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Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Architecture monastique

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architecture monastique.

Pendant les premiers siècles du christianisme, des chrétiens fuyant les excès et les malheurs auxquels la société nouvelle était en butte, s’établirent dans des lieux déserts. C’est en Orient où l’on voit d’abord la vie cénobitique se développer et suivre, dès le IVe siècle siècle, la règle écrite par saint Basile ; en Occident les solitudes se peuplent de religieux réunis par les règles de saint Colomban et de saint Ferréol. Mais alors ces premiers religieux retirés dans des cavernes, dans des ruines, ou dans des huttes séparées, adonnés à la vie contemplative, et cultivant quelques coins de terre pour subvenir à leur nourriture, ne formaient pas encore ces grandes associations connues plus tard sous le nom de monastères ; ils se réunissaient seulement dans un oratoire construit en bois ou en pierre sèche, pour prier en commun. Fuyant le monde, professant la plus grande pauvreté, ces hommes n’apportaient dans leurs solitudes ni art, ni rien de ce qui pouvait tenter la cupidité des barbares, ou des populations indigènes. Au VIe siècle, saint Benoît donna sa règle ; du Mont-Cassin elle se répandit bientôt dans tout l’Occident avec une rapidité prodigieuse, et devint la seule pratiquée pendant plusieurs siècles. Pour qu’une institution ait cette force et cette durée, il faut qu’elle réponde à un besoin général. En cela, et considérée seulement au point de vue philosophique, la règle de saint Benoît est peut-être le plus grand fait historique du moyen âge. Nous qui vivons sous des gouvernements réguliers, au milieu d’une société policée, nous nous représentons difficilement l’effroyable désordre de ces temps qui suivirent la chute de l’empire romain en Occident : partout des ruines, des déchirements incessants, le triomphe de la force brutale, l’oubli de tout sentiment de droit, de justice, le mépris de la dignité humaine ; des terres en friches sillonnées de bandes affamées, des villes dévastées, des populations entières chassées, massacrées, la peste, la famine, et à travers ce chaos d’une société à l’agonie, des inondations de barbares revenant périodiquement dans les Gaules, comme les flots de l’Océan sur des plages de sable. Les moines descendus du Mont-Cassin, en se répandant en Germanie, dans les Gaules, et jusqu’aux limites septentrionales de l’Europe, entraînent avec eux une multitude de travailleurs, défrichent les forêts, rétablissent les cours d’eau, élèvent des monastères, des usines, autour desquels les populations des campagnes viennent se grouper, trouvant dans ces centres une protection morale plus efficace que celle accordée par des conquérants rusés et cupides. Ces nouveaux apôtres ne songent pas seulement aux besoins matériels qui doivent assurer leur existence et celle de leurs nombreux colons, mais ils cultivent et enseignent les lettres, les sciences et les arts ; ils fortifient les âmes, leur donnent l’exemple de l’abnégation, leur apprennent à aimer et protéger les faibles, à secourir les pauvres, à expier des fautes, à pratiquer les vertus chrétiennes, à respecter leurs semblables ; ce sont eux qui jettent au milieu des peuples avilis les premiers germes de liberté, d’indépendance, qui leur donnent l’exemple de la résistance morale à la force brutale, et qui leur ouvrent, comme dernier refuge contre les maux de l’âme et du corps, un asile de prière inviolable et sacré. Aussi voyons-nous, dès le IXe siècle, les établissements monastiques arrivés déjà à un grand développement ; non-seulement ils comprennent les édifices du culte, les logements des religieux, les bâtiments destinés aux approvisionnements, mais aussi des dépendances considérables, des infirmeries pour les vieillards, des écoles, des cloîtres pour les novices, pour les étrangers ; des locaux séparés pour divers corps d’états, des jardins, etc., etc. Le plan de l’abbaye de Saint-Gall, exécuté vers l’année 820, et que possèdent encore les archives de ce monastère supprimé, est un projet envoyé par un dessinateur à l’abbé Gozbert. Mabillon pense que ce dessin est dû à l’abbé Éginhard, qui dirigeait les constructions de la cour sous Charlemagne ; quel que soit son auteur, il est d’un grand intérêt, car il donne le programme d’une abbaye à cette époque, et la lettre à l’abbé Gozbert, qui accompagne le plan, ne peut laisser de doutes sur l’autorité du personnage qui l’a écrite[1]. Nous présentons ici (1) une réduction de ce dessin[2].
L’église occupe une grande place dans ce plan, elle est à deux absides opposées comme beaucoup d’églises rhénanes (voy. Architecture Religieuse) : A est le chœur à l’orient, la confession sous le sanctuaire ; BD l’exèdre, la place de l’abbé et des dignitaires ; C l’autel de sainte Marie et de saint Gall, avec une sorte de galerie alentour, intitulée sur le plan involutio circum ; derrière l’autel dédié à saint Gall est son sarcophage. E des stalles pour les religieux, les deux ambons pour lire l’épître et l’évangile ; F divers autels ; G les fonts baptismaux ; H un second chœur à l’occident ; I un second exèdre pour les religieux ; K l’école, avec ses cours disposées comme les impluvium romains, et des salles alentour ; des latrines isolées communiquent au bâtiment par un passage ; à l’ouest de ce bâtiment, des celliers, une boulangerie et une cuisine pour les hôtes ; L la sacristie à la droite du chœur oriental ; M une salle pour les scribes à la gauche du chœur, avec bibliothèque au-dessus ; NN deux escaliers à vis, montant dans deux salles circulaires où se trouvent placés des autels dédiés aux archanges saints Michel et Gabriel ; O l’entrée de l’église réservée au peuple, avec narthex ; autour du sanctuaire I un double collatéral pour les fidèles ; P le vestibule des familiers du couvent ; R le vestibule des hôtes et des écoliers. Le long du bas côté nord sont disposées diverses salles destinées aux maîtres des écoles, à ceux qui demandent asile, des dortoirs ; S le réfectoire avec vestiaire au-dessus ; T le cellier avec salle au-dessus pour conserver des provisions de bouche ; U des bains ; V le dortoir avec chauffoir au-dessous ; le tuyau de la cheminée est isolé ; X des latrines isolées et réunies au dortoir par un passage étroit et coudé ; Y la cuisine avec passage étroit et coudé communiquant au réfectoire ; ces passages sont évidemment disposés ainsi afin d’empêcher les odeurs de se répandre, soit dans le dortoir, soit dans le réfectoire ; Z l’officine pour faire le pain sacré ; b le jardin potager, chaque plate-bande est indiquée avec le nom des légumes qui doivent y être cultivés ; b’ la maison du jardinier ; d le verger avec l’indication des arbres à fruits et leur nom ; e un bâtiment réservé aux novices d’un côté et aux infirmes de l’autre avec chapelle double, chacun de ces bâtiments contient un cloître avec salles alentour, des chauffoirs, des latrines isolées ; f les poulaillers et le logement du chef de la basse-cour ; g le logement du médecin ; h un petit jardin pour cultiver des plantes médicinales ; h’ la pharmacie ; i le logement de l’abbé ; j la cuisine de l’abbé, un cellier, des bains, et les chambres de ses familiers ; l le logement des hôtes avec écurie, chambres pour les serviteurs, réfectoire au centre, chauffoir et latrines isolées ; m des logements avec écuries et étables pour les palefreniers, les bergers, porchers, les familiers, les serviteurs, etc. ; n l’habitation des tonneliers, cordiers, bouviers, avec étables ; des magasins de grains, une officine pour torréfier des graines ; o des bâtiments destinés à la fabrication de la cervoise, des logements de serfs, un moulin à bras et des mortiers ; p les logements et ateliers des cordonniers, bourreliers, armuriers, fabricants de boucliers, tourneurs, corroyeurs, orfèvres, serruriers, ouvriers fouleurs ; q le fruitier ; r les logements des pèlerins, des pauvres, leur cuisine et réfectoire.

Sous Charlemagne les établissements religieux avaient acquis des richesses et une importance déjà considérables ; ils tenaient la tête de l’enseignement, de l’agriculture, de l’industrie, des arts et des sciences ; seuls, ils présentaient des constitutions régulières, stables. C’était de leur sein que sortaient tous les hommes appelés à jouer un rôle en dehors de la carrière des armes. Depuis sa fondation jusqu’au concile de Constance, en 1005, l’ordre de Saint-Benoît avait fondé quinze mille soixante-dix abbayes dans le monde alors connu, donné à l’Église vingt-quatre papes, deux cents cardinaux, quatre cents archevêques, sept mille évêques. Mais cette influence prodigieuse avait été la cause de nombreux abus, même au sein du clergé régulier ; la règle de Saint-Benoît était fort relâchée dès le Xe siècle, les invasions périodiques des Normands avaient détruit des monastères, dispersé les moines ; la misère, le désordre qui en est la suite, altéraient les caractères de cette institution ; le morcellement féodal achevait de détruire ce que l’abus de la richesse et du pouvoir, aussi bien que le malheur des temps, avait entamé. L’institut monastique ne pouvait revivre et reprendre le rôle important qu’il était appelé à jouer pendant les XIe et XIIe siècles qu’après une réforme. La civilisation moderne, à peine naissante sous le règne de Charlemagne, semblait expirante au Xe siècle ; mais de l’ordre de Saint-Benoît, réformé par les abbés de Cluny, par la règle de Cîteaux, il devait surgir des rejetons vivaces. Au Xe siècle Cluny était un petit village du Mâconnais, qui devint, par testament, la propriété du duc d’Aquitaine, Guillaume le Pieux. Vers la fin de sa vie le duc Guillaume voulut, suivant l’usage d’un grand nombre de seigneurs puissants, fonder un nouveau monastère. Il manda Bernon, d’une noble famille de Séquanie, abbé de Gigny et de Baume, et voulut, en compagnie de ce saint personnage, chercher un lieu propice à la réalisation de son projet. « Ils arrivèrent enfin, dit la chronique, dans un lieu écarté de toute société humaine, si désert qu’il semblait en quelque sorte l’image de la solitude céleste. C’était Cluny. Mais comme le duc objectait qu’il n’était guère possible de s’établir en tel lieu, à cause des chasseurs et des chiens qui remplissaient et troublaient les forêts dont le pays était couvert, Bernon répondit en riant : Chassez les chiens et faites venir des moines ; car ne savez-vous pas quel profit meilleur vous demeurera des chiens de chasse ou des prières monastiques ? Cette réponse décida Guillaume, et l’abbaye fut créée[3]. » C’était vers 909. Nous croyons devoir transcrire ici le testament, l’acte de donation du duc Guillaume ; cette pièce est une œuvre remarquable autant par l’élévation et la simplicité du langage, que par les détails pleins d’intérêt qu’elle renferme, et l’esprit qui l’a dictée[4] ; elle fait comprendre d’ailleurs l’importance morale et matérielle que l’on donnait alors aux établissements religieux, les influences auxquelles on voulait les soustraire, et la grande mission civilisatrice qui leur était confiée : elle révèle enfin toute une époque.

« Tout le monde peut comprendre, dit le testateur, que Dieu n’a donné des biens nombreux aux riches que pour qu’ils méritent les récompenses éternelles, en faisant un bon usage de leurs possessions temporaires. C’est ce que la parole divine donne à entendre et conseille manifestement lorsqu’elle dit : Les richesses de l’homme sont la rédemption de son âme (Proverbes). Ce que moi, Guillaume, comte et duc, et Ingelberge, ma femme, pesant mûrement, et désirant, quand il en est temps encore, pourvoir à mon propre salut, j’ai trouvé bon, et même nécessaire, de disposer au profit de mon âme de quelques-unes des choses qui me sont advenues dans le temps. Car je ne veux pas, à mon heure dernière, mériter le reproche de n’avoir songé qu’à l’augmentation de mes richesses terrestres et au soin de mon corps, et ne m’être réservé aucune consolation pour le moment suprême qui doit m’enlever toutes choses. Je ne puis, à cet égard, mieux agir qu’en suivant le précepte du Seigneur : Je me ferai des amis parmi les pauvres, et en prolongeant perpétuellement mes bienfaits dans la réunion de personnes monastiques que je nourrirai à mes frais ; dans cette foi, dans cette espérance, que si je ne puis parvenir assez moi-même à mépriser les choses de la terre, cependant je recevrai la récompense des justes, lorsque les moines, contempteurs du monde, et que je crois justes aux yeux de Dieu, auront recueilli mes libéralités. C’est pourquoi, à tous ceux qui vivent dans la foi et implorent la miséricorde du Christ, à tous ceux qui leur succéderont et qui doivent vivre jusqu’à la fin des siècles, je fais savoir que, pour l’amour de Dieu et de notre sauveur Jésus-Christ, je donne et livre aux saints apôtres Pierre et Paul tout ce que je possède à Cluny, situé sur la rivière de Grône, avec la chapelle qui est dédiée à sainte Marie, mère de Dieu, et à saint Pierre, prince des apôtres, sans rien excepter de toutes les choses qui dépendent de mon domaine de Cluny (villa), fermes, oratoires, esclaves des deux sexes, vignes, champs, prés, forêts, eaux, cours d’eau, moulins, droit de passage, terres incultes ou cultivées, sans aucune réserve. Toutes ces choses sont situées dans la comté de Mâcon ou aux environs, et renfermées dans leurs confins, et je les donne auxdits apôtres, moi, Guillaume et ma femme Ingelberge, d’abord pour l’amour de Dieu, ensuite pour l’amour du roi Eudes, mon seigneur, de mon père et de ma mère ; pour moi et pour ma femme, c’est-à-dire pour le salut de nos âmes et de nos corps ; pour l’âme encore d’Albane, ma sœur, qui m’a laissé toutes ces possessions dans son testament ; pour les âmes de nos frères et de nos sœurs, de nos neveux et de tous nos parents des deux sexes ; pour les hommes fidèles qui sont attachés à notre service ; pour l’entretien et l’intégrité de la religion catholique. Enfin, et comme nous sommes unis à tous les chrétiens par les liens de la même foi et de la même charité, que cette donation soit encore faite pour tous les orthodoxes des temps passés, présents et futurs. Mais je donne sous la condition qu’un monastère régulier sera construit à Cluny, en l’honneur des apôtres Pierre et Paul, et que là se réuniront les moines, vivant selon la règles de Saint-Benoît, possédant, détenant et gouvernant à perpétuité les choses données : de telle sorte que cette maison devienne la vénérable demeure de la prière, qu’elle soit pleine sans cesse de vœux fidèles et de supplications pieuses, et qu’on y désire et qu’on y recherche à jamais, avec un vif désir et une ardeur intime, les merveilles d’un entretien avec le ciel. Que des sollicitations et des prières continuelles y soient adressées sans relâche au Seigneur, tant pour moi que pour toutes les personnes que j’ai nommées. Nous ordonnons que notre donation serve surtout à fournir un refuge à ceux qui, sortis pauvres du siècle, n’y apporteront qu’une volonté juste ; et nous voulons que notre superflu devienne ainsi leur abondance. Que les moines, et toutes les choses ci-dessus nommées, soient sous la puissance et domination de l’abbé Bernon, qui les gouvernera régulièrement, tant qu’il vivra, selon sa science et sa puissance. Mais, après sa mort, que les moines aient le droit et la faculté d’élire librement pour abbé et pour maître un homme de leur ordre, suivant le bon plaisir de Dieu et la règle de Saint-Benoît, sans que notre pouvoir, ou tout autre, puisse contredire ou empêcher cette élection religieuse[5]. Que les moines payent pendant cinq ans à Rome la redevance de dix sous d’or pour le luminaire de l’église des apôtres, et que, se mettant ainsi sous la protection desdits apôtres, et ayant pour défenseur le pontife de Rome[6], ils bâtissent eux-mêmes un monastère à Cluny, dans la mesure de leur pouvoir et de leur savoir, dans la plénitude de leur cœur. Nous voulons encore que, dans notre temps, et dans le temps de nos successeurs, Cluny soit, autant que le permettront du moins l’opportunité du temps et la situation du lieu, ouvert chaque jour, par les œuvres et les intentions de la miséricorde, aux pauvres, aux nécessiteux, aux étrangers et aux pèlerins.

Il nous a plu d’insérer dans ce testament que, dès ce jour, les moines réunis à Cluny, en congrégation, seront pleinement affranchis de notre puissance et de celle de nos parents, et ne seront soumis ni aux faisceaux de la grandeur royale, ni au joug d’aucune puissance terrestre[7]. Par Dieu, en Dieu et tous ses saints, et sous la menace redoutable du jugement dernier, je prie, je supplie que ni prince séculier, ni comte, ni évêque, ni le pontife lui-même de l’Église romaine, n’envahisse les possessions des serviteurs de Dieu, ne vende, ne diminue, ne donne à titre de bénéfice, à qui que ce soit, rien de ce qui leur appartient, et ne permette d’établir sur eux un chef contre leur volonté ! Et pour que cette défense lie plus fortement les méchants et les téméraires, j’insiste et j’ajoute, et je vous conjure, ô saints apôtres Pierre et Paul, et toi pontife des pontifes du siège apostolique, de retrancher de la communion de la sainte Église de Dieu et de la vie éternelle, par l’autorité canonique et apostolique que tu as reçue de Dieu, les voleurs, les envahisseurs, les vendeurs de ce que je vous donne, de ma pleine satisfaction et de mon évidente volonté. Soyez les tuteurs et les défenseurs de Cluny, et des serviteurs ; de Dieu qui y demeureront et séjourneront ensemble, ainsi que de tous leurs domaines destinés à l’aumône, à la clémence et à la miséricorde de notre très-pieux Rédempteur. Que si quelqu’un, mon parent ou étranger, de quelque condition ou pouvoir qu’il soit (ce que préviendra, je l’espère, la miséricorde de Dieu et le patronage des apôtres), que si quelqu’un, de quelque manière et par quelque ruse que ce soit, tente de violer ce testament, que j’ai voulu sanctionner par l’amour de Dieu tout-puissant, et par le respect dû aux princes des apôtres Pierre et Paul, qu’il encoure d’abord la colère de Dieu tout-puissant ; que Dieu l’enlève de la terre des vivants, et efface son nom du livre de vie ; qu’il soit avec ceux qui ont dit à Dieu : Retire-toi de nous ; qu’il soit avec Dathan et Abiron, sous les pieds desquels la terre s’est ouverte, et que l’enfer a engloutis tout vivants. Qu’il devienne le compagnon de Judas, qui a trahi le Seigneur, et soit enseveli comme lui dans des supplices éternels. Qu’il ne puisse, dans le siècle présent, se montrer impunément, aux regards humains, et qu’il subisse, dans son propre corps, les tourments de la damnation future, en proie à la double punition d’Héliodore et d’Antiochus, dont l’un s’échappa à peine et demi-mort des coups répétés de la flagellation la plus terrible, et dont l’autre expira misérablement, frappé par la main d’en haut, les membres tombés en pourriture et rongés par des vers innombrables. Qu’il soit enfin avec tous les autres sacrilèges qui ont osé souiller le trésor de la main de Dieu : et, s’il ne revient pas, à résipiscence, que le grand porte-clefs de toute la monarchie des églises, et à lui joint saint Paul, lui ferment à jamais l’entrée du bienheureux paradis, au lieu d’être pour lui, s’il l’eût voulu, de très-pieux intercesseurs. Qu’il soit saisi, en outre, par la loi mondaine, et condamné par le pouvoir judiciaire à payer cent livres d’or aux moines qu’il aura voulu attaquer, et que son entreprise criminelle ne produise aucun effet. Et que ce testament soit revêtu de toute autorité, et demeure à toujours ferme et inviolable dans toutes ses stipulations. Fait publiquement dans la ville de Bourges. »

Les imprécations contenues dans cet acte de donation contre ceux qui oseront mettre la main sur les biens des moines de Cluny, ou altérer leurs privilèges, font voir de quelles précautions les donateurs croyaient alors devoir entourer leur legs[8]. Le vieux duc Guillaume ne s’en tint pas là, il fit le voyage de Rome afin de faire ratifier sa donation, et payer à l’église des apôtres la redevance promise. Bernon, suivant la règle de Saint-Benoît, installa à Cluny douze moines de ses monastères, et éleva des bâtiments qui devaient contenir la nouvelle congrégation. Mais c’est saint Odon, second abbé de Cluny, qui mérite seul le titre de chef et de créateur de la maison. Odon descendait d’une noble famille franque ; c’était un homme profondément instruit, qui bientôt acquit une influence considérable : il fit trois voyages à Rome, réforma dans cette capitale le monastère de Saint-Paul-hors-les-murs ; il soumit également à la règle de Cluny les couvents de Saint-Augustin de Pavie, de Tulle en Limousin, d’Aurillac en Auvergne, de Bourg-Dieu et de Massay en Berry, de Saint-Benoît-sur-Loire, de Saint-Pierre-le-Vif à Sens, de Saint-Allire de Clermont, de Saint-Julien de Tours, de Sarlat en Périgord, de Roman-Moûtier dans le pays de Vaud ; il fut choisi comme arbitre des différends qui s’étaient élevées entre Hugues, roi d’Italie, et Albéric, patrice de Rome. Ce fut Odon qui le premier réalisa la pensée d’adjoindre à son abbaye, et sous l’autorité de l’abbé, les communautés nouvelles qu’il érigeait et celles dont il parvenait à réformer l’observance. « Point d’abbés particuliers, mais des prieurs seulement pour tous ces monastères ; l’abbé de Cluny seul les gouvernait : unité de régime, de statuts, de règlements, de discipline. C’était une agrégation de monastères autour d’un seul, qui en devenait ainsi la métropole et la tête. Ce système fut bientôt compris et adopté par d’autres établissements monastiques, et notamment par Cîteaux, fondé en 1098. Conservant la règle de Saint-Benoît, ces agrégations ne différaient entre elles que par le centre d’autorité monastique, par les divers moyens imaginés pour maintenir l’esprit bénédictin, et par une plus ou moins grande austérité dans la discipline commune. Nulle ne se proposait, à vrai dire, une autre fin que celle de ses compagnes. Ce n’étaient point là proprement des différences d’ordres, mais seulement de congrégations. Partout la règle de Saint-Benoît demeurait sauve, et par là l’unité de l’ordre se maintenait intacte, malgré des rivalités qui éclatèrent plus tard[9]. »

Ces réformes étaient devenues bien nécessaires, car depuis longtemps les abbés et les moines avaient étrangement faussé la règle de Saint-Benoît. Pendant les invasions des Normands particulièrement, la discipline s’était perdue au milieu du désordre général, les abbayes étaient devenues des forteresses plus remplies d’hommes d’armes que de religieux ; les abbés eux-mêmes commandaient des troupes laïques, et les moines chassés de leurs monastères étaient obligés souvent de changer le froc contre la cotte de buffle[10]. Toutefois, si après les réformes de Cluny et de Cîteaux les abbés ne se mêlèrent plus dans les querelles armées des seigneurs laïques, ils ne cessèrent de s’occuper d’intérêts temporels, d’être appelés par les souverains non-seulement pour réformer des monastères, mais aussi comme conseillers, comme ministres, comme ambassadeurs. Dès avant les grandes associations clunisiennes et cisterciennes, on avait senti le besoin de réunir en faisceau certaines abbayes importantes. Vers 842, l’abbé de Saint Germain des Prés, Ébroïn et ses religieux avaient formé une association avec ceux de Saint-Remy de Reims. Quelque temps auparavant les moines de Saint-Denis en avaient fait autant. Par ces associations les monastères se promettaient une amitié et une assistance mutuelle tant en santé qu’en maladie, avec un certain nombre de prières qu’ils s’obligeaient de faire après la mort de chaque religieux des deux communautés[11]. Mais c’est sous saint Odon et saint Maïeul, abbés de Cluny, que la règle de Saint-Benoît réformée va prendre un lustre tout nouveau, fournir tous les hommes d’intelligence et d’ordre qui, pendant près de deux siècles, auront une influence immense dans l’Europe occidentale, car Cluny est le véritable berceau de la civilisation moderne.

