À valider

Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Architecture civile

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Architecture monastique <
Index alphabétique - A
> Architecture militaire
Index par tome

architecture civile.

Il n’existe plus aujourd’hui, en France, que de bien rares débris des édifices civils antérieurs au XIIIe siècle. Les habitations des nouveaux dominateurs des Gaules ressemblaient fort, jusqu’à l’époque féodale, aux villæ romaines ; c’étaient des agglomérations de bâtiments disposés sur des rampants de coteaux presque toujours au midi, sans symétrie, et entourés d’enceintes, de palissades ou de fossés. Les résidences des grands ne différaient guère, pendant la période mérovingienne, des établissements religieux qui ne faisaient que perpétuer la tradition antique. « Quand, » dit M. de Caumont, « les villes gallo-romaines, inquiétées, puis pillées par les barbares, furent obligées de restreindre leur périmètre, de le limiter aux points les plus favorables à la défense ; quand le danger devint si pressant qu’il fallut sacrifier les plus beaux édifices, les démolir pour former de ces matériaux les fondements des murs de défense, de ces murs que nous offrent encore Sens, le Mans, Angers, Bourges, Langres et la plupart des villes gallo-romaines, alors il fallut comprimer les maisons entassées dans ces enceintes si étroites, comparativement à l’étendue primitive des villes ; la distribution dut en éprouver des modifications considérables ; les salles voûtées établies sous le sol et l’addition d’un ou deux étages au-dessus du rez-de-chaussée durent être, au moins dans certaines localités, les conséquences de cette condensation des populations urbaines. » Dans les grandes cités, des édifices romains avaient été conservés, toutefois : les curies, les cirques, les théâtres, les thermes étaient encore utilisés sous les rois de la première race ; les jeux du cirque n’avaient pas cessé brusquement avec la fin de la domination romaine ; les nouveaux conquérants même se piquaient de conserver des usages établis par une civilisation avancée ; et telle était l’influence de l’administration de l’empire romain, qu’elle survivait aux longs désastres des Ve et VIe siècles. Dans les villes du midi et de l’Aquitaine surtout, moins ravagées par le passage des barbares, les formes de la municipalité romaine étaient maintenues ; beaucoup d’édifices publics restaient debout ; mais, au nord de la Loire, les villes et les campagnes, sans cesse dévastées, n’offraient plus un seul édifice romain qui pût servir d’abri ; les rois francs bâtissaient des villæ en maçonnerie grossière et en bois ; les évêques, des églises et des monastères ; quant à la cité, elle ne possédait aucun édifice public important, ou du moins il n’en reste de traces ni dans l’histoire, ni sur le sol. Les villæ des campagnes, les seuls édifices qui, jusqu’à l’époque carlovingienne, aient eu quelque valeur, ressemblaient plutôt à de grandes fermes qu’à des palais ; elles se trouvent décrites dans le capitulaire de Charlemagne (de Villis) ; le sol de la Belgique, du Soissonnais, de la Picardie, de la Normandie, de l’Île-de-France, de l’Orléanais, de la Touraine et de l’Anjou, en était couvert. Les villæ se composaient presque toujours de deux vastes cours avec des bâtiments alentour, simples en épaisseur, n’ayant qu’un rez-de-chaussée ; on communiquait aux diverses salles par un portique ouvert ; l’une des cours était réservée aux seigneurs, c’était la villa urbana ; l’autre aux colons ou esclaves chargés de l’exploitation : on l’appelait villa rustica[1]. La villa mérovingienne est donc la transition entre la villa romaine et le monastère de l’époque carlovingienne (voy. Architecture, Architecture Monastique).

