À valider

Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Pilier

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Pilastre <
Index alphabétique - P
> Pinacle
Index par tome

PILIER, s. m. Support vertical de pierre isolé, destiné à porter les charpentes ou les voûtes des édifices. Le pilier appartient à l’architecture du moyen âge. Les Grecs ni les Romains n’élevaient, à proprement parler, de piliers, car ce nom ne peut être donné à la colonne non plus qu’à ces masses épaisses et compactes de blocages qui, dans les grands édifices romains, comme les salles des Thermes, par exemple, supportent et contre-butent les voûtes. Le pilier est trop grêle à lui seul pour résister à des poussées obliques ; il faut, pour qu’il puisse conserver la ligne verticale, qu’il soit chargé verticalement, ou que les résultantes des poussées des voûtes agissant sur lui se neutralisent de manière à se résoudre en une pression verticale. Lorsque les nefs d’églises, les salles, étaient couvertes par des charpentes, il n’était pas besoin de donner aux piliers une force extraordinaire, et de chercher, par la combinaison de leur section horizontale, à résister aux pressions obliques des voûtes ; mais dès que l’on prétendit substituer la voûte aux charpentes pour fermer les vaisseaux, les constructeurs s’ingénièrent pour donner aux piliers des formes propres à remplir cette nouvelle destination. Ils augmentèrent d’abord démesurément le diamètre de la colonne cylindrique, puis ils groupèrent plusieurs colonnes ; puis ils cantonnèrent les piliers à section carrée de colonnes engagées ; ils cherchèrent ainsi des combinaisons résistantes jusqu’au moment où l’architecture adopta, vers le milieu du XIIe siècle, un système de structure entièrement nouveau. Alors le pilier ne fut plus que le dérivé de la voûte ou de la pression agissant sur lui.

Mieux que tout autre membre de l’architecture, le pilier, pendant le moyen âge, exprime les essais, les efforts des architectes et les résultats logiques des principes qu’ils admettent au moment où l’art vient aux mains des écoles laïques ; aussi devrons-nous entrer dans des explications assez étendues à propos des curieuses transformations que subit le pilier du Xe au XVe siècle.

Dans la basilique romaine, le pilier n’est autre que la colonne portant un mur vertical, soit au moyen de plates-bandes, soit au moyen d’arcs. Sur deux rangs de colonnes s’élevaient deux murs ; sur ces deux murs, de l’un à l’autre, une charpente. Pression verticale, assez faible d’ailleurs, par conséquent résistance suffisante si les colonnes étaient de pierre dure, de granit ou de marbre. Des murs de brique bien faits ne pèsent guère ; des charpentes, si larges qu’elles soient, n’exercent qu’une pression assez faible. Mais quand à l’art de la construction pratiquée par les Romains, on tomba dans une grossière imitation de cet art, on dut substituer à des murs minces, bien liaisonnés, garnis de mortier excellent, revêtus d’enduits indestructibles ou bâtis de pierres d’appareil posées à joints vifs, des murs de moellons smillés, mal liaisonnés, remplis de mauvais mortier ; dès lors il fallait nécessairement donner à ces murs une plus forte épaisseur, partant un poids plus considérable, aux colonnes ou piliers une plus large section. D’ailleurs les constructeurs romans, pendant la période carlovingienne, ne pouvaient ni extraire ni tailler des colonnes de marbre, de granit ou de pierre dure monolithes ; ils composaient celles-ci par assises de pierres basses et même quelquefois de moellons. Les piliers renforcés ne résistaient pas toujours aux charges qu’on leur imposait, ils se gerçaient, se lézardaient ; on en vint à augmenter démesurément leur force pour éviter ces accidents, on adopta les sections rectangulaires : leurs assises étaient ainsi plus faciles à poser et plus résistantes ; souvent on leur donna une épaisseur plus forte que celle des murs dont ils avaient à supporter la charge.

Beaucoup de monuments des Xe et XIe siècles ont conservé des piliers dans la construction desquels on observe les tâtonnements, les essais des constructeurs, rarement satisfaits du résultat obtenu ; car ces piliers étaient non-seulement disgracieux, mal reliés aux parties supérieures, mais encore ils prenaient une place considérable, encombraient les intérieurs et gênaient la circulation. Aussi n’est-il pas rare alors de voir dans un même édifice des piliers bâtis en même temps affectant des formes différentes, comme si les architectes dussent les essayer toutes, dans l’impossibilité où ils se trouvaient d’en trouver une qui pût les contenter. Pendant le XIe siècle nous voyons employer simultanément les piliers à section carrée, carrée avec arêtes abattues, circulaire, lobée, carrée cantonnée de demi-cercles, barlongue, circulaire, entourée d’une série de sections de cercle, etc. ; mais rien n’est arrêté, rien n’est définitif, aucun système ne prévaut.