Maïeul gouverna l’abbaye de Cluny pendant quarante ans, jusqu’en 994. La chronique dit que ce fut un ange qui lui apporta le livre de la règle monastique ; devenu l’ami et le confident d’Othon le Grand, la tiare lui fut offerte par son fils Othon II, qu’il avait réconcilié avec sa mère, sainte Adélaïde : il refusa, sur ce que, disait-il, « les Romains et lui différaient autant de mœurs que de pays. » Sous son gouvernement un grand nombre de monastères furent soumis à la règle de Cluny ; parmi les plus importants nous citerons ceux de Payerne, du diocèse de Lausanne ; de Classe, près de Ravenne ; de Saint-Jean-l’Évangéliste, à Parme ; de Saint-Pierre-au-ciel-d’or, à Pavie ; l’antique monastère de Lérins, en Provence ; de Saint-Pierre, en Auvergne ; de Marmoutier, de Saint-Maur-les-Fossés et de Saint-Germain d’Auxerre, de Saint-Bénigne de Dijon, de Saint-Amand, de Saint-Marcel-les-Châlons.

Saint Odilon, désigné par Maïeul comme son successeur, fut confirmé par cent soixante dix-sept religieux de Cluny : il réunit sous la discipline clunisienne les monastères de Saint-Jean d’Angély, de Saint-Flour, de Thiern, de Talui, de Saint-Victor de Genève, de Farfa en Italie ; ce fut lui qui exécuta la réforme de Saint-Denis en France qu’Hugues Capet avait demandée à Maïeul. Casimir, fils de Miceslas II, roi de Pologne, chassé du trône après la mort de son père, fut, sous Maïeul, diacre au monastère de Cluny ; rappelé en Pologne en 1041, il fut relevé de ses vœux par le pape, se maria, régna, et en mémoire de son ancien état monastique, il créa et dota en Pologne plusieurs couvents qu’il peupla de religieux de Cluny. On prétend que ses sujets, pour perpétuer le souvenir de ce fait, s’engagèrent à couper leurs cheveux en forme de couronne, symbole de la tonsure monastique. Saint Odilon fut en relations d’estime ou d’amitié avec les papes Sylvestre II, Benoît VIII, Benoit IX, Jean XVIII, Jean XIX et Clément II ; avec les empereurs Othon III, saint Henri, Conrad le Salique, Henri le Noir ; avec l’impératrice sainte Adélaïde, les rois de France Hugues Capet et Robert, ceux d’Espagne, Sanche, Ramir et Garcias, saint Étienne de Hongrie, Guillaume le Grand, comte de Poitiers. Ce fut lui qui fonda ce que l’on appela la trêve de Dieu, et la fête des morts. Il bâtit à Cluny un cloître magnifique orné de colonnes de marbre qu’il fit venir par la Durance et le Rhône. « J’ai trouvé une abbaye de bois, disait-il, et je la laisse de marbre. » Mais bientôt l’immense influence que prenait Cluny émut l’épiscopat : l’évêque de Mâcon, qui voyait croître en richesses territoriales, en nombre et en réputation les moines de Cluny, voulut les faire rentrer sous sa juridiction générale. En exécution des volontés du fondateur laïque de l’abbaye, les papes avaient successivement accordé aux abbés des bulles formelles d’exemption ; ils menacèrent même d’excommunication tout évêque qui serait tenté d’entreprendre sur les immunités accordées à Cluny par le Saint-Siège. « Les évêques ne pouvaient pénétrer dans l’abbaye, la visiter, y exercer leurs fonctions, sans y être appelés par l’abbé. Ils devaient excommunier tout individu qui troublerait les moines dans leurs possessions, leur liberté ; et s’ils voulaient au contraire jeter un interdit sur les prêtres, les simples laïques, les serviteurs, les fournisseurs, les laboureurs, sur tous ceux enfin qui vivaient dans la circonscription abbatiale, et qui étaient nécessaires à la vie physique ou spirituelle des moines, cet interdit était nul de plein droit. Ces chartes abondent dans le cartulaire de l’abbaye ; plus de quarante papes, à différentes époques, confirment ou amplifient les privilèges ecclésiastiques du monastère. En 1025, l’évêque de Mâcon, Gaulenus, dénonça à l’archevêque de Lyon, son métropolitain, les abbés et religieux de Cluny, qui troublaient l’état mis en l’Église dès sa naissance, pour s’exempter de la juridiction ordinaire de leur diocésain[12]. »

L’abbé fut condamné après une longue résistance et se soumit. Le temps n’était pas encore venu où la papauté pouvait soutenir les priviléges qu’elle accordait ; mais cette première lutte avec le pouvoir épiscopal explique la solidarité qui unit Cluny et la cour de Rome quelques années plus tard.

À vingt ans, Hugues, sous Odilon, était déjà prieur à Cluny ; il était lié d’affection intime avec le moine Hildebrand. Hugues, fils de Dalmace, comte de Semur en Brionnais, succéda à saint Odilon ; Hildebrand devint Grégoire VII. Tous deux, dans ces temps si voisins de la barbarie, surent faire prédominer un grand principe, l’indépendance spirituelle de l’Église. Grégoire VII triompha de Henri IV par le seul ascendant de l’opinion publique et religieuse, et en mourant exilé, il n’en assura pas moins le trône pontifical sur des bases inébranlables ; saint Hugues sut rester l’ami des deux rivaux qui remplirent le XIe siècle de leurs luttes. Il est le représentant de l’esprit monastique arrivé à son apogée, dans un siècle où l’esprit monastique seul était capable, par son unité, son indépendance, ses lumières, et l’ordre qui le dirigeait, de civiliser le monde. Que ceux qui reprochent aux bénédictins leurs immenses richesses, leur prépondérance, leur esprit de propagande, et l’omnipotence qu’ils avaient su acquérir, se demandent si tous ces biens terrestres et intellectuels eussent été alors plus utilement placés pour l’humanité en d’autres mains ? Était-ce la féodalité séculière sans cesse divisée, guerroyante, barbare, ignorante ; était-ce le peuple qui se connaissait à peine lui-même ; était-ce la royauté dont le pouvoir contesté s’appuyait tantôt sur le bras séculier, tantôt sur l’ascendant des évêques, tantôt sur le peuple des villes, qui pouvaient ainsi réunir en un faisceau toutes les forces vitales d’un pays, les coordonner, les faire fructifier, les conserver et les transmettre intactes à la postérité ? Non, certes ; les ordres religieux, voués au célibat, réunis sous une règle commune, attachés par des vœux inviolables et sacrés, prenant pour base la charité, étaient seuls capables de sauver la civilisation, de prendre en tutelle les grands et les peuples pendant cette minorité des nations. Les ordres religieux au XIe siècle ont acquis cette immense influence et ce pouvoir ne relevant que d’un chef spirituel, parce que grands et peuples comprenaient instinctivement la nécessité de cette tutelle sans laquelle tout fût retombé dans le chaos. Par le fait, au XIe siècle, il n’y avait que deux ordres en Europe, l’ordre militaire et l’ordre religieux ; et comme dans ce monde, les forces morales finissent toujours par l’emporter sur la force matérielle lorsqu’elle est divisée, les monastères devaient acquérir plus d’influence et de richesses que les châteaux ; ils avaient pour eux l’opinion des peuples qui, à l’ombre des couvents, se livraient à leur industrie, cultivaient leurs champs avec plus de sécurité que sous les murs des forteresses féodales ; qui trouvaient un soulagement à leurs souffrances morales et physiques dans ces grands établissements où tout était si bien ordonné, où la prière et la charité ne faisaient jamais défaut ; lieu d’asile pour les âmes malades, pour les grands repentirs, pour les espérances déçues, pour le travail et la méditation, pour les plaies incurables du cœur, pour la faiblesse et la pauvreté ; dans un temps où la première condition de l’existence mondaine était une taille élevée, un bras pesant, des épaules capables de porter la cotte d’armes. Un siècle plus tard, Pierre le Vénérable, dans une réponse à saint Bernard, explique mieux que nous ne saurions le faire les causes de la richesse de Cluny. « Tout le monde sait, dit-il, de quelle manière les maîtres séculiers traitent leurs serfs et leurs serviteurs. Ils ne se contentent pas du service usuel qui leur est dû ; mais ils revendiquent sans miséricorde les biens et les personnes, les personnes et les biens. De là, outre les cens accoutumés, ils les surchargent de services innombrables, de charges insupportables et graves, trois ou quatre fois par an, et toutes les fois qu’ils le veulent. Aussi voit-on les gens de la campagne abandonner le sol et fuir en d’autres lieux. Mais, chose plus affreuse ! ne vont-ils pas jusqu’à vendre pour de l’argent les hommes que Dieu a rachetés au prix de son sang ? Les moines, au contraire, quand ils ont des possessions, agissent bien d’autre sorte. Ils n’exigent des colons que les choses dues et légitimes ; ils ne réclament leurs services que pour les nécessités de leur existence ; ils ne les tourmentent d’aucune exaction, ils ne leur imposent rien d’insupportable ; s’ils les voient nécessiteux, ils les nourrissent de leur propre substance. Ils ne les traitent pas en esclaves, en serviteurs, mais en frères… Et voilà pourquoi les moines sont propriétaires à aussi bon titre, à meilleur titre même que les laïques. » Il faut donc voir dans l’immense importance de Cluny, au XIe siècle, un mouvement national, un commencement d’ordre et de raison, après les dérèglements et le pillage. Saint Hugues, en effet, participe à toutes les grandes affaires de son siècle, comme le feront plus tard l’abbé Suger et saint Bernard lui-même. Saint Hugues n’est pas seulement occupé de réformer des monastères et de les soumettre à la règle de Cluny, de veiller à ce que l’abbaye mère croisse en grandeur et en richesses, à ce que ses priviléges soient maintenus, il est mêlé à tous les événements importants de son siècle ; les rois et les princes le prennent pour arbitre de leurs différends. Alphonse VI, roi de Castille, qui professait pour lui la plus vive amitié, le charge de fonder deux monastères clunisiens en Espagne, il contribue à la construction de la grande église mère commencée par Hugues. Guillaume le Conquérant sollicite l’abbé de Cluny de venir gouverner les affaires religieuses de l’Angleterre. D’antiques abbayes deviennent, pendant le gouvernement de saint Hugues, des dépendances de Cluny ; ce sont celles de Vézelay, de Saint-Gilles, Saint-Jean d’Angély, Saint-Pierre de Moissac, Maillezais, Saint-Martial de Limoges, Saint-Cyprien de Poitiers, Figeac, Saint-Germain d’Auxerre, Saint-Austre-moine de Mauzac, et Saint-Bertin de Lille ; tout en conservant leur titre d’abbé, les supérieurs de ces établissements religieux sont nommés par l’abbé général. « Déjà, cinq ans auparavant, saint Hugues ne consentait à se charger du monastère de Lézat qu’à la condition que l’élection de l’abbé lui serait abandonnée et à ses successeurs après lui. En pareille circonstance, dit Mabillon, il mettait toujours cette condition, afin, comme l’exprime la charte, de ne point travailler en vain, et dans la crainte que le monastère réformé ne vînt bientôt à retomber dans un état pire que le premier[13]. » Saint Hugues fonde le monastère de la Charité-sur-Loire ; de son temps Cluny était un véritable royaume, « sa domination s’étendait sur trois cent quatorze monastères et églises, l’abbé général était un prince temporel qui, pour le spirituel, ne dépendait que du saint-siège. Il battait monnaie sur le territoire même de Cluny, aussi bien que le roi de France dans sa royale cité de Paris[14]… »

Pour gouverner des établissements répartis sur tout le territoire occidental de l’Europe, des assemblées de chapitres généraux sont instituées ; à des époques rapprochées et périodiques, on verra de tous les points de l’Italie, de l’Allemagne, de la France, de l’Aquitaine, de l’Espagne, du Portugal, de l’Angleterre, de la Hongrie, de la Pologne, accourir à la voix de l’abbé les supérieurs et délégués des monastères. « Saint Benoît voulait que, dans les affaires importantes, l’abbé consultât toute la communauté. Cette sage précaution, cette espèce de liberté religieuse sera transportée en grand dans l’immense congrégation de Cluny. Au chapitre général, on discutera des intérêts et des besoins spirituel du cloître, comme les conciles font les intérêts et les besoins de l’Église. On rendra compte de l’état de chaque communauté ; toutes seront groupées par provinces monastiques, et le chapitre général, avant de se séparer, nommera deux visiteurs pour chacune de ces provinces. Leur devoir sera d’y aller assurer l’exécution des mesures décrétées dans le chapitre général, de voir de près l’état des choses, d’entendre et d’accueillir au besoin les plaintes des faibles, et d’y régler toutes choses pour le bien de la paix[15]. »

Ainsi, politiquement, Cluny donnait l’exemple de l’organisation centrale qui, plus tard, sera suivie par les rois. Mais non content de cette surveillance exercée par des visiteurs, nommés en chapitre général, Hugues veut voir par lui-même ; nous le suivons tour à tour sur tous les points de l’Europe où sont établies des filles de Cluny, il fait rédiger les coutumes de son monastère par un de ses savants disciples, Bernard[16] ; il fonde à Marcigny un couvent de femmes, dans lequel viennent bientôt se réfugier un grand nombre de dames illustres, Mathilde de Bergame et Gastonne de Plaisance ; Véraise et Frédoline, du sang royal d’Espagne ; Marie, fille de Malcolm d’Écosse ; la sœur de saint Anselme de Cantorbéry ; Adèle de Normandie, fille de Guillaume le Conquérant ; Mathilde, veuve d’Étienne de Blois ; Hermingarde de Boulogne, sœur de cette princesse, et Émeline de Blois, sa fille. Parmi tant de personnages, Aremburge de Vergy, mère de saint Hugues, vient aussi se retirer au monastère de Marcigny. En Angleterre, en Flandre, et jusqu’en Espagne, cette nouvelle communauté eut bientôt des églises et des prieurés sous sa dépendance.

Rien de comparable à ce mouvement qui se manifeste au XIe siècle en faveur de la vie religieuse régulière. C’est qu’en effet là seulement, les esprits d’élite pouvaient trouver un asile assuré et tranquille, une existence intellectuelle, l’ordre et la paix. La plupart des hommes et des femmes qui s’adonnaient à la vie monastique n’étaient pas sortis des classes inférieures de la société, mais, au contraire, de ses hautes régions. C’est la tête du pays qui se précipitait avec passion dans cette voie, comme la seule qui pût conduire, non-seulement à la méditation et aux inspirations religieuses, mais au développement de l’esprit, qui pût ouvrir un vaste champ à l’activité de l’intelligence.

Mais une des grandes gloires des ordres religieux, gloire trop oubliée par des siècles ingrats, ç’a été le défrichement des terres, la réhabilitation de l’agriculture, abandonnée depuis la conquête des barbares aux mains de colons ou de serfs avilis. Aucune voix ne s’éleva à la fin du siècle dernier pour dire que ces vastes et riches propriétés possédées par les moines avaient été des déserts arides, des forêts sauvages, ou des marais insalubres qu’ils avaient su fertiliser. Certes, après l’émancipation du tiers état, l’existence des couvents n’avait plus le degré d’utilité qu’ils acquirent du Xe au XIIe siècle ; mais à qui les classes inférieures de la société, dans l’Europe occidentale, devaient-elles leur bien-être et l’émancipation qui en est la conséquence, si ce n’est aux établissements religieux de Cluny et de Cîteaux[17] ?

De nos jours on a rendu justice aux bénédictins, et de graves autorités ont énuméré avec scrupule les immenses services rendus à l’agriculture par les établissements clunisiens et cisterciens ; partout où Cluny ou Cîteaux fondent une colonie, les terres deviennent fertiles, les marais pestilentiels se changent en vertes prairies, les forêts sont aménagées, les coteaux arides se couvrent de vignobles. Qui ne sait que les meilleurs bois, les moissons les plus riches, les vins précieux proviennent encore aujourd’hui des terres dont les moines ont été dépossédés ? À peine l’oratoire et les cellules des bénédictins étaient-ils élevés au milieu d’un désert, que des chaumières venaient se grouper alentour, puis à mesure que l’abbaye ou le prieuré s’enrichissait, le hameau devenait un gros village, puis une bourgade, puis une ville. Cluny, Paray-le-Monial, Marcigny-les-Nonains, Charlieu, Vézelay, Clairvaux, Pontigny, Fontenay, Morimond, etc., n’ont pas une autre origine. La ville renfermait des industriels instruits par les moines ; des tanneurs, des tisserands, des drapiers, des corroyeurs livraient à l’abbaye, moyennant salaire, les produits fabriqués de ses troupeaux, sans craindre le chômage, la plaie de nos villes manufacturières modernes ; leurs enfants étaient élevés gratuitement à l’abbaye, les infirmes et les vieillards soignés dans des maisons hospitalières bien disposées et bien bâties ; souvent les monastères élevaient des usines pour l’extraction et le façonnage des métaux ; c’étaient alors des forgerons, des chaudronniers, des orfèvres même qui venaient se grouper autour des moines, et s’il survenait une année de disette, si la guerre dévastait les campagnes, les vastes greniers de l’abbaye s’ouvraient pour les ouvriers sans pain ; la charité alors ne se couvrait pas de ce manteau froid de nos établissements modernes, mais elle accompagnait ses dons de paroles consolantes, elle était toujours là présente, personnifiée par l’Église. Non contente de donner le remède, elle l’appliquait elle-même, en suivait les progrès, connaissait le malade, sa famille, son état, et le suivait jusqu’au tombeau. Le paysan de l’abbaye était attaché à la terre, comme le paysan du seigneur séculier, mais par cela même, loin de se plaindre de cet état, voisin de l’esclavage politiquement parlant, il en tirait protection et assistance perpétuelle pour lui et ses enfants. Ce que nous avons vu établi au IXe siècle dans l’enceinte d’une villa (voy. le plan de l’abbaye de Saint-Gall) s’étendait, au XIe siècle, sur un vaste territoire, ou remplissait les murs d’une ville. Dire que cet état de choses ne comportait aucun abus serait une exagération ; mais au milieu d’une société divisée et désordonnée comme celle du XIe siècle, il est certain que les établissements monastiques étaient un bien immense, le seul praticable. Ce n’est pas tout, les monastères, dans un temps où les routes étaient peu sûres, étaient un refuge assuré pour le voyageur, qui jamais ne frappait en vain à la porte des moines. Ceux qui ont visité l’Orient savent combien est précieuse l’hospitalité donnée par les couvents à tous venants, mais combien devait être plus efficace et plus magnifique surtout, celle que l’on trouvait dans des maisons comme Cluny, comme Clairvaux. À ce propos qu’on nous permette de citer ici un passage d’Udalric[18] : « Comme les hôtes à cheval étaient reçus par le custode ou gardien de l’hôtellerie, ainsi les voyageurs à pied l’étaient par l’aumônier. À chacun, l’aumônier distribuait une livre de pain et une mesure suffisante de vin. En outre, à la mort de chaque frère, on distribuait, pendant trente jours, sa portion au premier pauvre qui se présentait. On lui donnait en sus de la viande comme aux hôtes, et à ceux-ci un denier au moment du départ. Il y avait tous les jours dix-huit prébendes ou portions destinées aux pauvres du lieu, auxquels on distribuait en conséquence une livre de pain ; pour pitance, des fèves quatre jours la semaine, et des légumes les trois autres jours. Aux grandes solennités, et vingt-cinq fois par an, la viande remplaçait les fèves. Chaque année, à Pâques, on donnait à chacun d’eux neuf coudées d’étoffe de laine, et à Noël une paire de souliers. Six religieux étaient employés à ce service, le majordome, qui faisait la distribution aux pauvres et aux hôtes, le portier de l’aumônerie ; deux allaient chaque jour au bois, dans la forêt, avec leurs ânes ; les deux autres étaient chargés du four. On distribuait des aumônes extraordinaires à certains jours anniversaires et en mémoire de quelques illustres personnages, tels que saint Odilon, l’empereur Henri, le roi Ferdinand (fils de Sanche le Grand roi de Castille et de Léon, mort le 27 décembre 1065) et son épouse, et les rois d’Espagne. Chaque semaine, l’aumônier lavait les pieds à trois pauvres, avec de l’eau chaude en hiver, et il leur donnait à chacun une livre de pain et la pitance. En outre, chaque jour, on distribuait douze tourtes, chacune de trois livres, aux orphelins et aux veuves, aux boiteux et aux aveugles, aux vieillards et à tous les malades qui se présentaient. C’était encore le devoir de l’aumônier de parcourir, une fois la semaine, le territoire de l’abbaye, s’informant des malades, et leur remettant du pain, du vin, et tout ce qu’on pouvait avoir de meilleur. » Udalric ajoute plus loin que l’année où il écrivit ses coutumes, on avait distribué deux cent cinquante jambons, et fait l’aumône à dix-sept mille pauvres. Chaque monastère dépendant de Cluny imitait cet exemple selon ses moyens. Si nous ajoutons à ces occupations, toutes charitables, l’activité extérieure des moines de Cluny, leur influence politique et religieuse, les affaires considérables qu’ils avaient à traiter, la gestion spirituelle et temporelle de leurs domaines et des prieurés qui dépendaient de l’abbaye mère, l’enseignement de la jeunesse, les travaux littéraires du cloître, et enfin l’accomplissement de nombreux devoirs religieux de jour et de nuit, on ne s’étonnera pas de l’importance qu’avait acquise cette maison à la fin du XIe siècle, véritable gouvernement qui devait tout attirer à lui, grands et petits, influence morale et richesses. C’est alors aussi que la construction de la grande église est commencée.

