au franc arbitre. On dira que Dieu n’était pas obligé de le prévenir, mais on change par-là l’état de la question ; car, lorsque les orthodoxes s’engagent à satisfaire aux difficultés des manichéens, il ne s’agit pas toujours de Dieu considéré en tant que juste ; il s’agit très-souvent de Dieu considéré en tant que bon. Or, quoique Dieu en tant que juste ne soit obligé de donner aux créatures que ce qui leur a promis sur le pied de récompense, il est obligé en tant que bon de leur faire des présens utiles, c’est-à-dire qu’il est de l’essence de la bonté de faire de bons présens. Ce n’est point faire un beau présent, de donner une chose que l’on sait devoir être funeste à celui qui la recevra.

III. Dieu savait que ses promesses et ses menaces n’empêcheraient pas les hommes de se perdre, et que cent autres secours qu’il ne leur fournirait point les auraient conduits au bonheur sans préjudicier à leur libre arbitre. Comment accordera-t-on avec une telle prévision les idées de la bonté ? N’est-il pas très-évident qu’un véritable bienfaiteur choisit les voies les plus sûres qu’il connaisse, et qu’il ne compte pour rien celles dont il connaît l’inutilité ?

IV. Louerait-on la bonté d’un prince qui laisserait régner les désordres dans ses états, parce qu’enfin il y saurait bien remédier ? Comment ne voit-on pas qu’un tel prince réparerait alors non-seulement les fautes de ses sujets, mais aussi les siennes propres, et que pour le moins pendant quelque temps il aurait cessé d’être bon, de sorte qu’on pourrait trouver en lui la vicissitude de la bonté et de la malice ?

V. Notre nature a été sujette à pécher, cela est sûr, mais s’ensuit-il qu’il fallût nécessairement qu’elle pêchât ? Point du tout. La bonté de Dieu a donc été parfaitement libre de ne pas permettre qu’Adam, sujet au péché, péchât actuellement ; et c’est en vain qu’on voudrait insinuer qu’elle eût agi contre la nature des choses, si elle eût épargné aux hommes un inconvénient à quoi ils étaient sujets, c’est-à-dire dans lequel il était possible qu’ils tombassent. Mais n’était-il pas aussi possible qu’ils n’y tombassent point ?

VI. On ne veut pas moins une chose lorsqu’on en rend infaillible l’événement que lorsqu’on l’en rend nécessaire. Or les causes de la damnation des réprouvés, et leur damnation par conséquent, ont été rendues infaillibles dès-là qu’ils ont été mis dans les conjonctures où Dieu avait prévu qu’ils pécheraient jusqu’à leur mort, et où il avait décrété de ne leur point donner de secours. Il les a donc faits pour le péché et pour les peines des enfers, et si cette objection est forte contre les prédestinateurs, elle le doit être contre l’origéniste.

VII. Que ce soit un degré de miséricorde très-considérable, que de voir un homme abuser de son franc arbitre pendant cinquante ou soixante années sans le secours d’aucune grâce, lorsqu’on sait que cet abus le damnera, c’est ce que les idées de la raison ne font point voir. Elles montrent avec la dernière évidence que la bonté va au secours, non-seulement de ceux qui n’ont pas assez de force pour se tirer d’un péril, mais aussi de ceux qui ayant toute l’adresse nécessaire ne s’en servent point.

VIII. Les douceurs de cette vie sont mêlées de tant de maux, qu’elles ne peuvent remplir le caractère de la bonté idéale. Quant à cette multitude innombrable d’impénitens qui après un rigoureux purgatoire passent au séjour des bienheureux, nous ne saurions voir dans leur sort les caractères de la bonté idéale. Voici une peinture de la conduite qu’Origène attribue à Dieu. Un prince destine à un gentilhomme la place de favori. Il le trouve sujet à de grands défauts, il a des moyens infaillibles de l’en corriger, et ne s’en sert point. Il se contente d’employer les promesses et les menaces qu’il sait ne devoir produire aucun bon effet. Le jeune homme se laisse entraîner à ses mauvaises inclinations malgré les menaces et les promesses du prince, il est chassé, il est châtié très-rudement, mais enfin on le rappelle à la cour, et tout le reste de sa vie il jouit du poste de favori. Un tel prince pourrait-il passer pour un héros en bonté ? Si on aime quelqu’un, si on a de la bonté pour lui, on lui épargne autant qu’on peut le malheur de faire des fautes, et surtout lorsqu’elles doivent être suivies de châtiment ; et il n’y a qu’un seul moyen de justifier les gens qui exposent leurs amis à quelque chagrin ou à quelque punition, c’est lorsqu’ils ne peuvent autrement les corriger de quelque vice. Nous ne sommes point ici dans ce cas-là, puisque nous supposons un roi qui a des moyens efficaces de corriger les défauts du gentilhomme, et qui, au lieu de s’en servir, recourt à des voies qu’il connaît fort inutiles.

IX. Les bornes que l’on donne à la durée des peines de l’autre vie, les degrés et les variétés qu’on suppose qu’il y aura, tout cela est très-propre à prouver que les marques de la bonté de Dieu éclatent infiniment plus dans le sort des hommes que les marques de sa haine ; et qu’ils ont sans comparaison plus de sujet de se louer de la bénéficence de leur Créateur que de se plaindre de sa sévérité. Mais enfin la bonté infinie, qui doit être pure et sans nul mélange de la qualité contraire, la bonté idéale, en un mot, ne paraît point dans l’origénisme ; elle nous échappe lors même que nous y trouvons tous ces adoucissemens. Un père qui aimerait médiocrement ses enfans voudrait-il que de grands établissemens qu’il leur destinerait fussent précédés de la permission de faire des fautes, et du châtiment de ces fautes pendant quelques jours ? Le voudrait-il, s’il pouvait les rendre également heureux sans ce préliminaire ? Peu de gens voudraient acheter la faveur d’un prince à condition de souffrir la question trois fois la semaine pendant six mois. Il ne faut pas s’imaginer que les tourmens de l’enfer soient peu de chose, sous prétexte qu’ils ne durent peut-être que cinquante ou soixante ans. Ce terme, il est vrai, n’est rien en comparaison de l’éternité. Mais il est d’une longueur affreuse par rapport à la sensibilité humaine. Qui dirait à un goutteux, « Les douleurs horribles que vous souffrez ne dureront que cinquante jours de suite, après quoi vous serez sain pendant cinquante ans, » le mettrait au désespoir.

X. Ce que l’origéniste a répliqué ne peut pas s’appliquer également au mal moral et au mal physique. Nos idées ne trouvent point d’égalité entre ces deux sortes de maux ; elles trouvent incomparablement plus condamnable un père qui n’empêche point ses fils, quand il le peut, de commettre un crime, qu’un père qui leur permet de manger ce qui nuit à leur santé.

1706.

Quelques seigneurs anglais avaient fait tous leurs efforts pour tirer M. Bayle de sa solitude et le faire venir en Angleterre. Ils souhaitaient de l’avoir chez eux comme ami, afin de pouvoir profiter de ses momens de récréation. Je ne nommerai que le comte de Huntington, qui joignait à beaucoup de savoir toutes les qualités d’un honnête homme [391]. Il lui offrit une rente viagère de deux cents livres sterling, avec toute la liberté et tous les agrémens qu’il pouvait souhaiter. On voulut aussi l’attirer à la Haye. Le comte d’Albemarle souhaitait passionnément qu’il vint demeurer avec lui [392]. M. le baron de Walef alla à Rotterdam pour lui en faire la proposition, et il redoubla ses instances dans une lettre qu’il lui écrivit. « Si vos amis, dit-il [393], vous portent à refuser la proposition que j’ai eu l’honneur de vous faire, leur amitié ne peut être qu’intéressée, et rien ne peut les faire agir que le motif de vous posséder à Rotterdam. N’avez-vous pas assez honoré cette ville de votre présence, et la capitale de la Hollande n’est-elle pas en droit avec tous ses avantages de vous inviter à la préférer à un séjour destiné pour le commerce ? Je ne vous parlerai point de l’extrême considération qu’on y a pour vous, ni des hommages qu’on y rendra à votre mérite ; vous y êtes peu sensible. Mais avec l’amitié d’un seigneur qui vous estime infiniment, vous trouverez des bibliothéques et des promenades propres à nourrir votre philosophie et à l’entretenir agréablement. Permettez-moi, monsieur, de me servir de vos propres armes. Vous avez fait voir avec votre éloquence ordinaire combien un homme de lettres doit préférer le séjour de la première ville d’un état au séjour des villes subalternes [394]. Ou renoncez à vos propres sentimens, ou accordez-nous la grâce que nous demandons. Je ne vous répète plus ce que milord d’Albemarle m’avait chargé de vous dire. Vous trouverez chez lui une vie plus douce que je n’ai pu vous la représenter. Autant que vous surpassez les autres hommes par votre profond savoir et par l’élévation de votre esprit, autant excelle-t-il par son âme généreuse et bienfaisante, par sa probité, et par cette égalité d’humeur qui fait un des plus doux charmes de la vie, et qui est si peu connue chez les grands. Conservez pour vos amis une santé que vous ménagez si peu par rapport à vous-même ; et prévenez dans une retraite tranquille et assurée les incommodités attachées à une vieillesse aussi respectable que la vôtre. » Milord Albemarle lui écrivit aussi, et confirma tout ce que M. le baron de Walef lui avait marqué de sa part. « Je souhaiterais de tout mon cœur, dit-il [395], pouvoir trouver quelque expression pour vous engager à m’accorder la grâce que je vous demande. Je tâcherai de vivre avec vous d’une manière à ne vous point faire repentir du parti que vous prendrez, en vous laissant une liberté entière sans aucune contrainte, et autant que vous en pouvez avoir à présent. C’est sur quoi vous pouvez compter. »

M. Bayle répondit à M. le baron de Walef qu’il se trouvait malheureux de ce que son état présent était tel, qu’il fallait de toute nécessité qu’il y persistât. « La Providence, ajouta-t-il [396], mêle de telle sorte le destin de certaines personnes, que, lorsqu’elles seraient disposées à jouir d’un bien, il ne se présente pas ; et qu’il se présente lorsqu’elles ne peuvent plus en jouir. Voilà mon sort ; je me compte pour un vieillard cassé ; mon tempérament est si faible, que je ne puis éviter d’être malade ou bien incommodé, si je ne me tiens dans l’uniformité de vie qu’une longue habitude m’a rendue nécessaire. Je n’ai consulté aucun de mes amis, car en examinant moi-même les raisons que j’eus l’honneur de vous représenter, et que vous combattîtes avec tout l’esprit et avec toute l’éloquence imaginables, j’ai trouvé invinciblement qu’il ne me convient point du tout de déménager. La bonne fortune vient à moi trop tard. Si elle se fût présentée plus tôt, elle m’eût rendu le plus content de tous les hommes ; j’aurais suivi avec la plus grande ardeur les raisons qui me font juger que le séjour de la capitale est avantageux aux gens de lettres. Plût à Dieu que vers l’année 1690, plus tôt ou un peu après, une condition aussi douce, aussi glorieuse que celle qu’il a plu à milord d’Albemarle de m’offrir, se fût présentée ! c’eût été le comble de mes souhaits, et le vrai moyen d’acquérir plusieurs connaissances et plusieurs degrés d’esprit et de lumières qui me manquent, et que je n’aurai jamais. » M. Bayle écrivit en même temps à M. le comte d’Albemarle pour le remercier de l’honneur qu’il avait bien voulu lui faire ; mais on n’a pu recouvrer cette lettre.

M. le Clerc s’était flatté que M. Bayle avouerait que son origéniste levait toutes les difficultés du manichéen ; mais, voyant qu’il persistait à soutenir le contraire, il en conclut que M. Bayle plaidait sa propre cause, et il intitula sa réponse, Défense de la bonté et de la sainteté divine, contre les objections de M. Bayle. « Lors, dit-il [397], que je lus dans la première édition du Dictionnaire critique de M. Bayle les objections qu’il fait contre la bonté et la sainteté de Dieu, et auxquelles il soutient qu’aucun théologien chrétien ne peut répondre, je crus que c’était une manière de jeu d’esprit de l’auteur, qui s’était diverti à donner de l’exercice aux théologiens...... J’ai été dans cette opinion jusqu’à ce que j’ai vu les deux derniers volumes de ses Réponses à un provincial, où il soutient sérieusement le parti des manichéens contre la bonté divine [398]....... Mais s’il se croit obligé, par honneur, de soutenir une thèse opposée à tout le christianisme qu’il défie, ce me semble, d’une manière très-odieuse et très-insultante, il trouvera bon, s’il lui plaît, que nous soutenions aussi le parti que non-seulement l’honneur, mais encore l’amour de la vérité et la conscience nous obligent de défendre. Je m’étais flatté qu’il reviendrait peut-être, de lui-même, à reconnaître la bonté et la sainteté de Dieu dans sa conduite ; après les moyens qu’on lui avait donnés de se tirer de ce mauvais pas, sans intéresser sa réputation, en sortant satisfait de la dispute et en remerciant ceux qui auraient levé ses difficultés, comme l’on a accoutumé de faire dans les auditoires de théologie et de philosophie. Mais comme il fait tout le contraire, et qu’il prétend qu’on ne lui a pas répondu solidement, il faut que nous fassions voir que nous n’avons guère peur de ses raisonnemens, et que nous en montrions le ridicule sans biaiser davantage. »

M. le Clerc fait d’abord une récapitulation de cette dispute, et, quittant ensuite le personnage d’un origéniste, il répond aux difficultés de M. Bayle en son propre nom. Il déclare qu’il n’a d’autre confession de foi que lé Nouveau Testament, et que c’est le seul livre qu’il se croit obligé de défendre. Mais comme la plus forte objection des manichéens est fondée sur l’éternité des peines, qui paraît si clairement révélée dans l’Évangile, après avoir rejeté le sentiment d’Origène, il expose le sien propre. « Pour moi, dit-il [399], je répondrais que la nature des peines de l’autre vie ne nous est pas bien connue, que nous ne savons pas s’il n’y aura point d’abord divers supplices très sensibles, et diversifiés néanmoins selon la grandeur des péchés, et si Dieu, faisant ensuite cesser ces supplices violens, ne se contentera pas d’abandonner ceux qui auront abusé obstinément de ses grâces aux remords de leur conscience, qui leur reprochera leurs fautes et qui les inquiétera encore par la perte qu’ils auront faite du bonheur, dont ils sauront que d’autres jouissent. Ce pourrait être là le ver qui ne meurt point et le feu qui ne s’éteint point. Il me semble qu’il n’y a rien là que de très-juste. Les pécheurs ont pu éviter ces peines en se repentant, et ils ne l’ont pas fait. Ils sont dignes de quel que supplice à cause de cela. » M. le Clerc ne détermine rien sur la durée ni sur les circonstances de ces supplices ; il dit néanmoins qu’il y a apparence que la condition des personnes condamnées sera supportable. Mais il ne prétend pas donner toutes ces conjectures comme une doctrine évangélique et assurée ; il veut seulement faire voir qu’on peut trouver un sens très-raisonnable dans les paroles de Jésus-Christ touchant les peines de l’autre vie. Il ajoute que d’autres conjectureront peut-être plus heureusement que lui ; cependant il est persuadé que la conduite qu’il attribue à Dieu n’a rien qui soit incompatible avec sa bonté infinie ; mais que s’il y a quelque chose dans ce qu’il a dit qui soit indigne de la bonté et de la justice de Dieu, il est très-assuré que Dieu ne le fera point. C’est là, continue-t-il, ce que j’appelais raisonner infiniment mieux qu’Origène, parce qu’Origène assure ce qu’il ne sait point comme s’il le savait, lorsqu’il dit que les peines des damnés ne seront point éternelles. Il regarde pourtant l’opinion d’Origène comme tolérable et infiniment meilleure, dit-il, que le parti que prend M. Bayle, en s’en éloignant, d’accuser Dieu de n’être ni bon ni saint.

Il s’attache ensuite à faire voir que la raison ne saurait tromper, si on en fait un bon usage ; qu’elle nous sert à prouver la vérité de la religion chrétienne, et à entendre le sens de l’Écriture sainte : qu’il y a dans la théologie aussi-bien que dans la philosophie plusieurs choses que la raison ne peut comprendre, mais ces choses-là ne sont jamais opposées à la raison, et il ne faut pas les rejeter parce qu’on ne les comprend point : qu’ainsi il ne faut jamais opposer les lumières de la révélation à celles de la raison, ni supposer qu’elles peuvent se contredire, à moins qu’on ne rejette l’une ou l’autre, et qu’on ne se précipite dans le pyrrhonisme, puisque la vérité ne peut être contraire à elle-même : d’où il conclut que M. Bayle, qui soutient qu’il faut renoncer aux notions communes de la bonté et de la sainteté, ne saurait, s’il raisonne conséquemment, croire que Dieu soit bon et saint ; et qu’il ne sacrifie point la raison à la foi, mais ruine la raison par elle-même, et enveloppe la révélation dans le même sort, pendant qu’il tâche de se couvrir en faisant semblant d’humilier sa raison, pour parler comme le commun des théologiens, dont il se moque.

M. Bayle opposa à M. le Clerc un écrit intitulé, Réponse pour M. Bayle au sujet du IIIe. et du XIIIe. articles [400] du IXe. tome de la Bibliothéque choisie [401]. « On avait bien cru, dit-il [402], que M. le Clerc se fâcherait de la déroute de son origéniste et de ses natures plastiques, mais non pas qu’il en concevrait une colère qui l’empêcherait de faire attention aux désordres du parti qu’il choisirait. On n’a donc point vu sans surprise la manière de se venger qui lui a paru préférable à toutes les autres ; mais au lieu de s’irriter contre lui, l’on a eu une véritable compassion de sa conduite. L’on n’a pu voir sans pitié qu’un homme qui jouit de beaucoup de gloire dans la république des lettres ait été si sensible à un échec de peu d’importance. Il devait s’en consoler à la vue des autres exploits qui lui ont mieux réussi, ou pour le moins ne se pas livrer à un chagrin qui le poussât à déclamer d’une façon tout-à-fait indigne d’un homme d’honneur et de jugement. Il s’est ingéré à fouiller dans le cœur de M. Bayle, il lui a imputé des desseins horribles, il a répété cent fois ces accusations, toujours d’une manière vague, toujours sans aucun vestige de preuve, toujours sans avoir égard aux déclarations nettes et précises qui se trouvent en mille endroits des écrits de M. Bayle. » Il remarque que la république des lettres ne serait qu’un pays de brigandage, s’il était permis d’y attaquer ses adversaires sous prétexte qu’ils cacheraient un mauvais dessein au fond de leur cœur, et il ajoute que cette conduite ne convient point à M. le Clerc, qui a si bien peint ceux qui, pour rendre leurs adversaires odieux, se couvrent du prétexte des intérêts de la religion. « Lui convient-il après cela, dit-il [403], de déclamer comme il a fait contre M. Bayle précisément lorsqu’il a vu que par la voie légitime de la dispute il ne pouvait plus soutenir le choc ? Lui convient-il de se donner pour un homme rongé du zèle de la maison de Dieu ? Ce zèle, qui a été si tardif, serait à naître, si M. Bayle avait renoncé à sa remarque sur M. Cudworth, et s’il n’avait point réfuté les raisons de l’origéniste. » Il oppose à M. le Clerc les plaintes qu’il avait faites contre ceux qui avaient accusé Grotius de favoriser le socinianisme, en donnant à quelques passages de l’Écriture un autre sens que le commun des controversistes orthodoxes, et qui en avaient conclu que son intention était de saper les fondemens du christianisme. « Personne, dit-il [404], ne s’est élevé avec plus de force contre de telles accusations que M. le Clerc. N’a-t-il donc pas bonne grâce de dire aujourd’hui que M. Bayle fait l’apologie des athées, et qu’il a pour but de ruiner la religion ? Cette prétendue apologie est-elle autre chose que la réjection d’une fausse preuve ? » Il ajoute que M. le Clerc lui-même a été obligé de se défendre plusieurs fois de l’accusation de socinianisme, dont il demeure chargé.

M. Bayle donne après cela le précis de sa doctrine sur le sujet dont il s’agit, et la réduit à ces trois propositions [405] :

« I. La lumière naturelle et la révélation nous apprennent clairement qu’il n’y a qu’un principe de toutes choses, et que ce principe est infiniment parfait.

 » II. La manière d’accorder le mal moral et le mal physique de l’homme avec tous les attributs de ce seul principe de toutes choses infiniment parfait, surpasse les lumières philosophiques, de sorte que les objections des manichéens laissent des difficultés que la raison humaine ne peut résoudre.

 » III. Nonobstant cela il faut croire fermement ce que la lumière naturelle et la révélation nous apprennent de l’unité et de l’infinie perfection de Dieu, comme nous croyons par la foi et par notre soumission à l’autorité divine le mystère de la trinité, celui de l’incarnation, etc. »

M. Bayle ajoute qu’il sera très-assurément réputé orthodoxe sur la première et sur la troisième proposition ; et que si on l’attaque sur la seconde, on attaquera Luther et Calvin, et tout le corps des églises protestantes, et même presque tout le christianisme. Il est persuadé que jamais personne ne prouvera que ces trois propositions ne sont pas ce qu’il enseigne constamment dans ses ouvrages, ou que s’il les a établies dans quelques endroits, il a établi les trois propositions contraires dans quelques autres.