Dans la petite église de Vignory (Haute-Marne)[1], les murs de la nef sont supportés par une suite de piliers à section barlongue ; puis la dernière travée près du chœur présente des piliers à section circulaire (fig. 1). Au-dessus du pilier à section circulaire A est posé, pour former le faux triforium B, un pilier à section carrée dont les angles sont arrondis[2]. L’architecte, se défiant de la petitesse de ses matériaux, n’a pas osé élever les piles de la nef jusqu’à la hauteur du lambris des combles des bas côtés, il les a étrésillonnées dans le sens de la longueur par des arcs C (voy. la coupe) qui portent une claire-voie n’ayant d’autre destination que de rendre le mur de la nef moins lourd et de décorer cet intérieur.
Dans l’église de Bonneuil-en-France (Seine-et-Oise), nous voyons des piliers du XIe siècle, dont la section est donnée en A, fig. 2, portant des archivoltes à doubles claveaux ; mais ici l’esprit méthodique des artistes de l’Île-de-France apparaît : la section de ces piliers est motivée par la construction supérieure, on sent là l’influence d’une école dont les principes sont déjà raisonnés. Ces piliers sont bien construits en assises régulières. Les profils sous les arcs ne se retournent pas sur les faces, ce qui est parfaitement justifié par la construction. Dans la nef de l’église Saint-Remi de Reims, élevée vers la fin du Xe siècle (nous parlons des constructions primitives), on voit des piliers dont la forme singulière ne paraît motivée en aucune manière. Ces piliers (fig. 3 et 3 bis) se composent d’un faisceau de segments de colonnettes dont la section horizontale donne le tracé reproduit dans la figure 3.
Un cercle ayant été tracé avec le rayon AB, ce cercle est le socle de la pile ; ayant été divisé en sept parties égales, on a obtenu un polygone qui donne le plinthe des bases des colonnettes. Le rayon AB ayant été divisé en deux parties égales, AC, BC, les points C ont donné les centres des sept grosses colonnettes. La rencontre des segments de ces grosses colonnettes a donné le centre des sept autres colonnettes dont les tores des bases sont tangents aux côtés du polygone. Les archivoltes HH, II, le nu du mur FG, posent assez gauchement sur cette pile, comme il est facile de le reconnaître par le tracé. L’arc-doubleau KL du collatéral prend sa naissance au-dessous de celle des archivoltes, ce qui fait que le tailloir des chapiteaux sous cet arc-doubleau vient buter contre les fûts de la pile, et que les tailloirs des chapiteaux portant les archivoltes pénètrent dans l’arc-doubleau.


La perspective de cette pile (fig. 3 bis) explique d’ailleurs ces bizarreries, et comment tous les chapiteaux, sauf ceux portant l’arc-doubleau, sont inscrits dans un cercle qui est de même diamètre que celui donnant la projection horizontale du socle. Il semblerait que l’architecte a voulu obtenir ici une puissante résistance et une apparence légère par ces divisions du gros fût en portions de cylindres se pénétrant.

Dans l’église de Saint-Aubin de Guérande, la nef, dont la construction date de 1130 environ, repose sur des piliers alternativement cylindriques et composés. Voici (fig. 4) l’un de ces derniers.
La section horizontale tracée en A donne quatre grosses demi-colonnes de 60 centimètres de diamètre, et quatre plus menues de 40 centimètres de diamètre. Les bases de ces colonnes sont circulaires, et reposent sur un plateau également circulaire, enveloppant les huit bases partielles et formant socle. La projection horizontale de ce plateau donne celle du tailloir commun aux huit chapiteaux, et portant sur la face, un pilier C dont la section est un trapèze, des archivoltes à double rang E, D, et un arc-doubleau G sur le bas côté. Le pilier C (voy. l’élévation F) ne portait que les entraits de la charpente, cette nef n’ayant pas été voûtée primitivement. La construction de ces piliers est beaucoup mieux entendue que celle des piliers de l’église de Saint-Remi de Reims, car ici chaque colonne engagée a déjà sa fonction distincte et bien motivée. Le tracé perspectif B fait comprendre la disposition des huit chapiteaux groupés sous le tailloir circulaire[3]. L’église de Lons-le-Saulnier nous montre une nef du XIIe siècle portée sur des piliers alternativement cylindriques et à section polygonale, terminés par des amortissements carrés formant chapiteaux et recevant en plein les sommiers des archivoltes (fig. 5).

Le XIIe siècle présente une grande variété de piliers. Les constructeurs, cherchant les moyens d’élever des voûtes sur les nefs romanes, qui jusqu’alors en étaient habituellement dépourvues (dans les provinces du Nord du moins), passaient de la forme primitive de la colonne monocylindrique à la section carrée, au groupe de cylindres, aux plans carrés cantonnés de colonnes engagées, sans trouver la forme qui convenait définitivement à ces supports ; car chaque jour amenait un nouveau mode dans la structure des voûtes, et bien souvent, pendant que l’on élevait les piliers, il survenait un perfectionnement dans la manière de disposer les sommiers qui ne trouvait que difficilement son emploi sur des piles préparées antérieurement à la connaissance de ce progrès. C’est ce qui explique comment, dans beaucoup d’édifices de la dernière période romane, on voit des arcs reposant gauchement sur des piliers qui évidemment n’avaient pas été tracés en prévision de la forme de ces voûtes.