Du temps de saint Hugues, l’église de Cluny ne suffisait plus au nombre des moines ; cet abbé entreprit, en 1089, de la reconstruire ; la légende dit que saint Pierre en donna le plan au moine Gauzon pendant son sommeil. C’était certainement l’église la plus vaste de l’Occident.
Voici (2) le plan de l’abbaye telle qu’elle existait encore[19] à la fin du siècle dernier ; malheureusement à cette époque déjà, comme dans la plupart des grands monastères de bénédictins, les bâtiments claustraux avaient été presque entièrement reconstruits, mais l’église était intacte. Commencée par la partie du chœur sous saint Hugues, elle ne fut dédiée qu’en 1131. Le narthex ne fut achevé qu’en 1220. A était l’entrée du monastère, fort belle porte du XIIe siècle à deux arcades qui existe encore. En avant de l’église en R, cinq degrés conduisaient dans une sorte de parvis au milieu duquel s’élevait une croix de pierre, puis on trouvait un grand emmarchement interrompu par de larges paliers qui descendait à l’entrée du narthex, flanqué de deux tours carrées ; la tour méridionale était le siège de la justice, la prison ; celle du nord était réservée à la garde des archives. Il ne semble pas que les églises clunisiennes aient été précédées de porches de cette importance avant le XIIe siècle. Le narthex B de Cluny datait des premières années du XIIIe siècle, ceux de la Charité-sur-Loire et de Vézelay ont été bâtis au XIIe. À Vézelay, cependant, il existait un porche construit en même temps que la nef à la fin du XIe siècle ou au commencement du XIIe, mais il était bas et peu profond. Il est difficile de savoir exactement à quel usage cette avant-nef était destinée ; une nécessité absolue avait dû forcer les religieux de la règle de Cluny, vers le milieu du XIIe siècle, d’adopter cette disposition, car elle se développe tout à coup, et prend une grande importance. À Cluny, à la Charité, à Vézelay, le narthex est une véritable église avec ses collatéraux, son triforium, ses deux tours. À Vézelay, le triforium se retourne au-dessus de la porte d’entrée de la nef intérieure, et devient ainsi une véritable tribune sur laquelle avait été placé un autel au XIIe siècle dans la niche centrale formant originairement l’une des baies éclairant le pignon occidental (voy. Architecture Religieuse, fig. 22). Ce vestibule était-il destiné à contenir la suite des nobles visiteurs qui étaient reçus par les moines, ou les nombreux pèlerins qui se rendaient à l’abbaye à certaines époques de l’année ? Était-il un narthex réservé pour les pénitents ? Cette dernière hypothèse nous paraîtrait la plus vraisemblable ; un texte vient l’appuyer ; dans l’ancien pontifical de Châlon-sur-Saône, si voisin de Cluny, on lisait : « Dans quelques églises, le prêtre, par ordre de l’évêque, célèbre la messe sur un autel très-rapproché des portes du temple, pour les pénitents placés devant le portail de l’église[20]. » À Cluny même, près la porte d’entrée à gauche, dans le vestibule, on voyait encore, avant la révolution, une table de pierre de quatre pieds de long sur deux pieds et demi de large, qui pouvait passer pour un autel du XIIe siècle[21].

Du vestibule on entrait dans la grande église par une porte plein cintre dont le linteau représentait probablement, comme à Moissac, les vingt-quatre vieillards de la vision de saint Jean[22], bien que les descriptions ne relatent que vingt-trois figures. Au-dessus, dans le tympan, était sculpté de dimension colossale, comme aussi dans le tympan de la porte méridionale de l’abbaye de Moissac, le Christ assis tenant l’Évangile et bénissant ; autour de lui étaient les quatre évangélistes et quatre anges supportant l’auréole ovoïde dont il était entouré. La nef immense était bordée de doubles collatéraux comme l’église Saint-Bernin de Toulouse ; elle était voûtée en berceau plein cintre. Au-dessus de la porte d’entrée, dans l’épaisseur du mur séparant le narthex de la nef, et formant un encorbellement de 2m,00 à l’intérieur, était pratiquée une chapelle dédiée à saint Michel, à laquelle on arrivait par deux escaliers à vis. Nous avons vu qu’à l’abbaye de Saint-Gall (fig. 1) une petite chapelle circulaire, élevée au-dessus du sol, était également dédiée à saint Michel. À Vézelay, à la cathédrale d’Autun, c’est une niche qui surmonte le portail et dans laquelle pouvait être placé un autel. Il semblerait que cette disposition appartînt aux églises clunisiennes ; en tous cas elle mérite d’être mentionnée, car nous la retrouvons à Saint-Andoche de Saulieu ; dans l’église de Montréal, près Avallon, sous forme de tribune avec son autel encore en place (voy. Tribune). Mais ce qui caractérise la grande église de Cluny, c’est ce double transsept dont aucune église en France ne nous donne d’exemple. En D était l’autel principal, en E l’autel de retro, en F le tombeau de saint Hugues, mort en 1109. La grande quantité de religieux qui occupaient Cluny à la fin du XIe siècle explique cette disposition du double transsept ; en effet les stalles devaient s’étendre depuis l’entrée du transsept oriental jusque vers le tombeau du pape Gélase, en G, et fermaient ainsi les deux croisillons de la première croisée. Le second transsept devait être réservé au culte, à l’entrée comme à la sortie des religieux ; et les deux croisillons du premier transsept, derrière les stalles, étaient destinés au service des quatre chapelles ouvertes à l’est, peut-être aussi aux hôtes nombreux que l’abbaye était souvent obligée de loger, soit pendant les grandes assemblées, lors des séjours des papes et des personnages souverains. Du côté du midi était un immense cloître entouré de bâtiments dont on retrouve des traces encore aujourd’hui en O et en I. — K, L, étaient les deux abbatiales reconstruites à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe ; M une boulangerie qui subsiste encore ; S, N, les bâtiments rebâtis au commencement du siècle dernier sur l’emplacement des constructions primitives ; P la paroisse ; T la rue longeant la clôture de l’abbaye ; V les jardins avec de grands viviers. Une chronique de l’abbaye fait remonter au gouvernement de saint Hugues « la construction d’un immense réfectoire, au midi du cloître. Ce réfectoire, long de cent pieds et large de soixante, contenait six rangs de tables, sans compter trois autres tables transversales, destinées aux fonctionnaires de la communauté. Il était orné de peintures qui retraçaient les histoires mémorables de l’ancien et du Nouveau Testament, les portraits des principaux fondateurs et bienfaiteurs de l’abbaye. À l’un des bouts une grande peinture représentait le jugement dernier[23]. » Cet usage de peindre la scène du jugement dernier dans les réfectoires de la règle de Cluny était fréquent ; il y a quelque temps que l’on voyait les traces d’une de ces représentations dans le réfectoire de l’abbaye de Moissac, détruit aujourd’hui pour donner passage au chemin de fer de Bordeaux à Toulouse.

La ville de Cluny, qui est bâtie au midi de l’abbaye sur le rampant d’un coteau s’inclinant vers l’église, renferme encore une grande quantité de charmantes maisons des XIIe et XIIIe siècles ; elle fut entourée de murs vers la fin du XIIe siècle par les abbés, et pour reconnaître ce service, la ville s’engagea dès lors à payer des dîmes au monastère. Outre les deux tours du narthex, l’église de Cluny possédait trois clochers posés à cheval sur son premier transsept et un clocher sur le centre de la deuxième croisée, que l’on désignait sous le nom de clocher des lampes, parce qu’il contenait à sa base les couronnes de lumières qui brûlaient perpétuellement au-dessus du grand autel.
Il n’est pas douteux que l’abbaye ne fût entourée de murs fortifiés avant la construction des murs de la ville, et lorsque celle-ci faisait, pour ainsi dire, partie du monastère. La curieuse abbaye de Tournus, dont nous donnons ici le plan (3), était entourée de murs continuant les remparts de la ville du côté nord et possédant ses défenses particulières du côté du midi dans la cité même[24]. Une charte de Charles le Chauve désigne ainsi Tournus : « Trenorchium castrum, Tornutium villa, et cella Sancti Valeriani ; » le château, la ville de Tournus, et l’enceinte sacrée de Saint-Valérian. Ces divisions étaient fréquentes au moyen âge, et lorsque les monastères étaient voisins de villes, soit parce qu’ils s’étaient établis proche de cités déjà existantes, soit parce que successivement des habitations laïques s’étaient agglomérées près d’eux, ils avaient toujours le soin de conserver un côté découvert donnant sur la campagne, ne se laissant pas entourer de toutes parts. À Paris, l’abbaye Saint-Germain des Prés possédait une vaste étendue de terrains situés à l’ouest du monastère, et il fallut que la ville s’étendît singulièrement pour déborder ces prés qui se prolongeaient jusqu’au delà de la rue du Bac. L’abbaye de Moissac avait son enceinte fortifiée, séparée de l’enceinte de la ville par une rue commune. Il en était de même à l’abbaye Saint-Remy de Reims, à celle de Saint-Denis ; les abbayes de la Trinité, de Saint-Étienne, à Caen (4), se trouvaient dans une situation analogue[25].
Il arrivait souvent aussi que les monastères bâtis à une certaine distance de villes populeuses étaient peu à peu gagnés par les constructions particulières ; alors, au moment des guerres, on englobait les enceintes de ces monastères dans les nouvelles fortifications des villes ; c’est ainsi qu’à Paris, le prieuré de Saint-Martin des Champs, les Chartreux, le Temple, les Célestins, l’abbaye Sainte-Geneviève, Saint-Germain des Prés, les Blancs-Manteaux, furent successivement compris dans l’enceinte de la ville, quoique ces établissements eussent été originairement élevés extra muros.

Comme propriétaires fonciers, les ordres religieux possédaient tous les droits de seigneurs féodaux, et cette situation même ne contribua pas peu à leur décadence lorsque le pouvoir royal d’une part, et les priviléges des communes de l’autre, prirent une grande importance ; elle les plaçait souvent, et à moins d’exemptions particulières, que le suzerain n’admettait qu’avec peine, dans l’obligation de fournir des hommes d’armes en temps de guerre, où de tenir garnison. À la fin du XIIe siècle, quand la monarchie devient prépondérante, les grands établissements religieux qui se sont élevés, humbles d’abord, en face de la féodalité, absorbent le château, puis sont absorbés à leur tour dans l’unité monarchique ; mais c’est au moment où ils passent de l’état purement monastique à l’état de propriétaires féodaux, c’est-à-dire sous les règnes de Philippe Auguste et de saint Louis, qu’ils s’entourent d’enceintes fortifiées. Toute institution tient toujours par un point au temps où elle fleurit. L’institut monastique, du moment qu’il était possesseur de terres, devenait forcément pouvoir féodal, car on ne comprenait pas alors la propriété sous une autre forme ; les abbés les plus illustres de Cluny avaient senti combien cette pente était glissante, et pendant les XIe et XIIe siècles ils avaient, par des réformes successives, essayé d’enlever à la propriété monastique son caractère féodal ; mais les mœurs étaient plus fortes que les réformes, et Cluny qui par sa constitution, son importance, le personnel influent qui faisait partie de l’ordre, les bulles des papes, et ses richesses, paraissait invulnérable, devait être attaqué par le seul côté qui donnait au suzerain le moyen de s’immiscer dans ses affaires ; et ce côté attaquable, c’étaient les droits seigneuriaux des abbés.

Dans les dernières années du XIe siècle, trois religieux de Molesmes, saint Robert, saint Albéric et saint Étienne, après s’être efforcés de réformer leur abbaye, qui était tombée dans le plus grand relâchement, allèrent à Lyon, en compagnie de quatre autres frères, trouver l’archevêque Hugues, légat du saint-siége, et lui exposèrent qu’ils désiraient fonder un monastère où la règle de Saint-Benoît fut suivie avec la plus grande rigueur ; le légat loua leur zèle, mais les engagea à n’entreprendre cette tâche qu’en compagnie d’un plus grand nombre de religieux. En effet, bientôt quatorze frères se joignirent à eux, et ayant reçu l’avis favorable du légat, ils partirent ensemble de Molesmes et allèrent s’établir dans une forêt nommée Cîteaux, située dans le diocèse de Châlon. C’était une de ces solitudes qui couvraient alors une grande partie du sol des Gaules. Le vicomte de Beaune leur abandonna ce désert. La petite colonie se mit à l’œuvre et éleva bientôt ce que les annales cisterciennes appellent le monastère de bois. Ce lieu était humide et marécageux ; l’oratoire fut bâti en un an, de 1098 à 1099, ce n’était qu’une pauvre chapelle. Les vingt et un religieux n’eurent dans l’origine ni constitution ni règlements particuliers, et s’attachèrent littéralement à la règle de Saint-Benoît ; ce ne fut qu’un peu plus tard que saint Albéric rédigea des statuts. « Les nouveaux solitaires devaient vivre des travaux de leurs mains, dit l’auteur des annales de l’ordre, sans toutefois manquer aux devoirs auxquels ils étaient obligés en qualité de religieux… Saint Pierre de Cluny, ajoute cet auteur, faisant réflexion sur leur vie, la croit non-seulement difficile, mais même impossible aux forces humaines. Comment se peut-il faire, s’écrie-t-il, que des solitaires accablés de fatigues et de travaux, qui ne se nourrissent que d’herbes et de légumes, qui n’entretiennent pas les forces du corps, et même peuvent à peine conserver la vie, entreprennent des travaux que les gens de la campagne les plus robustes trouveraient très-rudes et très-difficiles à supporter, et qu’ils souffrent tantôt les ardeurs du soleil, tantôt les pluies, les neiges et les glaces de l’hiver ?… Si les religieux recevaient des frères convers[26], c’était pour n’être pas obligés de sortir de l’enceinte du monastère, et pour que ces frères pussent s’employer aux affaires extérieures. » Saint Robert et ses compagnons, en fondant Cîteaux, comprenaient déjà quelle prise donnait aux pouvoirs séculiers la règle de Saint-Benoît, entre les mains des riches établissements de Cluny ; aussi avec quelle rigueur ces fondateurs repoussent-ils les donations qui ne tendaient qu’à les soulager d’une partie de leurs rudes labeurs, au détriment de leur indépendance ; ne conservant que le sol ingrat qui pouvait à peine les nourrir, afin de n’être à charge à personne, « car, ajoute l’auteur déjà cité, c’est ce qu’ils craignaient le plus au monde. » Cependant Eudes, duc de Bourgogne, éleva un château dans le voisinage, afin de se rapprocher de ces religieux qu’il avait aidés de ses dons lors de la construction de leur oratoire ; son fils Henri voulut bientôt partager leurs travaux, il se fit moine. Mais Cîteaux ne prit un grand essor que quand saint Bernard et ses compagnons vinrent s’y renfermer ; à partir de ce moment, une nouvelle milice se présente pour relever celle fournie par Cluny un siècle auparavant. De la forêt marécageuse où les vingt et un religieux de Molesmes ont bâti quelques cabanes de bois, cultivé quelque coin de terre, vont sortir, en moins de vingt-cinq ans, plus de soixante mille moines cisterciens, qui se répandront du Tibre au Volga, du Mançanarez à la Baltique. Ces moines appelés de tous côtés par les seigneurs féodaux pour défricher des terres abandonnées, pour établir des usines, élever des troupeaux, assainir des marais, vont prêter à la papauté le concours le plus puissant par leur union, par la parole de leur plus célèbre chef ; à la royauté et au peuple, par la réhabilitation de l’agriculture ; car au milieu d’eux, sous le même habit, on verra des seigneurs puissants conduire la charrue à côté du pauvre colon. Cîteaux enlèvera des milliers de bras à la guerre pour remplir ses huit ou dix mille granges[27]. Ses travaux ne s’arrêteront pas là, son immortel représentant prêchera la seconde croisade ; Cîteaux défendra l’Europe contre les Maures d’Espagne, par la formation des ordres militaires de Calatrava, d’Alcantara, de Montesa. Les templiers demanderont des règlements à saint Bernard. Cîteaux, plus encore que Cluny, viendra au secours des pauvres, non-seulement par des aumônes, mais en employant leurs bras ; et ses dons sortis de monastères simples et austères d’aspect, répartis par des moines se livrant chaque jour aux travaux les plus rudes, paraîtront plus précieux en ce qu’ils ne sembleront pas l’abandon du superflu, mais le partage du nécessaire. Ce n’est pas sur les lieux élevés que se fondent les monastères cisterciens, mais dans les vallons marécageux, le long des cours d’eau : c’est là que la culture pourra fertiliser le sol en convertissant des marais improductifs en prairies arrosées par des cours d’eau ; c’est là que l’on pourra trouver une force motrice pour les usines, moulins, huileries, scieries, etc. Cîteaux, la Ferté, Clairvaux, Morimond, Pontigny, Fontenay, l’abbaye du Val, sont bâtis dans de creux vallons, et encore aujourd’hui, autour de ces établissements ruinés, on retrouve à chaque pas la trace des immenses travaux des moines, soit pour retenir les eaux dans de vastes étangs, soit pour les diriger dans des canaux propres aux irrigations, soit pour les amener dans des biefs de moulins. Comme exemple de ce que nous avançons ici, et pour donner une idée de ce qu’était, à la fin du XIIe siècle, un monastère cistercien, voici (5) le plan général de l’abbaye de Clairvaux, fondée par saint Bernard[28]. On remarquera tout d’abord que ce plan se divise en deux sections distinctes ; la plus importante, celle de l’est, renferme les bâtiments affectés aux religieux ; en A sont placés l’église et deux cloîtres dont nous donnons plus bas le détail ; en B des fours et moulins à grains et à huile ; en C la cellule de saint Bernard, son oratoire et son jardin religieusement conservés ; en E des piscines alimentées par l’étang ; en F le logement des hôtes ; en G la maison abbatiale, voisine de l’entrée et de l’hôtellerie ; en H des écuries ; en I le pressoir et grenier à foin ; en Y des cours d’eau ; et en S un oratoire. L’entrée principale de l’abbaye est en D. La section du plan située à l’ouest et séparée de la première par une muraille, comprend les dépendances et les logements des frères convers attachés à l’abbaye. T, est un jardin (promenoir). K, le parloir. L, des logements et ateliers d’artisans. M, la boucherie. N, des granges et étables. 0, des pressoirs publics. P, la porte principale. R, les restes du vieux monastère. V, une tuilerie. X, son four.
Des cours d’eau circulent au milieu de ces divers bâtiments et usines. Une enceinte générale, garnie de quelques tours de guet, enveloppe tout le monastère ainsi que ses dépendances ; des jardins potagers et des vergers sont situés à l’extrémité est, et arrosés par des rigoles.
Voici (6) le plan des bâtiments réservés aux religieux. On remarquera tout d’abord que l’église A est terminée à l’abside par neuf chapelles carrées. Quatre autres chapelles orientées s’ouvrent sur le transsept ; outre les stalles des religieux disposées en avant de la croisée, d’autres stalles sont placées immédiatement après la porte d’entrée dans la nef ; ces stalles étaient probablement réservées aux frères convers. B, est le grand cloître avec son lavabo couvert, grand bassin d’une seule pièce muni d’une infinité de petites gargouilles tout alentour (voy. Lavabo). C, la salle capitulaire éclairée sur un petit jardin. D, le parloir des moines[29] ; le silence le plus absolu devant être observé entre les religieux, un endroit spécial était réservé pour les entretiens nécessaires, afin de ne pas exciter le scandale parmi les frères. E, le chauffoir[30] ; c’était là qu’après le chant des laudes, au lever du soleil, les religieux transis pendant l’office de la huit allaient se réchauffer et graisser leurs sandales, avant de se rendre aux travaux du matin. F, la cuisine ayant sa petite cour de service, son cours d’eau T, une laverie et un garde-manger à proximité. G, le réfectoire, placé en face du grand bassin des ablutions. H, le cimetière au nord de l’église. I, le petit cloître avec huit cellules réservées aux copistes, éclairées du côté du nord et s’ouvrant au midi sur l’une des galeries de ce cloître. K, l’infirmerie et ses dépendances. L, le noviciat. M, l’ancien logis des étrangers. N, l’ancien logis abbatial. O, le cloître des vieillards infirmes. P, la salle de l’abbé. Q, la cellule et l’oratoire de saint Bernard. R, des écuries. S, des granges et celliers. U, une scierie et un moulin à huile, mus par le cours d’eau T. V, un atelier de corroyeurs. X, la sacristie. Y, la petite bibliothèque, armariolum, où les frères déposaient leurs livres de lecture. Z, un rez-de-chaussée au-dessus duquel est établi le dortoir, auquel on accède par un escalier droit pris dans le couloir qui se trouve à côté du parloir D. Au-dessus de ce parloir était disposée la grande bibliothèque, à laquelle on montait par un escalier donnant dans le croisillon sud de l’église. Cet escalier conduisait également au dortoir, afin que les religieux pussent descendre à matines directement dans l’église. Du porche peu profond de l’église on parvient à la cuisine et à ses dépendances, sans passer dans le cloître, par une ruelle qui longe les granges et celliers ; cette ruelle est accessible aux chariots par une porte charretière percée à la droite du porche. Ainsi, communications faciles avec le dehors pour les services, et clôture complète pour les religieux profès, si bon semble. Au sud du petit cloître on voit une grande salle, c’est une école ou plutôt le lieu de réunion des moines, destinée aux conférences en usage dans l’ordre de Cîteaux. Ces conférences étaient de véritables combats théologiques, dans ce temps où déjà la scolastique s’était introduite dans l’étude de la théologie ; et, en effet, dans le plan original, ce lieu est désigné ainsi : Thesiū p. pugnand. aula