Il fait ensuite quelques considérations générales sur ce qu’il y a de dogmatique dans l’écrit de M. le Clerc, ne voulant pas entrer dans des détails de critique qui le mèneraient trop loin. « On supprimera donc, dit-il [406], beaucoup de remarques qui montreraient où M. le Clerc prend les choses à contre-sens, où il déguise l’état de la question, où il se plaint mal à propos qu’on n’a pas bien entendu ses pensées, où il trouve des contradictions chimériques, où il se donne la liberté de distinguer en deux espèces ce qui n’en fait qu’une, où il retranche ce qui ne l’accommode pas, où il ajoute ce qui l’accommode, etc. » M. le Clerc imputait à M. Bayle d’accuser Dieu de n’être ni bon ni saint ; « Quelle horrible calomnie ! s’écrie M. Bayle [407] ; quelle imposture malicieuse ! ou pour le moins quel manque de discernement ! Mais à qui persuadera-t-on que M. le Clerc, habile homme autant qu’il l’est, a bronché ici par stupidité, et pour n’avoir su distinguer deux choses visiblement différentes ? l’une est de dire que Dieu est infiniment bon et saint, quoique notre raison ne connaisse pas la manière dont sa bonté et sa sainteté s’accordent avec la misère et avec le péché de l’homme ; M. Bayle ne dit que cela ; l’autre est d’accuser Dieu de n’être ni bon ni saint ; M. Bayle n’a jamais fait une telle chose. »

M. Bayle ne s’arrête point sur l’origénisme : il prétend que M. le Clerc n’a rien dit de nouveau sur ce sujet, et qu’il n’a point répliqué aux raisons de son adversaire ; qu’ainsi elles subsistent dans toute leur force, et qu’il suffit de prier le lecteur de comparer les pièces de part et d’autre pour s’en convaincre. Il ne s’arrête guère davantage sur ce que M. le Clerc avait dit touchant l’excellence et l’usage de la raison. Il remarque seulement que le résultat de la dispute manichéenne que l’on a décrite a été toujours qu’il fallait en inférer la nécessité de captiver son entendement sous l’autorité de Dieu ; et que c’est un principe commun à tous les chrétiens qui admettent le mystère de la trinité et quelques autres. « M. le Clerc, ajoute-t-il [408], propose beaucoup de difficultés là-dessus, comme si le plus affreux pyrrhonisme était inévitable, au cas que les vérités révélées ne fussent pas conformes aux notions communes. On n’a rien à dire contre cela, si ce n’est qu’il y a long-temps que les unitaires font ces objections, et que les catholiques romains, les luthériens, et les réformés les réfutent. » Il défie M. le Clerc d’oser dire qu’il n’abandonne pas les notions communes, lorsqu’il reconnaît en Dieu trois personnes réellement distinctes, coessentielles, et consubstantielles ; et par conséquent c’est à lui à répondre aux difficultés qu’il propose contre le principe ordinaire des théologiens, à la confirmation duquel M. Bayle fait servir toute la dispute en question.

M. Bayle fait un parallèle de son sentiment avec celui de M. le Clerc, afin, dit-il [409], que tout le monde puisse connaître si M. le Clerc a eu raison d’intituler son Écrit, Défense de la Bonté et de la Sainteté Divine contre les objections de M. Bayle. Il suppose que M. le Clerc et lui disputent avec un disciple de Zoroastre sur l’unité du principe de toutes choses. M. Bayle, dit-il, commencera l’attaque, et forcera l’ennemi dans tous ses retranchemens. Mais ce n’est pas là la difficulté : il s’agit de résister au zoroastrien, lorsqu’il attaquera à son tour, et qu’il s’attachera à faire voir que le péché et ses suites ne s’accordent point avec l’idée d’un seul Être infiniment bon et infiniment saint. M. Bayle l’arrêtera tout d’un coup, en lui déclarant qu’il n’admet point pour la règle de la bonté et de la sainteté de Dieu, les idées que nous avons de la bonté et de la sainteté en général : et en lui opposant son système conforme aux principes des théologiens les plus orthodoxes, il défendra heureusement cette thèse : :« Dieu est infiniment bon et saint, quoique nos lumières soient trop petites pour concilier sa bonté et sa sainteté avec les misères et avec les crimes du genre humain en cette vie, et avec les crimes et les tourmens éternels du plus grand nombre des hommes dans la vie à venir. » Mais M. le Clerc qui accordera à son adversaire que les notions communes, c’est-à-dire, les idées que nous avons de la bonté et de la sainteté en général, nous doivent servir de règle pour juger de la bonté et de la sainteté de Dieu, sera obligé de s’éloigner du sentiment des autres chrétiens, en niant d’abord avec Origène l’éternité des peines de l’enfer ; et, ne trouvant pas même ce poste soutenable, il sera forcé de se jeter dans des conjectures, et de réduire la bonté et la sainteté de Dieu à un problème dont on n’apprendra la solution que dans l’autre monde. Sur quoi M. Bayle observe que M. le Clerc s’était précisément mis dans le cas sur lequel il fondait son accusation. Car, selon lui, le grand crime de M. Bayle est de croire qu’aucun système chrétien n’est capable de résoudre les objections manichéennes contre la bonté et la sainteté de Dieu : or M. le Clerc est persuadé de la même chose, puisque sur l’éternité des peines il abandonne tous les systèmes des chrétiens, et même celui d’Origène, et qu’il se retranche seulement dans des peut-être, et des probabilités. D’où il s’ensuit que selon M. le Clerc il n’y a aucun système chrétien qui puisse résoudre les objections du manichéisme contre la bonté et la sainteté de Dieu. « C’est néanmoins, ajoute-t-il [410], le seul fondement de l’accusation qu’il a intentée à M. Bayle : il s’est donc percé lui-même du coup qu’il lui a porté. Il a mal tiré de ce fondement de l’accusation plusieurs conséquences, qui sont les calomnies qu’il a débitées contre M. Bayle. Il a dit que ceux qui soutiennent qu’on ne peut répondre aux objections du manichéisme, attaquent la bonté et la sainteté de Dieu, et l’accusent de n’être ni bon ni saint, et ne sont point recevables à dire qu’ils le croient bon et saint ; car n’ayant aucune raison de croire qu’il le soit, ils tombent manifestement en contradiction, etc. Ces conséquences et toutes les autres que je n’articule pas retombent également sur l’accusateur et sur l’accusé. Cela ne peut plus souffrir de doute. »

Pour terminer cette dispute M. Bayle offre [411] à M. le Clerc de subir le jugement des facultés de théologie de Leyde, d’Utrecht, de Franeker, de Groningue, etc. Il lui propose de faire dresser une requête qu’on présentera à ces facultés, et où l’on marquera la peine qu’il voudra que l’on inflige à celui qui perdra sa cause. M. Bayle signera cette requête conjointement avec lui. M. le Clerc y joindra les propositions qu’il aura extraites des livres de M. Bayle, et les communiquera à sa partie, qui au cas qu’elles se trouvent en autant de mots dans ses ouvrages, et sans aucune mutilation essentielle, les souscrira. Les facultés de théologie connaîtront par cette requête et par ces extraits ce que l’on demande d’elles, c’est qu’il leur plaise de prononcer sur cette question : Les propositions extraites des livres de M. Bayle sont-elles de bonnes preuves des accusations que M. le Clerc lui a intentées ? M. le Clerc le prétend, et M. Bayle le nie, et soutient de plus qu’elles n’ont rien d’opposé aux confessions des églises réformées de France et du Pays-Bas. Mais comme M. le Clerc, ajoute-t-il, déclare qu’avant que d’avoir examiné le second et le troisième volume de la Réponse au Provincial, il considérait comme un jeu d’esprit les objections de M. Bayle, et qu’elles n’empêchaient point qu’il ne le crût orthodoxe, M. Bayle croit que pour abréger la peine des professeurs, il suffira que les facultés de théologie prennent la peine d’examiner ces deux tomes-là. On pourra même, continue-t-il, leur épargner la principale partie de cette peine, si M. le Clerc marque les pages de toutes les propositions qu’il aura extraites, et si M. Bayle marque les pages que son délateur aura omises et dont la connaissance sera nécessaire aux juges pour s’instruire mieux de l’état de la question.

Les ennemis de M. Bayle ne se contentèrent pas de le représenter comme un homme qui travaillait à détruire la religion, ils tâchèrent de le faire passer pour criminel d’état. C’était assez bien imiter M. Jurieu. Cependant, comme les sentimens de M. Bayle étaient trop bien connus en Hollande pour qu’une pareille accusation pût faire quelque effet sur des personnes raisonnables, ses ennemis crurent qu’ils devaient travailler à le détruire en Angleterre, où ils espéraient de trouver plus de facilité. On n’oublia rien pour prévenir le comte de Shaftsbury. Mais on se trompa dans les efforts qu’on fit auprès de ce seigneur : il connaissait trop bien M. Bayle, avec qui il avait eu de grandes liaisons pendant le séjour qu’il avait fait à Rotterdam. Il pénétra les motifs de cette accusation, et s’en divertit avec ses amis. On écrivit aussi au comte de Sunderland : on l’assura que M. Bayle avait eu des conférences avec le marquis d’Allègre, prisonnier de guerre, lorsqu’il passa en Hollande pour aller en Angleterre. On ajouta que M. Bayle semait partout des principes favorables à la monarchie et au pouvoir absolu ; qu’il élevait perpétuellement la grandeur de la France et rabaissait le pouvoir des alliés, les grandes actions de leurs généraux, etc. Milord Sunderland, ardent et impétueux, qui avait autant d’aversion pour les maximes qu’on attribuait à M. Bayle qu’il avait de passion pour l’abaissement de la France et pour la gloire du général anglais [412], ne parlait de M. Bayle qu’avec des transports d’indignation et de colère. Je tâchai de le ramener, mais inutilement ; sa prévention était trop forte. J’avoue que j’en fus alarmé. Je craignais qu’il ne portât la cour à se plaindre aux États de Hollande qui, vu les circonstances du temps, ne pouvaient rien refuser à l’Angleterre, et que sur de si puissantes représentations on ne donnât ordre à M. Bayle, simple particulier, de sortir des Sept Provinces. C’était apparemment le but de ses ennemis. J’eus recours à milord Shaftsbury, et lui fis connaître le danger où se trouvait M. Bayle. Ce seigneur promit de parler à milord Sunderland ; mais en même temps il me dit qu’il serait à souhaiter que, pour fermer la bouche à ses ennemis, M. Bayle prit occasion dans quelqu’un de ses ouvrages de parler du succès des armes des alliés, qui était principalement dû à la sagesse et à l’activité du conseil d’Angleterre et à l’habileté du général anglais. Il ajouta que cela pouvait se faire sans affectation et sans s’éloigner de la qualité d’historien, et me fit connaître que je lui ferais plaisir de l’insinuer à M. Bayle comme de mon chef.

Je crus devoir rendre compte à M. Bayle de ce qui se passait, et de la conversation que j’avais eue avec milord Shaftsbury. Il me répondit [413] que M. Silvestre lui avait déjà appris la mauvaise humeur de milord Sunderland, fondée sur ce qu’il avait eu des conférences avec le marquis d’Allègre ; mais que c’était la plus grande fausseté du monde. À l’égard de l’autre chef d’accusation, qui était le principal sujet de l’animosité de milord Sunderland, M. Bayle dit « qu’il défiait ses plus violens ennemis de trouver dans ses ouvrages la moindre ombre d’affectation de parler à l’avantage du roi de France et de ses ministres et généraux, ni au désavantage des alliés ; car il ne faut pas, ajouta-t-il, mettre en ligne de compte les Pensées sur les comètes, livre, comme j’en ai averti au-devant de la troisième édition, qui fut fait dans la vue de le faire imprimer à Paris, etc. On sait que l’abbé Renaudot se fonda, entre autres choses, pour empêcher que mon Dictionnaire n’entrât en France, sur ce qu’il contenait des choses contre l’état. » M. Bayle rejeta bien loin le parti qu’on lui avait conseillé de prendre pour détruire les calomnies de ses ennemis. Incapable de flatter par des vues intéressées, ou même de louer hors de saison, il envisagea de ce côté-là ce qui lui était proposé, et déclara qu’il ne lui convenait point de faire cette démarche. « Au reste, dit-il, le plan que vous me marquez comme une chose qui désarmerait mes ennemis, est un conseil de bon ami ; je vous en remercie de tout mon cœur, mais il est impraticable pour moi. Il ne me conviendrait pas à mon âge de cinquante-neuf ans, qui est, quant à la faiblesse de tempérament que la nature m’a donnée, une vieillesse plus infirme qu’à l’égard des autres hommes l’âge de soixante-dix ou de soixante-quinze ans, qui d’ailleurs lutte depuis plus de six mois contre une maladie de poitrine, mal héréditaire dont ma mère et sa mère sont mortes, et qui par conséquent ne me permet pas de me proposer un long séjour en ce monde ; il ne me conviendrait pas, dis-je, d’écrire en courtisan et en flatteur des personnes en place. Mes ennemis voudraient bien que cette inégalité de conduite me pût être reprochée. »

M. Bayle écrivit aussi à milord Shaftsbury [414] pour le remercier des nouvelles marques de bienveillance qu’il lui donnait : il lui protesta qu’il n’était point vrai il eût eu des conférences avec le marquis d’Allègre ; qu’il n’avait même su que par les gazettes que ce marquis avait été en Hollande, et qu’il était passé en Angleterre. Il ajouta que milord Shaftsbury savait mieux que personne quels étaient ses principes sur le gouvernement, puisqu’il avait eu l’honneur de lui en parler plus d’une fois ; et il le pria de détromper milord Sunderland. Milord Shaftsbury y réussit. Il lui représenta que M. Bayle, enfermé dans son cabinet et uniquement occupé de ses livres et de ses écrits, ne se mêlait en aucune manière des affaires d’état, que ce n’était ni son génie ni son talent, et que toutes ces accusations n’étaient qu’un effet de l’animosité de quelques auteurs qui avaient eu des disputes avec lui, et qui s’efforçaient de le rendre odieux. Milord Sunderland reconnut enfin qu’on lui avait imposé, et rendit justice à M. Bayle. Milord Shaftsbury l’en informa d’abord, et M. Bayle lui témoigna [415] combien il était sensible à ses généreuses attentions, et la joie qu’il avait d’apprendre « que les impressions calomnieuses dont ses ennemis avaient prévenu milord Sunderland étaient heureusement dissipées par ses soins. »

Dans ce temps-là, M. Bayle reçut un petit livre imprimé à Paris sous ce titre : Remarques critiques sur la nouvelle édition du Dictionnaire historique de Moréri, donnée en 1704. L’auteur [416] avait tiré presque toutes ses remarques du Dictionnaire de M. Bayle, se les était appropriées, et ne laissait pas de le critiquer quelquefois. M. Bayle jugea que cet écrit méritait d’être connu en Hollande, et pour le rendre plus utile il voulut bien le faire réimprimer [417], avec des notes qui éclaircissaient plusieurs faits où l’auteur s’était trompé, ou qu’il ne rapportait pas avec assez d’exactitude. Il indiqua même les fautes qu’il avait faites contre l’usage de la langue française, et ses expressions ambiguës ou équivoques. Enfin, il y ajouta une longue préface pour servir d’instruction aux nouveaux éditeurs du Moréri. Le rapport qu’a ce petit ouvrage avec le Dictionnaire de M. Bayle engagea un de mes amis [418] à me le demander pour le joindre à la quatrième édition de ce Dictionnaire. Je le lui envoyai, accompagné de quelques observations, où j’ai marqué les endroits que l’auteur a tirés du Dictionnaire critique, et où j’ai distingué le fautes qu’il a reprises dans le Moréri et qu’on a ôtées des dernières éditions, d’avec celles qui restent à corriger dans l’édition de 1725 [* 10].

M. Bayle donna en ce même temps un quatrième tome de sa Réponse aux Questions d’un provincial [419]. Il dit dans sa préface, datée du 25 de novembre 1706, que ce quatrième tome aurait pu paraître beaucoup plus tôt, si les presses du libraire n’eussent été occupées à de grands ouvrages commencés depuis long-temps, et qu’il importait de finir. Les cinq premières feuilles avaient été imprimées avant le commencement du mois d’avril. La principale et la plus ample partie de ce volume regarde la critique que M. Bernard avait faite du second tome de la Continuation des Pensées diverses, et roule sur le parallèle de l’athéisme et du paganisme, et sur la question si le christianisme est propre à maintenir les sociétés. M. Bayle se flatte que les lecteurs y trouveront un mélange de raisonnemens, d’autorités et d’histoires qui ne leur permettra pas de s’ennuyer. « Ils ne doivent pas craindre, dit-il, sous prétexte que c’est ici une réponse à M. Bernard, de rencontrer des choses peu intéressantes. Tout y est aussi dogmatique et aussi dégagé de différens personnels que si on n’avait eu en vue ni M. Bernard, ni aucun autre particulier. »

M. Bernard avait aussi fait des extraits critiques du premier et du second tome de la Réponse au provincial [420] ; M. Bayle dit qu’il aurait bien souhaité de mettre dans ce quatrième volume la réfutation qu’il avait faite de ces extraits. « Cette réfutation, ajoute-t-il, est achevée depuis long-temps, et roule sur des matières qui ne sont pas moins curieuses qu’importantes. Elle est telle en un mot qu’un auteur peut avoir de l’impatience de la voir publique. Cependant il a fallu trouver bon qu’elle fût renvoyée au tome qui suivra celui-ci. » Ce cinquième tome ne parut qu’après la mort de M. Bayle, et il n’eut pas le temps de le revoir, de le corriger, et de le grossir autant qu’il l’aurait pu. Cependant il y traite diverses questions importantes, et y examine plusieurs faits historiques avec une exactitude qu’il poussait jusqu’au scrupule.

M. le Clerc ne laissa pas sans réplique la dernière réponse de M. Bayle. Il renouvela ses accusations avec beaucoup de véhémence [421] : il soutint que M. Bayle n’avait pas répondu à ses principales difficultés, et que ce qu’il lui opposait de nouveau était vain et frivole. M. Bayle lui avait offert de prendre les académies de Hollande pour juges de leur différent ; M. le Clerc répondit qu’il y avait une voie bien plus sûre et plus honorable pour M. Bayle, c’est, dit-il, de solliciter lui-même une approbation de son Dictionnaire, de ses Pensées sur les comètes, et de ses Réponses aux Questions d’un provincial, par laquelle ces académies déclarent qu’elles n’y ont rien trouvé contre leurs sentimens, et particulièrement dans les articles et les chapitres concernant les manichéens et la prédestination. S’ils lui accordent cette approbation, ajoute-t-il, je dirai que j’ai eu tort de nier qu’il fût de leur sentiment.

M. Bayle répliqua dans un ouvrage intitulé : Entretiens de Maxime et de Thémiste : ou Réponse à ce que M. le Clerc a écrit dans son dixième tome de la Bibliothéque choisie contre M. Bayle [422]. Maxime et Thémiste examinent et critiquent tour à tour l’écrit de M. le Clerc. Ils s’attachent à justifier les principes de M. Bayle et à faire voir que M. le Clerc en a tiré de fausses conséquences. Ils se plaignent de ce qu’il a souvent déguisé l’état de la question, et passé sous silence ce qu’on lui avait opposé de plus fort et de plus convaincant. On voit par-là que cette dispute avait dégénéré en reproches d’auteur à auteur, et qu’elle était devenue en quelque manière personnelle. Ces reproches étaient accompagnés de plusieurs termes durs et outrageans. Un bel esprit d’Angleterre [423] disait qu’il ne devait pas y avoir plus d’aigreur dans un ouvrage de controverse que dans un billet doux. Cette maxime ne regarde pas moins les philosophes que les controversistes ; ou, pour mieux dire, tous les savans devraient être philosophes à cet égard. Mais lorsqu’un auteur voit qu’on attaque sa personne, son honneur et sa réputation, il lui est bien difficile de se retenir. Il se croit obligé de repousser ces outrages, et il lance à son tour des traits perçans contre son ennemi.

Les attaques qu’on livrait de tous côtés à M. Bayle redonnèrent du courage à M. Jurieu. Il crut que l’occasion était favorable et qu’il en devait profiter. Il publia un petit livre intitulé : Le Philosophe de Rotterdam accusé, atteint et convaincu [424]. Il y fait revenir ses anciennes accusations contre M. Bayle, quoiqu’on les eût réfutées d’une manière à le réduire au silence. Il donne de grands éloges à MM. Jaquelot et Bernard, qu’il avait persécutés comme suspects d’hérésie ; il en donne même à M. le Clerc, qu’il haïssait mortellement. Mais ces messieurs avaient écrit contre M. Bayle ; il les appelait en témoignage, et il ne voulait pas décrier ses témoins. Cependant il ne put s’empêcher de mêler quelque amertume à ses douceurs : il rappela malignement leurs anciennes disgrâces et leurs sentimens hétérodoxes. Mais il se servit d’un détour : il rapporta sous le nom de M. Bayle et de ses amis les raisons qu’on pouvait alléguer pour récuser ces trois témoins, au nombre desquels il se rangea lui-même. « Il est admirable, dit-il [425], et ses amis avec lui, dans les reproches qu’ils font contre ces témoins : le théologien de Rotterdam est un entêté, idolâtre de ses productions, qui aime souverainement les superlatifs, et qui n’a pas été content du peu de louanges qu’on a données à ses ouvrages. M. Jaquelot a été piqué de ce qu’il avait appris que M. Bayle avait parlé du livre de l’existence de Dieu avec assez peu d’estime. De plus, c’est un homme plus que suspect, et qui ne s’est pas tiré avec honneur des affaires qu’il a eues ; un autre a été repris par les synodes ; le troisième est un pélagien et un socinien, convaincu d’hérésie et d’impiété. » M. Jurieu s’efforce de trouver quelque différence entre ses principes et ceux de M. Bayle. On jugera s’il y réussit par l’exposé qu’il donne de son propre système, et qu’il réduit à ces trois points [426]. « I. Que Dieu ne peut avoir eu dans ses actions, dans ses décrets et dans sa providence, d’autre fin que sa propre gloire, d’où il s’ensuit que toutes les dispositions de la divine Providence sont justes, sages et raisonnables, quelque dures qu’elles paraissent au sens de la chair et opposées aux intérêts des créatures. II. Qu’il n’y a dans l’homme ni dans les choses humaines rien de semblable à ce qui est en Dieu ; les noms d’être, de substance, de substance qui pense, de volonté, d’intelligence, de liberté, de droit, de justice et tous autres semblables, sont tous noms équivoques, qui ne signifient pas en Dieu ce qu’ils signifient dans l’homme ; qu’ainsi c’est en vain que l’on compare et la conduite et les droits de Dieu à l’égard de l’homme, à ceux des hommes avec les autres hommes, et tous les argumens qu’on en tire sont des sophismes, n’ayant pas d’autre appui que des comparaisons entre des choses qui ne sont nullement comparables, c’est Dieu et la créature, et les droits de Dieu et ceux de l’homme. III. Mais ce qui va décider de tout, c’est le souverain droit de Dieu sur les créatures ; cette puissance sans bornes doit imposer silence à l’homme sur tout ce qui le chagrine ou qui incommode sa raison dans la conduite de la providence, et par conséquent cela réduit en poudre toutes les profanes et impies difficultés que l’auteur du Dictionnaire prête aux manichéens et aux pauliciens, et qu’il étale avec tant de pompe. »

M. Jurieu fait voir que saint Paul a prévu et rapporté ces difficultés dans son Épître aux Romains [427], et qu’il y répond en montrant que le souverain droit de Dieu sur les créatures doit imposer silence à la raison. M. Jurieu remarque que saint Paul conclut la dispute par cette belle et grande exclamation : Ô profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugemens sont impénétrables et ses voies incompréhensibles ! car qui a connu les desseins de Dieu, ou qui est entré dans le secret de ses conseils ? « Il est plus clair que le jour, ajoute M. Jurieu [428], que dans ces paroles l’apôtre veut réprimer la témérité de ces mauvais savans, qui veulent que nous levions toutes les difficultés par la voie de la raison humaine et par leurs axiomes philosophiques, et que nous avouions que la raison humaine est incompatible avec la révélation divine, comme si ce qui est au-dessus de la raison était toujours contraire à la raison. » On voit que M. Jurieu avait ici en vue M. Bayle ; mais il n’oublia pas M. le Clerc ni M. Jaquelot. « Il faut avouer aussi, ajoute-t-il, que cette pieuse exclamation de saint Paul fait voir l’égarement de ces théologiens qui veulent trouver dans des maximes pélagiennes le moyen d’accorder la raison et la révélation. Certainement s’il est vrai, comme ces messieurs le prétendent, qu’il n°y ait qu’à faire l’homme maître absolu de son libre arbitre et de ses actions, pour sortir de ce labyrinthe, cette exclamation : Ô profondeur, etc., que ses jugemens sont impénétrables, etc., paraît peu juste et peu nécessaire ; car le chemin est tout uni quand on dit : Dieu a abandonné l’homme parce qu’il a fait un mauvais usage de son libre arbitre. » Il ne fait ici que répéter ce qu’il venait d’exprimer d’une manière plus forte et plus étendue. « Je voudrais bien savoir, dit-il [429], pourquoi un nombre de théologiens si considérable se fait une frayeur d’entrer dans cette voie (du souverain droit de Dieu sur les créatures), et aiment mieux nous faire les éloges de la créature libre et de l’excellence de la liberté. Cela est bon, mais cela ne sert à rien dans l’occasion présente, et d’ailleurs cela conduit au pélagianisme. En fermant une porte, comme on croit, à l’impiété des manichéens et des pyrrhoniens, on en ouvre une autre ou bien on en laisse une autre ouverte ; car on ne saurait s’empêcher d’avouer que Dieu est l’auteur de ce franc arbitre qu’il a donné à l’homme, et qu’il en est le maître pour arrêter le cours de ses désordres quand bon lui semble. Ainsi par cette voie on ne fermera jamais la bouche aux profanes. »

Voilà précisément ce que disait M. Bayle ; cependant il ne voulut tirer aucun avantage de cet écrit ; il ne le jugea pas digne de son attention. Il avait déjà assez montré la conformité de sa doctrine avec celle de M. Jurieu.