Après Charlemagne, la féodalité changea bientôt la villa seigneuriale en château fort. Les monastères seuls conservèrent la tradition romaine. Quant aux villes, elles ne commencèrent à élever des édifices, civils qu’après le grand mouvement des communes des XIe et XIIe siècles. Il s’écoula même un laps de temps considérable avant que les nouvelles communes aient pu acquérir une prépondérance assez grande, établir une organisation assez complète, pour songer à bâtir des hôtels de ville, des halles, des bourses ou des marchés. En effet, dans l’histoire de ces communes, si bien connue aujourd’hui grâce aux travaux de M. Augustin Thierry, il n’est pas question de fondation d’édifices de quelque importance. Les bourgeois affranchis de Vézelay construisent des maisons fortifiées, mais ne paraissent pas songer à établir dans leur cité la curie romaine, l’hôtel de ville du moyen âge. « Les habitants des villes, que ce mouvement politique avait gagnés, se réunissaient dans la grande église ou sur la place du marché, et là ils prêtaient, sur les choses saintes, le serment de se soutenir les uns les autres, de ne point permettre que qui que ce fût fît tort à l’un d’entre eux ou le traitât désormais en serf. Tous ceux qui s’étaient liés de cette manière prenaient dès lors le nom de communiers ou de jurés, et, pour eux, ces titres nouveaux comprenaient les idées de devoir, de fidélité et de dévouement réciproques, exprimés, dans l’antiquité, par le mot de citoyen[2]… Chargés de la tâche pénible d’être sans cesse à la tête du peuple dans la lutte qu’il entreprenait contre ses anciens seigneurs, les nouveaux magistrats » (consuls dans les villes au midi, jurés ou échevins dans celles du nord) « avaient mission d’assembler les bourgeois au son de la cloche, et de les conduire en armes sous la bannière de la commune. Dans ce passage de l’ancienne civilisation abâtardie à une civilisation neuve et originale, les restes des vieux monuments de la splendeur romaine servirent quelquefois de matériaux pour la construction des murailles et des tours qui devaient garantir les villes libres contre l’hostilité des châteaux. On peut voir encore, dans les murs d’Arles, un grand nombre de pierres couvertes de sculptures provenant de la démolition d’un théâtre magnifique, mais devenu inutile par le changement des mœurs et l’interruption des souvenirs. » Ainsi, à l’origine de ces grandes luttes, c’est l’église qui sert de lieu de réunion, et le premier acte de pouvoir est toujours l’érection de murailles destinées à protéger les libertés conquises. Lorsque les habitants de Reims s’érigèrent en commune, vers 1138, le grand conseil des bourgeois s’assemblait dans l’église Saint-Symphorien, et la cloche de la tour de cette église servait de beffroi communal. « D’autres villes offraient, à la même époque, l’exemple de cet usage introduit par la nécessité, faute de locaux assez vastes pour mettre à couvert une assemblée nombreuse. Aussi l’un des moyens que la puissance ecclésiastique employait pour gêner l’exercice du droit de commune, était de faire défense de se réunir dans les églises pour un autre motif que la prière, et de sonner les cloches à une autre heure que celles des offices[3]. » Les luttes incessantes des communes du domaine royal avec le pouvoir féodal, pendant le XIIe siècle, et leur prompte décadence dès que le pouvoir royal se constitua sur des bases durables, au commencement du XIIIe siècle, ne permirent pas aux villes telles que Noyon, le Mans, Laon, Sens, Reims, Cambrai, Amiens, Soissons, etc., d’élever de grands édifices municipaux autres que des murailles de défense et des beffrois. Le beffroi était le signe le plus manifeste de l’établissement de la commune, le signal qui annonçait aux bourgeois l’ouverture des assemblées populaires, ou les dangers auxquels la cité se trouvait exposée (voy. Beffroi). Mais les communes de Flandre, du Brabant ou du midi de la France, qui conservèrent leurs franchises jusqu’au XVIe siècle, eurent le loisir de construire de grands édifices municipaux dès la fin du XIIe siècle, et surtout pendant les XIIIe et XIVe siècles. Plusieurs de ces édifices existent encore en Belgique ; mais dans le midi de la France, ils ont tous été détruits pendant les guerres religieuses du XVIe siècle. Nous n’en connaissons qu’un seul encore debout dans une des petites villes du comté de Toulouse, Saint-Antonin, située à quelques lieues au nord-ouest de Montauban (voy. Hôtel-de-Ville). Il en est de même des halles, bourses ; nous ne possédons, en France, qu’un très-petit nombre de ces édifices, et encore ne se sont-ils conservés que dans des villes de peu d’importance, tandis qu’en Belgique les villes de Bruges et d’Ypres, de Louvain, de Malines, d’Anvers, ont eu le bon esprit de préserver de la destruction ces précieux restes de leur grandeur pendant les XIIIe et XVe siècles (voy. Bourse).

Pendant les XIe, XIIe, XIIIe et XIVe siècles, un grand nombre d’hôpitaux furent fondés. Les évêques et les établissements religieux furent des premiers à offrir des refuges assurés et rentés aux malades pauvres. Les pestes étaient fréquentes au moyen âge, dans des villes non pavées, resserrées entre des murailles d’autant moins étendues que leur construction occasionnait des dépenses considérables. Les guerres avec l’Orient avaient introduit la lèpre en Occident. Beaucoup de monastères et de châteaux avaient établi, dans leur voisinage, des léproseries, des maladreries, qui n’étaient que de petits hôpitaux entretenus par des religieux. Les moines augustins (hospitaliers) s’étaient particulièrement attachés au service des malades pauvres, et dès le XIIe siècle un grand nombre de maisons hospitalières des grandes villes étaient desservies par des religieuses augustines. De simples particuliers, « meuz de pitié, » comme dit le P. du Breul, abandonnaient des propriétés aux pauvres malades « passants par la ville ; » ils les dotaient, et bientôt ces maisons, enrichies de dons, pourvues de privilèges accordés par les évêques, les princes séculiers et les papes, devenaient de grands établissements, qui se sont conservés jusqu’à nos jours, respectés par tous les pouvoirs et à travers toutes les révolutions. Mais c’est à partir du XIIe siècle que les hôpitaux sont construits suivant un programme arrêté. C’étaient de grandes salles voûtées, hautes, aérées, souvent divisées par une ou plusieurs rangées de colonnes ; à l’une des extrémités était un vestibule, ou quelquefois un simple porche ou auvent ; à l’autre bout, une chapelle. En aile, une officine, pharmacie, puis les cellules des religieux ou religieuses, leur réfectoire, leur cuisine ; souvent un cloître et une église complétaient cet ensemble de bâtiments presque toujours entourés d’une muraille (voy. Hôtel-Dieu). Des jardins étaient, autant qu’il se pouvait faire, annexés à l’établissement.

Ces maisons, dans certains cas, ne servaient pas seulement de refuges aux malades, mais aussi aux pauvres sans asile. On lit dans l’ouvrage du P. du Breul ce passage touchant l’hôpital Sainte-Catherine, primitivement Sainte-Opportune, fondé en la grande rue Saint-Denis, à Paris. « Est à noter que audit hospital il y a onze religieuses qui vivent et tiennent la reigle de monsieur sainct Augustin, laquelle en leur profession elles font serment de garder, et sont subjetes à monsieur l’évêque de Paris, lequel les visite par lui et ses vicaires, et font leur profession entre ses mains, et a estably et confirmé leurs statuts. Plus elles font les trois vœux de religion, et vivent comme ès autres maisons réformées, hormis qu’elles n’ont cloistre ni closture à cause de l’hospitalité, et qu’elles sont ordinairement autour des pauvres, lesquels elles sont tenues de penser. Elles mangent en commun… lesdites religieuses sont subjetes et tenues de recevoir toutes pauvres femmes et filles par chascune nuict, et les héberger par trois jours consécutifs ; et pour se faire, garnir de linges et couvertures quinze grands licts, qui sont en deux grandes salles basses dudit hospital, et ont lesdites religieuses le soin de les penser, traicter et chauffer de charbon, quand la saison le requiert. Aucune fois les licts sont si plains, que aucunes desdites femmes et filles sont contrainctes coucher entre les deux portes de la maison, où on les enferme de peur qu’elles ne facent mal, ou qu’il ne leur advienne inconvénient de nuict. Plus elles sont tenues de recueillir en ladite maison tous les corps morts ès prisons, en la rivière et par la ville, et aussi ceux qui ont esté tuez par ladite ville. Lesquels le plus souvent on apporte tous nuds, et néantmoins elles les ensevelissent de linges et suaires à leurs despens, payent le fossoyeur et les font enterrer au cimetière des Saincts-Innocents. Lesquels quelqefois sont en si grande quantité, qu’il se trouve par acte signé des greffiers de justice, avoir esté portez en ladite maison en moins de quatorze mois, quatre-vingt-dix-huict corps morts…[4] »