On conçoit que de rudes travaux manuels, et de nombreux devoirs religieux ne pouvaient satisfaire entièrement l’intelligence d’hommes réunis en grand nombre, et parmi lesquels on comptait des personnages distingués, tant par leur rang que par leur éducation littéraire. Autour du petit cloître venait donc se grouper ce qui était destiné à la pâture intellectuelle du monastère : la bibliothèque, les cellules des copistes, la salle où se discutaient les thèses théologiques ; et comme pour rappeler aux religieux qu’ils ne devaient pas s’enorgueillir de leur savoir, de la vivacité de leur intelligence et des succès qu’ils pouvaient obtenir parmi leurs frères, l’infirmerie, l’asile des vieillards dont l’esprit aussi bien que le corps était affaibli par l’âge et les travaux, se trouvait là près du centre intellectuel du couvent. Entre cette salle et le dessous du dortoir, des latrines sont disposées le long des cours d’eau. À côté de la grande salle K est une petite chapelle, désignée sous le nom de chapelle des comtes de Flandre.

Certes, ce plan est loin de satisfaire aux exigences académiques auxquelles on croit, de nos jours, devoir sacrifier le bon sens et les programmes les mieux écrits ; mais si nous prenons la peine de l’analyser, nous resterons pénétrés de la sagesse de ses dispositions. Les besoins matériels de la vie, granges, celliers, moulins, cuisines, sont à proximité du cloître, mais restent cependant en dehors de la clôture, afin que le voisinage de ces services ne puisse distraire les religieux profès. Au sud de l’église est le cloître, entouré de toutes les dépendances auxquelles les religieux doivent accéder facilement ; chacune de ces dépendances prend l’espace de terrain qui lui convient. Au delà, un plus petit cloître paraît réservé aux travaux intellectuels. Si nous jetons les yeux sur le plan d’ensemble (5), nous voyons les usines, les vastes granges, les étables, les logements des artisans disposés dans une première enceinte en dehors de la clôture religieuse, sans symétrie, mais en raison du terrain, des cours d’eau, de l’orientation. Une troisième enceinte à l’est renferme les jardins, viviers, prises d’eau, etc. Tout l’établissement enfin est enclos dans des murs et des ruisseaux pouvant mettre l’abbaye à l’abri d’un coup de main.

De tous ces bâtiments si bien disposés et qui étaient construits de façon à durer jusqu’à nos jours, il ne reste plus que des fragments ; l’abbaye de Clairvaux, entièrement reconstruite dans le siècle dernier, ne présente qu’un faible intérêt. Cette abbaye avait la plus grande analogie avec l’abbaye mère. La plupart de ses dispositions étaient copiées sur celles de Cîteaux. La constitution de l’ordre, qui avait été rédigée définitivement en 1119 dans une assemblée qui prit le nom de premier Chapitre général de Cîteaux, par Hugues de Mâcon, saint Bernard et dix autres abbés de l’ordre, et qui est un véritable chef-d’œuvre d’organisation, en s’occupant des bâtiments, dit : « Le monastère sera construit (si faire se peut) de telle façon qu’il réunisse dans son enceinte toutes les choses nécessaires ; savoir : l’eau, un moulin, un jardin, des ateliers pour divers métiers, afin d’éviter que les moines n’aillent au dehors. » L’église doit être d’une grande simplicité. « Les sculptures et les peintures en seront exclues ; les vitraux uniquement de couleur blanche sans croix ni ornements[31]. Il ne devra point être élevé de tours de pierre ni de bois pour les cloches, d’une hauteur immodérée, et par cela même en désaccord avec la simplicité de l’ordre… Tous les monastères de Cîteaux seront placés sous l’invocation de la sainte Vierge… Des granges ou métairies seront réparties sur le sol possédé par l’abbaye ; leur culture confiée aux frères convers aidés par des valets de ferme… Les animaux domestiques devront être propagés, autant qu’ils ne sont qu’utiles… Les troupeaux de grand et de petit bétail ne s’éloigneront pas à plus d’une journée des granges, lesquelles ne seront pas bâties à moins de deux lieues de Bourgogne l’une de l’autre[32]. »

Nous donnons (7) le plan cavalier de l’abbaye de Cîteaux, tête de l’ordre ; il est facile de voir que les dispositions de ce plan ont été copiées à Clairvaux[33]. O est la première entrée à laquelle on accède par une avenue d’arbres ; une croix signale au voyageur la porte du monastère. Une chapelle D est bâtie à côté de l’entrée. Aussitôt que le frère portier entendait frapper à la porte, il se levait en disant : Deo gratias[34], rendant ainsi grâces à Dieu de ce qu’il arrivait un étranger ; en ouvrant il ne prononçait que cette parole : Benedicite, se mettait à genoux devant lui, puis allait prévenir l’abbé. Quelque graves que fussent ses occupations, l’abbé venait recevoir celui que le ciel lui envoyait ; après s’être prosterné à ses pieds, il le conduisait à l’oratoire : cet usage explique la destination de cette petite chapelle située près de la porte. Après une courte prière, l’abbé confiait son hôte au frère hospitalier, chargé de s’informer de ses besoins, de pourvoir à sa nourriture, à celle de sa monture s’il était à cheval. Une écurie F était à cet effet placée près de la grande porte intérieure E. Les hôtes mangeaient ordinairement avec l’abbé, qui avait pour cela une table séparée de celle des frères. Après les complies, deux frères semainiers, désignés chaque dimanche au chapitre pour cet office, venaient laver les pieds du voyageur.

De la première entrée on accédait dans une cour A, autour de laquelle étaient placées des granges, des écuries, étables, etc., puis un grand bâtiment G, contenant des celliers et le logement des frères convers qui ne se trouvaient pas ainsi dans l’enceinte réservée aux religieux profès. En H était le logement de l’abbé et des hôtes, également au dehors du cloître ; en N l’église, à laquelle les frères convers et les hôtes accédaient par une porte particulière en S. B le grand cloître ; K le réfectoire ; I la cuisine ; M les dortoirs et leur escalier L ; C le petit cloître, et P les cellules des copistes, comme à Clairvaux, avec la bibliothèque au-dessus ; R la grande infirmerie, pour les vieillards incapables de se livrer aux travaux actifs, et les malades. Une enceinte enveloppait tous les bâtiments, les jardins et cours d’eau destinés à leur arrosage. On voit qu’ici l’article de la constitution de l’ordre concernant la disposition des bâtiments était scrupuleusement exécuté. Sur l’église, une seule flèche, de modeste apparence, élevée au centre du transsept, suffisait au petit nombre de cloches nécessaires au monastère ; mais à Cîteaux l’abside était terminée carrément, et en cela le chœur de l’église de Clairvaux, bâti pendant la seconde moitié du XIIe siècle, différait de l’abbaye mère.

L’abbaye de Pontigny, fondée en 1114, un an avant celle de Clairvaux, dans une vallée du diocèse d’Auxerre, jusqu’alors inculte et déserte, paraît avoir adopté la seconde, vers la fin du XIIe siècle dans le plan de son église, une abside avec chapelles carrées rayonnantes ; voici (8) le plan de cette abbaye.
De même qu’à Clairvaux et qu’à Cîteaux le transsept possède quatre chapelles carrées. L’église A est précédée d’un porche bas, s’ouvrant en dehors par une suite d’arcades. Ici le grand cloître C est situé au nord de l’église, mais cette disposition peut s’expliquer par la situation du terrain. Il fallait que les services du monastère fussent, conformément aux usages de Cîteaux, à proximité de la petite rivière qui coule de l’est à l’ouest, et l’église ne pouvait être bâtie sur la rive droite de ce cours d’eau, parce qu’elle est vaseuse, tandis que la rive gauche donne un bon sol, dès lors le cloître devant être forcément entre l’église et ce cours d’eau, ne pouvait être bâti qu’au nord de la nef. D’ailleurs, le climat est beaucoup moins rude à Pontigny qu’à Clairvaux et Cîteaux, et l’orientation méridionale du cloître était moins nécessaire. B est l’oratoire primitif qui avait été conservé ; D la salle du chapitre ; E le grand réfectoire ; F la cuisine et ses dépendances avec sa petite cour séparée sur le cours d’eau ; G le chauffoir ; H le noviciat ; I les pressoirs ; K la sacristie ; L des granges avec les logements des frères convers à proximité, en dehors de la clôture des religieux, comme à Cîteaux et à Clairvaux. Le logement de l’abbé et des hôtes, ainsi que les dépendances étaient à l’ouest proche de la première entrée du monastère. M la chapelle de Saint-Thomas Becket qui fut, comme chacun sait, obligé de se réfugier à Pontigny. Un grand bassin aux ablutions était placé au milieu du cloître. De vastes jardins entouraient cet établissement, et s’étendaient à l’est de l’église.

Comparativement à Cîteaux et à Clairvaux, Pontigny est un monastère de second ordre, et cependant sa filiation s’étendait en France, en Italie, en Hongrie, en Pologne et en Angleterre ; trente maisons étaient placées sous sa juridiction, toutes fondées de 1119 à 1230. Parmi ces maisons nous citerons celles de Condom, de Châlis, du Pin, de Cercamp, de Saint-Léonard en France ; de San-Sebastiano, de Saint-Martin de Viterbe en Italie ; de Sainte-Croix, de Zam, de Kiers en Hongrie, etc., etc.

Il ne paraît pas que l’abbaye de Pontigny ait jamais été entourée de fortes murailles comme sa mère Cîteaux, et ses sœurs Clairvaux et Morimond ; c’était là un établissement presque exclusivement agricole, nous n’y trouvons plus ce petit cloître réservé aux travaux littéraires ; pas d’école, pas de cellules pour les copistes, pas de grande bibliothèque. Les moines de Pontigny, en effet, convertirent bientôt la vallée déserte et marécageuse où ils s’étaient établis en un riche territoire qui est devenu l’une des vallées les plus fertiles de l’Auxois ; ils possédaient 2 895 arpents de bois, ils avaient planté des vignes à Châblis, à Pontigny, à Saint-Bris ; entretenaient 40 arpents de beaux prés, trois moulins, une tuilerie, et de nombreux domaines[35].

Comme Pontigny, l’abbaye des Vaux-de-Sernay dans le diocèse de Paris était un établissement purement agricole ; fondé en 1128 (9), il n’avait pas l’importance des établissements de Clairvaux, de Morimond, de Pontigny, mais on trouve dans ce plan la simplicité d’ordonnance et la régularité des édifices enfantés par Cîteaux ; toujours les quatre chapelles ouvertes à l’est dans le transsept, et comme à Cîteaux une abside carrée. En A est l’église ; en B le cloître ; en C le réfectoire, disposé perpendiculairement au cloître conformément au plan de Cîteaux et contrairement aux usages monastiques adoptés par les autres règles. La cuisine et le chauffoir étaient à proximité. Le grand bâtiment qui prolonge le transsept contenait au rez-de-chaussée la salle du chapitre, la sacristie, parloirs, etc. ; au bout, des latrines ; au-dessus, le dortoir.
Près de l’entrée, comme à Pontigny, il existe une grange considérable ; en E un moulin. Le colombier D, que nous avons réuni à ce plan, se trouve éloigné du cloître dans les vastes dépendances qui entourent l’abbaye[36]. Mais voici maintenant une abbaye de troisième classe de l’ordre de Cîteaux, c’est Fontenay près Montbard (9 bis). L’église A est d’une extrême simplicité comme construction, son abside est carrée, sans chapelles, et quatre chapelles carrées s’ouvrent seulement sur le transsept ; cette disposition apparaît toujours, comme on le voit, dans les églises de la règle de Cîteaux, ainsi que le porche fermé en avant de la nef. Le cloître C est placé au midi, le cours d’eau H étant de ce côté de l’église. En F est la salle capitulaire, à la suite le réfectoire, les cuisines et le chauffoir avec sa cheminée ; en D sont les dortoirs ; mais ces constructions ont été relevées au XVe siècle. Dans l’origine le dortoir était placé, suivant l’usage, à la suite du transsept de l’église, afin de faciliter aux moines l’accès du chœur pour les offices de nuit. Le long du ruisseau sont établis des granges, celliers, etc. La porte est en E avec les étables et écuries. Les autres services de cet établissement ont disparu aujourd’hui. Le monastère de Fontenay est situé dans un vallon resserré, sauvage, et de l’aspect le plus pittoresque ; des étangs considérables, retenus par les moines en amont du couvent à l’est, servent encore aujourd’hui à faire mouvoir de nombreuses usines, telles que moulins, fouleries, scieries, dans les bâtiments desquelles on rencontre quantité de fragments du XIIe siècle. Fontenay était surtout un établissement industriel, comme Pontigny était un établissement agricole. On trouve en amont du monastère des traces considérables de mâchefer, ce qui donne lieu de supposer que les moines avaient établi des forges autour de la maison religieuse[37]. Nous avons vu plus haut que des métairies étaient établies dans le voisinage des grandes abbayes pour la culture des terres, qui bientôt vinrent augmenter les domaines des religieux.
Ces métairies conservaient leur nom primitif de villæ : c’étaient de grandes fermes occupées par des frères convers et des valets sous la direction d’un religieux qui avait le titre de frère hospitalier, car dans ces villæ comme dans les simples granges isolées même, l’hospitalité était assurée au voyageur attardé ; et à cet effet, une lampe brûlait toute la nuit dans une petite niche pratiquée au-dessus ou à côté de la porte de ces bâtiments ruraux, comme un fanal destiné à guider le pèlerin, et à ranimer son courage[38].

Voici donc (10) l’une de ces métairies ; dépendance de Clairvaux, elle est jointe au plan de ce monastère donné plus haut, et est intitulée villæ Outraube. En A est la porte principale de l’enceinte, traversée par un cours d’eau B ; deux granges immenses, dont l’une est à sept nefs, sont bâties en C ; l’une de ces granges a son entrée sur les dehors. Dans une enceinte particulière D sont disposés les bâtiments d’habitation des frères convers et des valets, en E sont des étables et écuries. Une autre porte s’ouvre à l’extrémité opposée à la première, en F, c’est là que loge le frère hospitalier. Ces villæ n’étaient pas toujours munies de chapelles, et ses habitants devaient se rendre aux églises des abbayes ou prieurés voisins pour entendre les offices.

Il fallait, conformément aux statuts de l’ordre, qu’une villa, qu’une grange, fussent placées à une certaine distance de l’abbaye mère pour prendre le titre d’abbaye et qu’elles pussent suffire à l’entretien de treize religieux au moins. Quand les établissements ruraux ne possédaient que des revenus trop modiques pour nourrir treize religieux, ils conservaient leur titre de villa ou de simple grange[39].

L’ordre bénédictin de Cluny possédait des établissements secondaires qui avaient des rapports avec les granges cisterciennes ; on les désignait sous le nom d’Obédiences[40]. Ces petits établissements possédaient tout ce qui constitue le monastère : un oratoire, un cloître avec ses dépendances ; puis autour d’une cour voisine, ouverte, les bâtiments destinés à l’exploitation.

C’était dans les obédiences que l’on reléguait pendant un temps plus ou moins long les moines qui avaient fait quelque faute et devaient subir une pénitence ; ils se trouvaient soumis à l’autorité d’un prieur, et condamnés aux plus durs travaux manuels, remplissant les fonctions, qui dans les grands établissements, étaient confiées aux valets. La plupart de ces domaines ruraux sont devenus depuis longtemps des fermes abandonnées aux mains laïques, car bien avant la révolution du dernier siècle les moines n’étaient plus astreints à ces pénitences corporelles ;
cependant nous en avons vu encore un certain nombre dont les bâtiments sont assez bien conservés. Auprès d’Avallon, entre cette ville et le village de Savigny, dans un vallon fertile, perdu au milieu des bois et des prairies, on voit encore s’élever un charmant oratoire de la fin du XIIe siècle avec les restes d’un cloître et des dépendances en ruine. Nous donnons (11) le plan de cette obédience qui a conservé le nom de prieuré de Saint-Jean les Bons-Hommes. En A est l’oratoire dont la nef est couverte par un berceau ogival construit en briques de 0m, 40 d’épaisseur, toute la construction est d’ailleurs en belles pierres bien appareillées et taillées. Une porte B très-simple mais d’un beau caractère permet aux étrangers ou aux colons du voisinage de se rendre aux offices sans entrer dans le cloître ; une seconde porte C sert d’entrée aux religieux pour les offices ; en D est le cloître, sur lequel s’ouvre une jolie salle E dans laquelle après laudes les religieux se réunissaient pour recevoir les ordres touchant la distribution du travail du jour. Le dortoir était au-dessus ; en F le réfectoire et la cuisine ; en G des celliers, granges et bâtiments d’exploitation. Une cour H ouverte en I sur la campagne était destinée à contenir les étables et chariots nécessaires aux travaux des champs. On entrait dans l’enceinte cloîtrée par une porte K. Le frère portier était probablement logé dans une cellule en L. Les traces de ces dernières constructions sont à peine visibles aujourd’hui. En M était la sacristie ayant une issue sur le jardin. Un petit ruisseau passait au nord de l’oratoire en N, et une clôture enfermait du côté de l’est le jardin particulier de ce petit monastère.
Voici (12) une élévation prise du côté de l’abside de la chapelle qui donne une idée de ces constructions dont l’extrême simplicité ne manque ni de grâce ni de style. L’entrée de la salle E est charmante, et rappelle les constructions clunisiennes du XIIe siècle.

