Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Suite des réflexions sur le prétendu jugement du public

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SUITE
DES
RÉFLEXIONS
Sur le prétendu jugement du public.

Voilà tout ce que je croyais devoir dire sur ce prétendu Jugement du public ; mais l’ayant relu avant que les réflexions précédentes sortissent de chez le libraire, j’ai trouvé que je devais en ajouter quelques autres.

XXI. Expédions en trois mots ce que le censeur m’objecte touchant Salomon. J’ai dit qu’une politique à quelques égards de la nature de celle des Ottomans fit périr Adonija. Cela ne veut dire autre chose si ce n’est que Salomon le fit mourir pour n’être pas exposé aux guerres civiles qu’il avait sujet de craindre. Personne n’ignore que c’est aussi la raison des Ottomans. Quel mal y a-t-il à comparer par ce côté-là un prince juif avec des monarques infidèles, sectateurs de Mahomet ; un prince, dis-je, qui n’avait pas encore cette sagesse que Dieu lui donna depuis ? L’auteur ferait-il difficulté de dire que Salomon prit plusieurs femmes, par un faste assez semblable à celui des rois païens et des sultans ? Notez sa supercherie. Il savait que le terme d’Ottomans ne frapperait point la populace, mais qu’elle serait alarmée par le mot Turc. C’est pourquoi, au lieu de rapporter, mes paroles, il les a métamorphosées en celles-ci, une politique à la turque, qu’il a citées en italique. Voilà son péché d’habitude : tout-artifice lui plaît, pourvu qu’il lui serve à tromper les ignorans. Mais que dirait-il contre tant d’auteurs qui assurent que Salomon fut idolâtre personnellement, et qui doutent de son salut ? C’est bien pis que de comparer pour une fois sa politique à celle des Turcs.

XXII. Il m’accuse d’avoir maltraité Caméron et M. Daillé. Oserait-il dire cela, s’il avait jeté les yeux sur mon Dictionnaire ? N’y eût-il pas vu que Dumoulin, son aïeul, et les Œuvres de Rivet, beau-frère de Dumoulin, m’ont fourni ce que j’ai dit au désavantage de Caméron ? N’y eût-il pas vu que je cite M. des Marets, pasteur et professeur en théologie à Groninques pour ce qui concerne M. Daillé, et que je déclare nettement que je ne prononce rien sur le fait ? Il y a bien des gens qui ne savent pas encore la différence qui se trouve entre un historien et un élogiste. Faisons une petite revue de l’imprimé, afin de marquer une partie des faussetés de fait qui s’y rencontrent ; car pour celles de droit il serait très-inutile de les indiquer. Ce sont des reproches vagues : mes adversaires disent oui, je dis non, nous voilà tant à tant : nous ne sortirons de cet équilibre que par l’examen particulier de chaque proposition qui leur déplaira. Ils me trouveront toujours prêt à les satisfaire. J’en donnerai même un petit essai dans les réflexions XXVIII et XXXII.

XXIII. Il y a quelques faussetés de fait dans le Jugement de M. l’abbé Renaudot : je ne les indique point, car j’ignore si elles viennent de lui ou des copistes. Outre que chaque lecteur se peut convaincre sans peine qu’il est très-faux que je donne plus d’éloges à M. Abelli qu’à MM. de Saint-Cyran et Arnauld ; ni que je loue les traités de controverse du père Maimbourg, plus que ceux de M. Nicolle ; ni que je noircisse celui-ci, comme ayant écrit des points de doctrine qu’il ne croyait pas. Comment l’aurais-je noirci de ce côté-là, puisque je pose formellement que si son silence a pu être attribué à un tel principe, il a pu aussi être allié avec la persuasion ? Je laisse au jugement des lecteurs quelques autres faussetés de même nature.

XXIV. Le commentaire sur le Jugement de cet abbé contient entre autres mensonges celui-ci, que la guerre a été cause que mon imprimeur a surpris le privilége. Ce mensonge a plus de têtes que Cerbère ; car il suppose que les états de Hollande auraient fait examiner mon livre s’ils n’avaient été trop occupés : pensée chimérique ! Comme si un ordre donné en deux mots à des professeurs de Leyde eût pu interrompre les soins des affaires générales. Mais d’ailleurs notre homme suppose qu’en temps de paix les priviléges ne s’accordent que pour des livres examinés et approuvés : autre chimère ! Messieurs les États ne les accordent que pour la sûreté de l’imprimeur, et nullement comme une marque de l’approbation des livres ; car ils déclarent qu’ils ne prétendent point en autoriser le contenu. Enfin jamais privilége n’a été moins obtenu par surprise que celui-ci ; car il n’a été accordé qu’après un long examen de l’opposition des imprimeurs du Moréri.