M. Jaquelot n’avait pas commencé sa dispute avec M. Bayle pour la finir sitôt, il revint à la charge ; mais au lieu de s’en tenir aux trois points qui faisaient l’essentiel de cette controverse, il se jeta sur d’autres matières qui n’y entraient qu’incidemment, ou qui n’y avaient même aucun rapport. Il ne laissait pas de tendre à son but, qui était de représenter M. Bayle comme une personne qui attaquait la religion. Il intitula sa réplique : Examen de la théologie de M. Bayle, répandue dans son Dictionnaire critique, dans ses Pensées sur les comètes, et dans ses Réponses à un Provincial, où l’on défend la conformité de la foi avec la raison, contre sa réponse. Voici le jugement que M. Bayle fit de cet ouvrage, en écrivant à un de ses amis [430] : « Je vous dirai en confidence que l’ouvrage de M. Jaquelot est plein de malignité, de mauvaise foi et de faibles raisonnemens. Il abandonne, aussi-bien que moi, les notions communes de la bonté et de la sainteté ; et par conséquent il est percé de tous les coups que M. le Clerc me porte. Je n’oublierai pas de faire cette remarque, qui embarrassera le délateur ; car il est ami de M. Jaquelot, qui a fait passer par ses mains son manuscrit. » M. Bayle répondit à M. Jaquelot sous la forme d’entretiens, comme il avait fait à M. le Clerc : Entretiens de Maxime et de Thémiste : ou Réponse à l’Examen de la théologie de M. Bayle, par M. Jaquelot. M. Bayle remarque d’abord que dans la réplique de M. Jaquelot qui contient 472 pages, les 304 premières pouvaient être négligées, parce qu’elles ne regardaient point le fond de cette controverse. La dispute avait été réduite à ces trois points : 1°. à la liberté d’indifférence ; 2°. à l’origine du mal ; 3°. aux objections que le pyrrhonisme peut fonder sur quelques dogmes révélés. À l’égard du premier point, M. Bayle remarque qu’il n’est pas nécessaire de s’y arrêter. « M. Jaquelot, dit-il [431], aurait dû l’abandonner entièrement dans sa réplique, puisque M. Bayle lui avait donné la carte blanche, c’est-à-dire, qu’il lui avait permis de se montrer tout-à-fait pélagien, et puisqu’il l’avait combattu quant à l’origine du mal, sans supposer que le principe de la liberté d’indifférence. M. Jaquelot, ajoute-t-il, n’a pas laissé de remanier, comme une affaire capitale, la question, si l’homme possède cette liberté. La démangeaison de dogmatiser à l’arminienne l’a engagé à cela ; il a fait paraître la même impatience que les nouveaux prosélytes qui publient incessamment les motifs de leur conversion. »

M. Bayle reproche ensuite cinq fautes à M. Jaquelot. La première, c’est d’avoir attaqué la doctrine de M. Bayle sans faire semblant de savoir qu’elle est la même que celle des réformés, et puis d’avoir fait semblant de croire qu’elle en est très-différente. La seconde, c’est de croire que la même doctrine est innocente ou condamnable selon la diversité des intentions de ceux qui l’enseignent. M. Bayle avait fait voir que M. Jurieu avait enseigné, avant lui, qu’aucun système ne peut résoudre les objections qu’on peut faire touchant la chute d’Adam et ses suites, et qu’il avait exposé les mêmes difficultés que M. Bayle. On avait demande à M. Jaquelot, pourquoi il n’avait pas combattu plus tôt cette doctrine, qui selon lui tend à faire Dieu auteur du péché, et à détruire la religion. M. Jaquelot répond ici [432], qu’il n’a point écrit contre M. Jurieu parce qu’il le croit de bonne foi dans son système, sans donner aucune atteinte directe aux fondemens de la religion ; mais qu’il a voulu réfuter M. Bayle seul, parce qu’il le croit mal persuadé du système établi par le synode de Dordrecht, et mal intentionné pour les principes de la religion. M. Bayle trouve cette distinction fort singulière. Personne, dit-il, ne s’était encore avisé de séparer de telles choses. On avait toujours cru que si deux auteurs enseignaient la même doctrine, il n’était pas possible de réfuter celle de l’un sans réfuter celle de l’autre. Il rappela à M. Jaquelot la déclaration qu’il avait faite dans la préface de son premier livre, qu’il n’avait aucun dessein d’attaquer la personne ni le cœur de M. Bayle, ni de pénétrer dans son intention ; déclaration qu’il avait répétée dans le corps de l’ouvrage en ces termes : Je ne veux point pénétrer les vues secrètes de cet auteur... gardons-nous des jugemens téméraires [433]. Mais dans son second livre il ne cesse d’affirmer que M. Bayle a de très-mauvaises intentions. On lui demande d’où lui sont venues ces nouvelles lumières ; et on attribue ce changement de conduite à une passion irritée du mauvais succès de l’attaque. On ajoute, que M. Jaquelot, lors même qu’il écrivait sa réplique, ayant prévu que la chaleur de la dispute et le besoin des prétextes le contraindraient à répéter mille fois ses jugemens téméraires, en avait donné un désaveu dans les formes et une espèce de rétractation : Je souhaite seulement, dit-il [434], qu’on se souvienne que je ne prétends parler ni de la personne de M. Bayle, ni de son cœur.... Le titre de ce chapitre, dit-il, quelques pages après [435], montre assez que je ne veux parler ni de l’intention ni du cœur de M. Bayle.

La troisième faute qu’on reproche à M. Jaquelot, c’est de soutenir encore dans sa réplique, que M. Bayle ôte à l’homme toute sorte de liberté. On lui avait déjà répondu que M. Bayle n’avait rien affirmé ou nié sur cette matière, et que cette discussion était inutile, puisque M. Bayle consentait de disputer avec lui comme avec un pélagien. On l’avait toujours combattu en supposant la liberté d’indifférence, et en faisant voir que cette liberté n’affaiblissait point les objections manichéennes. Ainsi M. Bayle n’avait aucun intérêt à la réfuter, quoiqu’il eût pu le faire sans détruire toute sorte de liberté ; puisque les contre-remontrans qui rejettent la liberté d’indifférence, ne laissent pas de soutenir que l’homme agit librement en ce qu’il agit volontairement et avec délibération. M. Bayle n’a jamais entrepris d’ôter à l’homme cette espèce de liberté. On montre ensuite ce qui a pu faire illusion à M. Jaquelot, et le détourner du véritable état de la question sur cet article.

La quatrième faute de M. Jaquelot, c’est qu’il attaque M. Bayle sur la concorde de la foi et de la raison, et dit au fond la même chose que lui. On avait cru, en lisant le titre de son premier livre : Conformité de la foi avec la raison, etc., qu’il avait entrepris de prouver cette conformité selon le plan qui se trouve dans la Réponse au provincial, et qui revient à ceci : [436] « Il faut montrer non-seulement qu’on a des maximes philosophiques qui sont favorables à notre foi, mais aussi que les maximes particulières qui nous sont objectées comme non conformes à notre catéchisme, y sont effectivement conformes d’une manière que l’on conçoit distinctement [437]... Cet accord demande non-seulement que votre thèse soit conforme à plusieurs maximes philosophiques, mais aussi qu’elle ne soit pas victorieusement combattue par quelques autres maximes de la raison. Or, elle en sera combattue victorieusement si vous ne pouvez vous défendre que par des distinctions inintelligibles, ou qu’en vous excusant sur la profondeur impénétrable du sujet. » Il était facile à M. Jaquelot, ajoute-t-on, de s’apercevoir avant que de lire ce plan, que c’est là ce qu’on demande, lorsqu’on souhaite la conformité de la foi avec la raison. Mais il s’en faut bien qu’il ait travaillé sur cette idée. « Quand je parle de la conformité de la foi avec la raison, dit-il dans son dernier livre [438], je veux dire qu’il ne faut point renoncer à la raison pour admettre la religion, car quoiqu’il y ait des mystères dans la religion que la raison ne saurait comprendre, il ne s’ensuit pas que ces mystères soient contraires à la raison : de même qu’il ne s’ensuit pas que la divisibilité des corps à l’infini ni le mouvement soient contraires à la raison, encore qu’elle ne puisse répondre aux difficultés qui combattent ces propositions. » On remarque que si M. Jaquelot ne prétend autre chose, il a attaqué très-mal à propos M. Bayle, puisque M. Bayle n’a jamais dit qu’il faut renoncer à la raison pour admettre la religion, et qu’au contraire il a répété mille fois que l’on ne saurait agir plus conformément à la raison qu’en préférant l’autorité de l’Écriture aux maximes philosophiques qui s’opposent à nos mystères. Ainsi l’on montre que c’est en vain que M. Jaquelot veut mettre de la différence entre sa doctrine et celle de M. Bayle ; et que par l’état de la question donné par M. Bayle, il paraît que M. Jaquelot et lui n’ont point de dispute réelle.

La cinquième faute qu’on trouve dans M. Jaquelot, c’est d’avoir entrepris un accommodement dont personne n’avait besoin. Il déclare que son but a été de faire voir qu’il ne faut point renoncer à la raison pour admettre la religion. Or tout le monde savait que ceux qui admettent la trinité, et les autres mystères de l’Évangile se croient très-raisonnables, et que bien loin de renoncer à la raison, ils se fondent sur les axiomes philosophiques qui ont le plus haut degré d’évidence et de certitude. Ils se fondent sur ce que Dieu ne peut tromper ni être trompé, et que par conséquent il doit être toujours cru sur sa parole ; et ils emploient la raison pour discerner le vrai sens de l’Écriture. On savait aussi que ce n’était pas un juste sujet de rejeter une doctrine, que de voir qu’elle est exposée à de très-grandes difficultés, et que la prééminence de la nature divine ne nous permet pas de la soumettre aux mêmes devoirs qui lient les hommes les uns aux autres. Toutes ces vérités sont très-connues, et ce n’est pas ce qu’on attend de ceux qui promettent de faire voir la conformité de la foi avec la raison. On s’attend qu’ils montreront que nos systèmes théologiques sont unis à la raison par les maximes mêmes qu’elle fournit à l’ennemi et qui sont le fondement des objections, et que la solution qu’ils donneront découvrira le lien qui joint ensemble ces maximes philosophiques et ces hypothèses théologiques. Mais c’est ce que M. Jaquelot n’a point fait. Il a été si effrayé du plan d’accommodement qu’on lui marquait entre sept propositions théologiques et dix-neuf propositions philosophiques, qu’il n’a osé s’en approcher ; il n’a pu prendre d’autre parti que de dire que ces dix-neuf propositions « sont des maximes fausses, dont on ne doit faire aucun usage dans la question dont il s’agit [439]. » M. Bayle avait avoué qu’il fallait renoncer aux notions communes de la bonté et de la sainteté, quand il est question de juger de la providence de Dieu à l’égard du mal. Cet aveu avait fait de la peine à plusieurs personnes. C’est là-dessus que M. le Clerc s’était fondé pour accuser M. Bayle de détruire la religion. Mais puisque M. Jaquelot récuse aussi les notions communes, et qu’il affirme que les damnés souffriront éternellement, il se doit croire enveloppé dans l’accusation de M. le Clerc, comme complice des prétendues impiétés de M. Bayle. On tire de là une nouvelle preuve qu’il n’y a rien de plus trompeur que le titre du premier ouvrage de M. Jaquelot : Conformité de la foi avec la raison, ou défense de la religion contre les principales difficultés répandues dans le Dictionnaire de M. Bayle. Pour rectifier ce titre, il faudrait y faire ce changement : Conformité imparfaite de la foi avec quelques-unes des maximes de la raison, ou dispute contre M. Bayle, à qui l’on avoue que les maximes philosophiques qu’il a crues irréconciliables avec nos systèmes de théologie, le sont effectivement.

On examine après cela les cinq principes que M. Jaquelot substitue aux notions communes qu’il a rejetées, et on fait voir qu’ils ne sont pas capables de satisfaire la raison. On observe que M. Jaquelot, ne pouvant pas répondre aux difficultés que M. Bayle avait faites contre son premier livre, n’avait eu d’autre ressource que d’inventer un nouveau système qui pût lui servir à échapper aux objections qu’il ne lui était pas possible d’éluder, s’il eût persisté dans ses premiers dogmes. On fait voir que par ce nouveau système, M. Jaquelot rétracte tout ce qu’il avait dit dans son premier ouvrage pour justifier par les intérêts de la gloire de Dieu, la permission du péché. On fait l’examen de ce système, et on montre qu’il est inutile pour résoudre les difficultés dont il s’agit. On soutient qu’il s’ensuit visiblement du système de M. Jaquelot, que Dieu a voulu le péché, et en a été la cause proprement dite. On prouve que ce ministre a vainement prétendu que le franc arbitre levait toutes les difficultés sur l’origine du mal. On réfute sa doctrine sur la permission du mal, et ce qu’il a répondu au sujet du mal physique, et du pyrrhonisme ; et on répond à plusieurs remarques qu’il avait faites sur le troisième tome de la Réponse au provincial. Enfin on marque les raisons que l’on a eues de ne point examiner les trois cent trois premières pages de la réplique de M. Jaquelot, et pourquoi l’on se contente d’un petit nombre d’observations qui regardent principalement le recueil des difficultés qu’il a tirées du Dictionnaire critique et accompagnées de ses réflexions.

Du reste, on se plaint dans cet ouvrage que M. Jaquelot n’a pas répondu à un grand nombre de difficultés embarrassantes ; qu’il est plein de supercheries et de déguisemens ; qu’il foule aux pieds la bonne foi, afin de suivre les mouvemens d’une haine personnelle ; qu’il ne cherche qu’à chicaner et qu’à faire perdre de vue les difficultés ; qu’il mutile les passages de son adversaire, et affecte de parler avec mépris de son livre ; on remarque qu’il s’étourdit quelquefois jusques à combattre ses propres principes, qu’il s’abandonne trop à sa présomption ; qu’il est trop orgueilleux pour convenir qu’il se soit jamais trompé, etc. Ce style n’était pas naturel à M. Bayle ; il disputait sans sortir jamais des bornes de la modération. Il dissimulait au contraire ou excusait les défauts de ses adversaires, et assaisonnait sa critique de mille traits polis et obligeans. Mais il fut aigri et piqué, parce qu’il vit qu’on attaquait sa personne encore plus que sa doctrine, et qu’on n’oubliait rien pour le livrer à l’indignation publique. Ce procédé parut très-déraisonnable aux personnes désintéressées. M. de Bauval s’en plaignit. « Si M. Bayle, dit-il [440], a eu des intentions secrètes et des desseins dangereux contre la religion, c’est le procès personnel de M. Bayle, et ce n’est pas la cause du public. Ceux qui ne cherchent que la vérité se mettront peu en peine de discuter si l’on est bien fondé dans les accusations qu’on intente à M. Bayle. Ils se réduiront à la question générale ; or, il est singulier que ses antagonistes ne s’attaquent qu’à lui là-dessus, puisqu’il est constant que presque tous les catholiques romains, et la plus grande partie des protestans soutiennent hautement la même chose (R). Pourquoi s’acharner sur lui seul, et le prendre à partie ? Pourquoi ne compter pour rien la foule des théologiens qui sont de son côté ? C’est là un des points principaux de la dispute entre lui et ses adversaires, et sur quoi pourtant ils ont très-peu insisté. Il semble que c’est à quoi ils devraient principalement s’attacher ; autrement on pourrait les soupçonner de songer moins à défendre la vérité qu’à se venger de M. Bayle. »

Il y avait plus de six mois que M. Bayle était incommodé d’une ardeur de poitrine qui l’affaiblissait sensiblement. Comme c’était un mal de famille, il le jugea mortel, et ses amis ne purent le faire consentir à prendre des remèdes. Il voyait approcher la mort sans la désirer ni la craindre. Il travaillait sans relâche, et avec la même tranquillité d’esprit que si la mort n’eût pas dû interrompre son travail. Dans la lettre de remercîment qu’il écrivit à milord Shaftsbury, il lui rendit compte de ses occupations et de sa maladie. « J’aurais cru, dit-il [441], qu’une querelle avec des théologiens me chagrinerait ; mais j’éprouve par expérience qu’elle me sert d’amusement, dans la solitude à quoi je me suis réduit. Car, comme mon mal est une affection de poitrine, rien ne m’incommode tant que de parler ; et c’est pourquoi je ne reçois ni ne fais aucune visite, mais je m’amuse à réfuter M. le Clerc et M. Jaquelot, que je trouve perpétuellement coupables de mauvaise foi. »

Sa réponse à M. le Clerc était déjà imprimée, aussi-bien que la meilleure partie de sa réplique à M. Jaquelot : il avait répondu à ce qu’il y avait d’essentiel dans le dernier livre que celui-ci avait publié, et il ne lui restait à faire que quelques remarques qu’il avait réservées pour la fin, lorsque la mort l’arrêta. Voici ce que M. Leers m’écrivit à ce sujet [442] : « M. Bayle est mort fort tranquillement, et sans qu’il y eût personne auprès de lui. La veille de sa mort, après avoir travaillé toute la journée, il donna de la copie de sa réponse à M. Jaquelot à mon correcteur, lui disant qu’il se trouvait très-mal. Le lendemain, à neuf heures du matin, son hôtesse entra dans sa chambre. Il lui demanda, mais en mourant, si son feu était fait, et mourut un moment après, sans que ni M. Basnage, ni moi, ni aucun de ses amis aient été présens. » Il mourut le 28 de décembre de l’année 1706, âgé de cinquante-neuf ans, un mois et dix jours. Il avait fait un testament en faveur de mademoiselle Bayle, sa nièce, fille de son frère aîné : mais cette demoiselle étant morte à Toulouse, au mois d’octobre de la même année 1706, il en fit un autre où il nomma pour son héritier M. de Bruguière, qui était son cousin du côté de sa mère. Il lui laissa en argent dix mille florins, et tous ses manuscrits, à la réserve des articles qu’il avait composés pour le supplément de son Dictionnaire, lesquels il légua à M. Leers. Il donna tous ses livres de théologie et d’histoire ecclésiastique à M. Basnage, son exécuteur testamentaire ; et les autres à M. Paets, trésorier de l’amirauté de Rotterdam, comme une marque de sa reconnaissance pour les bienfaits qu’il avait reçus de cette illustre famille. Il donna aussi à mademoiselle Paets une médaille d’or, dont M. le comte de Dhona lui avait fait présent [443]. On choisit l’église française de Rotterdam pour le lieu de sa sépulture : il avait laissé cent florins aux pauvres de cette église.

Il fut universellement regretté. Le Journal des savans se joignit à la voix publique, en disant que l’année ne pouvait guère finir par une perte plus sensible pour la république des lettres [444]. Il était en relation avec un grand nombre de personnes distinguées. Il avait pour amis en France, M. le duc de Noailles, M. le comte de Guiscard, M. le marquis de Bonrepaux, M. le marquis de Bonac, M. le marquis de Bougi, M. et Mme. de la Sablière, M. Dufrêne, conseiller au parlement de Metz ; M. Brodeau d’Oiseville, conseiller au même parlement, et depuis lieutenant général à Tours ; M. Thomassin de Mazaugues, conseiller au parlement d’Aix ; M. l’abbé Bignon, le père Malebranche, les deux pères Lamy, M. Ménage, M. Daillé le fils, M. l’abbé Nicaise, M. l’abbé Dubos, le père de Vitry, le père Saguens, MM. Claude, père et fils, M. Bayle, médecin et professeur à Toulouse ; M. Rainssant et M. Oudinet, gardes du cabinet des médailles du roi ; M. Charles Perrault, M. de Benserade, M. de Longepierre, M. de la Monnoie, M. Marais, avocat au parlement de Paris ; M. de Fontenelle, M. Lancelot, M. Simon de Valhebert, M. Naudis de Bruguière, M. Dufaï, M. Janiçon, avocat au conseil à Paris ; M. de Larroque, etc. En Angleterre : le duc de Buckingham, le comte de Shaftsbury, le comte de Huntington, M. Burnet, évêque de Salisbury ; M. Justel, MM. de la Rivière, qui avaient été ministres à Toulouse ; M. Dubourdieu, qui avait été ministre à Montpellier ; M. Cappel, professeur à Saumur : M. Abbadie, M. le Vassor, M. de la Touche, M. Silvestre, M. Buissière, M. de Saint-Évremond, M. Bayze, M. Pujolas, M. Coste, etc. En Allemagne : MM. les comtes de Dhona, M. le comte de Reckheim, MM. Leibnitz, Thomasius, Buddéus, Kortholt, Ancillon, Lenfant, la Croze, Leduchat, de Larrey, etc. En Italie : M. Magliabecchi, bibliothécaire du grand-duc de Toscane, etc. En Suisse : M. Constant, professeur à Lausanne ; M. Spon, etc. À Genève : Mme. de Windsor, MM. Minutoli, Burlamachi, Chouet, Léger, Pictet, MM. Turettin, etc. En Hollande : M. le comte de Frisen, M. le comte d’Albemarle, M. Leleu de Wilhem, M. le marquis de Bougi, M. Paets, M. de Wit, M. Grævius, M. d’Almeloveen, M. Lemoine, professeur à Leyde ; M. Frémont d’Ablancourt, MM. Basnage, M. Huet, M. du Rondel, professeur à Mastricht ; M. Drelincourt, professeur à Leyde ; M. Régis, médecin à Amsterdam ; M. Rou, etc. En Flandre : Mme. la comtesse de Tilly, M. le baron Leroi, M. le baron de Walef, etc.