De toute ancienneté, conformément aux usages chrétiens, on enterrait les morts autour des églises, si ce n’est les hérétiques, les juifs et les excommuniés. Les grands personnages avaient leur sépulture sous le pavé même des églises, ou des cloîtres ; mais dans des villes populeuses, souvent les églises se trouvaient tellement entourées d’habitations particulières qu’il n’était pas possible de conserver un espace convenable aux sépultures, de là l’établissement de charniers ou cimetières spéciaux proche de quelques églises, autour desquelles alors on réservait de vastes espaces libres. Tels étaient les cimetières des Saints-Innocents à Paris, de Saint-Denis à Amiens, etc. Lorsque l’édilité commença de s’établir dans les grandes villes, que l’on prit pendant les XIIIe et XIVe siècles des mesures de salubrité et de police urbaines, on entoura les champs des morts de clôtures avec portiques, formant de vastes cloîtres sous lesquels s’élevèrent des monuments destinés à perpétuer le souvenir des nobles ou des personnages importants, puis bientôt, lorsque survinrent des épidémies, reconnaissant l’insuffisance et le danger de ces enclos compris dans l’enceinte des grandes villes, on établit extra-muros des cimetières, assez semblables à ceux qui, aujourd’hui, sont affectés aux sépultures.

« En 1348, environ Caresme, en vertu des lettres patentes du roy Philippe VI, dit de Valois, pour lors régnant, le cimetière des Saints-Innocents fut du tout clos et fermé sans qu’on y entrast aucunement, les portes et entrées estans murées pour l’utilité du peuple, de peur que l’air de Paris, à raison de la mortalité ou épidémie qui pour lors couroit, ne fust gasté et corrompu, et que par le grand amas des corps pour lors enterrez audit cimetière, et qui y pouvoient encores estre apportez, il n’advinst un plus grand inconvénient et péril. Et suivant la volonté du roy, l’on benist un autre cimetière hors les murs de la ville, pour enterrer tous les corps de ceux qui mourroient durant ladite épidémie : suivant laquelle ordonnance plusieurs corps y furent portez (j’estime que ce soit celuy de la Trinité pour lors hors la ville, où encore pour le jour d’huy s’enterrent tous les corps morts de la contagion qui sortent de l’Hostel-Dieu de Paris…)[5] » (voy. Cimetière).

Mais ces maisons de refuge, ces hôpitaux et ces champs de repos entourés de portiques, ressemblaient en tous points jusqu’au XIVe siècle, aux constructions monastiques, et n’en étaient pour ainsi dire qu’une branche. Les grandes abbayes avaient donné les premiers modèles de ces constructions ; elles étaient entrées plus avant encore dans l’architecture purement civile, en affectant des parties de leurs terrains à des foires ou marchés perpétuels ou temporaires ; marchés qui devenaient un produit d’une certaine importance dans le voisinage des grands centres de population. Les chevaliers du Temple, à Paris, bâtirent une boucherie sur leur territoire où ils exerçaient justice haute, moyenne et basse[6]. Philippe Auguste qui, l’un des premiers, se préoccupa sérieusement et avec cet esprit de suite qui le distingue, de l’agrandissement et de l’assainissement de la ville de Paris, acheta de la Léproserie établie hors la ville de Paris, un marché qu’il transféra « dans une grande place vuide plus à portée du commerce, appellée Champeaux, c’est-à-dire Petits-Champs, déjà destinée à l’usage : du public par le roy Louis VI, son ayeul. Ce fut là qu’il fit bastir les halles pour la commodité des marchands. Il pourveut de plus à la sûreté de leurs marchandises, par un mur de pierre qu’il fit construire autour des halles, avec des portes qui fermoient la nuit. Et entre ce mur de closture et les maisons de marchands il fit faire une espèce de galerie couverte en manière d’apentif, afin que la pluie n’interrompist point le commerce… Le bastiment de Philippe Auguste contenoit deux halles, et le mur qui les environnoit estoit garni de loges[7]. Sous saint Louis, il y avoit deux halles aux draps, et une autre entre deux, avec un appenti. De dire si ces halles aux draps sont les mêmes que fit faire Philippe Auguste, c’est ce que je ne sai pas. Quant à l’appenti et à la troisième halle, on y avoit fait des loges, ainsi que dans celles de Philippe : le roy en étoit propriétaire, et les louoit soixante-quinze livres aux merciers et aux corroyeurs… Avec le temps, la halle devint si grande, et on en fit tant d’autres, que les marchands et les artisans de Paris, de toutes vocations, en eurent chacun une à part, si bien qu’alors au lieu de se servir du mot de halle au singulier, on commença à s’en servir au pluriel, et à dire les halles. Quelque temps après, ceux de Beauvais, de Pontoise, de Lagni, de Gonesse, de Saint-Denys et autres villes des environs de Paris, y en eurent aussi. On en fit de même pour la plupart des villes de Picardie et des Pays-Bas, et pour quelques-unes de Normandie, que nos rois, à l’exemple de saint Louis, louèrent aux habitants des villes de ces provinces-là[8]. »