XXV. Le premier extrait assure que je suppose qu’il n’y avait pas d’historien des Mores. Mais il est visible que je ne suppose sinon que nous n’avons point une histoire particulière d’Abdérame. Le deuxième extrait débite que j’ai travaillé sur des mémoires qui m’ont été envoyés de France. J’ai toujours marqué d’où je recevais quelque chose. Qu’on joigne ensemble ce que j’ai reçu de ce pays-là, on n’en pourra point remplir dix pages.

XXVI. Il y a dans le neuvième extrait une chose que je regarderai toujours comme un horrible mensonge, à moins que je ne voie un certificat de M. l’évêque de Salisbury. Un tel discours est si peu conforme à l’idée que j’ai de l’esprit et de la science de ce grand prélat, que je ne puis l’en croire capable. Un si habile homme aurait trouvé l’athéisme dans un ouvrage où l’on établit cent fois que la raison se doit taire quand la parole de Dieu parle ! N’est-ce point le principe de l’orthodoxie la plus sévère dans l’une et dans l’autre communion ? Une autre chose me fait croire qu’il y a ici beaucoup d’imposture : Le public n’a que faire de leurs différens personnels, a dit ce prélat avec indignation, si l’on s’en rapporte à l’extrait. Quelle apparence qu’il ait parlé de la sorte, puisqu’il est visible que je ne fais aucune mention de ces différens ? Je censure mon adversaire sur des fautes que je montre dans ses écrits, ou par des réflexions générales qui lui peuvent être appliquées ; mais je ne touche point à nos démêlés. En un mot, tout ce que j’ai fait se trouve enfermé dans le ressort ou dans la juridiction d’un écrivain qui donne une histoire accompagnée d’un commentaire critique. On n’en peut disconvenir, si l’on est capable de juger avec connaissance de cause. J’ai un plein droit, par exemple, d’alléguer comme des faits tous les faux pas dont mon adversaire a été taxé dans les quatre tomes de M. Saurin. Je me sers de cet exemple afin qu’on voie en passant le ridicule de ses espérances. On le peut faire vivre dans une critique, non pas comme l’ennemi mortel des libertins, mais comme atteint et convaincu de mille défauts honteux par un célèbre ministre qu’un synode a déclaré orthodoxe.

XXVII. Le onzième extrait assure que M. l’abbé Renaudot me taxe de beaucoup de méprises dans l’histoire, la géographie, la chronologie, et autres sciences. Cela n’est pas vrai, il dit seulement ; 1°. qu’il y a beaucoup de faussetés dans mon ouvrage ; 2°. que dans les articles d’érudition un peu recherchés je fais plus de fautes que Moréri. Les faussetés qu’il entend concernent ce que je rapporte, ou entre les papes, etc., ou à la gloire des réformateurs, etc. En vertu de ses préjugés, il présuppose qu’il y a là bien des mensonges. Mais en tout cas ce ne seront point des faussetés à mon égard, puisque je les tire des ouvrages que je cite, et que je déclare dans ma préface que je ne cautionne que la fidélité des citations. Il met entre ces faussetés le Projet de réunion proposé à Amyrault par le jésuite Godebert au nom du cardinal Mazarin. Il fallait dire Audebert au nom du cardinal de Richelieu. En cela je n’ai fait que suivre le Mémoire de M. Amyrault le fils, et je l’ai cité. C’est à lui à le garantir. Quant aux fautes d’érudition, M. l’abbé ne dit point où elles consistent ; et par conséquent le publicateur des extraits fournit lui-même des preuves de la témérité de ses témoins. Il nous apprend à les convaincre qu’ils se sont mêlés d’écrire des choses dont ils étaient mal informés. L’un d’eux dit que je loue trop de l’avis de bien des gens : le publicateur, au contraire, soutient que j’ai maltraité tout le monde. Voilà les gens qu’il produit pour nous assurer de l’opinion générale.