Il avait beaucoup travaillé dans sa jeunesse à faire des extraits des livres qu’il lisait, et à faire des observations sur ces livres. Il avait aussi composé ou ébauché quelques ouvrages. Ses recueils lui furent d’un grand secours lorsqu’il travailla pour le public. Il n’en fit alors presque plus : sa mémoire lui suffisait pour lui indiquer les sources dont il avait besoin. Voici la liste des principaux manuscrits qu’on a trouvés parmi ses papiers :

Dissertationis super Virgilii et Homeri poëmatis nuper à quodam Gallo compositæ Refutatio : inchoata 9 decembris 1671. C’est contre le père Rapin.

Amico suo charissimo ac plurimùm colendo Jacobo Abbadie Epistola super quæstione, an Deus possit sapientiori perfectiorive modo se gerere quàm de facto se gessit ?

Bælius Fetizoni, vel Responsio Bælii ad observationes Fetizonis super epistolâ prædictâ.

Collectanea quædam ad chronologiam, geographiam, et historiam pertinentia.

Lectiones historicæ. Ces leçons composent un corps d’histoire, à commencer depuis la création du monde jusqu’aux empereurs romains. Les fautes de chronologie des auteurs y sont marquées, et les points les plus difficiles de l’histoire y sont éclaircis.

Lectiones philosophicæ. Ces leçons de philosophie sont mêlées de plusieurs traits d’érudition. Spinosa y est vivement réfuté.

Cursus philosophicus. Ce cours de philosophie est divisé en quatre parties : la logique, la morale, la physique, et la métaphysique. M. Bayle l’avait composé pour l’usage de ses écoliers, et il l’expliquait dans ses leçons publiques. Il y rapporte les sentimens des plus célèbres philosophes anciens et modernes, et en fait sentir le fort et le faible [* 11].

« Abrégé des vies des hommes illustres de Plutarque, sur la traduction d’Amyot ; avec des recueils ou extraits de l’Histoire romaine qui servent à lier les vies des illustres Romains : » de sorte que, remplissant par les autres historiens les vides qui se trouvent dans Plutarque, M. Bayle a fait un corps complet d’histoire romaine.

« Indice historique. » C’est un recueil de tout ce que M. Bayle lisait de curieux et de remarquable touchant l’histoire. Il est commencé dès l’an 1672. Les matières y sont distinguées par chapitres, et rangées par ordre alphabétique. Par exemple, sous la lettre A, il traite de l’Antiquité que les Égyptiens et d’autres peuples se vantent d’avoir : on y trouve aussi des remarques sur l’empire d’Allemagne. Sous la lettre, B, il décrit quelques Batailles mémorables ; et les honneurs rendus aux Bêtes. Sous la lettre C, il décrit les Cérémonies singulières qui s’observaient en différentes rencontres, et particulièrement celles qui regardent les Clefs des villes. Il rapporte de quelle manière de grands hommes ont rendu Compte des affaires dont ils étaient chargés, etc. Il y a aussi dans ce volume quelques recueils séparés qui roulent sur la chronologie et sur l’histoire.

« Jugemens, ou journal de littérature. » Ce recueil contient des réflexions critiques sur les livres qu’il avait lus, et celles qu’on lui avait communiquées par lettres ou de vive voix.

« Lettres sur la querelle de Girac et de Costar, et quelques autres lettres sur divers sujets. »

« Harangue de M. de Luxembourg à ses juges : et une lettre au sujet de cette harangue [445]. »

« Lettre sur le pyrrhonisme historique. »

« Lettre historique et critique sur le colloque de Poissy. »

Ces trois lettres devaient servir de suite aux Nouvelles lettres sur l’Histoire du Calvinisme de M. Maimbourg [446].

« Discours historique sur la vie de Gustave-Adolphe, roi de Suède. » Nous n’en avons que les deux premiers chapitres, mais ils sont fort longs. Ils ont été composés aprés l’an 1683, car il y est parlé du dernier siége de Vienne par les Turcs. Le premier chapitre contient ce que Gustave a fait jusqu’à la trêve conclue avec la Pologne, l’an 1629, quelque temps avant qu’il entrât en Allemagne pour faire la guerre à l’empereur Ferdinand II. Le second traité de l’origine de la maison d’Autriche, et des différentes situations où elle s’est trouvée. On y donne le caractère des derniers empereurs, et on fait voir que Ferdinand II s’attira toutes ses disgrâces, et ruina le pouvoir de la maison d’Autriche, pour s’être livré aux conseils des Espagnols, et pour avoir cruellement persécuté les protestans. Ce chapitre contient ce qui s’est passe en Allemagne et en Bohème jusqu’en l’année 1620. C’est dommage que M. Bayle n’ait pas fini cet ouvrage : mais tout imparfait qu’il est, et quoique le style en soit même un peu négligé, on ne laisse pas de sentir qu’il vient de main de maître. On y trouve partout des réflexions fines et judicieuses, et des traits vifs et hardis, tant sur les choses que sur les personnes. Il peut servir de modèle aux historiens [447].

Les nouveaux articles que M. Bayle avait dressés pour le Supplément de son Dictionnaire, et qu’il légua au sieur Leers, ne sont pas en fort grand nombre. Il disait lui-même que ce supplément n’était point avancé, et qu’il se sentait du dégoût pour cette espèce de travail, depuis qu’il s’était occupé pendant quelques années à des matières de raisonnement [448]. Il avait promis que ces nouveaux articles ne seraient point incorporés dans la nouvelle édition de son Dictionnaire, et qu’ils seraient imprimés et vendus à part, pour ne pas obliger le public à acheter deux fois la même chose [449] : mais le sieur Leers, ayant quitté la librairie, son fonds tomba entre les mains de deux libraires, qui, sans égard aux intentions de M. Bayle, les firent insérer dans leur édition du Dictionnaire, imprimée en 1720. Et ce qui est encore plus essentiel, on défigura cette édition par des innovations qu’on y fit : la témérité fut même poussée si loin, qu’on changea quelquefois le style de M. Bayle, et qu’on lui supposa des périodes entières. On avait tronqué et mutilé de même la nouvelle édition du Commentaire philosophique, imprimée à Rotterdam, par les mêmes libraires, en 1713 ; mais on s’est conformé à l’édition originale de M. Bayle dans le recueil de ses Œuvres diverses. Ce recueil, publié à la Haye, porte les dates de 1727-1731 ; il contient, en 4 volumes in-folio, tous les ouvrages qu’il a publiés (excepté son Dictionnaire), et quelques écrits posthumes [450].

On n’avait pas mieux traité les Lettres de M. Bayle, que j’avais envoyées à ces libraires, et qu’ils imprimèrent en 1714. On s’ingéra d’y faire plusieurs changemens, et d’y retrancher plusieurs choses. On y joignit des notes, pleine de bévues grossières en fait de littérature, d’insinuations basses et malignes, et de traits calomnieux contre des personnes distinguées, sans épargner M. Bayle. J’ai rétabli ces lettres sur les originaux, dans l’édition qui en a été faite à Amsterdam, en 1729, et je les ai accompagnées de tous les éclaircissemens qui m’ont paru nécessaires [451]. Les Œuvres diverses [* 12] ont été réimprimées en France [452], et on a joint à cette édition un grand nombre de lettres que M. Bayle avait écrites à sa famille, c’est-à-dire à son père, à ses frères et à quelques-uns de ses parens. Ces lettres familières représentent M. Bayle dans son naturel : on y voit un fidèle portrait de son cœur et de son esprit. Rien n’est plus tendre ni plus judicieux que les conseils qu’il donne à son frère cadet, tant par rapport à la manière dont il doit régler ses études, que sur la conduite qu’il doit tenir dans le monde, etc. Du reste cette édition est très-incorrecte : il y a un grand nombre de fautes dans les dates et dans les noms propres, et, ce qui est encore plus essentiel, on a supprimé ou tronqué tout ce qui ressentait le protestantisme. Dans la réimpression de ces lettres, faites à la Haye en 1739, en deux tomes in-12, on a copié tous les défauts de l’édition de Trévoux[* 13].

M. Bayle avait une imagination vive, brillante et féconde ; un grand fonds de discernement et de pénétration ; un style naturel et hardi, mais peu châtié. Sa conversation était vive, enjouée, et d’autant plus agréable, qu’elle était toujours utile. Sa mémoire, heureuse et fidèle, lui rendait à propos tout ce qu’il lui avait confié. Il disputait sans chaleur, et sans prendre un ton dogmatique : et on voit dans ses écrits qu’il était si éloigné d’offenser, qu’il a au contraire trop penché du côté des louanges. Fidèle et constant dans son amitié, personne ne fut jamais plus officieux ni plus désintéressé que lui. Loin d’être avide de présens, il n’acceptait qu’avec peine ceux qu’il ne pouvait honnêtement refuser (S). Plein d’amour pour la vérité, il était très-sensible aux secours qu’on lui fournissait pour la découvrir, et faisait usage de ces secours avec une extrême reconnaissance. Il haïssait toute sorte de supercheries et de mauvais détours.

Véritablement philosophe dans ses mœurs, sans faste, sans ambition, il ne se préférait à personne. Il était sobre jusqu’à la frugalité. Indifférent pour tout autre plaisir que pour ceux de l’esprit, il semblait ne connaître les passions que pour en discourir, et non pour en sentir les effets. Modeste jusqu’au scrupule, il aurait toujours caché son nom, s’il lui eût été possible de le faire : il n’a pas tenu à lui que le public ne vît jamais son portrait (T). Jaloux jusqu’à l’excès, et peut-être jusqu’à la faiblesse, de la gloire de sa nation, il souffrait impatiemment qu’elle fût attaquée, et méprisait dans le fond du cœur ceux qui n’en jugeaient pas comme lui.

La fécondité de son imagination, et la vaste étendue de ses lumières, le jetaient souvent dans des digressions, qu’il avait cependant l’art de ramener comme utiles, et même comme nécessaires aux conséquences qu’il voulait tirer. Sa pénétration lui faisait tout d’un coup apercevoir les différentes faces des sujets les plus abstraits : il en découvrait tous les principes, et en développait toutes les conséquences. Les difficultés qu’il y trouvait le rendaient très-réservé dans ses jugemens, et ne lui laissaient souvent que des raisons de douter. Cette retenue l’a fait accuser de pyrrhonisme. Mais si c’est être pyrrhonien que de douter des choses douteuses, tous les hommes ne devraient-ils pas être pyrrhoniens ?

On s’est plaint qu’il avait été un peu trop libre dans son Dictionnaire, et qu’il s’était émancipé sur le chapitre des femmes. Cependant ce ne sont guère que des citations d’auteurs très-connus, et dont on a estimé le mérite. M. Bayle, moins sensible à ces sortes de traits que ne le sont apparemment ceux qui les condamnent, n’était point choqué du style de ces écrivains. Il regardait leurs expressions, peu mesurées et peu polies, comme des expressions de la bonne nature, ou, si l’on veut, comme des libertés innocentes et de simples jeux d’esprit, parce qu’elles n’excitaient aucun déréglement dans son cœur. Ses mœurs ont toujours été si pures et si réglées, que ses ennemis les plus violens ne lui ont jamais rien reproché là-dessus. En cela, comme en toute autre chose, il ne s’est point effarouché des apparences du vice, parce qu’il aimait solidement la vertu.

On ne doit tirer aucune conséquence contre la religion de M. Bayle, de ce qu’il a rapporté dans son Dictionnaire les difficultés qu’on peut faire sur quelques dogmes importans. Les lois de la dispute demandaient qu’il alléguât fidèlement le pour et le contre. Mais il est visible qu’il n’a pas voulu détruire ces dogmes, puisque les raisons qu’il rapporte en leur faveur sont plus fortes que celles qu’il leur oppose. M. Jaquelot l’avoue lui-même dans sa Réponse aux Entretiens de Maxime et de Thémiste, qui n’est qu’un tissu d’invectives contre Bayle. « Les libertins, dit-il [453], qui liront les ouvrages de ce philosophe avec assez d’esprit peur comprendre ce qu’ils lisent, pourront aisément reconnaître qu’il a avancé des raisons sur l’existence de Dieu et sur la nature spirituelle de l’âme, incomparablement plus fortes, que celles qu’il a prêtées aux païens et à d’autres pour combattre ces importantes vérités. » Il répète la même chose dans la préface, M. Bayle, dit-il [454], raisonne avec beaucoup plus de force et plus d’évidence, lorsqu’il s’agit d’établir l’existence de Dieu, que quand il propose les difficultés qu’il a prêtées à Simonide contre cette vérité....... On doit faire le même jugement de la spiritualité de l’âme, si on lit avec application ce qu’il en a dit pour et contre, et recevoir, par conséquent, l’existence de Dieu, et la spiritualité de l’âme, les deux sources de la religion, comme des principes très-conformes à la raison.

Mais ceux mêmes qui n’approuvent point les sentimens de M. Bayle admirent la beauté et la fertilité de son génie, et l’étendue de son savoir ; et ceux qui ne lui rendent pas cette justice, et qui affectent ou font semblant de le mépriser pour s’élever en l’abaissant, décrient moins M. Bayle que leur propre discernement, et font paraître plus de présomption que de lumières. Il est ordinaire de trouver des hommes qui joignent beaucoup de savoir à peu de génie, beaucoup d’esprit à peu d’érudition, beaucoup de solidité et peu d’agrément : mais il est rare d’en trouver qui aient réuni aussi parfaitement toutes ces qualités que M. Bayle. C’est ce qui a fait dire à M. de Saint-Évremond [455] :

Qu’on admire le grand savoir,
L’érudition infinie
Où l’on ne voit sens ni génie,
Je ne saurais le concevoir ;
Mais je trouve Bayle admirable,
Qui, profond autant qu’agréable,
Me met en état de choisir
L’instruction ou le plaisir.

  1. * Cinquième édition se rapporte au Dictionnaire de Bayle ; car en 1740 ce n’était que la seconde édition que l’on donnait de la Vie de Bayle. V. ci-dessus, pag. 33, l’Avertissement de l’édition de 1740.
  2. * Les notes indiquées par une lettre capitale sont renvoyées à la fin de la Vie de Bayle.
  3. * Cette si grande princesse avait, le 16 novembre 1657, fait égorger Monaldeschi, son grand-écuyer, dans le palais même de Fontainebleau.
  4. * Il m’a été impossible d’expliquer ces initiales, elles sont restées en blanc dans les éditions séparées des Lettres, ainsi que dans les Œuvres diverses.
  5. * Cette lettre est datée du 6 juillet 1698, et, dans l’édition des Lettres, contient le post scriptum que voici :

    « Puisqu’il me reste de la place, je vous éclaircirai une chose qui vous a fait quelque peine, et qui a donné lieu à une contestation dont vous m’avez écrit amplement les circonstances. Vous m’avez fait savoir, monsieur, qu’un gentilhomme, fort prévenu en ma faveur, se trouva bien interdit lorsqu’on lui montra, en bonne compagnie, ce qu’il soutenait ne pouvoir être dans mon Dictionnaire. Quelqu’un avait dit, en sa présence, qu’il ne comprenait pas bien pourquoi j’avançais comme une chose certaine, qu’Adam mourut au lieu où Jérusalem fut bâtie depuis, et qu’on l’enterra sur une montagne voisine qui a été appelée Golgotha. Il fit plusieurs réflexions sur ce passage, et il conclut que rien n’est plus difficile aux auteurs que d’être uniformes. Ceux, disait-il, qui se mettent le plus en possession de n’affirmer rien qu’ils ne puissent prouver démonstrativement s’oublient quelquefois, et assurent d’un ton décisif les choses les plus douteuses. Le gentilhomme prit feu, et s’offrit de parier tout ce qu’on voudrait, qu’il ne m’était pas échappé une telle faute. La dispute s’échauffant, on fit apporter mon Dictionnaire, et l’on montra à toute la compagnie la pag. 96 du Ier. vol., col. 2, vers la fin. On le fit témoin oculaire de ce qu’il niait, et il fut extrêmement surpris ; et soutint néanmoins qu’il se souvenait de n’avoir pas vu cela dans l’exemplaire dont il s’était servi. On se moqua de cette exception, on le somma de faire venir cet exemplaire, et la chose ne lui étant pas possible, il se vit ranger au nombre des parieurs attrapés.

     » Vous voulez, monsieur, que je vous rende raison de cette affaire : un auteur plus sensible que moi vous rappellerait d’abord le

    Infandum regina jubes renovare dolorem ;

    mais j’irai tout droit au fait. Vous saurez donc qu’il y a un certain nombre d’exemplaires du premier volume, et d’une partie du second, qui ont été réimprimés sans que j’aie vu les épreuves. Il fallut faire cette seconde impression afin d’égaler les exemplaires ; car on avait fait tirer un plus grand nombre depuis la lettre P jusqu’à la fin que l’on n’avait fait auparavant. La réimpression se fit avec une promptitude incroyable ; je ne pus y avoir l’œil, et les correcteurs n’eurent pas le temps de bien faire leur devoir. De là est venu que plusieurs oublis des imprimeurs n’ont pas été réparés. Le passage cité ci-dessus en est un exemple ; car voici ce que j’avais dit, et ce qui se trouve dans la plupart des exemplaires : Qu’il nous suffise de savoir que les pères ont cru fort communément que le premier homme mourut au lieu où Jérusalem, etc. [C’est ce qu’on lit dans cette édition, t. I, p. 206.] Vous voyez donc que le gentilhomme n’a pas eu tort, et que les réflexions de l’autre sont très-mal fondées.

    » Il y a de semblables fautes des imprimeurs qui ont introduit des obscénités et de faux raisonnemens dans mon ouvrage, que l’on croira pouvoir m’imputer avec raison, et dont je suis néanmoins très-innocent. En voici un exemple : Dans les exemplaires dont j’ai revu les épreuves, il y a à la pag. 335 du Ier vol., col. 2, lig. 9 : Le règne de Tullus Hostilius est enfermé entre la première année de la 27e. olympiade, et la première année de la 35e. [Voyez dans cette édition, tome II, pag. 275.] Mais dans les autres exemplaires on ne trouve que ceci : Le règne de Tullus Hostilius est enfermé entre la première année de la 35e. Monstrueux discours ! Je ne dis rien des chiffres et des noms propres que ces gens-là, le fléau né des auteurs, ont brouillés et défigurés. Je me pourvois ici contre eux, et contre l’avantage que mes critiques en voudraient tirer. »

    Bayle, dans la note (4) de l’Avertissement de la seconde édition ci-dessus, p. 20, donne une indication plus générale pour reconnaître les exemplaires de la réimpression ; mais cette indication ne peut être juste qu’autant que l’assembleur ou le brocheur aura eu l’attention de ne pas mêler les feuilles des deux tirages.

  6. * Son nom était Soris, et non Souri.
  7. * Lancelot.
  8. * Lancelot.
  9. * L’édition de Paris du Naudæana et Patiniana contient l’approbation que voici :

    « J’ai leu un manuscrit intitulé, Mixta colloquia et varii sermones eruditorum virorum Guidonis Patini et Gabrielis Naudæi, ai paraphé les feuillets au nombre de 87, et en retranchant quelques endroits que j’ai marquez, ni (sic) ait (sic) rien trouvé qui en puisse empêcher l’impression, si monseigneur le chancelier a agréable d’en accorder le privilége. Fait le 26 juillet 1699.

     » Signé Cousin. »

    Je possède une copie manuscrite du Patiniana dans laquelle se trouvent par-ci par-là des phrases et même des articles qui doivent faire partie de ceux dont le président Cousin exigea la suppression.

  10. * Voyez tom. XV, p. 373 et suiv.
  11. * Ce Cours de philosophie a été imprimé dans les Œuvres diverses de Bayle, t. IV, sous le titre de Institutio brevis et accurata totius philosophiæ ; avec une traduction française anonyme.
  12. * Les notes (5 et 6), ainsi que toute la fin de cet alinéa, depuis la phrase qui commence par, Les Œuvres diverses, etc., sont ajoutées sur la recommandation des éditeurs de 1740, qui ont mis tous ces morceaux dans les Additions et corrections qu’ils donnent à la pag. cxx de leur tom. I.
  13. * Dans l’édition de 1737, la Haye (Trévoux), les Lettres de Bayle à sa famille ajoutées sont au nombre de 150 ; mais au lieu être placées chacune à sa date, elles forment un cahier de 112 pages in-folio. En les réimprimant en 1739, 2 vol. in-12, l’éditeur, protestant, a changé dans la préface quelques mots qui sentaient le catholicisme, religion de l’éditeur de Trévoux.
  1. Le 29 de juin 1660.
  2. Le 12 de février.
  3. Le 9 de septembre.
  4. Le 29 de mai 1668.
  5. Voyez l’article Ariége [tom. II, pag. 580.]
  6. Le 28 de septembre.
  7. Le 5 de novembre.
  8. Réflexions sur un imprimé qui a pour titre, Jugement du public… sur le Dictionnaire critique, § xix, p. 8. (V. tom. XV, p. 257.]
  9. Le 19 de février.
  10. Le 19 de mars.
  11. Qui tenait l’enfant Jésus entre ses bras.
  12. Cette lettre est datée du 15 avril 1670. J’en ai l’original entre les mains. La suscription est : A M. Bayle fils, ministre du Carla, au Carla.

    [Cette lettre n’est ni dans les éditions de 1714 et de 1729 des Lettres, ni dans les éditions de 1727 et 1737 des Œuvres diverses.]