Successivement ces halles, à Paris comme dans toutes les grandes villes, furent modifiées, étendues, pour satisfaire à des besoins nouveaux, et aujourd’hui il ne nous reste que des débris de ces édifices publics dans quelques villes de second ou de troisième ordre. D’ailleurs le bois jouait un grand rôle dans ces constructions ; c’étaient, ou des appentis, ou de grandes salles ressemblant assez aux granges des monastères qui n’étaient pas bâties de façon à pouvoir demeurer intactes au milieu des villes qui s’embellissaient chaque jour. Toutefois dans des cités du nord, dans ces petites républiques manufacturières des Pays-Bas, ainsi que nous l’avons dit plus haut, on bâtissait, pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles, des halles splendides, et qui se sont conservées jusqu’à nos jours (voy. Halle).

Quant aux constructions civiles telles que les ponts, les égouts, les quais, les canaux, routes, nous renvoyons nos lecteurs à ces mots, aussi bien pour la partie historique que pour la pratique ; nous nous bornerons ici à quelques données générales sur les habitations urbaines, soit des grands, soit des bourgeois. Il faut dire que l’architecture privée suit pas à pas, jusqu’au XIIIe siècle, les données monastiques : 1o parce que les établissements religieux étaient à la tête de la civilisation, qu’ils avaient conservé les traditions antiques en les appropriant aux mœurs nouvelles ; 2o parce que les moines seuls pratiquaient les arts de l’architecture, de la sculpture et de la peinture, et qu’ils devaient par conséquent apporter, même dans les constructions étrangères aux couvents, leurs formules aussi bien que les données générales de leurs bâtiments. Les palais, comme les couvents, possédaient leur cloître ou leur cour entourée de portiques, leur grand’salle qui remplaçait le réfectoire des moines et en tenait lieu, leurs vastes cuisines, leurs dortoirs pour les familiers, un logis séparé pour le seigneur comme pour l’évêque ou l’abbé ; leur hôtellerie pour les étrangers, leur chapelle, celliers, greniers, jardins, etc. Seulement à l’extérieur, le palais séculier se revêtait de hautes murailles fortifiées, de tours, de défenses beaucoup plus importantes et étendues que celles des abbayes. Le palais des rois à Paris en la Cité, contenait tous ces divers services et dépendances dès avant Philippe Auguste. Quant aux maisons des riches citoyens, elles avaient acquis, même pendant la période romane, une grande importance, soit comme étendue, soit comme décoration, et elles suivaient le mouvement imprimé par l’architecture bénédictine, riches de sculpture dans les provinces où l’influence clunisienne se faisait sentir, simples dans les environs des établissements cisterciens. Mais à la fin du XIIe siècle, lorsque l’architecture est pratiquée par les laïques, les habitations particulières se débarrassent de leurs langes monastiques, et prennent une physionomie qui leur est propre. Ce qui les caractérise, c’est une grande sobriété d’ornementation extérieure, une complète observation des besoins. Le rationalisme qui, à cette époque, s’attachait même aux constructions religieuses, perçait à plus forte raison dans les constructions privées. Mais il ne faudrait pas croire que cette tendance ait conduit l’architecture civile dans une voie étroite, qu’elle lui ait fait adopter des données sèches et invariables, des poncifs comme ceux qui de nos jours sont appliqués à certaines constructions d’utilité publique, en dépit des matériaux, du climat, des habitudes ou des traditions de telle ou telle province. Au contraire, ce qui distingue le rationalisme des XIIe et XIIIe siècles du nôtre, c’est, avec une grande rigidité de principes, la liberté, l’originalité, l’aversion pour la banalité. Cette liberté est telle qu’elle déroute fort les architectes archéologues de notre temps qui veulent ne voir que la forme extérieure sans chercher le principe qui a dirigé nos anciens artistes du moyen âge. Il n’y a pas, à proprement parler, de règles absolues pour l’application de certaines formes, il n’y a d’autres règles que l’observation rigoureuse d’un principe avec la faculté pour chacun de se mouvoir dans les limites posées par ce principe. Or ce principe est celui-ci : rendre tout besoin et tout moyen de construction apparents. L’habitation est-elle de brique, de bois ou de pierre, sa forme, son aspect, sont le résultat de l’emploi de ces divers matériaux. A-t-on besoin d’ouvrir de grands jours ou de petites fenêtres, les façades présentent des baies larges ou étroites, longues ou trapues. Y a-t-il des voûtes à l’intérieur, des contre-forts les accusent à l’extérieur ; sont-ce des planchers, les contre-forts disparaissent et des bandeaux marquent la place des solives. Se sert-on de tuiles creuses pour couvrir, les combles sont obtus ; de tuiles plates ou d’ardoises, les combles sont aigus. Une grande salle est-elle nécessaire, on l’éclaire par une suite d’arcades ou par une galerie vitrée. Les étages sont-ils distribués en petites pièces, les ouvertures sont séparées par des trumeaux. Faut-il une cheminée sur un mur de face, son tuyau porté en encorbellement est franchement accusé à l’extérieur, et passe à travers tous les étages jusqu’au faîte. Faut-il faire un escalier, il est placé en dehors du bâtiment, ou s’il est compris entre ses murs, les fenêtres qui l’éclairent ressautent comme les paliers, réglant toujours la hauteur de leurs appuis à partir du niveau de ces paliers. À l’intérieur, les solives des planchers, les enchevêtrures sont apparentes, simplement équarries si l’habitation est modeste, moulurées et même sculptées si la construction est faite avec luxe. Les portes des appartements sont percées là où elles ne peuvent gêner la circulation et le placement des meubles ; elles sont basses, car on n’entre pas à cheval dans sa chambre ou son salon. Si les pièces sont hautes, spacieuses, les fenêtres sont larges et longues, mais la partie supérieure est dormante, et la partie inférieure seule s’ouvrant facilement, permet de renouveler l’air ou de se mettre à la fenêtre, sans être gêné par le vent ; les volets eux-mêmes, divisés par compartiments, laissent passer plus ou moins de lumière. Tout est prévu, les meneaux portent des renforts pour recevoir les targettes, les tableaux des croisées de petites saillies pour introduire les pivots. Si l’on veut placer des bannes en étoffe devant les croisées ou devant les boutiques, des corbeaux en pierre échancrés en crochets sont destinés à les porter. Dans les grandes habitations, les services, les cuisines, sont éloignés du bâtiment principal ; un couloir porté en encorbellement le long d’un des murs de la cour relie au premier étage ces services avec les appartements des maîtres ; au rez-de-chaussée, cette saillie forme un abri utile, qui n’empiète pas sur l’aire de la cour. Pour éclairer les combles, de grandes lucarnes apparentes soit en pierre soit en bois. Des tuyaux de cheminée, visibles, solides, ornés même souvent, percent les toits, et protègent leur jonction avec la couverture, par de larges filets rampants. Chaque boutique a sa cave avec escalier particulier, et son arrière-magasin. Si la maison est munie d’une porte charretière, une porte plus petite est ouverte à côté pour le service de nuit et pour les piétons. Certes, il y a loin de là à nos maisons de brique qui simulent la pierre, à nos pans de bois revêtus de plâtre, à nos escaliers qui coupent les fenêtres par le milieu, à nos jours aussi larges pour les petites pièces que pour les grandes, à nos tuyaux de cheminée honteux de se laisser voir, à cette perpétuelle dissimulation de ce qui est et doit être dans nos habitations privées, où le plâtre est peint en marbre ou en bois, où le bois est peint en pierre, où la construction la plus pauvre se cache sous une enveloppe de luxe. Pour faire une construction gothique, il ne s’agit donc pas de jeter sur une façade quelques ornements pillés dans de vieux palais, de placer des meneaux dans des fenêtres, mais il s’agit avant tout d’être vrai dans l’emploi des matériaux, comme dans l’application des formes aux besoins. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, si les fenêtres en tiers-point sont employées dans la construction des églises ou des grandes salles voûtées, cela est parfaitement justifié par les formerets des voûtes qui, étant eux-mêmes en tiers-point, commandent la forme de la baie destinée à faire pénétrer la lumière à l’intérieur ; mais dans les habitations dont les étages sont séparés par des planchers horizontaux, l’emploi de la fenêtre en tiers-point serait ridicule, sans raisons ; aussi voyons-nous toujours les fenêtres des habitations fermées par des linteaux ou par des arcs bombés ayant peu de flèche. Si par exception les fenêtres sont en tiers-point, un linteau peu épais ou une imposte, placée à la naissance de l’ogive, permet de poser des châssis carrés dans la partie inférieure, la seule qui soit ouvrante, et la partie supérieure de la fenêtre comprise entre les courbes est dormante.