XXVIII. Il y a dans le treizième extrait, que dans l’article de Pyrrhon et en plusieurs autres, le libertinage y est enseigné d’une manière très-dangereuse, et que j’ai pris de Méziriac toutes les observations, quelquefois d’une longueur ennuyante, sur les dieux, sur les héros, sur la mythologie païenne. Le premier point ne peut être discuté dans une feuille volante. Il me suffit en général d’observer ici que ce prétendu libertinage est une justification très-solide de nos docteurs les plus orthodoxes. Ils ne cessent de reprocher aux sectaires que le principe des sociniens conduit au pyrrhonisme, au déisme, à l’athéisme. Sur cela je leur demande, ou vous êtes des calomniateurs, ou il est très-vrai qu’à moins de captiver son entendement à l’obéissance de la foi, on est conduit par les principes de la philosophie à douter de tout. Or vous n’êtes point calomniateurs, donc il est très-vrai, etc. Vous vous plaignez que je fasse voir par des exemples sensibles que vous ne calomniez pas les sociniens. Ne devriez-vous pas plus tôt m’en remercier ? Savez-vous bien qu’en Italie, sous le feu de l’inquisition, on imprime impunément que nous ne savons avec certitude que par la foi qu’il y ait des corps ? Et vous voulez imposer en ce pays-ci un joug plus rude que celui du pape ! Je puis prouver qu’à Bologne, qu’à Padoue, etc., les professeurs en philosophie ont soutenu hautement et impunément que l’on ne saurait prouver que par l’Écriture l’immortalité de l’âme. Je ferai voir dans le supplément de ce Dictionnaire, à l’article de Pomponace, qui est déjà composé, qu’il n’y eut jamais de persécution plus mal fondée que celle qu’on fit à Pomponace à ce sujet-là [* 1].

À l’égard de Méziriac, si l’on prétend que j’ai pris de lui des observations sans le citer, on me calomnie. Ni lui ni aucun autre écrivain ne m’ont rien fourni dont je ne leur aie fait honneur en les citant, et en me servant même de leurs paroles presque toujours. Comme l’auteur de la lettre ne dit point si j’ai cité Méziriac ou non, je ne puis point l’accuser de dire que j’ai été plagiaire : mais j’impute très-justement ce mensonge à celui qui a publié l’extrait, car voici son commentaire : Un de nos extraits dit qu’il a pris de Méziriac, sur les épîtres d’Ovide, tout ce qu’il dit des divinités païennes, et que ce livre est assez rare. Voilà son grand art : il connaît assez bien les livres, il sait ceux qui sont rares et ceux qui sont communs : il pille avec hardiesse ceux qui sont rares, assuré que peu de gens s’apercevront du vol. Nous avons ici un exemple du péril qu’on court, quand on se mêle de parler d’un livre que l’on n’a point lu. Si le commentateur de l’extrait avait lu mon Dictionnaire, je doute qu’il eût osé dire que j’ai pillé Méziriac : il aurait vu que je le cite toujours. J’en ai usé de la sorte envers tous ceux qui m’ont fourni ou des faits ou des pensées.

XXIX. Je crois aisément que les observations de mythologie ont été bien ennuyantes. On m’a écrit la même chose à l’égard des discussions chronologiques, et en général, de tout ce qu’on peut appeler érudition. Je l’avais bien prévu ; et c’est pourquoi en mille rencontres je considérai ces choses comme l’écart du jeu de piquet. Je m’en défis, et je portai d’autres cartes, moins fortes à la vérité, mais plus capables de faire gagner la partie : car nous sommes dans un siècle où on lit bien plus pour se divertir que pour devenir savant. Si j’avais fait mon Dictionnaire selon le goût de M. l’abbé Renaudot, personne ne l’eût voulu imprimer ; et si quelqu’un avait été assez hasardeux pour le mettre sous la presse, il n’en aurait pas vendu cent exemplaires. Si j’en avais ôté toute la littérature, la première édition n’aurait pas duré trois mois. S’imagine-t-il que j’aie pris pour des choses importantes toutes celles que j’ai employées ? Il me ferait tort : je les ai prises pour ce qu’elles sont, et je ne m’en suis servi qu’afin de m’accommoder à la maladie du temps. C’est ce qu’il faut faire quand on ne peut pas la guérir. Si j’avais écrit en latin, je me serais gouverné d’une autre manière ; et si l’on eût eu le goût du siècle passé, je n’eusse mis dans mon livre que de la littérature : mais les temps sont changés. Les bonnes choses toutes seules dégoûtent : il faut les mêler avec d’autres, si l’on veut que le lecteur ait la patience de les lire.