  13. Virgil. Georg., lib. I, v. 500, 501.
  14. Voyez la Critique générale de l’Histoire du calvinisme, lettre XI, § 8 ; et dans le Dictionnaire critique, les articles de Calvin, tom. IV, pag. 325, et Luther, tom. IX, pag. 543, où l’on fait l’apologie de ces réformateurs.
  15. Voyez la Critique générale, etc., lettre IX.
  16. Ces paroles ne sont pas de saint Paul, mais de Jésus-Christ, Évang. de saint Math. ch. VI, vs. 33.
  17. Le 19 d’août.
  18. Le 21 d’août.
  19. Chimère de la cabale de Rotterdam démontrée, etc., pag. 144, 145.
  20. Il entra chez M. de Normandie le 21 de novembre.
  21. Le 23 de mai.
  22. Le 24 de juillet 1712.
  23. Voyez dans les Lettres de M. Bayle, imprimées à Amsterdam en 1729, la lettre à M. Minutoli, du 27 février 1673, p. 24.
  24. Lettres à M. Minutoli, du 31 janvier et du 2 de mai 1673, p. 20, 25, 26 ; et du 8 de mars 1674, p. 37, 38.
  25. Lettre à M. Minutoli, du 17 de mai 1674, p. 52.
  26. Lettre à M. Constant, du 5—15 et du 14—24 de mai 1674, p. 48, 53.
  27. M. Manget, qui s’est rendu célèbre par plusieurs ouvrages de médecine qu’il a publiés,
  28. Lettre du 17 de mars 1675, p. 66.
  29. Lettre à M. Minutoli, du 17 de mars 1675.
  30. Cette lettre est datée du 16 avril 1675. La suscription est, Mademoiselle de Bayle, au Carla.

    [Cette lettre est à sa date dans les Œuvres diverses de Bayle.]

  31. Lettre du 3 d’avril 1675, p. 581, 582, du IVe. tome des Œuvres diverses de M. Bayle.
  32. Lettre sur les petits livres publiés contre la Cabale chimérique, p. 4, 5.
  33. Lettre du 5 de mai 1675, Œuvres diverses, etc., ubi supr., p. 592, 593.
  34. Il arriva à Sedan le 31 d’août.
  35. Lettre du 4 d’avril 1676, p. 104.
  36. Apologie du sieur Jurieu, pag. 24, col. 1.
  37. M. Bayle n’a jamais demeuré chez les jésuites.
  38. Lettre du 29 d’août 1677, p. 130.
  39. Lettre du 15 de décemb. 1678, p. 140.
  40. La lettre de M. Bayle est datée du 13 d’avril, et celle de M. Poiret du 14 d’août 1679.
  41. Voyez la lettre à M. Des Maiseaux, du 3 de juillet 1705, p. 1027.
  42. Lettre à M. Minutoli, du 1er. de janvier 1680, p. 153
  43. Lettre du 24 de mars 1680, pag. 162, 163. Voyez aussi la lettre du 1er. de janvier 1681, p. 169.
  44. Lettre du 24 de mars 1680, pag. 165.
  45. Voyez l’Avertissement sur la 3e. édit. des Pensées diverses sur la comète, etc.
  46. Chimère de la cabale de Rotterdam démontrée, pref., p. clxij, clxiij.
  47. Il était beau-frère de M. Corneille de Wit.
  48. Voyez la Gazette de Londres, du 4 octobre 1677, à l’article de la Haye du 8 octobre.
  49. Chimère démontrée, préface, p. clxiij et suiv,
  50. Ibid, p. clxviij ; et lettre à M. Minutoli, du 17 de septembre 1681, p. 172.
  51. Cabale chimérique, p. 290.
  52. Chimère démontrée, pref., pag. clxix.
  53. Ibid., p. clxix, clxx.
  54. Préface de la 3e. édit.
  55. Chimère démontrée, préf., p. clxxj.
  56. Cabale chimérique, p. 206.
  57. Préface, ubi supr., p. clxxj.
  58. Chimère démontré, p. 207.
  59. Éloge de M. Bayle, par M. de Beauval.
  60. C’était un volume in-12 de 339 pages, menu caractère.
  61. Lettre xix, p. 268, 269.
  62. On trouvera cette sentence à la fin de ces mémoires.
  63. Cabale chimérique, p. 204, 205.
  64. On l’imprima en 2 volumes in-4o., et en 4 volumes in-12.
  65. Ménagiana, tom. IX, p. 22, 23, édition de Paris, 1694.
  66. Voyez M. de Beauval, Lettre sur les différens de M. de Jurieu et de M. Bayle, P. 1 et 2.
  67. La terre de M. de Briquemau, située sar la rivière d’Aisne, s’appelait Saint-Loup. M. de Briquemau étant ensuite sorti de France pour la religion, M. l’électeur de Brandebourg le fit gouverneur de Lipstadt, dans le pays de Clèves.
  68. À la Haye, chez Abraham Arondeus, in-12.
  69. Lettre de mademoiselle Dumoulin à M. Bayle, du 12 de décembre 1682, dans les Lettres de M. Bayle, p. 193.
  70. Elle a pour titre : Lettre sur la dernière assemblée du clergé. A M. B. A. R., c’est-à-dire, à M. Bayle, à Rotterdam.
  71. Il fut imprimé à Rotterdam, chez Pierre de Graef ; mais le titre porte, à Cologne, chez Pierre Marteau, in-12.
  72. À Rotterdam, chez Reinier Leers, M. DC. LXXXIV, in-12.
  73. Nouvelles de la République des Lettres, mars 1684, p. m. 101. Voyez aussi la lettre à M. Lenfant, du 26 de novembre 1683, p. 204.
  74. Voyez les lettres à M. Lenfant, du 8 de septembre, et du 26 de novembre 1683, p. 201 et suiv.
  75. Voyez ci-dessus, p. 61.
  76. Voyez la Réponse aux questions d’un provincial, tom. I, ch. xxvi, p. 223, 224.
  77. Chimère démontrée, préf., p. clxxvij.
  78. Dans un avertissement qu’il mit à la fin des Nouvelles du mois de mars, de la 1re. édition, et qu’il répéta au revers du titre des éditions suivautes.
  79. Voyez la lettre à M. Leclerc, du 18 de juin 1684, p. 213 et suiv.
  80. Éloge de M. Bayle, par M. de Beauval.
  81. Voyez l’avertissement mis à la tête, du mois d’août 1684.
  82. Voyez l’avertissement de l’addition aux Pensées diverses sur les comètes.
  83. Dans la première édition de ces mémoires, on a donné une copie authentique de la résolution des états de Frise ; mais comme elle est en flamand, on a cru pouvoir se dispenser de la répéter ici. [V. mon Discours préliminaire.]
  84. Le 16 de mai.
  85. Lettres à M. Minutoli, du 9 de juillet 1682, p. 183 ; et du 15 de juillet 1683, p. 197, 198.
  86. Voyez, dans le Dictionnaire ; l’article Auriège, tom. II, p. 580.
  87. Voyez la lettre de M. le comte de Dhona à M. Bayle, du 28 de septembre 1684, p. 227, 228.
  88. Lettre du 8 d’août 1684, p. 219, 220.
  89. Lettre du 2 d’avril 1685, pag. 237.
  90. Juillet 1685, art. VIII, p. m. 780, 781.
  91. Art. VIII, p. m. 312.
  92. Cabale chimérique, p. 313.
  93. Voyez son Discours à M. d’Aguesseau, intendant de la généralité de Montauban, et sa Réponse au consistoire de Mazères, dans l’Histoire de M. Bayle et de ses ouvrages, imprimée à Amsterdam, 1716, p. 98 et suiv.
  94. C’est-à-dire, Hadriani Van Paets ad Bælium.
  95. À Rotterdam, chez Reinier Leers, 1686, in-12.
  96. Art. II, pag. 1093, 1094, de la troisième édition.
  97. Nouvelles du mois d’août 1686, art. II, p. m. 876.
  98. À Rotterdam, chez Pierre de Graef, 1686, in-12.
  99. Il fallait dire du mois d’août.
  100. Imprimée à Cologne (Rotterdam), 1687, in-8o.
  101. Dictionnaire critique, article d’Épicure, tom. VI, p. 181, rem. (H).
  102. Art. VII, p. m. 1013.
  103. Art. Ier. du Catalogue des livres nouveaux, p. m. 460.
  104. Le sieur Gautereau, nouveau converti, publia un livre intitulé : La France toute catholique sous le règne de Louis-le-Grand, ou Entretiens de quelques Français de la religion prétendue réformée, qui, ayant abjuré leur hérésie, font l’apologie de l’église romaine, etc. Lyon, 1685, 3 volumes in-12.
  105. Nouvelles de mars 1686. Art. III des livres nouveaux, p. m. 346.
  106. Ce que c’est que la France toute catholique, p. 125.
  107. Art. II des livres nouveaux, p. m. 961.
  108. Art. III du Catalogue des livres nouveaux, p. m. 1347 et suiv.
  109. Commentaire philosophique, etc., seconde partie, ch. VI, p. 363, 364.
  110. Novembre, ubi supr., p. 1348, 1349.
  111. Lettre de M. de Benserade, du 18 de mai 1685, p. 242.
  112. Lettre de M. Hoskyns, secrétaire de la société royale, du 13 mai 1686, p. 256.
  113. Lettre de M. Smith, secrétaire de la société de Dublin, du 1er. de décemb. 1686, p. 272.
  114. Art. VI des livres nouveaux, p. m. 472.
  115. Art. IV, p. 529 et suiv.
  116. Elle est datée de Rome, le 2 de février 1686.
  117. Art. Ier. des livres nouveaux, p. m. 592.
  118. Art. VI des livres nouveaux, p. m. 726.
  119. Art. IX, p. m. 952 et suiv.
  120. M. Bayle ne s’était point servi de cette expression ; il avait seulement dit que Christine avait rendu son nom si fameux, etc. ; comme il le dit ensuite de Gustave Adolphe.
  121. Scudéry a fait un pompeux éloge de la reine Christine, dans le Xe. livre de son poëme, intitulé : Alaric, ou Rome vaincue.
  122. Lettre du 3 de février 1687, p. 281, 282.
  123. Il y a des exemplaires où cela ne se trouve point.
  124. Des droits des deux souverains, etc., p. 8 et suiv.
  125. Apologie du sieur Jurieu, p. 4, col. 2.
  126. Lettres, etc., ubi supr., p. 283, 284.
  127. Ibid., p. 285, 286.
  128. Voyez son éloge dans les Mémoires pour l’Histoire des sciences et des beaux-arts, décembre 1704, art. IV, p. 440 et suiv. ; édit. de Hollande.
  129. Il mourut le 9 de mai 1688.
  130. Cet ouvrage parut en 1686.
  131. C’est un grand in-12 de 60 pages, menu caractère.
  132. Lettre du 24 de février 1689, p. 301.
  133. C’est un écrit de 8 pages in-4o., intitulé, Réponse à l’auteur des Chimères de M. Jurieu.
  134. Il fut imprimé à Amsterdam, chez Wolfgang.
  135. M. Pélisson le désavoua dans l’Histoire des ouvrages des savans, février 1690, p. 276.
  136. Lettre pastorale du 1er. avril 1689, p. 117, col. 1.
  137. Bauval, Réponse à l’Avis de M. Jurieu, p. 33 et suiv., 39, 40.
  138. Bauval, Lettre sur les différens de M. Jurieu et de M. Bayle, p. 2.
  139. Lettres pastorales du 15 d’avril et du 1er. de mai 1689.
  140. Lettre du 1er. janvier 1689.
  141. Lettre du 15 de mai 1689.
  142. Lettres sur les matières du temps ; lettre du 1 et du 15 de mai, du 1 de juin et du 1 de septembre 1690.
  143. Histoire des ouvrages des savans, avril 1690, art. X, p. 364.
  144. Antoine Coulan, né à Alais le 10 d’octobre 1667. Il mourut à Londres le 23 de septembre 1694. Son père, ministre réfugié à Amsterdam, publia, en 1696, un ouvrage posthume de ce fils, contre M. Simon, intitulé : Examen de l’Histoire critique du Nouveau Testament, etc.
  145. À Deventer, 1691, in-12, p. 157.
  146. Projet et fragment d’un Dictionnaire critique, p. 110.
  147. Tom. XV, p. 148 et suiv.
  148. Cette lettre avait une enveloppe qui s’est perdue, et sur laquelle était le nom de la personne à qui elle était adressée. Cependant on croit que cette personne était M. Guillebert, ministre de Haarlem ; son église étant alors de tour pour l’examen des livres.
  149. Pag. 418.
  150. Pag. 279, 280.
  151. Jurieu, Dernière conviction, p. 19, col. 2 ; et Chimère démontrée, p. 267, 309.
  152. Cabale chimérique, p. 198, 353 ; Dernière conviction, p. 35. col. 1 ; Chimère démontrée, p. 351, 352.
  153. Cabale chimérique, p. 198 ; et Chimère démontrée, p. 352.
  154. Mémoires manuscrits de M. Basnage. V. aussi Chimère démontrée, p. 136 et 307.
  155. Apologie du sieur Jurieu, p. 25, col. 1.
  156. Examen d’un libelle, etc., p. 36, 37.
  157. Ibid., p. 38.
  158. Pag. 39, 40, 41.
  159. P. 40.
  160. P. 40, 41.
  161. P. 69.
  162. P. 5, 6.
  163. P. 7.
  164. P. 91, 92.
  165. P. 97, 98.
  166. P. 180.
  167. P. 210.
  168. P. 98.
  169. Second entretien, etc., p. 27, 28.
  170. Extrait d’une lettre écrite de Genève, etc., dans la Chimère démontrée, pag. 204.
  171. Lettre de M. Minutoli à M. Jurieu, ibid., p. 194.
  172. Cabale chimérique, p. 5, 6, de la 2e. édition.
  173. Ibid., p. 20 et suiv.
  174. P. 13, 14.
  175. P. 7 et suiv.
  176. P. 20, 77.
  177. P. 16 et suiv.
  178. P. 18, 19.
  179. P. 22, 23.
  180. Ibid., p. 24.
  181. Mons capitula le 9 d’avril 1691, après seize jours de tranchée ouverte.
  182. Chimère de la cabale de Rotterdam démontrée, etc., p. 194, 195, dans la note.
  183. Avis important au public, p. 3, 4.
  184. Ibid., p. 5.
  185. Ibid., p. 7.
  186. Ibid., p. 7, 8, 9.
  187. Ibid., p. 42, 43.
  188. Avis important au public, pag. 37 et suiv.
  189. Ibid., p.110, 111.
  190. Ibid., p. 57.
  191. Ibid., p. 80.
  192. Voyez ci-dessus, p. 123.
  193. Sur la fin du mois d’avril 1691.
  194. À la Haye, chez Abraham Troyel, 1691, in-12.
  195. Cabale chimérique, p. 94 de la 2e. édition.
  196. Ibid., p. 207, 208.
  197. Elle est datée des 8 et 13 de mai 1691.
  198. Cabale chimérique, p. 283 et suiv.
  199. Ibid., p. 286.
  200. Ibid., p. 294, 295.
  201. Chimère démontrée, préface, p. lxv, lxvj.
  202. Chimère démontrée, p. 4.
  203. Ibid., préf., p. xxxv, xxxvj.
  204. Ibid., p. xxxvj, xxxvij.
  205. Lettre de M. Minutoli à M. Jurieu, du 19 au 29 de mai 1691 ; dans la Chimère démontrée, etc., p. 189, 190.
  206. Ibid., préf., p. xj, xij.
  207. Les deux parties contiennent 36 pages, à 2 col., menu caractère.
  208. Dernière conviction, etc., p. 15, col. 1.
  209. Ibid.
  210. Chimère démontrée, p. 215, 216 ; et préf., p. lxiv.
  211. Lettre à M. Lenfant, du 24 d’août 1691, p. 390, 391 :
  212. Bauval, Copie d’une lettre à M. S...…., touchant l’auteur des Remarques générales sur la Cabale chimérique, p. 1 et suiv.
  213. Entretiens sur le grand scandale causé par un livre intitulé la Cabale chimérique, p. 157.
  214. Après avoir été employé dans quelques affaires, par le roi Guillaume III, et par le duc de Zell, il passa à la cour de l’électeur d’Hanovre, ensuite roi d’Angleterre, qui le fit conseiller privé d’ambassade, etc. Il a traduit en vers français l’Art critique de M. Pope, et est mort à Londres en 1722.
  215. Lettre écrite à M. B. sur sa Cabale chimérique, p. 27, 28.
  216. Lettre sur les petits livres publiés contre la Cabale chimérique, p. 6, 7.
  217. Courte réfutation de la lettre écrite en faveur du sieur B., pour la défense de sa Cabale chimérique, p. 15, 16.
  218. Lettre à M. Minutoli, du 27 d’août 1691, p. 392.
  219. Pag. 337.
  220. Chimère démontrée, p. 14.
  221. Ibid., p. 30.
  222. Lettre à M. Lenfant, du 24 août 1691, p. 389.
  223. In-4°., pag. 8.
  224. In-12, pag. 24.
  225. Addition aux Pensées sur les comètes, etc., p. 15, 16.
  226. Nouvelles convictions, etc. ; p. 10, col 1.
  227. Lettre à M. Minutoli, du 27 d’août 1691, p. 395.
  228. Apologie du sieur Jurieu, p. 25, col. 1.
  229. Ibid., p. 24, col. 2.
  230. Ibid., p. 26, col. 2.
  231. Voyez les Considérations sur deux sermons de M. Jurieu, etc., p. 35.
  232. Le synode de Naerden, tenu au mois de septembre 1691. Il ordonna que M. Jurieu produirait ses défenses contre l’accusation d’hérésie et d’impiété portée contre lui par cinq églises.
  233. Lettre à M. Constant, du 8 d’octobre 1691, p. 408.
  234. Lettre du 17 déc. 1691, p. 421, 422.
  235. Lettre de M. Sartre à M. Bayle, du 6 d’octobre 1691, p. 399, 400.
  236. Avis au petit auteur des petits livrets, p. 29, 30.
  237. Elle est datée du 11 décembre 1691.
  238. Addition aux Pensées diverses sur les comètes, etc., p. 18, 19.
  239. Ce sont les jours ordinaires que les consistoires s’assemblent.
  240. Voyez dans le Dictionnaire historique et critique, l’article Coménius, t. V, p. 263.
  241. Pag. 163, 164, de la 1re. édit. ; et pag. 192, 193, de la 2e. édit.
  242. Voyez l’article Coménius, t. V, p. 269, rem. (N).
  243. M. Basnage de Flottemanville, M. de Bauval, etc.
  244. Examen, etc., p. 22, col. 1.
  245. Non tam stylo in rhetorum scholis quàm in peripatelicorum lycæo obtinente.
  246. Nouvel avis, etc., p. 34 ét suiv. Lettres de M. Bayle, p. 419 et suiv.
  247. Nouvel avis, etc., p. 65. Voyez aussi l’article Coménius, ubi supr., tom. V, pag. 269.
  248. Cet avis est daté du 2 de juin 1692.
  249. Lettre du 28 d’août 1692, p. 445.
  250. Cabale chimérique, pag. 217, de la 2e. édition.
  251. Mercurius reformatus, or the New observator, vol. 3, num. 7.
  252. Dernière conviction, etc., p. 34, col. 2.
  253. M. de la Bastide.
  254. Pag. 36, col. 1.
  255. An appendix to Mercurius reformatus, etc., p. 13.
  256. Voyez son éloge dans l’Histoire des ouvrages des savans, décembre 1704, art. XIV, p. 548.
  257. Voyez la Revue de l’Histoire de M. Bayle, etc., dans le recueil imprimé à Amsterdam en 1716, sous le titre d’Histoire de M. Bayle et de ses ouvrages, etc., p. 182 et suiv.
  258. Cette dissertation a été publiée dans le recueil intitulé Histoire de M. Bayle, etc., p. 297 et suiv. M. de la Bastide m’en donna une copie qui est plus exacte que celle qu’on a imprimée.
  259. Examen de l’Avis aux réfugiés, p. 24, 25 ; Chimère démontrée, préf., p. cxxj.
  260. Lettre à M. Constant, du 24 d’octobre 1690, p. 339.
  261. Lettre à M. Rou, du 17 de février 1686, p. 251.
  262. Lettre à M. Constant, ubi supr., p. 339, 340
  263. Lettre du 19 d’août 1707.
  264. Mémoire manuscrit de M. Basnage.
  265. Lettre de M. l’abbé d’Olivet à M. le Président Bouhier, p. 1 et 2 de la 2e. édition, imprimée à Paris, 1739, in-12.
  266. Dans la préface de sa Réponse à l’Avis aux réfugiés.
  267. M. de la Chapelle, pasteur de l’église wallonne de la Haye.
  268. Il faudra, dit M. Jurieu, justifier les réfugiés qui sont à Londres, et répandus dans toute l’Angleterre, qui sont à Berlin, en Brandebourg, en Hesse, en Suisse, dans toute l’Allemagne et à Genève ; car je n’entends point parler que dans tous ces lieux il paraisse de ces livrets qu’on appelle des libelles. La province de Hollande est le seul théâtre où l’on voit paraître tous ces écrits. Examen de l’Avis aux réfugiés, p. 67, 68.
  269. Examen de l’Avis, p. 13.
  270. Chimère démontrée, préf., p. cix, cx.
  271. Ibid., p. cxj, cxij.
  272. Voyez l’article Coménius, t. V, p. 267, rem. (K).
  273. Voyez la Chimère démontrée, p. 307 ; et la Réponse à l’Apologie de M. Jurieu, par M. de Bauval, p. 8.
  274. Éloge de M. Bayle.
  275. Pag. 136.
  276. Voyez l’avis du libraire, imprimé au revers du titre du Projet et fragmens, etc.
  277. L’avis du libraire est daté du 5 de mai 1692.
  278. Au commencement de l’article Hippomanes, voyez la note, t. XV, p. 189.
  279. Lettre du 29 de juin 1693, p. 510.
  280. Lettre du 5 de novembre 1693, pag. 537, 538.
  281. Le 2 de novembre.
  282. Lettre à M. Minutoli, du 8 de mars 1694, p. 542.
  283. Lettre du 14 de septembre 1693, pag. 521, 522.
  284. Tiré d’un Mémoire de M. Basnage.
  285. Éloge de M. Bayle.
  286. Lettre du 8 de mars 1694, page 541.
  287. Voyez l’article Guiscard, t. VII, p. 359, rem. (C).
  288. Psaume cxxxix, vs. 21, 22
  289. Évangile selon saint Matthieu, ch. V, vs. 44.
  290. C’est une feuille volante de trois pages et demie in-4o, en deux colonnes, menu caractère. Elle est datée du 23 de mars 1694.
  291. Nouvelle hérésie dans la morale, etc., p. 2, col. 1.
  292. Nouvelle hérésie dans la morale, etc. p. 4.
  293. C’est un écrit d’environ 8 pages in-8°., menu caractère.
  294. Considérations sur deux sermons de M. Jurieu, etc., p. 2 et suiv.
  295. Examen de la théologie de M. Jurieu, etc., t. II, p. 808.
  296. Ibid., p. 810.
  297. Ibid., p. 827, 828.
  298. Dans les éditions posthumes du Dictionnaire critique, il y a une longue digression sur cette dénonciation, à la fin de l’article Zuérius Boxhornius, tom. XV, pag. 107 et suiv.
  299. Additions aux Pensées diverses sur les comètes, etc., p. 25, 26. Nouvel avis au petit auteur des petits livrets, à la préf., et aux pages 46 et suiv.
  300. Addition aux Pensées diverses, dans l’avertissement.
  301. Lettre à M. de Bruguière, capitaine, du 29 nov, 1694.
  302. Voyez la lettre à M. Constant, du 22 d’août 1696, p. 570.
  303. Lettre du 9 de janvier 1696, p. 576.
  304. Voyez les lettres à M. Constant, du 4 de juillet 1697, p. 654 ; et à M. Coste, du 14 de juillet de la même année, p. 660, 661.
  305. Lettre à M. le D. E. M. S., du 7 de juillet 1698, p. 712 et suiv.
  306. Lettre du 31 de mai 1696, p. 588, 589.
  307. Ibid., p. 591.
  308. Le duc de Shrewsbury, secrétaire d’état, etc.
  309. Mémoire MS. de M. Basnage.
  310. Cette condition est exprimée dans le privilége.
  311. Voyez les remarques de M. des Vignoles, sur cet écrit de l’abbé Renaudot : Bibliothéque germanique, t. V, art. XI, p. 153 et suiv.
  312. Voyez la lettre à M. Janiçon, du 11 de février 1697, p. 625, 626.
  313. Lettre de M. ***, du 13 de mai 1697, p. 642, 643.
  314. Lettre à M. Constant, du 4 de juillet 1697, p. 654.
  315. Je vous avoue que je n’ai pas lu le livre, ni même le titre. Jugement du Public, etc., p. 28.
  316. In-4o., pag. 47.
  317. In-4o., pag. 16, menu caractère, à 2 colonnes.
  318. Réflexions sur un imprimé qui a pour titre, Jugement du Public, etc., p. 1. [Voyez ces Réflexions, tom. XV, p. 247 et suiv.]
  319. Ibid., p. 1, 2.
  320. Lettre du 7 de mars 1702, pag. 867 et suiv.
  321. Cette petite pièce fut insérée dans la 1re. édition des Œuvres de M. de Saint-Évremond, imprimée à Londres en 1705, 2 vol. in-4o. et elle se trouve dans toutes les éditions suivantes.
  322. Dans les Réflexions sur un imprimé qui a pour titre, Jugement du Public, etc., § III, p. 2, col. 1.
  323. Réflexions sur un imprimé, etc., ibid.
  324. Le consistoire avait travaillé à cette affaire depuis le 3 de novembre 1697, jusqu’au 7 de janvier 1698. L’écrit de M. Bayle ne parut que six mois après ; il est daté du 6 de juillet 1608.
  325. On trouvera à la suite de ces mémoires, les Actes du consistoire de Rotterdam concernant le Dictionnaire de M. Bayle.
  326. Lettre du 7 de septembre 1699, pag. 763, 764.
  327. Parrhasiana, tom. I, p. 304.
  328. Ibid, p. 302, 303.
  329. Le 26 d’octobre 1700.
  330. Mémoire MS. de M. Basnage.
  331. À Anvers (Amsterdam), chez Henri Desbordes ; in-12.
  332. À l’article Fontevraud, tom. VI, pag. 504.
  333. Voyez la Réponse aux questions d’un provincial, tom. I, ch. LXVII, p. 634.
  334. Dissertation apologétique, etc., pag. 1 et suiv.
  335. Dissertation apologétique, etc., p. 8, 9.
  336. Voyez les lettres à M. de la Monnoie, du 19 d’août 1697, p. 665 ; et à M. Marais, du 2 d’octobre 1698, p. 727.
  337. Voyez la lettre à M. Pecher, du 10 d’août 1705, p. 1041.
  338. Voyez la lettre à M. Des Maiseaux, du 1er. de novembre 1701, p. 839.
  339. Ch. François van der Plaats, MDCCIII.
  340. Voyez la lettre à M. Marais, du 6 de mars 1702, p. 863.
  341. À Rotterdam, chez Reinier Leers, MDCCIV.
  342. Lettre du 9 de novembre 1703, p. 936. Voyez aussi la lettre à M. Marais, du 4 d’août 1704, p. 1001.
  343. Lettre du 8 de février 1704, p. 951.
  344. Nouvelles additions, etc., dans l’avertissement.
  345. Mai 1704, p. 200 et suiv.
  346. Cet anonyme était un chartreux de Paris, nommé don Alexis Gaudin. Il était neveu de l’abbé Gaudin, chanoine de Notre-Dame.
  347. Imprimé à Paris en 1704.
  348. Histoire des ouvrages des savans, août 1704, p. 369 et suiv.
  349. Lettre à M. Des Maizeaux, du 9 de novembre 1703, p. 936.
  350. Voyez la lettre à M. Minutoli, du 16 de décembre 1703, p. 940.
  351. À Rotterdam, chez Reinier Leers, M DCC V, 2 vol. in-12.
  352. M. Bayle n’a pas donné ce troisième volume.
  353. Continuation des Pensées diverses, etc., tom. II, p. 602, 603.
  354. Continuation des Pensées diverses, etc., tom. I, p. 90, 91.
  355. Bibliothèque choisie, tom. V, art. IV, p. 283 et suiv.
  356. Histoire des Ouvrages des savans, août 1704, art. VII, p. 380 et suiv.
  357. Bibliothéque choisie, tom. VI, art. VII, p. 422 et suiv.
  358. Histoire des Ouvrages des savans, décembre 1704, art. XII, p. 540 et suiv.
  359. Voyez les lettres à M. Coste, du 30 d’avril, et 3 de juillet 1705, p. 1017 et suiv.
  360. Bibliothèque choisie, tom. VII, art. VII, p. 281 et suiv.
  361. Ibid., p. 286, 287.
  362. Bibliothéque choisie, tom. VII, art. VII, p. 288.
  363. Réponse aux Questions d’un provincial, tom. III, ch. CLXXIX et suiv.
  364. Ibid., ch. CLXXXI, p. 1279, 1280.
  365. Ibid., ch. CLXXXII, p. 1286, 1287.
  366. Réponse aux Questions d’un provincial, t. III, ch. CLXXXII, p. 1290, 1291.
  367. Bibliothéque choisie, tom. IX, art. X, p. 361, 362.
  368. Réponse pour M. Bayle à M. le Clerc, au sujet du 3e. et du 10e. article du IXe tome de la Bibliothéque choisie, p. 31.
  369. Ibid., p. 34.
  370. Ibid., p. 35, 36.
  371. De Origine Mali ; authore Gulielmo King, S. T. D. episcopo Derensi, Dublinii, DDCCII, in-8o. Il fut réimprimé à Londres la même année,
  372. Mois de mai et de juin 1703.
  373. Nouvelles de la république des lettres, février et mars 1705.
  374. Nouvelles, etc., février 1705, p. 125.
  375. À Amsterdam, MDCCV.
  376. C’est un in-4o. de 705 pages. Voyez le jugement que M. Bayle fait de cet ouvrage dans sa lettre à M. l’abbé du Bos, du 13 de décembre 1696, p. 607 et suiv.
  377. À l’article Pergame, ville d’Asie, tom. XI, p. 567, rem. (C), note 20.
  378. Entretiens de Maxime et de Thémiste, ou Réponse à l’Examen de la Théologie de M. Bayle, par M. Jaquelot, p. 14, 15.
  379. C’était un livre de M. Basnage.
  380. La dissertation sur le Messie parut en 1699.
  381. Réponse aux Questions d’un provincial, tom. III, ch. CXXIX, p. 642, 643.
  382. Jugement sur les méthodes rigides et relâchées d’expliquer la Providence et la Grâce, p. 28 de l’édit. de 1686.
  383. Ibid., p. 63, 64.
  384. Pag. 92, 93.
  385. Pag. 99.
  386. Pag. 100, 101.
  387. Pag. 105.
  388. La Religion du latitudinaire, pag. 383, 384.
  389. Bibliothèque choisie, tom. VII, art. VIII, p. 330 et suiv.
  390. Réponse aux Questions d’un provincial, tom. III, ch. CLXXII et suiv.
  391. Ce seigneur mourut jeune et sans avoir été marié, le 2 de mars 1705.
  392. Il se proposait de lui confier l’éducation de son fils, lorsqu’il serait en âge de profiter de ses instructions,
  393. Lettre du 9 de février 1706, p 1065.
  394. Voyez la Réponse aux Questions d’un provincial, tom. I, ch. I.
  395. Lettre du 11 de février 1706, pag. 1067.
  396. Lettre du 12 de février 1706, pag. 1068, 1069.
  397. Bibliothéque choisie, tom. IX, art. III, p. 103 et suiv.
  398. Ibid., p. 106, 107.
  399. Ibid., p. 143.
  400. L’article XIII (ou plutôt X) de la Bibliothéque choisie regarde les natures plastiques, dont on a déjà parlé.
  401. Cet écrit est daté du 25 d’avril 1706.
  402. Réponse pour M. Bayle, etc., p. 1.
  403. Ibid., p. 5.
  404. Ibid., p. 7.
  405. Ibid., p. 18.
  406. Ibid., p. 20.
  407. Ibid., p. 29.
  408. Réponse pour M. Bayle, etc., p. 29.
  409. Ibid., p. 40 et suiv.
  410. Ibid., p. 68.
  411. Ibid., p. 72 et suiv.
  412. Il avait épousé la fille du duc de Marlborough.
  413. Lettre du 23 de juillet 1706, p. 1096 et suiv.
  414. Lettre du 23 de juillet 1706, p. 1100 et suiv.
  415. Lettre du 28 d’octobre 1706, p. 1123 et suiv.
  416. M. l’abbé Tricaud, aujourd’hui chanoine de l’abbaye d’Ainay, à Lyon. Il avait publié, en 1702 et 1703, des Essais de littérature, où il critiquait M. Bayle, qui prit la peine de lui répondre dans les Mémoires pour l’histoire des sciences et des beaux-arts, des mois de janvier, avril et juin 1703, de l’édition d’Amsterdam,
  417. À Rotterdam, en 1706.
  418. M. de la Motte.
  419. À Rotterdam, chez Reinier Leers, MDCCVII.
  420. Nouvelles de la république des lettres, janvier 1706, art. IV, p. 49, et février, art. II, p. 153.
  421. Bibliothéque choisie, tom. X, art. VIII, p. 364 et suiv.
  422. À Rotterdam, chez Reinier Leers, MDCCVII.
  423. Le comte de Falkland, tué à la bataille de Newbury, le 30 de septembre 1643.
  424. Le titre porte qu’il est imprimé à Amsterdam, mais on n’y a pas marqué le nom du libraire.
  425. Le Philosophe de Rotterdam, etc., pag. 39, 40.
  426. Ibid, pag. 113 et suiv.
  427. Chap. IX et XI.
  428. Le Philosophe de Rotterdam, etc., pag. 128, 129.
  429. Ibid., pag. 118, 119.
  430. Lettre à M. la Croze du 25 d’octobre 1706, pag. 1121.
  431. Entretiens de Maxime et de Thémiste, etc., pag. 4, 5.
  432. Examen de la théologie de M. Bayle, pag. 66, 67.
  433. Conformité de la foi avec la raison, etc., pag. 222.
  434. Examen, etc., pag. 60.
  435. Ibid., pag. 78.
  436. Réponse aux Questions d’un provincial, tom. III, pag. 685.
  437. Ibid., pag. 687.
  438. Examen, etc., p. 287.
  439. Exam. de la théol, de M. Bayle, p. 317.
  440. Histoire des ouvrages des savans, décembre 1706, p. 544.
  441. Lettre du 29 d’octobre 1506, p. 1124. Voyez aussi la lettre à mademoiselle Baricave, du 28 d’octobre 1706, p. 1122, 1123.
  442. Lettre de M. Leers, du 18 de janvier 1707.
  443. Voyez la lettre à M. Ancillon, du 13 d’août 1702, p. 915.
  444. Journal des Savans, janvier 1707, p. 207, édit. de Hollande.
  445. Voyez ci-dessus, ann. 1680, p. 61.
  446. Voyez ci-dessus, ann. 1685, p. 77.
  447. J’ait fait insérer ce discours dans les Œuvres diverses de M. Bayle. Ou le trouvera dans le IVe. tome, p. 885 et suiv.
  448. Lettre à M. Des Maizeaux, du 21 de septembre 1706, p. 1114.
  449. Voyez la lettre à M. Minutol, du 2 de janvier 1702, p. 843 ; et la lettre à M. Marais, du 6 de mars de la même année, pag. 955.
  450. Ces écrits posthumes sont le Cours de philosophie en latin, avec une traduction française, et les deux premiers chapitres de la Vie de Gustave-Adolphe.
  451. On a inséré ces lettres avec des remarques, dans le IVe. tome des Œuvres diverses, et on les a augmentées de quelques lettres qui n’étaient point dans l’édition de 1729.
  452. À Trévoux, sous le nom de la Haye.
  453. Réponse aux Entretiens de M. Bayle, etc., p. 256, 257.
  454. Ibid., préf., fol. 5.
  455. Œuvres de M. de Saint-Évremond ; lettre à M. Des Maiseaux, t. V, p.377, édit. d’Amsterdam, 1726.
Le 13 de décembre 1729.