L’architecture ogivale, née à la fin du XIIe siècle, est avant tout logique, et, par conséquent, elle doit affecter, dans les édifices religieux et dans les édifices privés, des formes très-différentes, puisque les données premières sont dissemblables. Si l’architecture appliquée aux édifices religieux s’éloigne de son principe vers le XVe siècle, si elle se charge de détails superflus qui finissent par étouffer les données générales et très-savamment combinées de la construction ; dans les édifices civils, au contraire, elle suit la marche ascendante de la civilisation, se développe, et finit, au XVIe siècle, par produire des œuvres qui, si elles ne sont pas toujours irréprochables sous le rapport du goût, sont très-remarquables comme dispositions d’ensemble, en satisfaisant aux besoins nouveaux avec une adresse et un bonheur rares. Autant qu’on peut en juger par l’examen des constructions civiles qui nous restent des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, les données générales des palais comme des maisons étaient simples. L’habitation princière se composait de cours entourées de portiques, les écuries, les logements des serviteurs et des hôtes en dehors de l’enceinte du palais. Les bâtiments d’habitation comprenaient toujours une grande salle d’un accès facile. C’était là que se réunissaient les vassaux, que l’on donnait des fêtes ou des banquets, que se traitaient les affaires qui exigeaient un grand concours de monde, que se rendait la justice. À proximité, les prisons, une salle des gardes ; puis les cuisines, offices, avec leur cour et entrée particulières. Les logements des maîtres étaient souvent rattachés à la grand’salle par un parloir et une galerie ; c’était là que l’on déposait des armes, des objets conquis, des meubles précieux, dépouilles souvent arrachées à des voisins moins heureux. Des peintures, des portraits, ornaient la galerie. Les chambres destinées à l’habitation privée étaient groupées irrégulièrement, suivant les besoins ; comme accessoires, des cabinets, des retraits, quelquefois posés en encorbellement ou pris aux dépens de l’épaisseur des murs. Ces logis étaient à plusieurs étages, et la communication entre eux était établie au moyen d’escaliers à vis auxquels on n’accédait que par des détours connus des familiers. L’influence de la demeure féodale, de la forteresse, se faisait sentir dans ces constructions, qui du reste, à l’extérieur, présentaient toujours une apparence fortifiée. La maison du riche bourgeois possédait une cour et un bâtiment sur la rue. Au rez-de-chaussée, des boutiques, une porte charretière, et une allée conduisant à un escalier droit. Au premier étage, la salle, lieu de réunion de la famille pour les repas, pour recevoir les hôtes ; en aile, sur la cour, la cuisine et ses dépendances avec son escalier à vis, bâti dans l’angle. Au deuxième étage, les chambres à coucher, auxquelles on n’accédait que par l’escalier à vis de la cour, montant de fond ; car l’escalier droit, ouvert sur la rue, ne donnait accès que dans la salle où l’on admettait les étrangers. Sous les combles, des galetas pour les serviteurs, les commis ou apprentis ; des greniers pour déposer les provisions. L’escalier à vis privé descendait dans les caves du maître, lesquelles, presque toujours creusées sous le bâtiment des cuisines en aile, n’étaient pas en communication avec les caves afférentes à chaque boutique. Dans la cour, un puits, un appentis au fond pour les provisions de bois, quelquefois une écurie et un fournil. Ces maisons n’avaient pas leur pignon sur la rue, mais bien l’égout des toits, qui, dans les villes méridionales surtout, était saillant, porté sur les abouts des chevrons maintenus par des liens. Ces dessous de chevrons et les façades elles-mêmes, surtout lorsqu’elles étaient en bois, recevaient des peintures. Quant à la maison du petit bourgeois, elle n’avait pas de cour particulière, et présentait, surtout à partir du XIVe siècle, son pignon sur la rue ; elle ne se composait, à rez-de-chaussée, que d’une boutique et d’une allée conduisant à l’escalier droit, communiquant à la salle remplissant tout le premier étage. La cuisine était voisine de cette salle, donnant sur une cour commune et formant bûcher ouvert au rez-de-chaussée, ou même quelquefois dans la salle même. On accédait aux étages supérieurs par un escalier privé, souvent en encorbellement sur la cour commune ; ainsi, chez le bourgeois comme chez le noble, la vie privée était toujours soigneusement séparée de la vie publique. Dans le palais, les portiques, la grand’salle, la salle des gardes, étaient accessibles aux invités ; dans la maison, c’était la boutique et la salle du premier étage ; tout le reste du logis était réservé à la famille ; les étrangers n’y pénétraient que dans des cas particuliers.