Veluti pueris absinthia tetra medentes

Cùm dare conantur, priùs oras pocula circum, etc.

XXX. C’est ici le lieu de répondre aux dernières lignes de la page 29 : Les personnes du meilleur goût entre ses propres amis avouent qu’on pouvait retrancher de son ouvrage une grande moitié sans lui faire tort. Ces personnes-là n’en disent pas tant que moi : je passe jusqu’aux deux tiers, et jusqu’aux trois quarts, et au delà : et si l’on me commandait d’abréger mon Dictionnaire, en telle sorte qu’au jugement d’un Henri Valois il ne contînt rien que de bon, je le réduirais à un livre à mettre à la poches. Henri Valois et les savans de sa volée trouvent superflu dans un ouvrage tout ce qu’ils savent déjà, ou tout ce qu’ils n’espèrent point de tourner un jour à leur profit. Mais ils devraient compatir aux nécessités des demi-savans, et du vulgaire de la république des lettres. Ils devraient savoir qu’elle est divisée en plus de classes que la république romaine. Chacune a ses besoins, et c’est le propre des compilations de servir à tout le monde, aux uns par un côté, et aux autres par un autre. Ils se trompent donc malgré leurs belles lumières, lorsqu’ils disent absolument : Ceci est utile et nécessaire, cela est superflu. Ces attributs ne sont-ils pas relatifs ? Dites plutôt : Cela est utile ou inutile pour moi et pour mes semblables, utile ou inutile néanmoins pour cent autres gens de lettres. Ce n’est pas raisonner juste que de dire, un tel ouvrage mériterait mieux l’approbation des plus savans hommes de l’Europe s’il était plus court, donc il eût fallu le faire plus court. N’allez pas si vite. Il n’y a rien d’inutile dans ces volumes que vous marquez ; car ce qui ne vous peut servir servira à plusieurs autres : et je suis bien assuré que si l’on pouvait assembler tous les bourgeois de la république des lettres, pour les faire opiner l’un et l’autre sur ce qu’il y aurait à ôter ou à laisser dans une vaste compilation, on trouverait que les choses que les uns voudraient ôter seraient justement les mêmes que les autres voudraient retenir. Il y a cent observations à faire, tant sur les véritables qualités de cette sorte d’ouvrage, que sur l’inséparabilité de la critique et des minuties. On en peut aussi faire beaucoup sur la différence qui se rencontre entre un bon livre et un livre utile : entre un auteur qui ne se propose que l’approbation d’un petit nombre de scientifiques, et un auteur qui préfère l’utilité générale à la gloire de mériter cette approbation, qui n’est pas moins difficile à conquérir qu’une couronne. Mais on trouvera de meilleures occasions de traiter cette matière.

Ne passons pas plus avant sans marquer un gros mensonge du treizième extrait. L’anonyme écrivant de Londres, le 25 mai 1697, assure que le libraire Cailloué n’avait pas vendu 40 exemplaires. On peut prouver par une lettre qu’il a écrite le 22 de mars 1697, qu’il en avait vendu cinquante-deux : et notez cette circonstance ; il répondit ainsi sur ce que l’imprimeur de ce Dictionnaire lui avait mandé qu’il avait appris qu’avant la fin de février, lui Cailloué avait vendu plus de soixante exemplaires. Il répondit qu’il n’en avait livré que cinquante-deux. Ce n’était pas nier qu’il n’en eût vendu plus de soixante. Notez qu’il n’avait reçu ses exemplaires qu’en décembre. Je conclus de là que les auteurs anonymes qu’on nous produit sont mal informés, et qu’il ne faut faire aucun fond sur leurs nouvelles.

XXXI. Le quatorzième extrait porte que ce que j’ai dit de Louis XIII a obligé particulièrement monsieur le chancelier de brûler mon Dictionnaire, et de le défendre. Si cela veut dire que monsieur le chancelier a jeté au feu dans sa maison l’exemplaire qu’on lui avait envoyé, je suis sûr que l’on se trompe. Si l’on veut dire qu’il l’a fait brûler publiquement par le bourreau, je ne doute pas que l’on ne débite une insigne fausseté. Le commentateur des extraits a pris la phrase au dernier sens.