(A p. 45.) M. Bayle en marque sa reconnaissance dans une lettre qu’il écrivit à M. Pinson, en 1693. ] On venait de publier ces paroles dans le Ménagiana : M. Bayle est fils d’un ministre. M. l’évêque de Rieux, qui avait contribué à sa conversion, le fit étudier à Toulouse à ses dépens ; mais après ses études il rentra dans la secte qu’il avait quittée. Ces expressions parurent trop générales à M. Bayle. Il s’en plaignit à M. Pinson. « La manière, dit-il [* 1], dont M. Ménage a parlé de moi, est un peu trop vague, et propre à faire naître de fausses idées : chacun s’imaginera que j’ai fait toutes mes études sous les auspices, et par la libéralité de M. l’évêque de Rieux ; voici ce qui en est. Ayant fait mes études de grammaire, de latin et de rhétorique, ou chez mon père, ou à l’académie de Puylaurens, je commençai ma philosophie à la même académie, et poussai seulement cette étude pendant quatre ou cinq mois, après quoi j’allai à Toulouse, tout plein de doutes sur ma religion par des lectures de livres de controverse. Je me trouvai logé avec un prêtre qui, disputant avec moi, ne fit qu’augmenter mes doutes, et après tout me persuader que j’étais dans une mauvaise religion. J’en sortis, et je continuai ma philosophie dans le collége des jésuites de Toulouse. M. l’évêque de Rieux, dans le diocèse duquel j’étais né, ayant su mon changement et l’indignation de ma famille contre moi, et d’ailleurs que j’étais studieux et de bonnes mœurs, et de quelque sorte d’esprit, m’honora de sa protection, et me donna de quoi payer ma pension, ne recevant rien de chez moi, à cause de l’indignation de mon père. J’achevai ainsi ma philosophie ; c’est-à-dire, que je demeurai à Toulouse pendant dix-huit mois ; après quoi les premières impressions de l’éducation ayant regagné le dessus, je me crus obligé de rentrer dans la religion où j’étais né, et m’en allai à Genève, où je continuai mes études. Je ne dis pas cela pour avoir honte des bienfaits de ce : grand prélat, j’en conserve avec respect, et avec beaucoup de reconnaissance le souvenir ; mais enfin on se doit à soi-même et à son prochain le soin d’empêcher qu’on ne se fasse des idées fausses, outrées et hyperboliques des choses, etc. »

(B p. 51.) M. Bayle, se trouvant obligé dans la suite de réfuter les calomnies qu’on avait publiées au sujet de son séjour à Toulouse et de ses études chez les jésuites, a fait l’histoire de son changement de religion, et de son retour à l’église réformée. « Ce qu’il y a de vrai, dit-il [a], est que M. Bayle, pendant qu’il faisait sa philosophie dans l’académie de Puylaurens, ne se borna pas tellement à la lecture de ses cahiers, qu’il ne lût aussi quelques livres de controverse, non pas dans l’esprit qu’on fait ordinairement, c’est-à-dire, pour se confirmer dans les opinions préconçues, mais pour examiner, selon le grand principe des protestans, si la doctrine que l’on a sucée avec le lait est vraie ou fausse : ce qui demande qu’on entende les deux parties. C’est pourquoi il fut curieux de voir dans leurs propres livres les raisons des catholiques romains. Il trouva des objections si spécieuses contre le dogme qui ne reconnaît sur la terre aucun juge parlant, aux décisions duquel les particuliers soient obligés de se soumettre, quand il arrive des disputes sur le fait de la religion, que, ne pouvant se répondre à lui-même quand il lisait ces objections, et moins encore défendre ses principes contre quelques subtils controversistes avec lesquels il disputa à Toulouse, il se crut schismatique, et hors de la voie du salut, et obligé de se réunir au gros de l’arbre, dont il regarda les communions protestantes comme des branches retranchées. S’y étant réuni, il continua ses études de philosophie [b] dans le collége des jésuites, comme font, dans tous les pays où l’église romaine domine, presque tous ceux qui étudient, de quelque qualité et condition qu’ils soient. Mais le culte excessif qu’il voyait rendre aux créatures lui ayant paru très-suspect, et la philosophie lui ayant fait mieux connaître l’impossibilité de la Transsubstantiation, il conclut qu’il y avait du sophisme dans les objections auxquelles il avait succombé ; et faisant un nouvel examen des deux religions, il retrouva la lumière qu’il avait perdue de vue, et la suivit sans avoir égard ni à mille avantages temporels dont il se privait, ni à mille choses fâcheuses qui lui paraissaient inévitables en la suivant. »

(C p. 55.) Quoiqu’il s’éloignât des sentimens des réformés en plusieurs choses, il ne laissait pas de s’ériger en zélé défenseur de l’orthodoxie. ] Il avait publié en 1670 une réponse au livre de la Réunion du christianisme, écrit par M. Dhuisseau, ministre de Saumur ; mais sa réponse fut condamnée dans le synode de Saintonge, comme contenant des propositions hérétiques. Il fit ensuite une Dissertation sur la nécessité du baptême, où il défendait une des erreurs de l’église romaine, et on eut bien de la peine à le résoudre à supprimer cet écrit. On ne trouva pas moins de difficulté à lui faire retrancher de son Apologie de la Morale des réformés [c], des propositions hérétiques. Cependant il se ligua avec quelques autres théologiens pour persécuter M. Pajon, ministre d’Orléans, qui avait sur la grâce un système particulier, mais qui revenait dans le fond au dogme de la prédestination absolue, et de la persévérance finale, enseigné par les églises réformées de France [d].

(D p. 58.) L’arrêt contre les relaps. ] On appelait relaps les réformés qui, après avoir embrassé la religion romaine, l’abandonnaient pour reprendre la protestante. Dès l’année 1657, on commença d’inquiéter plusieurs réformés, sous prétexte qu’ils étaient relaps, mais cela se faisait sans ordre exprès de la cour [e]. La première déclaration qui parut contre eux fut donnée au mois d’avril 1663 : elle portait qu’ils seraient punis suivant la rigueur des ordonnances ; expression qui, à proprement parler, ne signifiait rien, puisqu’il n’y avait point encore d’ordonnance qui eût défini la peine de ce nouveau crime. On ne laissa pas de se prévaloir de cette déclaration pour maltraiter les réformés ; on prétendit même qu’elle avait un effet rétroactif ; ce qui ayant causé une infinité de désordres, le roi se vit obligé de donner un arrêt au mois de septembre 1664, pour défendre qu’on l’étendît à ce qui s’était passé avant qu’elle eût été enregistrée dans les parlemens. Cependant ce prince n’étant pas content des termes vagues et indéterminés de sa première déclaration, en donna une autre au mois de juin 1665, où il condamnait les relaps à être bannis à perpétuité du royaume. M. Bayle était dans le cas de cette seconde déclaration, qui, ayant encore paru trop modérée, fut enfin suivie d’une troisième, au mois de mars 1679, par laquelle on déclarait que les relaps seraient condamnés à faire amende honorable, bannis à perpétuité hors du royaume, et leurs biens confisqués [f]. La crainte qu’avait M. Bayle d’être reconnu et inquiété comme relaps, le porta à prier ses amis de changer l’orthographe de son nom dans la suscription de leurs lettres, et de l’écrit Bêle et non pas Bayle [g].

(E p. 58.) On trouve ces particularités dans les lettres qu’il écrivit à MM. Constant et Minutoli. ] « Il y a environ quatre mois, dit-il à M. Constant [h], que je quittai Paris pour suivre la vocation qui me fut adressée de venir être ici professeur en philosophie. Y étant arrivé, j’y rencontrai l’état des choses si engagé dans plusieurs petites intrigues académiques, qu’il fallut me rabattre de ma vocation sur le hasard de la dispute. Je m’y suis exposé, et Dieu a tellement suppléé à mon ignorance, soit en me fortifiant dans mes faiblesses, soit en me faisant trouver des antagonistes qui n’étaient pas plus forts que moi, qu’enfin la pomme m’a été donnée... Je prends la liberté de vous envoyer le seul exemplaire de mes thèses qui me reste. Ce sont des thèses à la fourche, que nous convînmes de faire sans livre et sans préparation, entre deux soleils, pour prévenir la supercherie que des troupes auxiliaires eussent pu nous jouer, si on eût eu la liberté de composer chez soi. Par malheur il nous échut une matière extrêmement épineuse. »

Voici comment il en parle à M. Minutoli. « Diverses raisons, dit-il [i], m’ayant déterminé d’embrasser la vocation qui me fut adressée pour une charge de professeur en philosophie, je quittai Paris sur la fin du mois d’août dernier, et m’en vins ici, où j’ai été contraint de rassembler tumultuairement mes idées de philosophie dissipées, pour entrer en lice avec trois concurrens, qui s’étaient toujours tenus en haleine. Je vous laisse à juger si cela ne m’a pas bien tenu en sollicitude. Enfin, soit bonheur, soit ignorance à mes compétiteurs, j’ai été reçu ; et je suis obligé de travailler comme un forçat, ayant à composer mon cours au jour la journée, et donnant cinq heures tous les jours à mes écoliers. Ce sont des corvées qui m’ont étourdi ; et c’est seulement parce qu’on s’accoutume à tout que je commence à respirer. »

(F p. 83.) M. Bayle eut ensuite dessein de répondre à M. Arnauld. ] Cela paraît par une de ses lettres, publiée par l’abbé Archimbaut en 1717, dans son Nouveau recueil de pièces fugitives d’histoire et de littérature [j]. Comme ce recueil est peu connu, et que M. Bayle explique en peu de mots dans cette lettre le sujet de sa dispute avec M. Arnauld, j’ai cru qu’on serait bien aise de la trouver ici. Elle a été écrite en 1694 [* 2].