Dans les villes, chaque famille possédait sa maison. La classe bourgeoise ne se divisait pas, comme aujourd’hui, en propriétaires, rentiers, commerçants, industriels, artistes, etc. ; elle ne comprenait que les négociants et les gens de métier. Tous les hommes voués à l’état militaire permanent se trouvaient attachés à quelque seigneur, et logeaient dans leurs demeures féodales. Tous les commis marchands, apprentis et ouvriers logeaient chez leurs patrons. Il n’y avait pas de locations dans le sens actuel du mot. Dans les grandes villes, et surtout dans les faubourgs, des hôtelleries, véritables garnis, recevaient les étrangers, les écoliers, les aventuriers, les jongleurs, et tous gens qui n’avaient pas d’établissement fixe. Là on trouvait un gîte, au jour, à la semaine ou au mois. C’était de ces maisons, mal famées pour la plupart, que sortaient, dans les temps de troubles, ces flots de gens sans aveu qui se répandaient dans les rues, et donnaient fort à faire à la police municipale, royale ou seigneuriale. C’était là que les factions, qui se disputaient le pouvoir, allaient recruter leurs adhérents. L’Université renfermait un grand nombre de ces garnis dès le XIIe siècle, et ce fut en grande partie pour prévenir les abus et les désordres qui étaient la conséquence d’un pareil état de choses, que beaucoup d’établissements monastiques et des évêques fondèrent, sur la montagne Sainte-Geneviève, des collèges, dans l’enceinte desquels la jeunesse trouvait, en même temps que l’instruction, des demeures régulières et soumises à un régime quasi-clérical. Les cloîtres des cathédrales avaient précédé ces établissements, et, derrière leurs murs, les professeurs comme les écoliers pouvaient trouver un asile. Abeilard loue un logis au chanoine Fulbert, dans le cloître Notre-Dame.