XXXII. Faisons une bonne réflexion sur le dernier des extraits : c’est celui où il y a le plus de fureur. L’anonyme, qui s’emporte si étrangement, n’a qu’à lire mes additions aux Pensées sur les Comètes : s’il n’y voit pas que j’ai eu raison de dénoncer par toute la terre pour des calomniateurs, ceux qui m’ont accusé de déisme ou d’athéisme, il sera bien stupide ; et il le sera encore plus, s’il s’imagine que mon Dictionnaire est capable d’excuser mes accusateurs. Au reste, je veux bien qu’il sache que, de quelque profession qu’il soit, on lui fera toujours beaucoup d’honneur, si l’on dit que sa conduite est aussi réglée que la mienne l’a été toujours et l’est encore. Je ne remarque cela qu’afin que lui et les autres puissent apprendre à peser mieux leurs paroles, quand ils parleront de conduite. Il m’apprend que mon article d’Adam est l’un de ceux qui excitent avec raison l’indignation des honnêtes gens. Je suis bien aise de le savoir ; car je n’aurais jamais cru qu’on se fondât là-dessus, et rien n’est plus propre que cela auprès des lecteurs intelligens, pour démontrer qu’on se scandalise mal à propos. Cet homme assure qu’il ne voit pas que je puisse éviter l’excommunication : c’est parler comme un nouveau converti de paganisme. Il faut donc lui apprendre que nous n’avons pas une telle coutume, ni aussi les églises de Dieu. Nous n’excommunions les gens qu’en ces deux cas : l’un, lorsque leurs crimes, comme l’inceste, la prostitution, l’adultère, le concubinage, l’assassinat, etc., scandalisent le public ; l’autre, lorsqu’ils soutiennent dogmatiquement des hérésies, et qu’ils s’opiniâtrent à les défendre malgré le jugement de l’église. C’est ainsi qu’on excommunia les ministres remontrans qui, après avoir soutenu leurs opinions avec chaleur pendant plus de sept ou huit années, déclarèrent que nonobstant les canons du synode de Dordrecht, ils voulaient vivre et mourir dans leurs sentimens. Mais il est inouï qu’on ait procédé par des censures ecclésiastiques contre la personne des auteurs qui ont parlé historiquement des impuretés de la vie humaine, ou qui, ayant déclaré qu’ils sont fermement unis à la foi de leur église, portent comme des jeux d’esprit ce que la raison peut alléguer sur ceci ou sur cela. Il est inouï, dis-je, que de tels auteurs aient été excommuniés lorsqu’ils déclarent, comme moi, que toutes ces vaines subtilités de philosophie ne doivent servir qu’à nous faire prendre pour guide la révélation, l’unique et le vrai remède des ténèbres dont le péché couvre les facultés de notre âme ; et qu’ils sont prêts même à effacer tous ces jeux d’esprit, si on le trouve à propos. Notez que les nouvellistes de mon adversaire ont eu assez de bonne foi pour lui rapporter que j’étends partout quelque voile, derrière lequel je me réserve une retraite pour le cas de nécessité : c’est qu’il faut s’en rapporter à la révélation, et soumettre la raison à la foi. Pouvais-je choisir une meilleure retraite ? Un homme qui a cherché sa félicité dans les avantages de la terre, et qui n’ayant pu la rencontrer nulle part s’attache à Dieu comme à l’unique souverain bien, ne fait-il pas le meilleur usage qu’il puisse faire de sa raison ? Ne faut-il pas dire la même chose d’un philosophe qui, cherchant en vain la certitude par les lumières naturelles, conclut qu’il faut s’adresser à la lumière surnaturelle, et s’attacher à cela uniquement ? Ne serait-ce pas le conseil que David, et tous les autres prophètes et les apôtres donneraient aux sages du monde ? Quoi ! je ne serais pas à couvert des foudres de l’excommunication dans un asile si sacré, si inviolable ! Les théologiens eux-mêmes seraient les premiers à ne le pas respecter ! Je ne puis croire cela ; et ainsi notre anonyme juge témérairement.