On comprend comment de vastes établissements, richement dotés, tels que Cluny, Jumiéges, Saint-Denis, Vézelay, Cîteaux, Clairvaux, apportaient dans la construction de leurs bâtiments un soin et une recherche extraordinaires ; mais lorsque l’on voit que ce soin, ce respect, dirons-nous, pour l’institut monastique s’étendent jusque dans les constructions les plus médiocres, jusque dans les bâtiments ruraux les plus restreints, on se sent pris d’admiration pour cette organisation bénédictine qui couvrait le sol de l’Europe occidentale d’établissements à la fois utiles et bien conçus, ou l’art véritable, l’art qui sait ne faire que ce qu’il faut, mais faire tout ce qu’il faut, n’était jamais oublié. On s’est habitué dans notre siècle à considérer l’art comme une superfluité que les riches seuls peuvent se permettre ; nos collèges, nos maisons d’écoles, nos hospices, nos séminaires, sembleraient aux yeux de certaines personnes ne pas remplir leur but, s’ils n’étaient pas froids et misérables d’aspect, repoussants, dénués de tout sentiment d’art ; la laideur paraît imposée dans nos programmes d’établissements d’éducation ou d’utilité publique ; comme si ce n’était pas un des moyens les plus puissants de civilisation que d’habituer les yeux à la vue des choses convenables et belles à la fois ; comme si l’on gagnait quelque chose à placer la jeunesse et les classes inférieures au milieu d’objets qui ne parlent pas aux yeux, et ne laissent qu’un souvenir froid et triste ! C’est à partir du moment où l’égalité politique est entrée dans les mœurs de la nation qu’on a commencé à considérer l’art comme une chose de luxe et non plus comme une nourriture commune, aussi nécessaire et plus nécessaire peut-être aux pauvres qu’aux riches. Les bénédictins ne traitaient pas les questions d’utilité avec le pédantisme moderne, mais en fertilisant le sol, en établissant des usines, en desséchant des marais, en appelant les populations des campagnes au travail, en instruisant la jeunesse, ils habituaient les yeux aux belles et bonnes choses ; leurs constructions étaient durables, bien appropriées aux besoins et gracieuses cependant, et loin de leur donner un aspect repoussant ou de les surcharger d’ornements faux, de décorations menteuses, ils faisaient en sorte que leurs écoles, leurs couvents, leurs églises, laissassent des souvenirs d’art qui devaient fructifier dans l’esprit des populations. Ils enseignaient la patience et la résignation aux pauvres, mais ils connaissaient les hommes, sentaient qu’en donnant aux classes ignorantes et déshéritées, la distraction des yeux à défaut d’autre, il faut se garder du faux luxe, et que l’enseignement purement moral ne peut convenir qu’à des esprits d’élite. Cluny avait bien compris cette mission, et était entrée dans cette voie hardiment ; ses monuments, ses églises, étaient un livre ouvert pour la foule ; les sculptures et les peintures dont elle ornait ses portes, ses frises, ses chapiteaux, et qui retraçaient les histoires sacrées, les légendes populaires, la punition des méchants et la récompense des bons, attiraient certainement plus l’attention du vulgaire, que les éloquentes prédications de saint Bernard. Aussi voyons-nous que l’influence de cet homme extraordinaire (influence qui peut être difficilement comprise par notre siècle où toute individualité s’efface) s’exerce sur les grands, sur les évêques, sur la noblesse et les souverains, sur le clergé régulier qui renfermait alors l’élite intellectuelle de l’Occident ; mais en s’élevant par sa haute raison au-dessus des arts plastiques, en les proscrivant comme une monstrueuse et barbare interprétation des textes sacrés, il se mettait en dehors de son temps, il déchirait les livres du peuple ; et si sa parole émouvante, lui vivant, pouvait remplacer ces images matérielles, après lui, l’ordre monastique eût perdu un de ses plus puissants moyens d’influence, s’il eût tout entier adopté les principes de l’abbé de Clairvaux. Il n’en fut pas ainsi, et le XIIIe siècle commençait à peine, que les cisterciens eux-mêmes, oubliant la règle sévère de leur ordre, appelaient la peinture et la sculpture pour parer leurs édifices.

Cette constitution si forte des deux plus importantes abbayes de l’Occident, Cluny et Cîteaux, toutes deux bourguignonnes, donne à toute l’architecture de cette province un caractère particulier, un aspect robuste et noble qui n’existe pas ailleurs et qui reste imprimé dans ses monuments jusque vers le milieu du XIIIe siècle. Les clunistes avaient formé une école d’artistes et d’artisans très-avancée dans l’étude de la construction et des combinaisons architectoniques, des sculpteurs habiles, dont les œuvres sont empreintes d’un style remarquable ; c’est quelque chose de grand, d’élevé, de vrai, qui frappe vivement l’imagination, et se grave dans le souvenir. L’école de statuaire des clunistes possède une supériorité incontestable sur les écoles contemporaines du Poitou et de la Saintonge, de la Provence, de l’Aquitaine, de la Normandie, de l’Alsace, et même de l’Île-de-France. Quand on compare la statuaire et l’ornementation de Vézelay des XIe et XIIe siècles, de Dijon, de Souvigny, de la Charité-sur-Loire, de Charlieu, avec celle des provinces de l’ouest et du nord, on demeure convaincu de la puissance de ces artistes, de l’unité d’école à laquelle ils s’étaient formés (Voy. Sculpture). Les grandes abbayes bourguignonnes établies dans des contrées où la pierre est abondante et d’une excellente qualité, avaient su profiter de la beauté, de la dimension et de la force des matériaux tirés du sol, pour donner à leurs édifices cette grandeur et cette solidité qui ne se retrouvent plus dans les provinces où la pierre est rare, basse et fragile. L’architecture de Cluny, riche déjà dès le XIe siècle, fine dans ses détails, pouvait encore être imitée dans des contrées moins favorisées en matériaux ; mais le style d’architecture adopté par les cisterciens était tellement inhérent à la nature du calcaire bourguignon qu’il ne put se développer ailleurs que dans cette province. Ces raisons purement matérielles, et les tendances générales des ordres monastiques vers le luxe extérieur, tendances vainement combattues, contribuèrent à limiter l’influence architectonique de la règle de Cîteaux. Pendant que saint Bernard faisait de si puissants efforts pour arrêter la décadence, déjà prévue par lui, de l’ordre bénédictin, une révolution dans l’enseignement allait enlever aux établissements monastiques leur prépondérance intellectuelle.

Au XIIe siècle après de glorieuses luttes, des travaux immenses, l’ordre monastique réunissait dans son sein tous les pouvoirs. Saint Bernard représente le principe religieux intervenant dans les affaires temporelles, les gouvernant même quelquefois ; Suger, abbé de Saint-Denis, c’est le religieux homme d’État, c’est un ministre, un régent de France. Pierre le Vénérable personnifie la vie religieuse ; il est, comme le dit fort judicieusement M. de Rémusat, « l’idéal du moine[41]. » À côté de ces trois hommes apparaît Abeilard, l’homme de la science (voy. Architecture, développements de l’). Deux écoles célèbres déjà au commencement du XIIe siècle étaient établies dans le cloître Notre-Dame et dans l’abbaye de Saint-Victor, Abeilard en fonda une nouvelle qui, se réunissant à d’autres élevées autour de la sienne, constitua l’Université de Paris. La renommée de ce nouveau centre d’enseignement éclipsa bientôt toutes les écoles des grandes abbayes d’Occident.

Les établissements religieux n’avaient pas peu contribué, par le modèle d’organisation qu’ils présentaient, la solidarité entre les habitants d’un même monastère, par leur esprit d’indépendance, au développement des communes. Des chartes d’affranchissement furent accordées au XIIe siècle, non-seulement par des évêques, seigneurs temporels[42], mais aussi par des abbés. Les moines de Morimond, de Cîteaux, de Pontigny, furent des premiers à provoquer des établissements de communes autour d’eux. Tous les monastères en général, en maintenant l’unité paroissiale, enfantèrent l’unité communale, leurs archives nous donnent des exemples d’administrations municipales copiées sur l’administration conventuelle. Le maïeur, le syndic représentaient l’abbé, et les anciens appelés à délibérer sur les affaires et les intérêts de la commune, les vieillards du monastère qui aidaient l’abbé de leurs conseils[43] ; l’élection, qui était la base de l’autorité dans le monastère, était également adoptée par la commune. Plus d’une fois les moines eurent lieu de se repentir d’avoir ainsi aidé au développement de l’esprit municipal, mais ils étaient, dans ce cas comme dans bien d’autres, l’instrument dont la Providence se servait pour civiliser la chrétienté, quitte à le briser lorsqu’il aurait rempli sa mission. Avant le XIIe siècle un grand nombre de paroisses, de collégiales étaient devenues la proie de seigneurs féodaux qui jouissaient ainsi des bénéfices ecclésiastiques, enlevés au pouvoir épiscopal. Peu à peu, grâce à l’esprit de suite des ordres religieux, à leur influence, ces bénéfices leur furent concédés par la noblesse séculière, à titre de donations, et bientôt les abbés se dessaisirent de ces fiefs en faveur des évêques qui rentrèrent ainsi en possession de la juridiction dont ils avaient été dépouillés ; car il faut rendre cette justice aux ordres religieux qu’ils contribuèrent puissamment à rendre l’unité à l’Église, soit en reconnaissant et défendant l’autorité du saint-siége, soit en réunissant les biens ecclésiastiques envahis par la féodalité séculière, pour les replacer sous la main épiscopale. Des hommes tels que saint Hugues, saint Bernard, Suger, Pierre le Vénérable, avaient l’esprit trop élevé pour ne pas comprendre que l’état monastique, tel qu’il existait de leur temps, et tel qu’ils l’avaient fait, était un état transitoire, une sorte de mission temporaire, appelée à tirer la société de la barbarie, mais qui devait perdre une grande partie de son importance du jour où le succès viendrait couronner leurs efforts ; en effet, à la fin du XIIe siècle déjà, l’influence acquise par les bénédictins dans les affaires de ce monde s’affaiblissait, l’éducation sortait de leurs mains, les bourgs et villages qui s’étaient élevés autour de leurs établissements, érigés en communes, possédant des terres à leur tour, n’étaient plus des agglomérations de pauvres colons abrutis par la misère ; ils devenaient indépendants, quelquefois même insolents. Les évêques reprenaient la puissance diocésaine, et prétendaient, avec raison, être les seuls représentants de l’unité religieuse ; les priviléges monastiques étaient souvent combattus par eux, comme une atteinte à leur juridiction, ne relevant, elle aussi, que de la cour de Rome. La papauté, qui avait trouvé un secours si puissant dans l’institut monastique pendant les XIe et XIIe siècles, à l’époque de ses luttes avec le pouvoir impérial, voyant les gouvernements séculiers s’organiser, n’avait plus les mêmes motifs pour accorder une indépendance absolue aux grandes abbayes ; elle sentait que le moment était venu de rétablir la hiérarchie catholique conformément à son institution primitive ; et avec cette prudence et cette connaissance des temps qui caractérisent ses actes, elle appuyait le pouvoir épiscopal.

Pendant le cours du XIIe siècle, l’institut bénédictin ne s’était pas borné, comme nous avons pu le voir, au développement de l’agriculture. L’ordre de Cîteaux particulièrement, s’occupant avec plus de sollicitude de l’éducation des basses classes que celui de Cluny, avait organisé ses frères convers en groupes ; il y avait les frères meuniers, les frères boulangers, les frères brasseurs, les frères fruitiers, les frères corroyeurs, les fouleurs, les tisserands, les cordonniers, les charpentiers, les maçons, les maréchaux, les menuisiers, les serruriers, etc. Chaque compagnie avait un contre-maître, et à la tête de ces groupes était un moine directeur qui était chargé de distribuer et régler le travail. Au commencement du XIIe siècle, sous l’influence de ce souffle organisateur, il s’était même élevé une sorte de compagnie religieuse, mais vivant dans le monde, qui avait pris le titre de pontifices (constructeurs de ponts)[44]. Cette congrégation se chargeait de l’établissement des ponts, routes, travaux hydrauliques, chaussées, etc. Leurs membres se déplaçaient suivant qu’on les demandait sur divers points du territoire. Les ordres religieux ouvraient ainsi la voie aux corporations laïques du XIIIe siècle, et lorsqu’ils virent le monopole du progrès soit dans les lettres, les sciences ou les arts, sortir de leurs mains, ils ne se livrèrent pas au découragement, mais, au contraire, ils se rapprochèrent des nouveaux centres.

Vers 1120, Othon, fils de Léopold, marquis d’Autriche, à peine âgé de vingt-ans se retira à Morimond avec plusieurs jeunes seigneurs ses amis, et prit l’habit de religieux ; distinguant en lui un esprit élevé, l’abbé du monastère l’envoya à Paris après son noviciat, avec quelques-uns de ses compagnons, pour y étudier la théologie scolastique. C’est le premier exemple de religieux profès quittant leur cloître pour puiser au dehors un enseignement qu’alors, dans la capitale du domaine royal, remuait profondément toutes les intelligences. Othon s’assit bientôt dans la chaire abbatiale de Morimond, nommé par acclamation. Il éleva l’enseignement, dans cette maison, à un degré supérieur ; depuis lors nombre de religieux appartenant aux ordres de Cluny et de Cîteaux allèrent chercher la science dans le cloître de Notre-Dame, et dans les écoles fondées par Abeilard, afin de maintenir l’enseignement de leurs maisons au niveau des connaissances du temps. Mais la lumière commençait à poindre hors du cloître, et son foyer n’était plus à Cluny ou à Cîteaux. À la fin du XIIe siècle et pendant le XIIIe siècle, ces établissements religieux ne s’en tinrent pas là, et fondèrent des écoles à Paris même, sortes de succursales qui prirent les noms des maisons mères, où se réunirent des religieux qui vivaient ainsi suivant la règle, et enseignaient la jeunesse arrivant de tous les points de l’Europe pour s’instruire dans ce domaine des sciences. Les ordres religieux conservaient donc ainsi leur action sur l’enseignement de leur temps, bien qu’ils n’en fussent plus le centre.

Du IXe au XIe siècle les ordres religieux préoccupés de grandes réformes, se plaçant à la tête de l’organisation sociale, avaient eu trop à faire pour songer à fonder de vastes et magnifiques monastères. Leurs richesses, d’ailleurs, ne commencèrent à prendre un grand développement qu’à cette époque, par suite des nombreuses donations qui leur étaient faites, soit par les souverains voulant augmenter leur salutaire influence, soit par les seigneurs séculiers au moment des croisades. C’est aussi à cette époque que l’architecture monastique prend un caractère particulier ; rien cependant n’est encore définitivement arrêté ; il fallait une longue expérience pour reconnaître quelles étaient les dispositions qui convenaient le mieux. Cluny avait son programme, Cîteaux avait le sien, tout cela différait peu de la donnée primitive adoptée déjà du temps où l’abbaye de Saint-Gall fut tracée. Mais c’est vers la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe, que les établissements monastiques, devenus riches, n’ayant plus à lutter contre la barbarie du siècle, moins préoccupés de grands intérêts moraux, peuvent songer à construire des demeures commodes, élégantes même, bien disposées, en rapport avec les habitudes séculières de ce temps. Les données principales sont conservées : le cloître placé sur un des côtés de la nef, le plus souvent au sud, donne entrée dans la salle du chapitre, le trésor, la sacristie, et au-dessus le dortoir, bâti dans le prolongement du transsept, par les motifs déduits plus haut. Le long de la galerie du cloître opposée et parallèle à celle qui longe la nef, est élevé le réfectoire, aéré, vaste, n’ayant presque toujours qu’un rez-de-chaussée. En retour et venant rejoindre le porche de l’église, sont placés à rez-de-chaussée les celliers, au-dessus les magasins de grains, de provisions. La cuisine est toujours isolée, possédant son officine, son entrée et sa cour particulières. En aile à l’est, à la suite du réfectoire, ou le long d’un second cloître, la bibliothèque, les cellules des copistes, le logement de l’abbé, l’infirmerie. Près de l’entrée de l’église, du côté opposé, l’hôtellerie pour les étrangers, l’aumônerie, les prisons, puis enfin les dépendances autour des bâtiments du grand cloître, séparées par des cours ou des jardins. À l’est un espace libre, retiré, planté, et qui semble destiné à l’usage particulier de l’abbé et des religieux. Pour résumer ce programme, une fois l’église donnée, les services purement matériels, ou qui peuvent être remplis par des laïques, sont toujours placés du côté de l’ouest dans le voisinage du porche, tandis que tout ce qui tient à la vie morale et à l’autorité religieuse, se rapproche du chœur de l’église. Mais si pendant le XIe siècle l’institut bénédictin s’était porté de préférence vers l’agriculture, s’il avait, par un labeur incessant, par sa persévérance, fertilisé les terres incultes qui lui avaient été données ; au milieu du XIIe siècle cette tâche était remplie ; les monastères, entourés de villages nouvellement fondés et habités par des paysans, n’avaient plus les mêmes raisons pour s’adonner presque exclusivement à la culture, ils pouvaient dorénavant affermer leurs terres, et se livrer à l’enseignement. Après avoir satisfait aux besoins matériels des populations, en rétablissant l’agriculture sur le sol occidental de l’Europe, ils étaient appelés à nourrir les intelligences, et déjà ils avaient été dépassés dans cette voie. Aussi nous voyons vers la fin de ce siècle, les ordres se rapprocher des villes, ou rebâtir leurs monastères devenus insuffisants près des grands centres de population ; conservant seulement l’église, ce lieu consacré, ils élèvent de nouveaux cloîtres, de vastes et beaux bâtiments en rapport avec ces besoins naissants. C’est ainsi que l’architecture monastique commence à perdre une partie de son caractère propre, et se fond déjà dans l’architecture civile.

À Paris, le prieur de Cluny fait rebâtir complètement le couvent de Saint-Martin des Champs, sauf le sanctuaire de l’église, dont la construction remonte à la réforme de ce monastère. Voici (13) le plan de ce prieuré[45]. L’abbé de Sainte-Geneviève fait également reconstruire son abbaye (14)[46]. Puis, un peu plus tard, c’est l’abbé de Saint-Germain des Prés qui, laissant seulement subsister la nef de l’église, commence la construction d’un nouveau monastère qui fut achevé par un architecte laïque, Pierre de Montereau (15)[47].

Ce n’est pas à dire cependant que les ordres religieux, au commencement du XIIIe siècle, abandonnassent complètement les campagnes,
s’ils sentaient la nécessité de se rapprocher des centres d’activité, de participer à la vie nouvelle des peuples ayant soif d’organisation et d’instruction, ils continuaient encore à fonder des monastères ruraux ;
il semblerait même qu’à cette époque la royauté désirât maintenir la prédominance des abbayes dans les campagnes ; peut-être ne voyait-elle pas sans inquiétude les nouvelles tendances des ordres à se rapprocher des villes, en abandonnant ainsi les champs aux influences féodales séculières qu’ils avaient jusqu’alors si énergiquement combattues. La mère de saint Louis fit de nombreuses donations pour élever de nouveaux établissements dans les campagnes ; ce fut elle qui fonda, en 1236, l’abbaye de Maubuisson, destinée aux religieuses de l’ordre de Cîteaux.
On retrouve encore dans ce plan (16) la sévérité primitive des dispositions cisterciennes, mais dans le style de l’architecture, comme à l’abbaye du Val, dont la reconstruction remonte à peu près à la même époque, des concessions sont faites au goût dominant de l’époque ; la sculpture n’est plus exclue des cloîtres, le rigorisme de saint Bernard le cède au besoin d’art, qui alors se faisait sentir jusque dans les constructions les plus modestes. L’abbaye de Maubuisson était en même temps un établissement agricole et une maison d’éducation pour les jeunes filles. Au XIIIe siècle, les religieux ne cultivaient plus la terre de leurs propres mains, mais se contentaient de surveiller leurs fermiers, et de gérer leurs biens ruraux, à plus forte raison les religieuses. Déjà même au commencement du XIIe siècle, le travail des champs semblait dépasser les forces des femmes, et il est probable que la règle qui s’appliquait aux religieuses comme aux religieux, ne fut pas longtemps observée par celles-ci. Il est curieux de lire la lettre qu’Héloïse, devenue abbesse du Paraclet, adresse à ce sujet à Abeilard, et on peut juger par les objections contenues dans cette lettre, combien de son temps on s’était peu préoccupé de l’organisation intérieure des couvents de femmes. Si, au XIIIe siècle, les règlements monastiques auxquels les religieuses étaient assujetties se ressentaient du relâchement des mœurs à cette époque, cependant nous voyons, en examinant le plan de l’abbaye de Maubuisson, que ce monastère ne différait pas de ceux adoptés pour les communautés d’hommes.

En A est l’église, dans le prolongement du transsept, suivant l’usage, la salle du chapitre, la sacristie, etc. ; au-dessus le dortoir. En B le cloître ; en C le réfectoire ; en D le pensionnat ; en E le parloir, et le logement des tourières ; en F les cuisines ; G, les latrines disposées des deux côtés d’un cours d’eau ; H, est le logis de l’abbesse ; I des fours et écuries ; K l’apothicairerie ; L, l’habitation réservée pour le roi saint Louis, lorsqu’il se rendait à Maubuisson avec sa mère. Car, à partir du XIIIe siècle, on trouve dans les abbayes fondées par les personnes royales, un logis réservé pour elles. M, est l’infirmerie ; N, une grange ; O, un colombier ; P, une porcherie ; Q, des écuries, étables ; de I aux écuries, étaient construits des bâtiments qui contenaient le logement des hôtes, mais ces constructions sont d’une époque plus récente ; en R était l’abreuvoir. De vastes jardins et des cours d’eau entouraient ces bâtiments situés dans un charmant vallon, en face la ville de Pontoise, et le tout était ceint de murailles flanquées de tourelles[48].