Mais il est certain que dans les grandes villes, à une époque où les classes de la société étaient tellement distinctes, il devait se trouver une quantité de gens qui n’étaient ni nobles, ni religieux, ni soldats à solde, ni marchands, ni artisans, ni écoliers, ni laboureurs, et qui formaient une masse vagabonde, vivant quelque part ; sorte d’écume qu’aucun pouvoir ne pouvait faire disparaître, emplissant même les cités lorsque de longs malheurs publics avaient tari les sources du travail, et réduit à la misère un grand nombre de pauvres gens. Après les tristes guerres de la fin du XIVe siècle et du commencement du XVe, il s’était formé à Paris une organisation de gueux qui avait des ramifications dans toutes les grandes villes du royaume. Cette compagnie occupait certains quartiers de la capitale : la cour du Roi François, près du Ponceau ; la cour Sainte-Catherine, la rue de la Mortellerie, la cour Brisset, la cour Gentien, partie de la rue Montmartre, la cour de la Jussienne, partie de la rue Saint-Honoré, quelques rues des faubourgs Saint-Germain et Saint-Marceau et la butte Saint-Roch. Mais le siège principal de cette gueuserie était la cour des Miracles. « Elle consiste, dit Sauval[9], en une place d’une grandeur très-considérable, et en un très-grand cul-de-sac puant, boueux, irrégulier, qui n’est point pavé. Autrefois, il confinoit aux dernières extrémités de Paris… Pour y venir, il se faut souvent égarer dans de petites rues vilaines, puantes, détournées ; pour y entrer, il faut descendre une assez longue pente de terre tortue, raboteuse, inégale. J’y ai vu une maison de boue à demi enterrée, toute chancelante de vieillesse et de pourriture, qui n’a pas quatre toises en quarré, et où logent néanmoins plus de cinquante ménages, chargés d’une infinité de petits enfants légitimes, naturels et dérobés. On m’assura que dans ce petit logis et dans les autres, habitoient plus de cinq cents grosses familles entassées les unes sur les autres. Quelque grande que soit à présent cette cour, elle l’étoit autrefois beaucoup davantage : d’un côté elle s’étendoit jusqu’aux anciens ramparts, appellés aujourd’hui la rue Neuve-Saint-Sauveur : de l’autre, elle couvroit une partie du monastère des Filles-Dieu, avant qu’il passât à l’ordre de Fontevrault ; de l’autre, elle étoit bordée de maisons qu’on a laissées tomber en ruine et dont on a fait des jardins ; et de toutes parts elle étoit environnée de logis bas, enfoncés, obscurs, difformes, faits de terre et de boue, et tous pleins de mauvais pauvres. Quand, en 1630, on porta les fossés et les ramparts de la porte Saint-Denys au lieu où nous les voyons maintenant, les commissaires députés à la conduite de cette entreprise résolurent de traverser la cour des Miracles d’une rue qui devoit monter de la rue Saint-Sauveur à la rue Neuve-Saint-Sauveur ; mais, quoi qu’ils pussent faire, il leur fut impossible d’en venir à bout : les maçons qui commençoient la rue furent batus par les gueux, et ces fripons menacèrent de pis les entrepreneurs et les conducteurs de l’ouvrage. » Ces réunions de filous, de gens sans aveu, de soldats congédiés, étaient soumises encore, aux XVIe et XVIIe siècles, à une sorte de gouvernement occulte, qui avait ses officiers, ses lois, qui tenait des chapitres réguliers, où les intérêts de la république étaient discutés et des instructions données aux diverses provinces ; cette population de vagabonds avait une langue particulière, un roi, qui prenait le nom de grand Coësre, et formait la grande congrégation des argotiers, divisée en Cagoux, Archisuppôts de l’Argot, Orphelins, Marcandiers, Rifodés, Malingreux et Capons, Piètres, Polissons, Francmitoux, Calots, Sabouleux, Hubins, Coquillarts, Courteaux de Boutanche, Narquois. Ainsi, partout dans le moyen âge, pour le bien comme pour le mal, l’esprit de corporation se faisait jour, et les hommes déclassés, qui ne pouvaient trouver place dans les associations régulières, obéissaient même à ce grand mouvement des populations vers l’unité, de réaction contre les tendances féodales (voy. Corporation).

La puissance des corps de métiers et de marchands, les droits et priviléges dont ils jouissaient dès le XIe siècle, les monopoles qui les rendaient maîtres exclusifs de l’industrie, du commerce et de la main-d’œuvre ; l’organisation des armées, qui le lendemain des guerres laissait sur les routes des milliers de soldats sans paye, sans patrie, avaient dû singulièrement développer ces associations de vagabonds, en lutte permanente avec la société. Les maisons de refuge, fondées par les moines, par les évêques, les rois et même de simples particuliers, pour soulager la misère et recueillir les pauvres, à peine suffisantes dans les temps ordinaires, ne pouvaient, après de longs troubles et des guerres interminables, offrir des asiles à tant de bras inoccupés, à des hommes qui avaient pris des habitudes de pillage, dégradés par la misère, n’ayant plus ni famille ni foyers. Il fallut un long temps pour que l’on pût guérir cette plaie sociale du paupérisme organisé, armé pour ainsi dire ; car, pendant le XVIe siècle, les guerres de religion contribuèrent à perpétuer cette situation. Ce ne fut que pendant le XVIIe siècle, quand la monarchie acquit une puissance inconnue jusqu’alors, que, par une police unique et des établissements de secours largement conçus, on put éteindre peu à peu ces associations de la misère et du vice. C’est dans cet esprit que nos grands hôpitaux furent rebâtis pour centraliser une foule de maisons de refuge, des maladreries, des dotations, disséminées dans les grandes villes ; que l’hôpital central des Invalides fut fondé, que la Salpêtrière, maison de renfermement des pauvres, comme l’appelle Sauval, fut bâtie.

Le morcellement féodal ne pouvait seconder des mesures d’utilité générale ; le système féodal est essentiellement égoïste ; ce qu’il fait, il le fait pour lui et les siens, à l’exclusion de la généralité. Les établissements monastiques eux-mêmes étaient imbus, jusqu’à un certain point, de cet esprit exclusif, car, comme nous l’avons dit, ils tenaient aux habitudes féodales, comme propriétaires fonciers. Les ordres mendiants s’étaient élevés avec des idées complètement étrangères aux mœurs de la féodalité ; mais, devenus riches possesseurs de biens-fonds, ils avaient perdu de vue le principe de leur institution ; séparés, rivaux même, ils avaient cessé, dès la fin du XIIIe siècle, de concourir vers un but commun d’intérêt général ; non qu’ils ne rendissent, comme leurs prédécesseurs les bénédictins, d’éminents services, mais c’étaient des services isolés. Il appartenait à la centralisation politique, à l’unité du pouvoir monarchique, de créer de véritables établissements publics, non plus pour telle ou telle bourgade, pour telle ou telle ville, mais pour le pays. Ne nous étonnons donc point de ne pas trouver, avant le XVIe siècle, de ces grands monuments d’utilité générale, qui s’élèvent à partir du XVIIe siècle, et qui font la véritable gloire du siècle de Louis XIV. L’état du pays, avant cette époque, ne comportait pas des travaux conçus avec grandeur, exécutés avec ensemble, et produisant des résultats immenses. Il fallait que l’unité du pouvoir monarchique ne fût plus contestée pour faire passer un canal à travers trois ou quatre provinces ayant chacune ses coutumes, ses préjugés et ses priviléges ; pour organiser sur toute la surface du territoire un système de casernement des troupes, d’hôpitaux pour les malades, de ponts, d’endiguement des rivières, de défense des ports contre les envahissements de la mer. Mais si le pays gagnait en bien-être et en sécurité à l’établissement de l’unité gouvernementale, il faut convenir que l’art y perdait, tandis que le morcellement féodal était singulièrement propre à son développement. Un art officiel n’est plus un art, c’est une formule ; l’art disparaît avec la responsabilité de l’artiste.