Je ne puis pas convenir que les rapporteurs aient toujours de la bonne foi ; car ils ont fait accroire au censeur que je ne parle de la soumission à l’Écriture, qu’en disant et après avoir dit tout ce qui se peut imaginer pour affaiblir l’autorité de la révélation et des écrivains sacrés. Cela est très-faux, et je les défie d’en donner la moindre preuve. Il ne paraît pas qu’ils lui aient allégué d’autres raisons que celles que j’ai réfutées ci-dessus, num. VI et num. XXI, et celle qu’ils ont fondée sur mon article de David. Je ne sais pas s’ils lui ont parlé de mon éclaircissement ou non : s’ils n’en ont rien dit, ils sont très-blâmables ; mais, s’ils en ont fait un rapport fidèle, il ne peut se justifier d’un artifice très-indigne d’un homme d’honneur : car les lois de la dispute ne permettent pas que l’on supprime ce qui sert à justifier les gens. Voilà sa coutume éternelle, il ne s’attache qu’à ce qui lui sert, et il le tourne de la manière la plus odieuse, par des hyperboles violentes. Tout ce que j’ai dit de quelques actions de David revient à ceci, qu’elles peuvent bien passer pour conformes à l’art de régner, et à la prudence humaine, mais non pas aux lois rigoureuses de la sainteté. Conclure de là que je l’ai dépeint comme un scélérat, c’est fouler aux pieds toutes les règles du raisonnement, par une passion furieuse. Je ne demande que des juges équitables, ils ne trouveront jamais que l’on donne atteinte à l’autorité de l’inspiration, lorsqu’on remarque des défauts dans la personne inspirée. Nous convenons tous que l’adultère et l’homicide n’ont point empêché que David n’ait été prophète. Saint Paul n’a pas craint qu’en nous donnant une forte idée des infirmités du vieil homme qui le faisaient soupirer, et qui demandèrent un remède très-violent, il affaiblirait l’efficace de ses écrits. Mais c’est une matière qu’on ne peut traiter en peu de paroles. Revenons à l’anonyme, et à ses menaces de l’excommunication.

XXXIII. Les tribunaux ecclésiastiques ont-ils jamais procédé contre les traducteurs des Nouvelles de Boccace, contre d’Ouville, contre La Fontaine ? J’allègue ces exemples comme un argument du plus au moins ; car personne n’oserait dire que j’aie approché de la licence de ces gens-là. Les impuretés horribles de leurs écrits, qui ont fait condamner au feu, par sentence du Châtelet de Paris, les Contes de La Fontaine [1], sont en quelque sorte leurs inventions : et pour moi, je n’ai fait que copier ce qui se trouve dans des livres historiques connus de toute la terre, et j’y ai joint presque toujours une marque de condamnation : je n’en ai parlé que comme de choses qui témoignent le déréglement extrême de l’homme, et qui doivent faire déplorer sa corruption. Il n’y a guère de commentateur dont le sérieux puisse tenir contre les pièces qui se trouvent dans les Œuvres d’Abélard, ou contre la simplicité que l’on impute au bon Robert d’Arbrisselles. Voilà bien de quoi crier, si j’ai plaisanté sur de telles choses, c’est-à-dire, si je les ai censurées en les tournant en ridicule ? Vous m’allez dire que je n’allègue que des exemples de la tolérance de la communion de Rome : mais ne peut-on pas vous répondre que c’est l’argument du plus au moins ? N’avez-vous pas crié mille et mille fois contre son gouvernement tyrannique ? Si cela ne vous satisfait pas, prenons la chose d’un autre biais.