« Je vous dirai, monsieur, qu’avant que M. Abbadie eût songé au livre qu’on a contrefait en France [k], j’avais eu une querelle avec M. Arnauld, qui n’est qu’assoupie, au sujet des sensations. M. Arnauld a publié une belle Dissertation contre moi, sur le prétendu bonheur du plaisir des sens. C’est une réponse à l’apologie que j’avais publiée d’un article de mes Nouvelles de la République des lettres, dans lequel j’avais pris parti pour le père Malebranche contre M. Arnauld. J’avais soutenu que les plaisirs des sens sont un être ou une modification tout-à-fait spirituelle et incorporelle ; et qu’il n’y a point de plaisir, quelque grossier et brutal qu’il soit, qui ne puisse être par sa nature la modification de la plus pure de toutes les substances créées. De sorte que si présentement quelques plaisirs sont criminels, ce n’est que par accident et à cause des occasions où on les goûte ; c’est-à-dire, qu’ils sont une suite d’un acte de la volonté que nous connaissons être défendu de Dieu. Voilà ce qui ne regarde point la nature même des modifications de l’âme ; mais c’est seulement un rapport accidentel, ou ex instituto, fondé sur les lois que Dieu a révélées à l’homme, ou par sa parole, ou par la raison. Il s’ensuit de là, (je l’ai même dit, ce me semble), que les plaisirs du goût, de la vue et du toucher peuvent être communiqués sans l’intervention d’un organe corporel, ou que l’œil peut être indifféremment l’organe des plaisirs du goût ou de l’ouïe, comme il l’est ex instituto de ceux de la vue.

 » J’étais malade quand M. Arnauld me réfuta, et lorsque je fus guéri, le monde avait oublié le sujet de notre dispute : ainsi je n’ai pas répliqué jusqu’ici ; mais je le ferai en temps et lieu, et montrerai qu’on ne saurait tenir la spiritualité de notre âme sans admettre mon principe. »

(G p. 113.) M. Jurieu ne balança pas à lui attribuer cette réponse. ] Dans une de ses lettres pastorales, qui contient quelques réflexions sur des libelles qui venaient de France, à l’occasion des affaires du temps, après avoir parlé des écrits qu’on publiait en France contre les protestans, il ajoute : « [l] Nous voyons paraître depuis peu un libelle sous le titre de Réponse d’un nouveau converti à la lettre d’un réfugié, pour servir d’addition au livre de dom Denis de Sainte-Marthe. Ces messieurs ont beau se cacher sous des noms déguisés, on les connaît toujours. Nous n’avons pas de nouveau converti qui puisse écrire de cet air et de cette force sur la matière. Il faut être pénétré d’un esprit de persécution et plein d’un vieux levain pour écrire ainsi. Ne vous y trompez donc pas, ce n’est point un nouveau converti [m], c’est un vieil écolier des jésuites, et qui a très-bien profité de leurs leçons. » M. Huet, ministre réfugié, qui était alors à Dort, et qui passa ensuite à la Haye, fit une réponse à cet écrit, qui fut très-estimée. Elle parut sous le titre de Lettre écrite de Suisse en Hollande, pour suppléer au défaut de la réponse que l’on avait promise de donner à un certain ouvrage que M. Pelisson a publié sous le nom d’un nouveau converti, etc. Mais comme il y établissait la tolérance politique, et qu’en défendant ce que M. Bayle avait dit au sujet du supplice de Servet, il abandonnait M. Jurieu, celui-ci en fut si piqué qu’il le dénonça au synode de Leyden [n], composé de ses créatures, et le fit suspendre du ministère. Il se déchaîna ensuite contre lui dans ses libelles, et particulièrement dans son Tableau du Socinianisme, où il s’efforçait d’établir l’intolérance [o]. Cependant ce n’était pas à M. Huet qu’il en voulait : M. Bayle était son véritable objet. En faisant condamner le sentiment de M. Huet sur la tolérance, il cherchait à rendre odieux M. Bayle, qu’il regardait comme l’auteur du Commentaire philosophique. Il n’osait pas s’attaquer à lui, et il exhalait son courroux contre M. Huet, et l’immolait à sa fureur. Il a lui-même découvert ce secret, en racontant ses prouesses contre les hétérodoxes, avec toute la malignité dont il était capable. « On vit peu de temps après, dit-il [p], paraître le Commentaire philosophique. Et ce fut le travail de ce livre qui pensa lui renverser la tête. Je compris que le mal était sans remède ; mais je ne pus pas me résoudre à rompre avec lui entièrement, je me contentai de renoncer à ce qu’on appelle les ouvertures du cœur, et les confidences d’amitié. Je le croyais encore honnête païen [q] ; en poursuivant la condamnation de son abominable doctrine sur les droits de la conscience errante de nos synodes, un reste de considération pour mon ancienne amitié me fit épargner son nom : surtout parce qu’il se trouvait un autre nom pour qui j’avais moins d’égards, et sous lequel je pouvais faire mes poursuites. »

(H p. 114.) Cette menace était fondée sur le système prophétique de M. Jurieu. ] Il avait publié en 1686 un livre intitulé : l’Accomplissement des prophéties, ou la délivrance prochaine de l’église. Ouvrage dans lequel il est prouvé que le papisme est l’empire anti-chrétien ; que cet empire n’est pas éloigné de sa ruine ; que cette ruine doit commencer dans peu de temps ; que la persécution présente ne peut durer plus de trois ans et demi ; après quoi commencera la destruction de l’antechrist, laquelle se continuera dans le reste de ce siècle, et s’achèvera dans le commencement du siècle prochain ; et enfin le règne de Jésus-Christ viendra sur la terre. Il y prédisait que la persécution des réformés en France ne pouvait durer plus de trois ans et demi ; que la réformation serait établie par autorité royale, et que la France renoncerait au papisme et le royaume se convertirait. Il ajoutait que la providence destinait à ce royaume une grande élévation ; qu’il arriverait au comble de gloire, en bâtissant sa grandeur sur les ruines de l’empire papal ; et que la totale réformation de la France se ferait sans effusion de sang [r]. M. Jurieu parlait avec tant de confiance et d’un ton si décisif, qu’il fut cru d’une infinité de réformés, tant en France que dans les pays étrangers. On croit facilement ce que l’on souhaite, et une situation triste et affligeante augmente la crédulité. Il y eut plusieurs réfugiés qui retournèrent en France pour y attendre l’accomplissement de ces magnifiques promesses. On a prétendu [s] que tout cela n’était qu’un artifice pour engager les réformés à faire un soulèvement en France : mais M. Jurieu s’imaginait réellement et de bonne foi d’avoir pénétré tous les profonds mystères de l’Apocalypse [t]. Il regardait avec admiration les prophéties de Drabitius, de Kotterus et de Christine Poniatovia, et les égalait presque aux écrits des anciens prophètes.

(I p. 114.) On voyait déjà en France, disait il, des prodiges et des miracles qui étaient les avant-coureurs de ces grands événemens. ] Il mettait au rang des miracles ce qu’on écrivait alors de France, que dans le Béarn et dans les Cévennes on avait ouï des anges chanter des pseaumes dans l’air [u] ; qu’on voyait à Cret, en Dauphiné, une bergère qui avait des extases pendant lesquelles elle disait des choses excellentes et divines, et annonçait une délivrance prochaine [v] ; que dans le Dauphiné plusieurs centaines d’enfans avaient de semblables extases. « L’esprit de Dieu, disait-il [w], est tombé sur les enfans de cette province, de la même façon qu’il était tombé sur la bergère du voisinage de Cret. Quand cette jeune fille fut arrêtée, elle déclara en présence des juges que la peine qu’ils se donnaient était inutile, qu’on la pouvait faire mourir, mais que Dieu susciterait d’autres enfans qui parleraient mieux qu’elle. Cela est arrivé d’une manière si admirable que les plus aveugles sont obligés d’y voir le doigt de Dieu. Il y a peut-être aujourd’hui dans un seul canton du Dauphiné, sans compter ceux des autres provinces, deux ou trois cents enfans qui tombent en extase, qui s’endorment et durant leur sommeil annoncent les choses merveilleuses de Dieu, prient d’une manière excellente, exhortent, menacent, promettent, chantent les psaumes de David, et prédisent même les choses futures : et quand ils sont réveillés, ils retournent à leur première simplicité. Il y a plus, c’est que dans le Vivarais l’esprit de Dieu a saisi tout un peuple, veillans et dormans, avec des signes et miracles tels que depuis de commencement du monde il ne s’est rien vu de semblable ni d’approchant. La relation vous en instruira [x]. »

(K p. 114.) Si quelqu’un doutait de ces prétendus miracles, il le mettait d’abord au rang des impies et des profanes. ] Dans la pastorale que je viens de citer il les traite de blasphémateurs qui s’opposaient à l’esprit de Dieu. « Donnez-vous garde, dit-il [y], de ce malheureux esprit du monde qui s’oppose à l’esprit de Dieu, et qui va dans cette occasion quelquefois jusqu’au blasphème. La témérité de ceux qui ont tourné en ridicule et le miracle de la bergère et celui des voix célestes qui ont été entendues par tant de témoins fidèles recevra la juste confusion qu’elle mérite. Je souhaite qu’elle soit une confusion salutaire, et que Dieu ne leur impute pas ce péché, leur fasse la grâce de voir de leurs yeux les choses qui sont présagées par ces signes avant-coureurs........ Bienheureux sont les sages qui n’imitent point ces téméraires décidans...... On ne craint point le triomphe de ceux qui, voyant approcher le temps marqué pour la délivrance, insultent à ceux qui l’espèrent. Dieu est maître des temps et des événemens : ils arrivent quand il le juge à propos. Nous pouvons nous tromper dans nos supputations ; mais il ne se trompe pas dans les siennes. » C’est ainsi qu’il parlait au mois de mars de l’année 1689, voyant que rien n’était arrivé de ce qu’il avait prédit.

(L p. 114.) Mais la suite fit voir qu’il s’était trompé, et il se persuada que la religion ne pouvait être rétablie en France que par la force des armes. ] Ses trois ans et demi qui commençaient à la révocation de l’édit de Nantes, en octobre 1685, expiraient au mois d’avril 1689 ; cependant on ne voyait aucun changement en France par rapport à la religion. Cela donnait lieu de traiter ses prédictions de chimériques, et d’insulter à la crédulité de ceux qui y avaient ajouté foi. Il se trouva donc obligé d’abandonner ce qu’il avait avancé sur la manière dont la réformation s’établirait en France. Selon ses premières vues, cette réformation devait se faire sans violence, sans effusion de sang, par autorité royale ; mais la révolution d’Angleterre, et la confédération de tant de princes contre la France, lui firent croire qu’elle y triompherait par voie de conquête [z] ; et il avoua « qu’il croyait fermement que Dieu avait fait naître le roi Guillaume pour être l’exécuteur de ses grands desseins, pour abaisser et humilier les persécuteurs de France [aa]. » Il voulut mettre lui-même la main à l’œuvre. « Il imagina, après y avoir rêvé plusieurs nuits de suite, une manière de pontons, pour faire débarquer, en dépit des milices qui seraient sur les côtes de France, autant de soldats qu’on voudrait, sans beaucoup de difficulté [ab]. »

(M p. 114.) Dans ses écrits il préparait les peuples à cette grande révolution. ] Dans ses Lettres pastorales il fit plusieurs réflexions sur les affaires du temps, où il étalait les merveilles de la providence dans la situation présente de l’Europe, et particulièrement de l’Angleterre [ac]. Il exhortait les réformés de France à être fermes et inébranlables, et leur promettait une prompte délivrance. Il discontinua ses Pastorales au mois de juillet 1689, et dès le mois suivant il donna un nouvel ouvrage qui paraissait tous les mois sous ce titre : Les Soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté. Le but de cet ouvrage était de faire voir que les anciennes libertés de la France étaient perdues, et qu’il était absolument nécessaire d’en réformer le gouvernement, et de le rendre aristocratique.

(N p. 114.) On attaqua violemment la révolution d’Angleterre et le roi Guillaume dans plusieurs libelles publiés en France. ] M. de Visé, outre ce qu’il publiait dans son Mercure galant, donnait tous les mois un volume sur les affaires du temps. M. le Noble publia aussi plusieurs libelles. Le père de Sainte-Marthe mit au jour un livre intitulé : Entretiens touchant l’entreprise du prince d’Orange sur l’Angleterre, où l’on prouve que cette action fait porter aux protestans le caractère de l’anti-christianisme que M. Jurieu a reproché a l’église romaine. Paris, 1689. Mais ce livre n’a pas été estimé [ad]. Il n’y eut pas jusqu’au célèbre M. Arnauld qui ne se mît sur les rangs par un libelle dont le titre était, Le vrai portrait de Guillaume-Henri de Nassau, nouvel Absalon, nouvel Hérode, nouveau Cromwel, nouveau Néron. « M. Arnauld, dit M. l’abbé Goujet, fit cet écrit en 1689, lorsque ce prince (le prince d’Orange) eut envahi la couronne d’Angleterre. Il l’envoya manuscrit à M. de la Reynie, alors lieutenant-général de police, qui en parla au roi, et le roi ordonna qu’on l’imprimât. On en envoya ensuite des exemplaires dans toutes les cours de l’Europe. M. Arnauld fit, vers le même temps, un second écrit contre le prince d’Orange, mais celui-ci ne fut point imprimé [ae]. » M. Jurieu réfuta ce libelle dans un ouvrage imprimé à la Haye en 1689, in-4o. et in-12, sous le titre d’Apologie pour leurs sérénissimes majestés Britanniques, contre un infâme libelle intitulé Le vrai portrait de Guillaume-Henri de Nassau, etc.

(O p. 120.) On a fait quelques autres réponses à cet ouvrage. ] M. Nizet, avocat et professeur en droit à Mastricht, publia en 1690 une Réponse sommaire à l’Avis aux réfugiés [af]. M. Abbadie s’attacha à ce qui regardait la révolution d’Angleterre, et fit imprimer à Londres en 1691 la Défense de la nation britannique, où les droits de Dieu, de la nature et de la société sont clairement établis, au sujet de la révolution d’Angleterre, contre l’auteur de l’Avis aux réfugiés. M. de Larrey y a fait une réponse générale et fort étendue sous ce titre : Réponse à l’Avis aux réfugiés, par M. D. L. R. À Rotterdam, chez Reinier Leers, M. DCCIX. C’est un ouvrage de commande. Le sieur Leers, voulant donner une nouvelle édition de l’Avis aux réfugiés, engagea M. de Larrey à faire cette réponse pour l’y joindre. Il réimprima l’Avis sur l’édition de Paris ; et avec la date de cette édition, et le nom de l’imprimeur. Mais il y remit la préface qu’on avait retranchée à Paris. L’Avis et la Réponse de M. de Larrey font deux volumes in-8o.

(P p. 143.) Les profanations qui se trouvaient dans les livres de M. Jurieu. ] M. Jurieu s’étant plaint, en 1690, que M. de Bauval le cherchait dans son journal partout où il n’était pas ; M. de Bauval répondit que cette plainte était injuste. « Je ne l’ai fait, dit-il [ag], qu’une seule fois en parlant de la tolérance ; et je l’ai ménagé en mille occasions. Il y aurait long-temps qu’il m’aurait foudroyé comme il vient de faire, si je ne l’avais évité, lors même qu’il se présentait naturellement. Ai-je fait remarquer toutes les taches que M. de Meaux et le père de Sainte-Marthe ont fait observer dans ses ouvrages ? L’un n’a-t-il pas relevé avec de grands étonnemens, que M. Jurieu, ne pouvant fixer le temps de la chute de l’antechrist, en eût [* 3] apporté cette raison : que Dieu en matière de prophéties n’y regarde pas de si près ? L’autre ne lui a-t-il pas reproché un certain [* 4] chapitre de l’accomplissement des prophéties qui porte ce beau titre : Arrangement de ce que le Saint-Esprit a dérangé dans les visions. D’autres n’ont-ils pas crié avec chagrin contre sa Religion des jésuites ? Là, après avoir rapporté un motet, où l’on fait dire par le roi de France à Jacques II, qui venait d’abandonner ses trois royaumes, Sieds-toi à ma dextre jusqu’à ce que j’aye mis tes ennemis sous le marchepied de tes pieds ; M. Jurieu reprend sur le ton badin : Voilà une admirable métamorphose ! Le roi est devenu Dieu le père, le roi d’Angleterre est devenu Dieu le fils : afin que cette trinité soit complète, je suis d’avis que nous fassions du prince de Galles le Saint-Esprit. Il avait fait une plaisanterie à peu près pareille, en trouvant cette ressemblance entre Jésus-Christ et le prince de Galles ; que comme Joseph, mari de le Vierge, n’était pas le vrai père du premier Jésus, Jacques II, mari de la reine, pourrait bien aussi n’être pas père du second. »

Ces expressions, peu édifiantes et peu respectueuses pour la religion, furent dénoncées aux synodes. Les auteurs de la Réponse a la seconde apologie de M. Jurieu, en firent un article exprès, sous le titre de Profanations de M. Jurieu, et en donnèrent plusieurs exemples, entre autres ceux-ci [ah] : Les apôtres n’imitaient pas ces opérateurs qui, arrivés dans un lieu, la première chose qu’ils font, c’est de faire quelque coup de leur métier, etc. Les disciples d’Aristote doivent être bien surpris de voir que le Verbe éternel est devenu cartésien sur ses vieux jours. M. Saurin, dans son Examen de la théologie de M. Jurieu, remarque qu’à cette raillerie on pourrait ajouter celle-ci, qui lui ressemble fort : Dieu peut-il faire ce miracle ? peut-être croient-ils que non, et que désormais il est trop vieux pour faire des choses grandes et extraordinaires [ai].

(Q p.160.) M. Jurieu s’était acquis une espèce de domination sur les réfugiés. ] Voici quelques-uns de ses exploits. Il s’érigea en inquisiteur de la foi, et attaqua plusieurs ministres français, dont la plupart étaient réfugiés en Hollande. Il les accusa de socinianisme, et les dénonça aux synodes. Tout leur crime était d’avoir des sentimens de modération : mais la tolérance était, selon lui, la plus grande de toutes les hérésies. C’est par-là qu’il persécuta cruellement M. Huet [aj]. Il dénonça comme hérétiques ou auteurs d’hérétiques, M. de la Conseillère, ministre de Hambourg, M. Jaquelot, M. Papin, etc. M. Papin était neveu de M. Pajon, et avait les mêmes sentimens que lui sur les matières de la grâce [ak]. Il les défendit contre M. Jurieu, dans un ouvrage qui a pour titre, Essais de théologie, etc. M. Jurieu résolut de le perdre. Il prit pour prétexte un petit livre de M. Papin, intitulé La foi réduite à ses véritables principes, et renfermée dans ses justes bornes. Cet ouvrage tendait au même but que celui de M. Dhuisseau [al], c’est-à-dire, à réunir les chrétiens en les ramenant aux principes fondamentaux de la religion, et à leur inspirer un esprit de tolérance sur les matières controversées. Il fut publié sans la participation de M. Papin. Le manuscrit s’en trouva dans le cabinet d’un homme distingué par son rang et par son mérite [am], et il fut mis entre les mains de M. Bayle, qui y ajouta deux pages au commencement, et le fit imprimer, en 1687, sous le titre qu’on vient de voir [an]. M. Jurieu fit condamner ce livre par le synode, et persécuta si violemment M. Papin, qu’il le força de retourner en France, et de se jeter entre les bras de M. l’évêque de Meaux. M. Bayle en parle dans une de ses lettres à M. Minutoli. « Vous savez, dit-il [ao], que Papin s’est révolté, ce qu’il n’aurait pas fait si la réfutation qu’il a faite d’un livre de notre faux prophète ne l’eût exposé à la persécution violente de ce fanatique, qui, ne pouvant disconvenir des contradictions et des sophismes dont Papin l’avait convaincu, se vengea en écrivant partout qu’on se gardât bien de donner de l’emploi au sieur Papin ; que c’était un dangereux hérétique, etc. Papin eut beau chercher du pain en Allemagne, en Hollande, en Angleterre, il y trouva partout la porte fermée, par les menées de son ennemi. Ainsi la faim le fit retourner en France, où il a remis à M. l’évêque de Meaux les lettres que M. Burnet lui avait écrites en approbation d’un livret intitulé, La foi réduite à ses véritables bornes [ap]. »

Lorsque M. Jurieu se trouvait dans l’impossibilité d’accuser d’hérésie ceux à qui il voulait du mal, il tâchait de les rendre suspects au gouvernement, et les représentait comme des malintentionnés. Il soupçonna M. le Gendre, ministre à Rotterdam, d’être auteur d’un écrit sur les petits prophètes du Dauphiné, et, sur ce soupçon, il l’accusa devant son consistoire d’entretenir des correspondances en France, et d’avoir une haine secrète contre l’état ; mais M. le Gendre lui en demanda réparation, et déclara qu’il le tenait pour un calomniateur et un malhonnête homme. Cette déclaration fut mise par écrit, signée et livrée au consistoire. M. Jurieu recula autant qu’il put ; mais M. le Gendre le pressa sans quartier, et il fut forcé à acquiescer honteusement. Son accusation fut lacérée en sa présence, et de son consentement [aq]. Sa haine s’étendait jusque sur les parens et sur les amis de ceux qu’il haïssait, quoiqu’ils n’eussent jamais rien eu à démêler avec lui. Il les dénonçait aux ministres d’état comme des traîtres et des espions de la France. Sans respect pour la confiance, qui fait le lien de la société civile, il publiait dans ses libelles tout ce qu’on lui rapportait ou qu’on lui écrivait ; et lorsqu’il avait pris en aversion ceux qui avaient été ses amis, il employait contre eux ce qu’ils lui avaient dit en confidence [ar],

Voici encore quelques traits du portrait de M. Jurieu : c’est M. de Bauval qui le peint.