L’architecture nationale, religieuse et monastique s’éteignit avec le XVe siècle, obscurément ; l’architecture civile avec la féodalité, mais en jetant un vif éclat. La renaissance, qui n’ajouta rien à l’architecture religieuse et ne fit que précipiter sa chute, apporta dans l’architecture civile un nouvel élément assez vivace pour la rajeunir. Jusqu’alors, dans les constructions civiles, on semblait ne tenir aucun compte de la symétrie, de l’ordonnance générale des plans. Plusieurs causes avaient éloigné les esprits de l’observation des règles que les anciens avaient généralement adoptées, autant que cela était raisonnable, dans l’ensemble de leurs bâtiments. La première était ce type de la villa romaine suivi dans les premières habitations seigneuriales ; or la villa antique, habitation rurale, ne présentait pas dans son ensemble des dispositions symétriques ; la seconde était la nécessité, dans des habitations fortifiées la plupart du temps, de profiter des dispositions naturelles du terrain, de soumettre la position des bâtiments aux besoins de la défense, aux services divers auxquels il fallait satisfaire. La troisième, l’excessive étroitesse et l’irrégularité des terrains livrés aux habitations particulières dans des villes populeuses enserrées entre des murailles d’autant plus faciles à défendre, qu’elles offraient un moins grand périmètre. C’est ainsi que les lois de la symétrie, lois si ridiculement tyranniques de nos jours, n’avaient jamais exercé leur influence sur les populations du moyen âge, surtout dans des contrées où les traditions romaines étaient effacées. Mais quand au commencement du XVIe siècle, l’étude de l’antiquité et de ses monuments fit connaître un grand nombre de plans d’édifices romains où les lois de la symétrie sont observées ; les châteaux féodaux où les bâtiments semblent placés pêle-mêle suivant les besoins, dans des enceintes irrégulières ; les maisons, palais et monuments publics élevés sur des terrains tracés par le hasard, parurent aux yeux de tous des demeures de barbares. Avec la mobilité qui caractérise l’esprit français, on se jeta dans l’excès contraire, et on voulut mettre de la symétrie même dans les plans d’édifices qui, par leur nature et la diversité des besoins auxquels ils devaient satisfaire, n’en comportaient aucune. Nombre de riches seigneurs se firent élever des demeures dont les plans symétriques flattent les yeux sur le papier, mais sont parfaitement incommodes pour l’habitation journalière. Les maisons des bourgeois conservèrent plus longtemps leurs dispositions soumises aux besoins, et ce ne fut guère qu’au XVIIe siècle qu’elles commencèrent, elles aussi, à sacrifier ces besoins aux vaines lois de la symétrie. Une fois dans cette voie, l’architecture civile perdit chaque jour de son originalité. De l’ensemble des plans cette mode passa dans la disposition des façades, dans la décoration ; et il ne fut plus possible de juger dans un édifice, quel qu’il fût, du contenu par le contenant. L’architecture, au lieu d’être l’enveloppe judicieuse des divers services qui constituent une habitation, imposa ses lois, ou ce qu’on voulut bien appeler ses lois, aux distributions intérieures ; comme si la première loi en architecture n’était pas une soumission absolue aux besoins ! comme si elle était quelque chose en dehors de ces besoins ! comme si les formes purement conventionnelles qu’elle adopte avaient un sens, du moment qu’elles gênent au lieu de protéger ! Cependant l’architecture civile de la renaissance, surtout au moment où elle naît et commence à se développer, c’est-à-dire de 1500 à 1550, conserve presque toujours son caractère d’habitation ou d’établissement public, si franchement accusé pendant la période gothique. L’élément antique n’apporte guère qu’une enveloppe décorative ou un besoin de pondération dans les dispositions des plans ; et il faut dire que, sous ce double point de vue, l’architecture civile de la renaissance française se montre bien supérieure à celle adoptée en Italie. Les grands architectes français du XVIe siècle, les Philibert Delorme, les Pierre Lescaut, les Jean Bullant, surent allier avec une adresse remarquable les vieilles et bonnes traditions des siècles antérieurs avec les formes nouvellement admises. S’ils employèrent les ordres antiques, et s’ils crurent souvent imiter les arts romains, ils respectèrent dans leurs édifices les besoins de leur temps et se soumirent aux exigences du climat et des matériaux. Ce ne fut que sous Louis XIV que l’architecture civile cessa de tenir compte de ces lois, si naturelles et si vraies, et se produisit comme un art abstrait, agissant d’après des règles toutes conventionnelles en dehors des mœurs et des habitudes de la civilisation moderne (voy. Maison, Palais, Jardin).

  1. M. de Caumont, ibid., p. 14 et suiv.
  2. Lettres sur l’hist. de France, par Aug. Thierry, 1842, lettre XIII.
  3. Lettres sur l’hist. de France, par Aug, Thierry, 1842, lettre XX.
  4. Antiq. de la ville de Paris. Du Breul. liv. III.
  5. Antiq. de la ville de Paris, Du Breul, liv. III.
  6. Hist. de la ville de Paris, par D. Felibien, t. Ier, p. 103.
  7. Hist. de la ville de Paris, par D. Felibien, t. Ier, p. 204.
  8. Hist. et antiq. de la ville de Paris, Sauval, t. Ier, p. 648.
  9. Tome Ier, p. 510 et suiv.