XXXIV. Nos pères censurèrent-ils Ambroise Paré, dont les livres français d’anatomie sont remplis d’ordures ? Censurèrent-ils les écrivains qui publièrent en phrases choquantes les déréglemens impudiques de la cour de Charles IX et de Henri III ? Censurèrent-ils d’Aubigné, dont la plume fut non-seulement fort satirique, mais aussi très-sale ? Censurèrent-ils Henri Étienne pour avoir publié tant de sots contes gras et burlesques dans son Apologie d’Hérodote ? En ce pays-ci, Sainte-Aldegonde n’a-t-il point mis dans un ouvrage de controverse toutes sortes de quolibets, et beaucoup de termes gras ? A-t-on censuré cela ? Les commentaires de Scaliger sur les Priapées, ceux de Douza sur Pétrone, remplis de doctrines sales et lascives, ont-ils fait des affaires à leurs auteurs, l’un professeur dans l’académie de Leyde, l’autre curateur de la même académie ? Peut-on rien voir de plus sale que les Baudii Amores, livre publié à Leyde par le professeur Scrivérius ? Le recueil de poésies de Daniel Heinsius, professeur aussi à Leyde, n’en contient-il pas de très-lascives ? Tous ces écrits et plusieurs autres n’ont-ils pas été tolérés ? Les consistoires et les synodes ont-ils fait des procédures, ou contre les écrivains, ou contre les livres ? Je ne dis rien du commentaire d’un professeur de Franeker sur la pastorale de Longus ; j’en ai parlé dans mon Dictionnaire [* 2]. Je souhaite seulement que l’on prenne garde qu’un commentateur qui cite des impuretés est mille fois plus excusable qu’un poëte qui en compose. Quand on m’aura fait connaître le secret de recueillir dans une compilation tout ce que les anciens disent de la courtisane Laïs, et de ne point rapporter pourtant des actions impures, je passerai condamnation. Il faut du moins qu’on me prouve qu’un commentateur n’est pas en droit de rassembler tout ce qui s’est dit d’Hélène ; mais comment le prouverait-on ? Où est le législateur qui ait dit aux compilateurs : Vous irez jusque-là, vous ne passerez point outre : vous ne citerez point Athénée, ni ce scoliaste, ni ce philosophe ? Ne sont-ils pas en possession de ne donner point d’autres bornes à leurs chapitres que celles de leur lecture ? Mais voici un meilleur moyen de satisfaire les critiques. Je veux corriger dans une seconde édition les défauts de la première. Je m’occupe à cela avec toute mon application. Je ne me contenterai pas de rectifier ce qui est défectueux par rapport ou à l’histoire, ou à la chronologie, etc. j’ôterai même les expressions et les manières trop libres, etc. ; et je supplie tous mes lecteurs, et principalement ceux qui sont membres des consistoires flamands, français, etc., en ce pays-ci, de m’aider par leurs remarques à mettre mon Dictionnaire en bon état pour une nouvelle édition. Les ouvrages de cette nature, et surtout quand ils sont faits à la hâte, et avec peu d’aides, ne sont d’abord qu’une ébauche informe. Ils se perfectionnent peu à peu : chacun en sait des exemples.

XXXV. Le dernier mensonge que j’indique est à la dernière page de l’imprimé. On y voit, 1°. que je prépare un nouveau Dictionnaire, où il n’y aura rien que de grave, de sage, de pur et de judicieux ; 2°. qu’on sait de bonne part que je cherche un grand nom, distingué non-seulement par la qualité, mais par le mérite et la piété, pour mettre à la tête. Je n’ai rien à dire sur le premier point ; car puisque mon adversaire m’avertit, que l’on a fait un grand préjudice à mon Dictionnaire en le préconisant par avance, c’est à moi à profiter de ce bon avis. Car que serait-ce, si j’allais moi-même vanter un livre que je n’ai pas fait encore ? Sa malignité contre le libraire se découvre ici : il veut préparer le monde à ne se point soucier de mon supplément. Sur le second point je lui déclare qu’il a été mal servi par ses nouvellistes. À ce que je vois, ils lui en font bien accroire tout comme il y a six ou sept ans. Je n’ai jamais été plus surpris qu’en voyant dans son libelle ce dessein de dédicace, à quoi je ne songe ni n’ai songé non plus qu’à la découverte des pays austraux.

XXXVI. J’ai pris garde que l’affaire de Bellarmin [* 3] lui tient fort au cœur : je ne m’en étonne pas ; mais la prudence aurait voulu qu’il n’en eût pas fait la matière d’une addition à la fin de son écrit. Le silence eût été le bon parti : moins on remue certaines choses, moins s’y embarrasse-t-on. Ce que j’en ai dit n’est point un exemple de menuités et de malignités. J’eusse mal rempli sans cela les devoirs d’historien, puisque le dessein primitif de mon ouvrage était d’observer les fausses accusations à quoi les personnes dont je parlerais auraient été exposées. Si j’eusse omis celle-là dans l’article de Bellarmin, n’eût-on pas pu dire raisonnablement que j’étais partial, et que j’oubliais des choses dont je ne pouvais prétendre cause d’ignorance ? Je l’ai tirée, non d’aucun livre satirique, comme il le dit faussement, mais d’un ouvrage de controverse, et du Journal des Savans. Je n’examine point le tour qu’il prend pour couvrir sa faute : je prie seulement mes lecteurs de recourir à mon Dictionnaire, afin de comparer à sa réflexion les pièces qu’on a produites. On verra par ce parallèle combien la nature pâtit en lui, quand il faut faire quelque acte d’humilité et de bonne foi. Je n’en suis point surpris ; car lorsqu’un arc a été toujours plié d’un certain sens, on a mille peines à le courber du sens contraire, la première fois qu’on l’entreprend. Il en va de même des fibres de notre cerveau.