Le nouvel ordre politique qui naissait avec le XIIIe siècle devait nécessairement modifier profondément l’institut monastique ; il faut dire que les établissements religieux, du moment qu’ils cessaient de combattre soit les abus de pouvoir des seigneurs séculiers, soit les obstacles que leur opposaient des terres incultes, ou l’ignorance et l’abrutissement des populations rurales, tombaient rapidement dans le relâchement. Leurs richesses, leur importance, comme pouvoir religieux, et comme possesseurs territoriaux et féodaux par conséquent, ne pouvant manquer d’introduire au milieu des monastères des habitudes de luxe qui n’étaient guère en rapport avec les vœux monastiques. Saint Bernard s’était élevé avec énergie contre les abus qui déjà de son temps lui semblaient devoir amener promptement la décadence des ordres, et sorti de Cîteaux, il avait cherché à rendre à la règle de Saint-Benoît sa pureté primitive, avec une constance et une rigueur de principes qui eurent un plein succès tant qu’il vécut. De son temps la vie monacale conquit une immense influence morale, et s’étendit jusque dans les camps par l’institution et le développement des ordres militaires. Il n’y avait pas alors de famille princière qui n’eût des représentants dans les différents monastères de l’Occident, et la plupart des abbés étaient de race noble. L’institut monastique tenait la tête de la civilisation.

Du jour où le pouvoir royal se fut constitué, où la France eut un véritable gouvernement, ces petites républiques religieuses perdirent peu à peu de leur importance ; et renfermées dans leurs devoirs de religieux, de propriétaires fonciers, de corps enseignant, l’activité qu’elles avaient déployée au dehors pendant les XIe et XIIe siècles ne trouvant plus une pâture suffisante, se perdit en querelles intestines, au grand détriment de l’institut tout entier. La noblesse fournit tous les jours un contingent moins nombreux aux couvents, et livrée dès le XIIIe siècle exclusivement à la carrière des armes, commençant à dédaigner la vie religieuse qui n’offrait plus qu’une existence intérieure et bornée, elle laissa bientôt ainsi les ordres monastiques tomber dans un état qui ressemblait passablement à celui de riches et paisibles propriétaires réunis en commun sous une discipline qui devenait de moins en moins rigide. Bientôt les abbés, considérés par le roi comme des seigneurs féodaux, ne pouvaient, comme tels, se mettre en dehors de l’organisation politique établie ; tant que les pouvoirs séculiers étaient divisés, il leur était possible, sinon facile, de maintenir et même d’accroître le leur ; mais quand ces pouvoirs féodaux vinrent se confondre dans la royauté basée sur l’unité nationale, la lutte ne pouvait durer, elle n’avait pas de but d’ailleurs, elle était contraire à l’esprit monastique qui n’avait fait que tracer la route aux pouvoirs pour arriver à l’unité. Les grands établissements religieux se résignèrent donc, et cessèrent de paraître sur la scène politique. L’ordre du Temple seul, par sa constitution, put continuer à jouer un rôle dans l’État, et à prendre une part active aux affaires extérieures ; réunissant les restes de la puissance des ordres religieux à la force militaire, il dut faire ombrage à la royauté, et l’on sait comment, au commencement du XIVe siècle, cette institution fut anéantie par le pouvoir monarchique.

L’influence de la vie militaire sur la vie religieuse se fait sentir dès le XIIIe siècle dans l’architecture monastique. Les constructions élevées par les abbés à cette époque se ressentent de leur état politique ; seigneurs féodaux, ils en prennent les allures. Jusqu’alors si les couvents étaient entourés d’enceintes, c’était plutôt des clôtures rurales que des murailles propres à résister à une attaque à main armée ; mais la plupart des monastères que l’on bâtit au XIIIe siècle perdent leur caractère purement agricole pour devenir des villes fortifiées, ou même de véritables forteresses, quand la situation des lieux le permet. Les abbayes de l’ordre de Cîteaux, érigées dans des vallées creuses, ne permettaient guère l’application d’un système défensif qui eût quelque valeur ; mais celles qui appartenaient à d’autres règles de l’ordre bénédictin, construites souvent sur des penchants de coteaux, ou même des lieux escarpés, s’entourent de défenses établies de façon à pouvoir soutenir un siège en règle ou au moins se mettre à l’abri d’un coup de main. Parmi les abbayes qui présentent bien nettement le caractère d’un établissement à la fois religieux et militaire, nous citerons l’abbaye du mont Saint-Michel en mer. Fondée, si l’on en croit les légendes, vers la fin du VIIIe siècle, elle fut à plusieurs reprises dévastée par les guerres et les incendies. En 1203, devenue vassale du domaine royal, elle fut presque totalement reconstruite par l’abbé Jourdain au moyen de sommes considérables que lui envoya Philippe Auguste ; les bâtiments nouveaux furent continués par les successeurs de cet abbé jusque vers 1260.

Le mont Saint-Michel est situé au fond d’une baie sablonneuse couverte chaque jour par l’Océan aux heures des marées, non loin de Pontorson et d’Avranches. C’était un point militaire important à cette époque où la monarchie française venait de s’emparer de la Normandie, et où elle pouvait craindre chaque jour une descente des Anglo-Normands. Toutefois Philippe Auguste laisse le mont en la possession des abbés, il les considère comme vassaux, et en leur donnant des subsides pour mettre leur propriété en état de défense, il ne semble pas douter que les religieux ne puissent conserver ce poste aussi bien que l’eût pu faire un possesseur séculier. C’est là un fait caractéristique de l’époque. Voici le plan général de ce rocher baigné par la mer deux fois par jour, et dont le sommet est élevé à plus de soixante-dix mètres au-dessus de son niveau (17).
Une étroite plage rocailleuse s’ouvre au sud du côté de Pontorson ; à quelques pas de la mer, le rocher s’élève abrupt. On trouve une première porte fortifiée en C avec corps de garde[49]. Une seconde porte s’ouvre en D et donne entrée dans la petite ville, habitée de temps immémorial par des pêcheurs. De cette porte on accède aux boulevards par un escalier, et en suivant les remparts qui s’élèvent sur le rocher vers l’est, on arrive bientôt à des emmarchements considérables tournant vers le nord jusqu’à la porte de l’abbaye F, défendue par une première enceinte E. En B est le cloître ; en A l’église qui est érigée sur le point culminant de la montagne ; les espaces G, disposés en espaliers du côté sud, étaient les jardins de l’abbaye ; sous l’église est une citerne ; H un chemin de ronde auquel on accédait par un immense escalier fort roide L K, et qui était destiné, en cas de siège, à permettre l’introduction de secours du côté de la pleine mer ; L est une fontaine d’eau saumâtre, mais bonne pour les usages ordinaires ; M un oratoire sur un rocher isolé, dédié à saint Hubert ; P une entrée fortifiée donnant accès dans une cour où les magasins de l’abbaye sont placés en Q ; V et S sont des citernes et R un moulin à vent posé sur une tour ; I une grande trémie en maçonnerie et charpente, par laquelle, au moyen d’un treuil, on faisait monter les provisions du monastère ; O est la paroisse de la ville, et T le cimetière. Si nous franchissons le seuil de la première défense de l’abbaye, voici (18) le plan des bâtiments qui, formant rez-de-chaussée, entourent le sommet du rocher.
En A sont les premières entrées défendues par un boulevard auquel on monte par un petit escalier droit ; B est la porte, formidable défense couronnée par deux tourelles et une salle, dont le plan est détaillé en C. Sous cette porte est pratiqué un escalier roide, qui conduit à une seconde clôture défendue par des herses et mâchicoulis, et à une salle de laquelle on ne peut s’introduire dans le monastère que par des guichets masqués et des escaliers tortueux et étroits. Au-dessus de cette salle est une défense D percée de meurtrières et de mâchicoulis. Chaque arrivant devait déposer ses armes avant d’entrer dans les bâtiments de l’abbaye, à moins d’une permission expresse du prieur[50]. Le réfectoire est situé en F ; on ne peut y arriver du dehors que par un couloir sombre défendu par des herses, et un escalier à vis ; de plain-pied avec la salle d’entrée, sous le réfectoire, est la salle où l’on introduisait les pauvres auxquels on distribuait des aumônes. En G est une salle devant servir de réfectoire à la garnison, avec escalier particulier pour descendre dans le chemin de ronde. Du côté du midi, en I, sont placées les caves du logement de l’abbé et des hôtes, en L et en K des prisons et défenses. Au-dessus de ces soubassements, les bâtiments gagnent sur le rocher et prennent plus d’importance ; (19) on arrive par des détours inextricables, des escaliers étroits et coudés, au point B où se trouvaient placées les cuisines. D était le dortoir des moines, E la salle dite des Chevaliers[51].
C’est une vaste crypte reconstruite au XVIe siècle pour supporter le chœur de l’église qui fut rebâti à cette époque ; F H sont les soubassements de l’ancienne nef et du transsept romans, afin de suppléer au rocher qui, sur ces points, n’offrait pas une assez grande surface ; G les logements de l’abbé et des hôtes ; I le dessous de la bibliothèque. Le cloître est situé au-dessus de la grande salle des Chevaliers E. L’aire de ce cloître est couverte de plomb afin de recueillir les eaux pluviales qui se rendent dans deux citernes disposées sous le bras de croix du nord. Au-dessus de la porte en A est une salle de guet.
Enfin l’église (20) domine cet ensemble de bâtiments gigantesques, construits en granit, et qui présentent l’aspect le plus imposant au milieu de cette baie brumeuse. Les grands bâtiments qui donnent sur la pleine mer ; du côté nord, peuvent passer pour le plus bel exemple que nous possédions de l’architecture religieuse et militaire du moyen âge, aussi les a-t-on nommés de tout temps, la merveille[52]. La salle des Chevaliers (fig. 19, E) possède deux vastes cheminées et des latrines en encorbellement. Nous donnons (21) une vue extérieure de ces bâtiments prise de la mer ;
et (22) une vue prise du côté de l’est.
La flèche qui surmontait la tour centrale de l’église est détruite depuis longtemps ; elle avait été réédifiée à plusieurs reprises, et la dernière fois par l’abbé Jean de Lamps, vers 1510 ; nous la supposons rétablie dans la vue que nous donnons ici ; une statue colossale de l’archange Saint-Michel, qui se voyait de fort loin en pleine mer, couronnait son sommet. La foudre détruisit cette flèche peu après sa construction. L’abbaye du Mont-Saint-Michel se trouvait dans une situation exceptionnelle ; c’était une place militaire qui soutint des sièges, et ne put être enlevée par l’armée anglaise en 1422. Rarement les établissements religieux présentaient des défenses aussi formidables, ils conservaient presque toujours l’apparence de villæ crénelées, défendues par quelques ouvrages de médiocre importance ; on retrouvait l’architecture monacale sous cette enveloppe militaire ; d’ailleurs, dépourvus originairement de moyens de défense, ils ne se fortifiaient que successivement et suivant qu’ils s’assimilaient plus ou moins aux seigneuries féodales.
Voici l’abbaye de Saint-Allyre à Clermont, en Auvergne, dont la vue cavalière donne une idée de ces agglomérations de constructions moitié monastiques, moitié militaires (23)[53]. Bâtie dans un vallon, elle ne pouvait résister à un siège en règle, mais elle était assez bien munie de murailles et de tours pour soutenir l’attaque d’un corps de partisans.

A est la porte du monastère défendue par une tour, à côté V les écuries destinées aux montures des hôtes ; B une première cour qui n’est point défendue par des murs crénelés, mais seulement entourée de bâtiments formant une clôture et ne prenant leurs jours qu’à l’intérieur. B’ une seconde porte crénelée, qui conduit dans une ruelle commandée par l’église C, bien munie de crénaux et de mâchicoulis ; La face orientale, l’abbaye de l’église, est couronnée par deux tours, l’une qui commande l’angle de la ruelle, l’autre qui domine la porte S donnant entrée dans les bâtiments ; de plus un mâchicoulis surmonte cette porte. On entre dans une première cour étroite et fermée, puis dans le cloître G. EE’ sont des clochers crénelés, sortes de donjons qui dominent les cours et bâtiments. Sous le clocher E était l’entrée de l’église pour les fidèles ; I les dortoirs ; K le réfectoire et L la cuisine ; H la bibliothèque ; N les pressoirs ; O l’infirmerie ; M les logements des hôtes et de l’abbé ; X des granges et celliers. Des jardins garnis de treilles étaient placés en P, suivant l’usage, derrière l’abside de l’église. Une petite rivière R[54], protégeait la partie la plus faible des murailles et arrosait un grand verger planté en T. Cette abbaye avait été fondée pendant le IXe siècle, mais la plupart des constructions indiquées dans ce plan dataient de la seconde moitié du XIIe siècle. Il y a lieu de penser même que les défenses ne remontaient pas à une époque antérieure au XIIIe siècle.

Les abbés étant, comme seigneurs féodaux, justiciers sur leurs domaines, des prisons faisaient partie des bâtiments du monastère ; elles étaient presque toujours placées à côté des clochers, souvent même dans leurs étages inférieurs. Si dans le voisinage des villes et dans les campagnes les constructions monastiques, au XIIIe siècle, rappelaient chaque jour davantage les constructions féodales des seigneurs séculiers ; dans l’enceinte des villes, au contraire, les abbayes tendaient à se mêler à la vie civile ; souvent elles détruisaient leurs murailles primitives pour bâtir des maisons régulières ayant vue et entrée sur le dehors. Ces maisons furent d’abord occupées par ces artisans que nous avons vus enfermés dans l’enceinte des couvents ; mais si ces artisans dépendaient encore du monastère, ce n’était plus que comme fermiers pour ainsi dire, obtenant l’usufruit de leurs logis au moyen d’une redevance sur les bénéfices qu’ils pouvaient faire dans l’exercice de leur industrie ; ils n’étaient, d’ailleurs, astreints à aucune règle religieuse. Une fois dans cette voie, les monastères des villes perdirent bientôt toute action directe sur ces tenanciers, et les dépendances séculières des maisons religieuses ne furent plus que des propriétés, supportant un produit de location. On ne peut douter toutefois que les corporations de métiers n’aient pris naissance au milieu de ces groupes industriels que les grandes abbayes avaient formés autour d’elles. C’est ainsi que l’institut bénédictin avait initié les populations à la vie civile, et à mesure que celle-ci se développait sous le pouvoir protecteur de la royauté, les monastères voyaient leur importance et leur action extérieure décroître. L’enseignement seul leur restait ; mais leur qualité de propriétaires fonciers, leur richesse, la gestion de biens considérables qui s’étaient démesurément accumulés dans leurs mains depuis les croisades, ne leur laissaient guère le loisir de se dévouer à l’enseignement, de manière à pouvoir rivaliser avec les écoles établies dans les cloîtres des grandes cathédrales sous le patronage des évêques, et surtout à Paris sur la montagne Sainte-Geneviève.