« M. Jurieu, dit-il [as], a porté en tous lieux le trouble et la division. Sa main a toujours été contre tous, et celle de tous contre lui. La discorde entra avec lui dans l’académie de Sedan. Il la partagea en brigues et en cabales. Ceux qui présagèrent ce que l’on devait attendre de lui, par sa première démarche, lorsqu’il fut installé dans la chaire de Rotterdam, n’ont point mal auguré. Il prêcha sur ces paroles : Oh ! que les pieds de ceux qui annoncent la paix sont beaux ! et en descendant de chaire, il intenta procès à son collègue pour le pas ; il eut pourtant la confusion de succomber dans cette querelle de préférence et de vanité. Depuis quelques années M. Jurieu a mis tout en combustion parmi nous ; son esprit vain et ambitieux a porté partout le flambeau de la guerre.

» Bella gerimus nullos habitura triumphos.


» Il a divisé la nation française, que les communs malheurs de leur fuite devraient avoir réunie ; il tâche de cantonner, pour ainsi dire, son parti. Les haines qu’il sème, et qu’il nourrit avec tant de soin, sont autant de barrières pour les tenir séquestrés. Il s’est érigé en inquisiteur général pour acquérir de la gloire aux dépens de la réputation de ses frères. Il se comporte en évêque universel. Il a armé les églises les unes contre les autres ; et par les querelles dont il a été l’auteur il a ravalé et abaissé la gravité et la dignité des assemblées ecclésiastiques. D’un côté, l’on a vu les membres du synode d’Amsterdam et de Leyden se plaindre devant le public que ces deux compagnies, engagées par M. Jurieu, avaient commis des iniquités, et, qui pis est, des faussetés que l’on n’a pu excuser jusqu’à présent ; et de l’autre, M. Jurieu, mal satisfait du synode de Ziriczée, adressa un imprimé plaintif à MM. les états, où il accuse cette assemblée de violence, d’oppression, de toutes sortes d’excès, et d’avoir entrepris de violer toutes les lois fondamentales de la liberté de l’église et de l’état. Rien n’avilit davantage les compagnies que ces accusations réciproques, qui les décrient et les déshonorent. M. Jurieu est la cause originaire de tous ces désordres ; il accuse, il frappe à droite et à gauche. Il déclare que les conseils de ses amis, qui lui remontrent qu’il devrait laisser le monde en repos, sont des conseils de la chair et du sang [at]. Il ne prend plus la plume que pour faire des libelles diffamatoires, et il n’a pas plus tôt mis les armes bas, qu’il les reprend à la première occasion. Il est toujours l’agresseur et le poursuivant ; il emploie le fer et le feu pour exterminer tout ce qui ne reconnaît point son empire despotique ; il appelle à son aide la fraude et la calomnie, et sous les étendards de la religion il irait volontiers extirper, à la façon de l’interdit, tout ce qui refuse de plier les genoux devant lui. Assurément M. Jurieu a fait à un bon nombre de fugitifs un nouveau genre de persécution, peut-être plus sensible que celle qui les a chassés de leur patrie. Il leur a ravi le repos qu’ils étaient venus chercher dans l’exil ; et pour comble de leur malheur et de leurs misères, ils ont trouvé dans leur propre nation un injuste oppresseur, qui, sous d’autres noms, leur fait éprouver les iniquités du zèle furieux contre lequel ils cherchaient un asile. »

(R p. 256) La plus grande partie des protestans soutiennent hautement la même chose. ] Ceux qui entreprirent de réfuter M. Bayle par les principes des arméniens n’osèrent pas nier que sa doctrine ne fût la même que celle des réformés. Ils se retranchèrent seulement à dire qu’il avait de mauvaises intentions. Ils attaquaient cependant le sentiment des réformés, et prétendaient qu’il donnait lieu aux objections de M. Bayle. M. Jaquelot, ayant vu que M. Jurieu déclarait que c’était en vain qu’on exaltait le libre arbitre de l’homme, et que cette hypothèse n’était pas capable de résoudre les difficultés [au], fit une addition à son dernier livre, dans laquelle il chargea le système de M. Jurieu de toutes les conséquences des manichéens. C’est ainsi que les adversaires de M. Bayle se réfutaient les uns les autres, et lui adjugeaient tour à tour la victoire. « Je ne conçois pas, dit M. Jaquelot [av], comment un théologien qui a bien compris les difficultés de M. Bayle contre les hypothèses de ceux qui se contentent pour toute réponse d’imposer silence à la raison, ne s’aperçoit point qu’il s’ensuit de cette méthode que la raison humaine serait convaincue par des conséquences légitimes et nécessaires que Dieu est la cause du mal, et l’auteur du péché. Il déclare que [aw] tous ceux qui ne voudront pas abandonner les hypothèses sur lesquelles M. Bayle a fondé ses difficultés sont obligés indispensablement de montrer la fausseté de ses conséquences et de ses objections, d’une manière qui puisse satisfaire la conscience d’une personne éclairée et raisonnable. Autrement, c’est une opiniâtreté pure, et un faux honneur, que de vouloir demeurer dans des principes d’où on tire de si horribles conséquences. M. le Clerc approuva ce jugement. « M. Jaquelot remarque fort bien, dit-il [ax], que si l’on accorde à M. Bayle que la raison ne peut rien répliquer aux conséquences qu’il tire du dogme de la prédestination absolue, contre la religion, c’est avouer que ces conséquences sont bien tirées, et par conséquent que le dogme est faux. Il en faut convenir ou renoncer à toute logique. M. le Clerc ajoute « que l’intérêt politique, que quelques personnes eurent autrefois de soutenir la prédestination absolue, ayant cessé, il serait bien temps qu’on revînt d’un dogme dont on voit que l’on tire des conséquences auxquelles on avoue qu’on ne peut pas répondre. »

D’un autre côté, M. la Placette, peu content des hypothèses de MM. le Clerc et Jaquelot, se crut obligé de répondre aux objections des manichéens par les principes des réformés. Mais comme il avait un grand fonds de modération, il poussa ses égards pour M. Bayle jusqu’à ne vouloir pas même le nommer. Son livre a pour titre : Réponse à deux objections, qu’on oppose, de la part de la raison, à ce que la foi nous apprend sur l’origine du mal, et sur le mystère de la trinité, etc. [ay]. « Quelques auteurs distingués, dit-il [az], ont entrepris de répondre à ces objections, surtout à la première, qui est la plus plausible. Mais comme ils ont bâti sur des fondemens qui ne me paraissent nullement solides, et qui ne sont pas même reçus partout, il était à souhaiter qu’un autre se mît sur les rangs, et qu’il examinât ces objections en les comparant avec des principes plus sûrs et moins contestés. » M. le Clerc, parlant de cet ouvrage de M. la Placette, remarqua [ba] « qu’il avait été composé avant la mort de M. Bayle, mais qu’heureusement il n’avait été publié de son vivant. Si M. Bayle, dit-il, l’avait vu, je suis sûr que, de l’humeur dont il était, il se serait mis à couvert de la réputation de l’auteur. Il aurait dit qu’il était prêt à souscrire à ce livre, sans changer de sentiment, et aurait prétendu être aussi orthodoxe que M. de la Placette, à qui d’ailleurs personne ne le comparera. » N’était-ce pas avouer que les principes de M. Bayle étaient conformes à ceux de ce savant et judicieux théologien ?

M. Naudé publia, en 1708, un livre intitulé, la Souveraine perfection de Dieu dans ses divins attributs, et la parfaite intégrité de l’Écriture, prise au sens des anciens réformés, défendue par la droite raison, contre toutes les objections du manichéisme, répandues dans les livres de M. Bayle [bb]. Dans cet ouvrage, M. Naudé oppose aux objections manichéennes le sentiment des supralapsaires, persuadé que c’est le seul système où l’on en trouve le dénoûment. Ainsi, il est fort éloigné d’approuver les hypothèses de MM. King, le Clerc et Jaquelot. Il les réfute même avec beaucoup de vivacité, et s’étend fort au long à faire voir que M. Jaquelot n’a pas répondu solidement à M. Bayle. Enfin, il soutient que M. Bayle a triomphé de M. Jaquelot et de M. le Clerc. « M. Jaquelot, dit-il [bc], en suivant un système qui n’est qu’une pure invention humaine, tâche de justifier Dieu du blâme d’être, en aucune manière, auteur du péché. D’abord il s’en acquitte très-mal, puisqu’en tirant de sa doctrine des conséquences très-nécessaires, il s’ensuivra que Dieu est l’auteur du péché, quoi que M. Jaquelot puisse dire au contraire, et le dernier ouvrage de M. Bayle [bd] vient de prouver cette vérité d’une manière invincible. D’ailleurs il fait encore Dieu auteur du péché, d’une autre manière bien plus odieuse. Il nie positivement des dogmes fondés sur cent passages de l’Écriture. Il le rend par conséquent menteur, ce qui suffit pour renverser le christianisme par son fondement. Enfin M. Jaquelot est souvent en contradiction avec soi-même, et souvent aussi opposé à la droite raison. Voilà donc, malgré sa réponse, tous les chrétiens dans le détroit où M. Bayle prétend les avoir poussés, M. le Clerc avec son origénisme, continue M. Naudé, avance encore moins que M. Jaquelot, puisqu’il est dans une opposition plus formelle avec l’Écriture, et que d’ailleurs il retombe dans les mêmes inconvéniens. Aussi l’un et l’autre viennent d’être écrasés par ce dernier ouvrage de M. Bayle. J’en fais juges ceux qui ont été spectateurs du combat. »

On ne sera peut-être pas fâché de savoir ce que M. Basnage pensait sur cette dispute. « Deux ouvrages, m’écrivit-il [be], viennent de paraître contre M. Bayle : l’un de M. de la Placette, l’autre de M. Jaquelot, que je n’ai pas vu. Il me semble qu’on peut mettre ces messieurs aux mains les uns avec les autres. Dès le moment qu’on est prédestinateur aux termes du synode de Dordrecht, on regarde les réponses de MM. le Clerc, Bernard et Jaquelot, comme mauvaises ; et les arminiens s’imaginent qu’on ne peut lui répondre dans le système ordinaire. On ne peut pas dire qu’on lui répond bien, quelque système qu’on prenne. Car, au contraire, chaque parti prétend que l’autre se trompe, s’égare, et ne peut soutenir le poids des difficultés de M. Bayle. Ce ne sont pas deux routes différentes qu’on prend pour parvenir au même but, ce sont des chemins opposés, dont l’un prend la droite et l’autre la gauche ; et chacun soutient que son chemin est le seul qu’on puisse prendre. Ajoutez à cela, que M. Bayle a obligé M. Jaquelot à se déclarer arminien, après avoir mangé le pain des orthodoxes dix-huit ans, avec des protestations solennelles dans nos synodes, qu’il ne l’était pas ; et M. le Clerc a été forcé de lâcher pied sur l’éternité des peines. Il a abandonné la doctrine reçue des anciens et des modernes, sans justifier la Providence, ni lever la difficulté qui reste toujours. Car, outre le mal moral, il y a assez d’autres maux physiques pour donner lieu aux plaintes et aux objections des hommes. »

(S, p. 261.) Loin d’être avide de présens, il n’acceptait qu’avec peine ceux qu’il ne pouvait honnêtement refuser. ] En voici un exemple, qui ne m’a pas paru indigne de la curiosité du public. M. le comte de Shaftsbury ayant remarqué que M. Bayle n’avait point de montre, en acheta une dans un voyage qu’il fit en Angleterre, pour la lui donner lorsqu’il serait de retour à Rotterdam. La difficulté était de la lui faire accepter. Il la tirait de sa poche quand ils étaient ensemble, comme pour voir quelle heure il était, sans que M. Bayle y fit aucune attention. Enfin, il la prit un jour entre ses mains, et, après l’avoir considérée, il ne put s’empêcher de dire que cette montre lui paraissait très-bien faite. Milord Shaftsbury saisit cette occasion pour la lui présenter. Mais M. Bayle, confus et piqué de ce que ce seigneur semblait avoir pris ce qu’il avait dit sans dessein comme un moyen indirect de lui demander sa montre, s’excusa fortement et avec beaucoup d’action. Ils contestèrent long-temps, et milord Shaftsbury ne put le faire consentir à la recevoir, qu’après l’avoir assuré qu’il l’avait apportée exprès d’Angleterre pour lui, et après avoir confirmé ce qu’il disait en lui faisant voir sa propre montre.

Quelques années après, ce seigneur me dit qu’il voulait envoyer à M. Bayle quelques livres grecs et latins imprimés en Angleterre, et me chargea de dresser une liste de ceux qui pourraient lui être le plus agréables. J’en fis confidence à M. Bayle, afin qu’il me marquât lui-même ceux qui lui conviendraient le mieux. Mais il ne voulut pas le faire. « Il n’est point nécessaire, me répondit-il [bf], de donner à milord Shaftsbury aucune liste de livres. Je l’en remercie très-humblement ; j’ai un assez bon memento par une belle montre qu’il voulut à toute force que j’acceptasse de sa part. Un tel meuble me paraissait alors très-inutile, mais présentement il m’est devenu si nécessaire, que je ne saurais plus m’en passer ; de sorte qu’à tous momens je sens combien je lui suis redevable d’un si beau présent. »

On voit par-là le jugement qu’il faut faire de ceux qui ont dit qu’il était pensionnaire de la cour de France, etc.

(T, p. 261.) Il n’a pas tenu à M. Bayle que le public n’ait jamais vu son portrait. ] On le lui demanda avec de grandes instances, pour le faire graver et le mettre à la tête de la traduction anglaise de son Dictionnaire ; mais il répondit qu’il ne pouvait pas se résoudre à se faire peindre, ni à faire paraître son visage à la tête de son livre ; qu’il ne lui était pas possible de vaincre sa répugnance, et qu’il suppliait qu’on lui pardonnât cette faiblesse, si on voulait ainsi l’appeler [bg]. Le portrait qu’il avait envoyé à sa mère était destiné à demeurer dans sa famille ; et s’il a été rendu public, nous en sommes redevables à M. Marais, avocat au parlement de Paris, et à madame de Mérignac, dame d’un mérite supérieur, et fort amie du nom et des ouvrages de M. Bayle. Ils ignoraient que M. Bayle se fût fait peindre ; mais la lettre qu’il écrivit à sa mère en lui envoyant son portrait [bh], étant tombée entre les mains de M. Marais, après la mort de M. Bayle, ils découvrirent que ce portrait était à Montauban, chez une parente de M. Bayle. Madame de Mérignac en fit venir une copie, qu’elle donna, à sa mort [bi], à M. de Francastel, sous-bibliothécaire du collége Mazarin ; et M. Marais en fit faire une copie sur celle-là. Ce sont les deux seules copies qui soient dans Paris. L’académie de Francfort-sur-l’Oder en demanda une troisième à M. Marais, pour mettre dans une salle où l’on a déjà rassemblé quatre-vingts et deux portraits d’hommes illustres. M. Bayle y paraît d’un visage brun, avec des traits vifs et de fort beaux yeux. On y reconnaît aisément son esprit et sa vivacité. On a fait à Paris quelques estampes d’après ce portrait. Il y en a une qui a été gravée par les soins de madame de Mérignac et de M. Marais. M. Marais invita M. de la Monnoye à faire des vers, pour mettre au-dessous de cette estampe, et il fit ce distique latin :

Bælius hic ille est, cujus dum scriptâ vigebunt,
Lis erit oblectent erudiantne magis.


On en a gravé une autre pour mettre à la tête de l’édition du Dictionnaire de M. Bayle, faite à Genève en 1715. On y trouve ces quatre vers français de M. de la Monnoye, qui sont une imitation des latins :

Tel fut l’illustre Bayle, honneur des beaux esprits,
Dont l’élégante plume, en recherches fertile,
Fait douter qui des deux l’emporte en ses écrits,
De l’agréable ou de l’utile.

FIN.
  1. (*) Cette lettre n’a point été imprimée. [Non-seulement Des Maizeaux ne l’avait comprise dans son édition de 1729, des Lettres de Bayle ; elle n’est dans l’édition de 1737 des Œuvres diverses.]
  2. * Elle ne se trouve dans aucune édition des Lettres de Bayle, données par Des Maizeaux, ni dans aucune des deux éditions des Œuvres diverses.
  3. (*) Acc. des proph., t. II, ch. 12, prem. édit.
  4. (*) Ibid., tom. II, chap. 2, prem. édit.
  1. Chimère de la cabale de Rotterdam démontrée, p. 139 et suiv.
  2. Il n’avait encore étudié que quatre ou cinq mois en philosophie. Voyez la Chimère démontrée, p. 151 ; et la lettre à M. Pinson, ci-dessus rem. (A).
  3. Ce livre parut en 1674.
  4. Voyez la Réponse à l’Apologie de M. Jurieu, par M. de Bauval, p. 10.
  5. Voyez l’Histoire de l’édit de Nantes, tom. III, p. 66, 132, 230, 248.
  6. Voyez la même Histoire, tom. III, p. 580, 582 ; et le recueil d’édits, déclarations, etc., qui est à la fin de ce tome, p. 109, 151, et tom. IV, p. 18, 374 ; et le recueil d’édits, etc., de ce tome, p. 7, 106.
  7. Voyez les lettres à M. Minatoli, du 17 de mars 1675, p. 74 ; et du 6 de février 1676, pag. 103.
  8. Lettre du 17 de décembre 1675, p. 97, 98.
  9. Lettre du 16 de février 1676, p. 100.
  10. Tom. III, p. 64 et suiv.
  11. L’Art de se connaître soi-même, etc., qu’on avait réimprimé à Lyon.
  12. Lettre pastorale du 1 d’avril 1689, p. 117, c. 1 de l’édit. in-4o.
  13. M. Pelisson avait embrassé la religion romaine en 1670.
  14. Au mois de mai 1691.
  15. Voyez les lettres à M. Lenfant, du 25 de mai, et à M. Constant, du 16—26 de juillet 1690, avec les remarques, p. 321, 312, 325, 326.
  16. Apologie du sieur Jurieu, p. 24, col. 2.
  17. Voyez la Chimère démontrée, préf., pag. clxxvii et suiv.
  18. Voyez M. de Bauval, Réponse à l’Avis de M. Jurieu, p. 25.
  19. Brueys, Histoire du fanatisme de notre temps, etc. Voyez dans le Dictionnaire critique l’article Kotterus, tom. VIII, pag. 602 et 605, remarques (H) et (I).
  20. Accomplissement des prophéties, dans l’Avis à tous les chrétiens.
  21. Lettre pastorale du 1 décembre 1686, p. 49 et suiv.
  22. Lettre du 1 d’octobre 1688, p. 20 et suiv.
  23. Lettre du 15 de mars 1689, p. 107, 108.
  24. Cette relation est un écrit de 14 pages in-4o., intitulé, Lettre de Genève, contenant une relation exacte des petits prophètes du Dauphiné.
  25. Lettre du 15 de mars 1689, p. 108.
  26. Chimère démontrée, p. lvj, lvij.
  27. Lettre pastorale du 1 juillet 1689, p. 173, col. 2.
  28. Chimère démontrée, p. lvij, lix.
  29. Voyez les Pastorales du 15 février, p. 93, du 1 de mars, p. 102, et du 15 de mars, p. 107, de l’année 1689.
  30. Bibliothéque historique et critique des auteurs de la congrégation de Saint-Maur, par D. Philippe le Cerf, p. 461.
  31. Supplément au Dictionnaire de Moréri, à l’article Arnauld (Antoine). Paris, 1735, pag. 65.
  32. Réponse sommaire au livre intitulé, Avis important aux réfugiés, sur leur prochain retour en France ; par M. G. N. A., à M. Mastricht, 1690, p. 75, sans l’avis au lecteur, et la préface écrite par M. de Saint-Maurice, professeur en théologie à Mastricht. Il avait été professeur à Sedan.
  33. Réponse à l’Avis de M. Jurieu, pag. 26, 27.
  34. Examen de la doctrine de M. Jurieu. Pour servir de réponse à un libelle intitulé : Seconde apologie de M. Jurieu, p. 19 et suiv.
  35. Examen de la théologie de M. Jurieu, tom. I, p. 332.
  36. Voyes ci-dessus, rem. (G).
  37. Voyez ci-dessus, rem. (C).
  38. Voyez la même rem.
  39. Lettre de M. Papin à M. Jurieu, insérée dans la Lettre pastorale aux fidèles de Paris, d’Orléans et de Blois, etc., p. 6, col. 1.
  40. Préface du livre de M. Papin, intitulé Les deux voies opposées en matière de religion ; etc., p. xj, xij, de l’édit. de Liège, 1713.
  41. Lettre du 11 de novembre 1692, pag. 474, 475.
  42. L’évêque de Meaux a inséré deux de ces lettres dans son VIe. avertissement aux protestans, intitulé : l’Antiquité éclaircie sur l’immutabilité, et sur l’égalité des trois personnes, l’état présent de la religion protestante, contre le tableau de M. Jurieu ; Paris, 1691, in-4o., pag. 823.
  43. Bauval, Considérations sur deux sermons de M. Jurieu, etc., p. 30, 31 et 37.
  44. Ibid, p. 53, 54.
  45. Ibid., p. 7.
  46. Apologie du sieur Jurieu, p. 25, col. 2.
  47. Voyez ci-dessus, pag. 250.
  48. Addition à l’Examen de la théologie de M. Bayle, etc., pag. 475, 476.
  49. Ibid, pag. 478.
  50. Bibliothéque choisie, tom. XI, pag. 412, 413.
  51. Imprimé à Amsterdam, en 1707.
  52. Réponse à deux objections etc., Préface, fol. * 3.
  53. Bibliothéque choisie, tom. XIII, p. 415, 416.
  54. Imprimé à Amsterdam, en deux vol. in-12.
  55. La Souveraine perfection de Dieu, etc., préface, p. xxxiv, xxxv.
  56. Entretiens de Maxime et de Thémiste, etc.
  57. Lettre du 19 d’août 1707.
  58. Lettre du 3 d’avril 1705, p. 1014, 1015.
  59. Lettres à M. Des Maizeaux, du 3 d’avril 1705, p. 1013, et du 3 de juillet, p. 1024,
  60. Voyez ci-dessus, an 1715, p. xxij.
  61. Cette dame mourut le 11 de novembre 1712. Elle s’appelait Magdelène-Félix d’Ostrel, et sortait d’une famille distinguée en Flandre. Elle était veuve de M. de Mérignac.
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