XXXVII. Je finis par une petite réflexion sur le long silence de mon adversaire. J’avais cru qu’on verrait presque aussitôt que mes deux volumes un petit écrit de sa façon, où il annoncerait à toute la terre, bien muni du refrain de ses chansons de l’Avis aux Réfugiés, etc., tant de fois réfutées, que c’était le plus abominable, le plus affreux, plus détestable livre qui eût jamais vu le jour ; un amas énormes d’impiétés et de saletés monstrueuses, avec une misérable collection de minuties littéraires, qui ne ferait pas honneur à un écolier de seconde. J’étais assuré qu’il ne s’engagerait pas à réfuter ma critique pour sa justification ; je n’attendais qu’un débordement subit d’injures vagues. Je me suis trompé dans mon calcul ; il n’est point accouché avant terme de l’écrit dont il était gros ; il ne s’en est délivré qu’au dixième mois :

Matri long a necem tulerunt fastidia menses.


Si j’avais moins d’aversion pour les pointes, il m’échapperait de dire que cet enfant-là ne laisse point d’être un avorton. Je suis étonné que les deux pièces de monsieur l’abbé Renaudot, et tous les autres extraits n’aient pas été envoyés à l’imprimeur, le jour même que la poste les apportait. On a pu se contenter plusieurs mois de suite d’en faire courir des copies ! Cela me passe ; car ici il ne faut pas dire les douleurs de l’enfantement, mais les plaisirs ; la personne dont je parle n’est jamais mieux dans son élément que quand elle publie des injures. Je m’étonne aussi qu’on n’ait pas produit un plus grand nombre d’extraits ; car pendant le court règne du Jugement de cet abbé les nouvellistes de livres écrivirent sans doute à tous leurs amis, soit en province, soit aux pays étrangers, le mal qu’on disait de mon ouvrage. Trente personnes de lettres ayant ouï dire dans une assemblée qu’un livre nouveau n’est point estimé, communiquent cette nouvelle à tous les curieux qu’ils rencontrent dans la rue, et ils l’écrivent dès le soir même à tous leurs correspondans. Les gros livres se font attendre, et c’est pour cela qu’à la sortie du port ils ont mille tempêtes à essuyer. Le Dictionnaire de l’Académie Française composé, retouché, limé, par l’élite des plus beaux esprits de France, cinquante ans durant, ne se montra pas plus tôt qu’il fut battu de l’orage de toutes parts : les chansons, les épigrammes, les libelles, les lettres des particuliers, les entretiens, tout fondait sur cet ouvrage. On y trouve, disait-on, toutes les ordures des halles, tous les quolibets. Il a gagné pourtant le large, et il vogue à pleines voiles vers l’immortalité.

Qu’il me soit permis de mettre ici une pensée de M. de la Bruyère. Que dites-vous du livre d’Hermodore ? Qu’il est mauvais, répond Anthime. Qu’il est mauvais, qu’il est tel, continue-t-il, que ce n’est pas un livre, ou qui mérite du moins que le monde en parle. Mais l’avez-vous lu ? Non, dit Anthime. Que n’ajoute-t-il que Fulvie et Mélanie l’ont condamné sans l’avoir lu, et qu’il est ami de Fulvie et de Mélanie ? Il semble qu’on ait fait cette remarque tout exprès pour moi.

Si j’ai été plus long que je n’avais résolu au commencement, c’est que j’ai cru dans la suite qu’il fallait s’étendre sur certaines choses, afin de n’être pas obligé de me détourner de mon travail à l’avenir, en cas que mes ennemis publient d’autres libelles. Je leur laisserai dire tout ce qu’ils voudront, j’irai toujours mon chemin. Qu’ils criaillent tout leur soûl ; je lirai leurs satires, je le leur promets, et j’en profiterai s’il le faut ; mais je ne perdrai point de temps à y répondre comme je viens de faire,

Le 16 de septembre 1697.
  1. * V. tome XII, pag. 235.
  2. * Tome IX, pag. 354.
  3. * V. la rem. (F), tom. III, pag. 270.
  1. Voyez ci-dessous la cit. (10) de l’Éclaircissement sur les obscénités.

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