Au commencement du XIIIe siècle donc, l’institut bénédictin avait terminé sa mission active ; c’est alors qu’apparaît saint Dominique, fondateur de l’ordre des frères Prêcheurs. Après avoir défriché le sol de l’Europe, après avoir jeté au milieu des peuples les premières bases de la vie civile, et répandu les premières notions de liberté, d’ordre, de justice, de morale et de droit, le temps était venu pour les ordres religieux de développer et guider les intelligences, de combattre par la parole autant que par le glaive les hérésies dangereuses des Vaudois, des Pauvres de Lyon, des Ensabattés, des Flagellants, etc., et enfin des Albigeois qui semblaient les résumer toutes. Les frères Prêcheurs acquirent bientôt une immense influence, et les plus grandes intelligences surgirent parmi eux. Jean le Teutonique, Hugues de Saint-Cher, Pierre de Vérone, Jean de Vicence, saint Hyacinthe, et saint Thomas d’Aquin, remplirent l’Europe de leurs prédications et de leurs écrits. C’est aussi vers ce temps (1209) que saint François d’Assise institua l’ordre des frères Mineurs. L’établissement de ces deux ordres, les Dominicains et les frères Mineurs : les premiers adonnés à la prédication, au développement de l’intelligence humaine, au maintien de la foi orthodoxe, à l’étude de la philosophie ; les seconds prêchant la renonciation aux biens terrestres, la pauvreté absolue, était une sorte de réaction contre l’institution quasi-féodale des ordres bénédictins. En effet, dans sa règle, saint François d’Assise, voulant revenir à la simplicité des premiers apôtres, n’admet pas de prieur, tous les frères sont mineurs, ne doivent rien posséder, mais, au contraire, mendier pour les pauvres et pour subvenir à leurs besoins ; il prétendait « amener le riche à faire don de ses biens aux pauvres, pour acquérir le droit de demander lui-même l’aumône sans rougir, et relever ainsi l’état de pauvreté[55]. » Mais saint François n’était pas mort que son ordre s’était déjà singulièrement écarté de cette simplicité et de cette pauvreté primitives ; et dès le XIIIe siècle, les frères mineurs élevèrent des monastères qui par leur richesse ne le cédaient en rien aux abbayes des ordres bénédictins. Saint Louis avait pris en grande affection les frères prêcheurs et mendiants ; de son temps même, cette extrême sollicitude pour les disciples de saint Dominique, de saint François d’Assise, pour les hermites augustins et les carmes, qui jusqu’alors étaient à peine connus, fut l’objet de satires amères. Comme politique saint Louis était certainement disposé à donner aux nouveaux ordres une prédominance sur les établissements trop indépendants de Cluny et de Cîteaux, et il trouvait chez les frères prêcheurs une arme puissante pour vaincre ces hérésies populaires nées au XIIe siècle avec tous les caractères d’un soulèvement des classes inférieures contre le pouvoir clérical et séculier. Saint Louis fit bâtir à Paris le couvent des Jacobins ; qui avaient été mis par maître Jean, doyen de Saint-Quentin, et par l’Université, dès 1221, en possession d’une maison dans la rue Saint-Jacques, en face Saint-Étienne des Grecs[56]. L’église de ce couvent présentait une disposition inusitée jusqu’alors : le vaisseau se composait de deux nefs divisées par une rangée de colonnes. Peut-être cette disposition parut-elle favorable aux prédications, car les stalles des religieux étant placées dans l’une des nefs, l’autre parallèle restait libre pour les fidèles qui pouvaient ainsi plus facilement voir et entendre le prédicateur séant dans une chaire à l’une des extrémités. Mais les frères prêcheurs arrivaient tard, et comme la nature de leur mission devait les obliger de se rapprocher des grands centres de population, ils ne trouvaient plus de vastes terrains qui leur permissent d’étendre et de disposer les constructions de leurs monastères suivant une donnée uniforme. On trouve donc plus rarement dans les couvents des ordres mendiants cette ordonnance traditionnelle qui est si bien conservée dans les établissements des bénédictins, surtout de la règle de Cîteaux. Le plan des Jacobins de Paris (24) est fort irrégulier :
le réfectoire joignait le Parloir aux bourgeois qui traversait les murailles de la ville élevées sous Philippe Auguste. Ce réfectoire avait été bâti, en 1256, au moyen d’une amende de dix mille livres que le sire Enguerrand de Coucy, troisième du nom, avait été condamné à payer pour avoir fait pendre trois jeunes Flamands, qui avaient été pris chassant dans ses forêts[57]. Les Jacobins, resserrés le long de ces murailles de ville, finirent par obtenir le Parloir aux bourgeois que le roi Charles V leur donna en 1365, après avoir acquis le cens et la rente de cette propriété municipale. Depuis, les bâtiments du couvent furent reconstruits en partie ; mais l’église A et le réfectoire B dataient de la construction primitive. L’école de Saint-Thomas D, était une jolie salle de la renaissance, que nous avons vu démolir il y a peu de temps. L’église des Jacobins d’Agen, bâtie vers le milieu du XIIIe siècle, est à deux nefs, ainsi que celle des Jacobins de Toulouse, élevée dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Nous donnons ici (24 bis) le plan de ce bel établissement.
Originairement l’église était complètement dépourvue de chapelles, celles des nefs comme celles du rond-point ne furent élevées que pendant les XIVe et XVe siècles. L’entrée des fidèles est au sud sur le flanc de la nef de droite ; à l’extrémité antérieure de la nef de gauche A, étaient les stalles des religieux. Sur la paroi de la nef de droite adossée au petit cloître C, on remarque la chaire détruite aujourd’hui, mais dont les traces sont visibles, et qui se trouve indiquée sur un vieux plan déposé au Capitole de Toulouse ; l’entrée des fidèles était précédée d’une cour ou narthex ouvert ; c’était par cette cour que l’on pénétrait également dans le monastère en passant par le petit cloître. En B est le grand cloître ; en D la salle capitulaire ; en F la sacristie ; en E une petite chapelle dédiée à saint Antonin ; en G le réfectoire. Les bâtiments indiqués en gris sont du dernier siècle. Toutes ces constructions sont en brique, exécutées avec un grand soin et couvertes à l’intérieur de peintures qui datent des XIIIe et XIVe siècles[58]. Alors les frères prêcheurs s’étaient fort éloignés, dans leurs constructions du moins, de l’humilité recommandée par leur fondateur (Voy. Cloître, Chapelle, Église, Réfectoire). De fondation ancienne[59], l’ordre des frères Ermites de Saint-Augustin n’avait acquis qu’une faible influence jusqu’à l’institution des ordres mendiants, mais alors il prit un grand développement et fut spécialement protégé par les rois de France pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles. Cependant les établissements des frères augustins conservèrent longtemps leur caractère de simplicité primitive ; leurs églises étaient presque toujours, ou composées d’une seule nef, ou d’une nef avec deux bas côtés, mais sans transsept, sans chapelles rayonnantes, sans tours : ainsi étaient disposées les églises des grands augustins à Paris.
Voici (24 ter) le monastère des frères augustins de Sainte-Marie des Vaux-Verts près Bruxelles[60], qui nous offre un exemple parfaitement complet de ces établissements de frères mendiants avec tous les développements qu’ils avaient pris à la fin du XVe siècle. A est l’église sans transsept et sans tours, conformément aux usages admis dans les couvents augustins ; B la bibliothèque, longue galerie au-dessus du cloître ; C les dortoirs des religieux ; D le dortoir des laïques ; E le grand cloître des religieux ; F le cloître des laïques ; G, le réfectoire ; H l’infirmerie ; I la cuisine, communiquant au réfectoire par un petit pont couvert ; K des logements pour les hommes (hôtes), L et pour les femmes ; M des maisons d’artisans ; N, le logis de l’empereur (Charles-Quint) ; O chêne, dit la légende, sous lequel se trouvèrent réunies sept têtes couronnées ; P la porte principale du monastère ; R des vacheries et greniers à fourrages ; S des jardins avec un labyrinthe, allées plantées d’arbres, chapelles, etc. Ce séjour était admirable, au milieu des bois, dans un vallon pourvu de belles eaux, voisin de prairies et de grands vergers, et l’on comprend que, dans des établissements pareils, les souverains aimassent à se reposer loin des affaires et de l’étiquette des cours ; et si les frères mendiants avaient, dans leurs bâtiments, conservé quelque chose de la simplicité première de leur règle, ils n’en avaient pas moins fait de leurs couvents des résidences délicieuses comme situation, comme disposition, et comme réunion de tout ce qui pouvait contribuer à rendre la vie agréable et tranquille. Des habitudes de luxe et de mollesse ne pouvaient manquer de s’introduire parmi eux, du moment qu’ils avaient converti leurs pauvres cabanes de bois et leurs maigres champs en vastes palais et en jardins magnifiques, qu’ils recevaient des souverains dans leurs murs, et pouvaient leur offrir les délassements que les grands affectionnent d’ordinaire, tels que la chasse, la pêche, ou les entretiens de gens doctes et distingués, de bonnes bibliothèques, et surtout le calme et la liberté des champs. Peut-être l’institution des ordres mendiants contribua-t-elle à prolonger l’existence de la vie religieuse ; elle en conserva du moins quelque temps l’unité. Mais ce n’était plus cette large et puissante organisation bénédictine ; les temps héroïques de saint Hugues et de saint Bernard étaient passés. À partir du XIIIe siècle, l’architecture monastique ne présente plus de ces belles dispositions d’ensemble qu’on aime à voir à Cluny, à Cîteaux, à Clairvaux : chaque jour amène une modification à l’ordonnance première ; les services se divisent ; le monastère semble se confondre peu à peu avec les habitations séculières. Bientôt chaque moine aura sa cellule ; l’abbé se fait bâtir un logis à part, une résidence souvent assez éloignée des bâtiments principaux du couvent ; il a son entrée particulière, sa cour, son jardin. C’est un seigneur dont la vie ne diffère que peu de celle des laïques. Ces signes de décadence sont de plus en plus marqués jusqu’à l’époque de la réformation, où la vie monastique fut moralement effacée, si elle ne fut pas abolie de fait, en Occident. Il suffit de jeter les yeux sur les plans d’abbayes successivement modifiées pendant les XIVe et XVe siècles, pour reconnaître cette confusion, ce défaut d’unité. Ces symptômes sont frappants dans les abbayes bénédictines de Saint-Ouen de Rouen, de Fécamp, de Saint-Julien de Tours que nous donnons ici (25). Cette abbaye avait été rebâtie au XIIIe siècle et successivement modifiée pendant les XIVe et XVe siècles. B est l’entrée du monastère, également destinée aux fidèles se rendant à l’église ; A est le chœur réservé aux religieux ; D la nef pour le public ;
C la porte des religieux ; X la cellule du portier ; V la procure ; E le cloître ; L la sacristie prise aux dépens d’une salle qui n’était pas destinée à cet usage ; M des magasins ; N les prisons ; F le réfectoire et la cuisine G ; K une chambre pour les visiteurs (parloir) ; le dortoir était au-dessus de la grande salle dans le prolongement du transsept, suivant l’ancien usage ; Z des caves ; au-dessus, des chambres à provisions ; I la boulangerie ; H une infirmerie et sa cuisine G ; à côté, des écuries ; R le logis de l’aumônier et son jardin ; T le jardin des religieux ; P le palais abbatial avec sa cour, son entrée particulière, ses écuries et communs O, et son jardin à l’est ; S la chapelle de la Sainte-Trinité. On voit que si dans ce plan les anciennes dispositions traditionnelles sont encore conservées, il règne une certaine confusion dans les services qui n’existait pas dans les plans du XIIe siècle. Mais si nous examinons le plan d’une abbaye reconstruite au XIVe siècle, nous serons encore plus frappés de l’amas de dépendances, de services, qui viennent s’agglomérer autour des bâtiments principaux. Constance, femme du roi Robert, avait fait construire l’église Notre-Dame à Poissy, et y installa des moines augustins ; depuis, Philippe le Bel fit refaire entièrement tous les bâtiments du monastère pour y mettre des religieuses de l’ordre de Saint-Dominique.
Voici (26) le plan d’une portion de cette abbaye : H est une entrée fortifiée avec les bâtiments de la gabelle et le logement du médecin ; A l’église ; B le grand cloître ; C le réfectoire ; D E des dortoirs ; F le dortoir des novices ; K des cimetières. À l’ouest de l’église sont des greniers et la buanderie ; N la cuisine maigre ; la cuisine grasse est à l’extrémité du dortoir de l’ouest, à l’angle du cloître. De la cuisine maigre on communique à une salle isolée dans laquelle est percé un puits avec manège. G le petit cloître ; autour, l’infirmerie et sa cuisine, des appartements pour les étrangers, et L une chapelle dédiée à saint Jean ; O des ateliers pour des menuisiers et une cuisine ; M la chapelle dédiée à saint Dominique ; autour, les appartements des princesses avec dépendances et cuisines ; près des cuisines maigres le logement de la prieure ; à la suite, à l’est, le bâtiment des étrangers ; à la suite du petit cloître, au sud, des granges, des celliers, des dépendances pour les princesses du sang royal, qui venaient souvent résider à l’abbaye de Poissy ; puis de beaux jardins, viviers, etc. Une des raisons qui contribuaient le plus à jeter une grande confusion dans les dispositions des bâtiments des établissements monastiques, c’était cette habitude prise par les rois, reines ou princesses, par la haute noblesse séculière, surtout à partir du XIIIe siècle, de faire des séjours souvent assez longs dans les abbayes qui prenaient alors le titre de royales. À l’abbaye des dames de Maubuisson, nous avons vu le logis du roi ; à Poissy, toute une portion considérable des bâtiments du monastère est réservée aux membres de la famille royale. Cet usage ne fit que prendre plus de consistance pendant le XIVe siècle. Philippe de Valois, en 1333, datait ses lettres d’État de l’abbaye du Val, où il résidait. Charles V y demeura également en 1369. À la fin du XIIIe siècle le trésor des rois de France était déposé au Temple à Paris ; le roi Philippe le Bel y prit quelquefois son logement avant l’abolition de l’ordre ; il y demeura en 1301, depuis le 16 janvier jusqu’au 25 février[61]. Souvent les personnes royales se faisaient enterrer dans les églises monastiques fondées ou enrichies par elles : la mère de saint Louis, la reine Blanche, fut enterrée dans le chœur de l’église de Maubuisson ; une sœur du même roi était morte et avait été ensevelie à Cluny. Et enfin, chacun sait que la grande église de l’abbaye de Saint-Denis fut consacrée à la sépulture des rois de France depuis les commencements de la monarchie.

Au XIIIe siècle l’enceinte des abbayes servait aussi de lieu de réunion aux souverains qui avaient à traiter des affaires d’une grande importance. Lorsque Innocent IV fut forcé de quitter Rome et de chercher dans la chrétienté un lieu où il pût, en dehors de toute influence, venger l’abaissement du trône pontifical, il choisit la ville de Lyon ; et là dans le réfectoire du couvent de Saint-Just, en l’année 1245, il ouvrit le concile général pendant lequel la déposition de l’empereur Frédéric II fut proclamée. Les évêques d’Allemagne et d’Angleterre n’y voulurent point paraître, et saint Louis même s’abstint ; il ne put toutefois refuser l’entrevue que le souverain pontife sollicitait, et l’abbaye de Cluny fut prise pour lieu de rendez-vous. Le pape attendit quinze jours le roi de France, qui arriva avec sa mère et ses frères, accompagné de trois cents sergents d’armes et d’une multitude de chevaliers. De son côté, le pape avait avec lui dix-huit évêques ; voici comment la chronique du monastère de Cluny parle de cette entrevue[62] : « Et il faut savoir que, dans l’intérieur du monastère, reçurent l’hospitalité le seigneur pape avec ses chapelains et toute sa cour ; l’évêque de Senlis avec sa maison ; l’évêque d’Évreux avec sa maison ; le seigneur roi de France avec sa mère, son frère, sa sœur et toute leur suite ; le seigneur empereur de Constantinople avec toute sa cour ; le fils du roi d’Aragon avec tous ses gens ; le fils du roi de Castille avec tous ses gens ; et beaucoup d’autres chevaliers, clercs et religieux que nous passons sous silence. Et cependant, malgré ces innombrables hôtes, jamais les moines ne se dérangèrent de leur dortoir, de leur réfectoire, de leur chapitre, de leur infirmerie, de leur cuisine, de leur cellier, ni d’aucun des lieux réputés conventuels. L’évêque de Langres fut aussi logé dans l’enceinte du couvent. » Innocent IV séjourna un mois entier à Cluny, et saint Louis quinze jours.

Ce passage fait bien connaître ce qu’étaient devenues les grandes abbayes au XIIIe siècle, à quel degré de richesse elles étaient arrivées, quelle était l’étendue incroyable de leurs dépendances, de leurs bâtiments, et combien l’institution monastique devait s’altérer au milieu de ces influences séculières. Saint Louis et ses successeurs se firent les protecteurs immédiats de Cluny ; mais par cette protection même, attentive et presque jalouse, ils enlevaient au grand monastère cette indépendance qui, pendant les XIe et XIIe siècles, avait été d’un si puissant secours au Saint-Siège[63].

En perdant leur indépendance ; les ordres religieux perdirent leur originalité comme artistes constructeurs ; d’ailleurs, l’art de l’architecture enseigné et professé par eux ; était sorti de leurs mains à la fin du XIIe siècle, et à partir de cette époque, sauf quelques données traditionnelles conservées dans les couvents, quelques dispositions particulières apportées par les nouveaux ordres prêcheurs, l’architecture monastique ne diffère pas de l’architecture civile. À la fin du XVe siècle la plupart des abbayes étaient tombées en commende, et celle de Cluny elle-même échut à la maison de Lorraine. Au XVIe siècle, avant la réformation, beaucoup furent sécularisées. Autour des établissements religieux tout avait marché, tout s’était élevé, grâce à leurs efforts persévérants, à l’enseignement qu’ils avaient répandu dans les classes inférieures. Pendant le cours du XIIIe siècle, les ordres mendiants avaient eux-mêmes rempli leur tâche : ils ne pouvaient que décliner. Quand arriva la tempête religieuse du XVIe siècle, ils furent hors d’état de résister, et depuis cette époque jusqu’à la révolution du dernier siècle, ce ne fut qu’une longue agonie. Il faut rendre cette justice aux bénédictins qu’ils employèrent cette dernière période de leur existence (comme s’ils prévoyaient leur fin prochaine) à réunir une masse énorme de documents enfouis dans leurs riches bibliothèques, et à former ces volumineux recueils qui nous sont devenus si précieux aujourd’hui, et qui sont comme le testament de cet ordre.

Nous ne nous sommes occupés que des établissements religieux qui eurent une influence directe sur leur temps, des institutions qui avaient contribué au développement de la civilisation ; nous avons dû passer sous silence un grand nombre d’ordres qui, malgré leur importance au point de vue religieux, n’exercèrent pas une action particulière sur les arts et sur les sciences. Parmi ceux-ci il en est un cependant que nous ne saurions omettre : c’est l’ordre des Chartreux, fondé à la fin du XIe siècle par saint Bruno. Alors que les clunisiens étaient constitués en gouvernement, étaient mêlés à toutes les affaires de cette époque, saint Bruno établissait une règle plus austère encore que celle de Cîteaux : c’était la vie cénobitique dans toute sa pureté primitive. Les chartreux jeûnaient tous les vendredis au pain et à l’eau ; ils s’abstenaient absolument de viande, même en cas de maladie, leur vêtement était grossier, et faisaient horreur à voir, ainsi que le dit Pierre le Vénérable au second livre des Miracles. Ils devaient vivre dans la solitude la plus absolue, le prieur et le procureur de la maison pouvant seuls sortir de l’enceinte du monastère ; chaque religieux était renfermé dans une cellule, à laquelle on ajouta un petit jardin vers le milieu du XIIe siècle.

Les chartreux devaient garder le silence en tous lieux, se saluant entre eux sans dire un mot. Cet ordre, qui conserva plus que tout autre la rigidité des premiers temps, avait sa principale maison à la Grande-Chartreuse, près Grenoble ; il était divisé en seize ou dix-sept provinces, contenant cent quatre-vingt-neuf monastères, parmi lesquels on en comptait quelques-uns de femmes. Ces monastères prirent tous le nom de chartreuses, et étaient établis de préférence dans des déserts, dans des montagnes, loin des lieux habités. L’architecture des chartreux se ressent de l’excessive sévérité de la règle ; elle est toujours d’une simplicité qui exclut toute idée d’art. Sauf l’oratoire et les cloîtres, qui présentaient un aspect monumental, le reste du couvent ne consistait qu’en cellules, composées primitivement d’un rez-de-chaussée avec un petit enclos de quelques mètres. À partir du XVe siècle seulement les arts pénétrèrent dans ces établissements, mais sans prendre un caractère particulier ; les cloîtres, les églises devinrent moins nus, moins dépouillés ; on les décora de peintures qui rappelaient les premiers temps de l’ordre, la vie de ses patriarches. Les chartreuses n’eurent aucune influence sur l’art de l’architecture ; ces couvents restent isolés pendant le moyen âge, et c’est à cela qu’ils durent de conserver presque intacte la pureté de leur règle. Cependant, dès le XIIIe siècle, les chartreuses présentaient, comparativement à ce qu’elles étaient un siècle auparavant, des dispositions presque confortables, qu’elles conservèrent sans modifications importantes jusque dans les derniers temps. Nous donnons le plan de la chartreuse de Clermont[64], modifiée en 1676 (27).
On peut voir avec quel soin tout est prévu et combiné dans cette agglomération de cellules, ainsi que dans les services généraux. En O est la porte du monastère, donnant entrée dans une cour, autour de laquelle sont disposés, en P, quelques chambres pour les hôtes ; un fournil en T ; en N des étables avec chambres de bouviers ; en Q des granges pour les grains et le foin. C est une petite cour relevée, avec fontaine, réservée au prieur ; G le logis du prieur ; B est le chœur des frères et A le sanctuaire ; L la sacristie ; M des chapelles ; K la chapelle de Pontgibaud ; E la salle capitulaire ; S un petit cloître intérieur ; X le réfectoire, et V la cuisine avec ses dépendances ; a la cellule du sous-supérieur avec son petit jardin b. De la première cour, on ne communique au grand cloître que par le passage F, assez large pour permettre le charroi du bois nécessaire aux chartreux ; D est le grand préau entouré par les galeries du cloître, donnant entrée dans les cellules I, formant chacune un petit logis séparé, avec jardin particulier ; R des tours de guet ; Z la prison ; Y le cimetière ; H est une tour servant de colombier.
Les chartreux ne se réunissaient au réfectoire que certains jours de l’année[65] ; habituellement ils ne sortaient point de leurs cellules ; un frère leur apportait leur maigre pitance à travers un tour. Le plan (28) d’une des cellules indique clairement quelles étaient les habitudes claustrales des chartreux. A est la galerie du cloître ; B un premier couloir qui isole le religieux du bruit ou du mouvement du cloître ; K un petit portique qui permet au prieur de voir l’intérieur du jardin, et d’approvisionner le chartreux de bois ou d’autres objets nécessaires déposés en L, sans entrer dans la cellule ; C une première salle chauffée ; D la cellule avec son lit et trois meubles : un banc, une table et une bibliothèque ; F le promenoir couvert, avec des latrines à l’extrémité ; H le jardin ; I le tour dans lequel on dépose la nourriture ; ce tour est construit de manière que le religieux ne peut voir ce qui se passe dans la galerie du cloître. Un petit escalier construit dans le couloir B donnait accès dans les combles soit pour la

surveillance, soit pour les réparations nécessaires. Ces dispositions se retrouvent à peu près les mêmes dans tous les couvents de chartreux répandus sur le sol de l’Europe occidentale.

Nous ne finirons pas cet article sans transcrire le singulier programme de l’abbaye de Thélème, donné par Rabelais, parodiant, au XVIe siècle, ces grandes fondations du moyen âge. Cette bouffonnerie, au fond de laquelle on trouve un côté sérieux, comme dans tout ce qu’a laissé cet admirable écrivain, dévoile la tendance des esprits à cette époque, en fait d’architecture, et combien on respectait peu ces institutions qui avaient rendu tant de services. Ce programme rentre d’ailleurs dans notre sujet en ce qu’il présente un singulier mélange de traditions monastiques, et de dispositions empruntées aux châteaux élevés pendant les premiers temps de la renaissance. Après une conversation burlesque entre frère Jean et Gargantua, celui-ci se décide à fonder une abbaye d’hommes et de femmes, de laquelle on pourra sortir quand bon semblera. Donc : « Pour le bastiment et assortiment de l’abbaye, Gargantua feit livrer de content vingt et sept cens mille huict cens trente et ung moutons à la grand laine, et, par chascun an, jusques à ce que le tout feust parfaict, assigna, sur la recepte de la Dive, seize cens soixante et neuf mille escuz au soleil et autant à l’estoille poussiniere. Pour la fondation et entretenement d’icelle, donna à perpetuité vingt et trois cens soixante neuf mille cinq cens quatorze nobles à la rose, de rente foncière, indemnez, amortys, et soluables par chascun an à la porte de l’abbaye. Et de ce leur passa belles lettres. Le bastiment feut en figure exagone, en telle façon que à chascun angle estoyt bastie une grosse tour ronde, à la capacité de soixante pas en diametre. Et estoyent toutes pareilles en grosseur et portraict. La riviere de la Loire decouloit sus l’aspect du septentrion. Au pied d’icelle estoyt une des tours assise nommée Artice. En tirant vers l’orient estoyt une autre nommée Calaer. L’autre ensuivant Anatole ; l’autre après Mesembrine ; l’autre après Hesperie ; la derniere, Cryere, Entre chascune tour estoyt espace de trois cens douze pas. Le tout basty à six estaiges, comprenent les caves soubz terre pour ung. Le second estoyt voulté à la forme d’une anse de penier. Le reste estoyt embranché de guy de Flandres à forme de culz de lampes. Le dessus couvert d’ardoise fine, avec l’endoussure de plomb à figures de petitz manequins et animaulx bien assortiz et dorés, avec les goutieres qui issoyent hors la muraille entre les croysées, painctes en figure diagonale d’or et azur, iusques en terre, ou finissoyent en grandz eschenaulx, qui tous conduisoyent en la riviere par dessoubz le logis.

« Ledict bastiment estoyt cent foys plus magnifique que n’est Bonivet, ne Chambourg, ne Chantilly, car en icelluy estoyent neuf mille troys cens trente et deux chambres, chascune guarnie de arriere chambre, cabinet, guarderobe, chapelle et issue en une grande salle. Entre chascune tour, au mylieu dudict corps de logis, estoyt une vis brisée dedans icelluy mesme corps. De laquelle les marches estoyent part de porphyre, part de pierre numidicque, part de marbre serpentin, longues de vingt et deux piedz ; l’espoisseur estoyt de troys doigtz, l’asseize par nombre de douze entre chascun repous. Entre chascun repous estoyent deux beaulx arceaulx d’anticque, par lesquels estoyt receue la clairté ; et par iceulx on entroyt en ung cabinet faict à claire-voye de largeur de ladicte vis, et montoit jusques au-dessus de la couverture, et là finoit en pavillon. Par icelle vis on entroyt de chascun cousté en une grande salle et des salles en chambre. De la tour Artice jusques à Cryere estoyent les belles grandes librairies en grec, latin, hebrieu, françois, toscan et hespaignol, departies par les divers estaiges, selon iceulx languaiges. Au milieu estoyt une merveilleuse vis, de laquelle l’entrée estoyt par le dehors du logis en ung arceau large de six toises. Icelle estoit faicte en telle symetrie et capacité que six hommes d’armes, la lance sus la cuisse, pouvoyent de front ensemble monter jusques au-dessus de tout le bastiment. Depuis la tour Anatole jusques à Mesembrine estoyent belles grandes galleries, toutes painctes des anticques proesses, histoyres et descriptions de la terre. Au mylieu estoyt une pareille montée et porte, comme avons dict du cousté de la riviere…

« Au mylieu de la basse court estoyt une fontaine magnifique de bel alabastre. Au-dessus, les troys Graces, avecques cornes d’abundance, et iectoyent l’eau par les mamelles, bouche, aureilles, yeulx, et aultres ouvertures du corps. Le dedans du logis sus la dicte basse court estoyt sus gros pilliers de cassidoine et porphyre, à beaulx arcs d’anticque, au dedans desquelz estoyent belles gualleries longues et amples, ornées de painctures, de cornes de cerfz, licornes, rhinocerotz, hippopotames, dens d’elephans et aultres choses spectables. Le logys des dames comprenoyt depuis la tour Artice jusques à la porte Mesembrine. Les hommes occupoyent le reste. Devant ledict logys des dames, affin qu’elles eussent l’esbatement, entre les deux premieres tours au dehors, estoyent les lices, l’hippodrome, le theatre et natatoires, avecques les bains mirificques à triple solier, bien guarniz de tous assortimens et foison d’eau de myrrhe. Jouxte la riviere estoyt le beau jardin de plaisance. Au milieu d’icelluy le beau labyrinthe. Entre les deux aultres tours estoyent les jeux de paulme et de grosse balle. Du cousté de la tour Criere estoyt le vergier, plein de tous arbres fructiers, tous ordonnez en ordre quincunce. Au bout estoit le grand parc, foizonnant en toute saulvaigine. Entre les tierces tours estoyent les butes pour l’arquebouse, l’arc et l’arbaleste. Les offices hors la tour Hesperie, à simple estaige. L’escurie au delà des offices. La faulconnerie au devant d’icelles, gouvernée par asturciers bien expertz en l’art. Et estoit annuellement fournie par les Candiens, Venitiens et Sarmates, de toutes sortes d’oyseaulx paragons, aigles, gerfaulx, autours, sacres, laniers, faulcons, esparviers, esmerillons et aultres, tous bien faictz et domesticques, que, partans du chasteau pour s’esbatre es champs, prenoyent tout ce que rencontroyent. La venerie estoit ung peu plus loing, tirang vers le parc…

« Toutes les salles, chambres et cabinets, estoyent tapissez en diverses sortes, selon les saisons de l’année. Tout le pavé estoyt couvert de drap verd. Les lietz estoyent de broderie…

« En chascune arriere chambre estoit ung mirouer de crystallin enchassé en or fin, autour guarny de perles, et estoit de telle grandeur qu’il povoit veritablement representer toute la personne… »

La règle des Thelemites se bornait à cette clause :

« Fay ce que vouldras, parce que, » ajoute Rabelais, « gens liberes, bien nayz, bien instruictz, conversans en compaignies honnestes, ont par nature ung insting et aiguillon qui tous jours les poulse à faictz vertueux, et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur… Iceulx, quand par vile subjection et contraincte sont deprimez et asserviz, destournent la noble affection par laquelle à vertu franchement tendoyent, à deposer et enfraindre ce joug de servitude. Car nous entreprenons tousjours choses defendues, et convoitons ce que nous est denié… Tant noblement estoyent apprins qu’il n’estoit entre eux celluy ne celle qui ne sceust lire, escripre, chanter, jouer d’instrumens harmonieux, parler de cinq à six languaiges, et en iceulx composer tant en carme qu’en oraison solue… » Toute l’histoire des premiers moments de la renaissance est dans ce peu de mots, et l’on sait où cette facile et galante morale conduisit la société, et comment tant de gens « bien nayz, bien instruictz, furent poulsez par nature à faictz vertueux. »

Nous avons dû dans cet article, déjà bien long, nous occuper seulement des dispositions générales des monastères, nous renvoyons nos lecteurs, pour l’étude des différents services et bâtiments qui les composaient, aux mots : Architecture Religieuse, Église, Cloître, Porche, Réfectoire, Cuisine, Dortoir, Bibliothèque, Grange, Porte, Clocher, Tour, Enceinte, etc., etc.[66]

  1. Le plan original de l’abbaye de Saint-Gall (en Suisse) est conservé dans les archives de ce monastère ; il est reproduit à une petite échelle par dom Mabillon (Annales Benedictini, t. II, p. 571), et récemment publié en fac-simile par M. F. Keller, avec une notice descriptive. (Voy. Instructions sur l’arch. monast., par M. Albert Lenoir.)
  2. Voici le passage de cette lettre donné par Mabillon (Ann. Bened., t. II, p. 571, 572). « Hæc tibi, duldissime fili Cozberte, de positione officinarum paucis exemplata direxi, quibus sollertiam exerceas tuam, meamque devotionem utcumque cognoscas, qua tuæ bonæ voluntati satisfacere me segnem non inveniri confido. Ne suspiceris autem me hæc ideo elaborasse, quod vos putemus nostris indigere magisteriis ; sed potius, ob amorem tui, tibi soli perscrutanda pinxisse amicabili fraternitatis intuitu crede. — Vale in Christo semper memor nostri, amen. »
  3. Histoire de l’abbaye de Cluny, par M. P. Lorain. Paris, 1845 ; p. 16.
  4. C’est de l’excellent ouvrage de M. P. Lorain que nous extrayons cette traduction. (Bibl. Clun., col. 1, 2, 3, 4.)
  5. «…Ita ut nec nostra, nec alicujus potestatis contradictione, contra religiosam dumtaxat electionem impediantur… »
  6. «…Habeantque tuitionem ipsorum apostolorum atque romanum pontificem. defensorem… »
  7. « Placuit etiam huic testamento inseri ut ab hac die, nec nostro, nec parentum nostrorum, nec fascibus regiæ magnitudinis, nec cujuslibet terrenæ potestatis jugo subjiciantur iidem monachi ibidem congregati… »
  8. On avait toujours cru devoir employer ces sortes d’imprécations, car déjà, dès le VIIe siècle, dans un acte de donation d’une certaine Théodétrude à l’abbaye de Saint-Denis, on lit ce passage «…Propterea rogo et contestor coram Deo et Angelis ejus, omni nationi hominum tam propinquis quam extraneis, ut nullus contra deliberatione mea impedimentum sancto Dionysio de hac re quæ ad me per has litteras deputatum est facere præsumat. si fuerit qui minas suas ad hoc apposuerit faciendo, æternus Rex peccata mea absolvat, et ille maledictus in inferno interiori et Anathema et Maranatha percussus cum Juda cruciandus descendat, et peccatum quem amittit in filios et in domo sua crudelissima plaga ut leprose pro hujus culpa a Deo percussus, ut non sit qui inhabitet in domo ejus, ut eorum plaga in multis timorem concutiat, et quantum res ipsa meliorata valuerit, duplex, satisfactione fisco egenti exsolvat… » (Hist. de l’abb. de Saint-Denis, Félibien, pièces just., p. IV.) Dans une charte de Gammon pour le monastère de Limeux, en 697 (Annal. Bened., t. I, append., art, 34) ; dans la charte de fondation des monastères de Poultiers et de Vézelay, donnée par Gérard de Roussillon au IXe siècle (Hug. Pict., Courtépée), et dans beaucoup d’autres pièces, ces malédictions se présentent à peu près dans les mêmes termes, comme on le voit d’ailleurs par les Formules de Marculphe.
  9. Histoire de l’abbaye de Cluny, par M. P. Lorain.
  10. En 893, un abbé de Saint-Denis, Ebles, fut tué en Aquitaine d’un coup de pierre à l’attaque d’un château qu’il assiégeait comme capitaine d’une troupe de soldats. (Hist. de l’abb. de Saint-Denys, par D. Felibien, p. 100.)
  11. Hist. de l’abb. de Saint-Germain des Prez, par D. Bouillart. Paris, 1724, p. 30 ; in-fo.
  12. Hist. de l’abb. de Cluny, par M. P. Lorain, p. 41 et suiv.
  13. Cluny au XIe siècle, par l’abbé Cucherat. (Voy. Mabillon, Ann. Ben., t. V, p. 70. «…Ne in vacuum laborare videretur, et ne semel recuperatus locus iterum in pejora laberetur. »)
  14. Hist. de Saint-Étienne Harding, p. 264. — Voy. Essai sur l’hist. monét. de l’abb. de Cluny, 1842, p. 8 (tiré à 25 exempl.), par M. Anatole Barthélemy.
  15. Cluny au XIe siècle, par l’abbé Cucherat, p. 23.
  16. Bibl. Clun., dans les notes d’André Duchesne, col. 24.
  17. Mabillon, sixième préface de ses Acta sanctorum ord. S. Bened., t. V. nos 48 et 49.
  18. Udalr. Antiq. consuet., lib. III, cap. 24. Nous empruntons cette traduction à l’ouvrage de M. l’abbé Cucherat, que nous avons déjà eu l’occasion de citer tant de fois. Les Antiquiores consueludines cluniacensis monasterii d’Udalric se trouvent intégralement imprimées dans le Spicilegium, t. I, in-folio, p. 641 et suiv. On les a réunies à l’œuvre du moine Bernard dont il est l’abréviateur, in-4o en 126 p.
  19. Ce plan est à l’échelle de 0m, 0005 pour mètre.
  20. « In quibusdam ecclesiis sacerdos in aliquo altari foribus proximiori celebrat missam, jussu episcopi, pœnitentibus ante fores ecclesiæ constitutis. » (Lorain, p. 66.)
  21. Ibid.
  22. Apocalypse.
  23. Hist. de l’abb. de Cluny, Lorain.
  24. Ce plan est à l’échelle de 0m,0005 pour mètre.
  25. La vue cavalière de l’abbaye Saint-Étienne de Caen, que nous donnons ici, est copiée sur une gravure de la Topographie de la Gaule (Normandie). Merians, éd. Francfort, 1662. Voy. aussi les Monog. d’abb. Bib. Sainte-Geneviève.
  26. Les frères convers différaient des frères profes, en ce que leurs vœux étaient simples et non solennels. C’étaient des serviteurs que les cisterciens pouvaient s’attacher avec la permission de l’évêque diocésain. À une époque où les monastères étaient pleins de religieux de race noble, les frères convers étaient pris parmi les laboureurs, les gens de métiers : ils portaient un costume régulier toutefois et mangeaient à la table commune au réfectoire. On comprend que dans des temps où la condition du peuple des campagnes était aussi misérable que possible, les Couvents cisterciens ne devaient pas manquer de frères convers qui retrouvaient ainsi, en entrant dans le cloître, la sécurité, une grande liberté relative, et une existence assurée.
  27. Cîteaux arriva promptement au nombre incroyable de deux mille maisons monastiques des deux sexes ; chaque maison possédait cinq ou six granges. (Histoire de l’abbaye de Morimond, par l’abbé Dubois, 2e édit., 1852 ; Annales de l’ordre de Cîteaux : Essai sur l’histoire de l’ordre de Cîteaux, par D. P. Le Nain, 1696.)
  28. Nous devons ce plan à l’obligeance de M. Harmand, bibliothécaire de la ville de Troyes, et de M. Millet, architecte de ce diocèse, qui a bien voulu nous en fournir un calque.
  29. Colloquii locus.
  30. Calefactorium.
  31. Il existe encore, en effet, dans la grande église abbatiale de Pontigny, des vitraux blancs de l’époque de sa construction, dont les plombs seuls forment des dessins d’un beau style, et comme le ferait un simple trait sur une surface incolore (voy. Vitrail).
  32. Voy. la Notice sur l’abbaye de Pontigny, par le baron Chaillou des Barres, 1844.
  33. Ce plan est extrait de la topogr. de la France. Bibl. imp. Estamp. Ces bâtiments furent complétement altérés au commencement du dernier siècle.
  34. Paris. Espr. primit. de Cît., sect 10 et 11 : De l’off. du portier. Hist. de l’abb. de Morimond, par l’abbé Dubois.
  35. L’église de Pontigny et la grange à l’entrée sont encore conservées ; cette église, quoique d’une simplicité un peu puritaine, ne laisse pas d’être fort belle ; nous ne savons s’il a jamais existé un clocher sur le transsept ; il n’en reste plus de traces.
  36. Ce plan nous a été communiqué par M. Bérard, architecte, qui a fait sur cette abbaye un travail graphique important, accompagné d’une excellente notice à laquelle nous renvoyons nos lecteurs. Ces plans sont aujourd’hui la propriété du ministère d’État.
  37. Fontenay appartient aujourd’hui aux descendants du célèbre Montgolfier ; le monastère est devenu une papeterie importante.
  38. Annales cist., t. II, p. 50.
  39. Annales cist., t. III., p. 440, et t. IV, p. 370.
  40. Du Cange, Gloss.
  41. Saint-Anselme de Cant., par M. C. de Rémusat, Paris, 1853 ; voir les chap. I et II.
  42. Entre autres ceux de Reims, d’Amiens, de Laon.
  43. Hist. de l’abb. de Morimond, par M. l’abbé Dubois, chap. XXIII.
  44. Du Cange, Gloss. : « Pontifex, pontium exstructor. Fratres Pontis sub finem secundæ stirpis regum Franc. ad hoc potissimum institui, ut viatoribus tutelam, hospitium, aliaque necessaria præstarent. Fratres Pontis dicti quod pontes construerent uti facilius et tutius fluvios transire possent viatores. Sic avenionensem pontem præsidente et architecto S Benezeto exstruere ut fusius docetur in ejusdem sancti historia Aquis edita ana. 1707, in-16. Horum hospitalariurum Pontificum, seu Factorum Pontium (sic aliquando vocantur) habitus erat vestis alba cum signo pontis et crucis de panno supra pectus, ut loquitur charta ann. 1471, pro Hospitali Pontis S. Spiritus, ex schedis D. Lancelot. »
  45. A, l’église, dont le chœur remonte aux premières années du XIIe siècle, et la nef fut rebâtie vers 1240. B, le cloître. C, chapelle Notre-Dame. D, réfectoire. G, salle capitulaire. H, mortuaire. E, petit dortoir. I, grandes salles, dortoirs au-dessus. K, celliers. L, cuisine. N, chapelle Saint-Michel.
  46. A, l’église, la base de la tour est seule conservée, sa construction date du XIe siècle. B, le grand cloître. C, le chapitre. D, Jardin. E, le réfectoire. F, les cuisines.
  47. A, l’église. B, le cloître. C, la porte principale de l’abbaye du côté de la ville. D, porte dite papale du côté des prés. E, salle capitulaire et dortoirs au-dessus. F, la chapelle de la Vierge, bâtie par P. de Montereau. G, le réfectoire, bâti par le même architecte. H, celliers et pressoirs. I, la maison abbatiale. K, les fossés. L, jardins. M, dépendances. L’infirmerie à l’extrémité du bâtiment E.
  48. Voir la notice de M. Hérard sur cette abbaye. Paris, 1851, et le curieux travail graphique de cet architecte, déposé aux archives des Monuments hist. minist. d’État. Le chemin de fer de Creil passe aujourd’hui à travers les enclos de l’abbaye.
  49. L’enceinte de la ville fut reconstruite sous Charles VII, mais elle remplaçait des fortifications plus anciennes dont on retrouve de nombreuses traces.
  50. « Adhæret huic portæ domus prima custodiarum, ubi ab ingressuris, si qua habeant arma, deponuntur, nisi ea retinere permittat monasterii prior, qui arcis prorector est. » (Mabillon, Annal. benedict., t. IV, p. 75.)
  51. Ce nom ne lui fut donné qu’après l’institution de l’ordre de Saint-Michel, sous Louis XI. C’était probablement au XIIIe siècle le dortoir de la garnison.
  52. Le Mont-Saint-Michel est aujourd’hui une maison de détention ; des planchers et des cloisons coupent la belle salle des Chevaliers et les dortoirs. En 1834, la charpente de la nef de l’église fut incendiée et les maçonneries romanes du vaisseau souffrirent beaucoup de ce sinistre. Le chœur est bien conservé, et quoique bâti en granit, il présente un des exemples les plus ouvragés de l’architecture ogivale des derniers temps.
  53. Cette vue est copiée sur l’une des gravures du Monasticon Gallic. (Monogr. d’abbayes, bibl. Sainte-Geneviève).
  54. Riv. Tiretaine. L’abbaye de Saint-Allyre avait été rebâtie sous le pontificat de Pascal II, par conséquent dans les premières années du XIIe siècle, Elle était autrefois comprise dans l’enceinte de la ville de Clermont, mais ne fut fortifiée que plus tard, lorsqu’elle fut laissée en dehors des nouvelles fortifications, vers la fin du XIIe siècle. (Mabillon. Ann. bénéd. — Antiquit. de la France, in-12, 1631.
  55. Saint François d’Assises et saint Thomas d’Aquin, par E. J. Delécluze, t. Ier, p. 278 et suiv.
  56. Le Th des antiq de Paris, par J. Du Breul, 1634, liv. II, p. 378. Nous avons vu détruire, lors du percement de la nouvelle rue Soufflot, les derniers vestiges du couvent des Jacobins, qui se trouvait à cheval sur les murailles de Paris. Voir la Statistique monum. de Paris, publiée sous la direction de M. Albert Lenoir.
  57. J. Du Breul, Th. des ant. de Paris, p. 380.
  58. Ce beau monastère, fort mutilé aujourd’hui, est occupé par un quartier d’artillerie ; l’église a été divisée en étages, les beaux meneaux en pierre des fenêtres sont détruits depuis quelques années. Des écuries sont disposées dans le cloître et dans la jolie chapelle peinte de Saint-Antonin. Parmi ces peintures il en est de fort remarquables, et qui ne le cèdent en rien aux peintures italiennes de cette époque ; mais elles s’altérèrent davantage chaque jour. Les colonnes et chapiteaux du grand cloître sont en marbre gris des Pyrénées.
  59. « Edit enim S. Augustinus dignitate major beato Francisco, sed et aliquot seculis antiquior… Lesdicts frères Hermites de l’ordre de Sainct-Augustin ont eu trois diverses maisons à Paris. Premièrement ils ont demeuré en la rue dicte encore aujourd’hui des Vieux-Augustins… Leur esglise estoit la chapelle Saincte-Marie-Égyptienne, près la porte Montmartre, laquelle pour lors hors la ville, avoit esté rebastie aux despens, et à la poursuitte d’un marchand drapier de Paris… Secondement ils ont demeuré auprès la porte Sainct-Victor, en un lieu vague incult, et remply de chardons, qui pour cela s’appeloit Cardinelum à carduis, et s’estendoit depuis ladicte porte, jusques en la rue de Bièvre, où l’esglise Sainct-Nicolas enclose retient ce surnom de Chardonnet… En l’année 1286, le roi Philippe le Bel concéda aux augustins l’usage des murailles et tournelles de la ville : deffendant à toutes personnes d’y passer, ny demeurer sans leur congé. Mais voyants qu’en tel lieu ils ne pouvoient commodément vivre, pour le peu d’aumosnes qu’on leur faisoit : du consentement dudict roy et de l’évesque de Paris, Simon Matiphas de Bucy, ils vendirent ce qu’ils avoient acquis au Chardonnet, et s’en vindrent tenir au lieu où ils sont de présent : que leur cédèrent les frères de la pénitence de Jésus-Christ, dicts en latin Saccarii, et en françois Sachets… » (Du Breul, Théol. des antiq. de Paris, liv. II.)
  60. « Monaster. B. Mariæ-Viridis-Vallis, vulgo Grœnendæl, ordo can. reg. S. P. August. Congreg. Windesemensis in silva Zoniæ prope Bruxellas situatum. » (Castella et Prætoria nobil. Brabantiæ, Cænobiaque celeb. ad viv. delin., ex museo Jac. Baronis Le Roy. Antverpiæ, 1696.)
  61. Hist. du dioc. de Paris, par l’abbé Lebeuf, t. Ier, p. 332, et t. IV, p. 246.
  62. Hist. de l’abb. de Cluny, par M. P. Lorain, p. 154 et suiv.
  63. Pour donner une idée des tendances du pouvoir royal en France dès le XIIIe siècle, nous citerons cette parole du roi saint Louis en apprenant qu’après avoir excommunié l’empereur Frédéric, et délié ses sujets du serment de fidélité, Grégoire X offrait la couronne impériale au comte Robert, frère du roi de France : « il s’étonnait, dit-il, de l’audace téméraire du pape, qui osait déshériter et précipiter du trône un aussi grand prince, qui n’a point de supérieur ou d’égal parmi les chrétiens. » (Hist. de l’abb. de Cl., par Lorain.)
  64. Nous devons ce plan à l’obligeance de M. Mallay, architecte diocésain de Clermont-Ferrand, qui a bien voulu nous envoyer un calque de l’original. La grande chartreuse de Clermont est située à 50 kilom. de cette ville du côté de Bourg-Lastic ; le plan que nous présentons est un projet de restauration qui n’a pas été entièrement exécuté, mais il a pour nous cet avantage de fournir un ensemble complet, dans lequel les services sont étudiés et disposés avec soin.
  65. Ann. bénéd. Mabillon, t. VI, p. 45.
  66. Voy. l’Abécédaire, ou rudim. d’archéol., architecture civile et militaire, par M. de Caumont. 1853.