Il est une école cependant qui tâtonne peu, c’est l’école bourguignonne, ou plutôt l’école de Cluny. Aussi est-ce dans les édifices dus à cet ordre que l’on voit déjà, dès le commencement du XIIe siècle, apparaître des piles très-franchement disposées pour recevoir les voûtes telles qu’on les concevait à cette époque. Les piles de la nef de l’église abbatiale de Vézelay, élevée à la fin du XIe siècle et pendant les premières années du XIIe, sont déjà tracées sur un plan coïncidant parfaitement avec la construction des voûtes. Elles sont formées par la pénétration de deux parallélogrammes rectangles cantonnés de quatre colonnes cylindriques engagées.

La figure 6 donne en A la section horizontale de ces piles au niveau ab, et en B leur section au niveau cd. C donne la face de la pile du côté de la nef, et D la coupe de la travée sur le milieu des archivoltes. On voit qu’au-dessus du bandeau G, le mur de la nef se retraite pour dégager des pilastres H qui sont destinés à porter déjà des formerets I, sur lesquels s’appuient les voûtes d’arête sans arcs ogives. Des contre-forts K étaient seuls destinés primitivement à contre-buter les grandes voûtes, et reposaient sur les sommiers L des arcs-doubleaux des bas côtés. Ici les chapiteaux sont placés aux naissances des archivoltes et des arcs-doubleaux, de sorte qu’ayant les mêmes diamètres, les colonnes engagées antérieures X sont beaucoup plus longues que les colonnes M et N. Ainsi, dès cette époque, le principe de soumettre les hauteurs des colonnes aux naissances des arcs est admis. Ce sont les voûtes qui commandent l’ordonnance. Les colonnes ne sont engagées que d’un tiers, afin de laisser à leur diamètre toute leur pureté, ce qui est un point important, car toute colonne engagée de la moitié de son diamètre, par l’effet de la perspective, ne paraît jamais posséder son épaisseur réelle. Il est évident que dans la nef de Vézelay, l’architecte a su, dès la base de l’édifice, comment il le pourrait voûter ; les arcs-doubleaux reposent en plein sur les saillies des chapiteaux et sur les dosserets auxquels les colonnes sont adossées ; les formerets de la grande voûte trouvent leurs points d’appui, et les arêtes des voûtes leur place dans des angles rentrants, comme dans la structure romaine. Les piliers de la cathédrale d’Autun, d’une époque plus récente (1140 environ), mais appartenant à cette belle école de la haute Bourgogne, méritent également de fixer notre attention. Ils se composent, suivant la section horizontale, de deux parallélogrammes se pénétrant, cantonnés, non de colonnes engagées, mais de pilastres cannelés. Il faut observer que la nef principale de cette église est voûtée en berceau, et non point par des voûtes d’arête, comme à Vézelay.
Ses piliers sont, d’ailleurs, parfaitement disposés pour ce genre de construction. La section A est faite sur ab (fig. 7), la section B sur cd, la section C sur ef. Les arcs-doubleaux D reposent sur la tête du pilastre montant de fond, et le nerf qui les cerne à l’extrados, sur les colonnettes E. Les pilastres latéraux i s’arrêtent à la naissance des archivoltes des collatéraux, et celui postérieur reçoit, au même niveau, l’arc-doubleau de la voûte du bas côté. C’est donc, comme à Vézelay, la naissance des arcs des voûtes qui détermine la hauteur des colonnes ou pilastres engagés ; mais pour ne pas donner au pilastre antérieur une proportion démesurément allongée, l’architecte a eu le soin de le couper par les bandeaux n et m. Il n’est pas nécessaire de faire ressortir l’étude des proportions et des détails qui perce dans cet exemple d’architecture. On croirait voir là un fragment de ces monuments gréco-romains si délicats que M. le comte Melchior de Vogué a découverts dans les environs d’Antioche et d’Alep. Il n’est pas jusqu’à la sculpture qui ne rappelle cette école orientale si brillante au Ve siècle ; et bien que les portes gallo-romaines d’Autun aient pu inspirer aux architectes de la cathédrale du XIIe siècle le motif de l’arcature du triforium, ceux-ci ont été certainement prendre ailleurs leurs profils et leur ornementation, ces profils et ornements étant d’un tout autre style que ceux des édifices gallo-romains et d’une exécution bien supérieure.

Ce motif de piliers a été suivi dans la construction des églises Notre-Dame de Beaune, de Saint-Andoche de Saulieu et de la cathédrale de Langres, car la cathédrale d’Autun a fait école.

L’école de l’Île-de-France, au moment où l’architecture passait aux mains des architectes laïques, devait rompre avec ces traditions qui semblaient si bien établies dans les contrées de la Bourgogne et de la haute Champagne. Vers 1160, ces architectes de l’Île-de-France tentaient d’associer les anciennes données romanes au nouveau système de structure qu’ils inauguraient ; ils conservaient encore la colonne monocylindrique et ne commençaient l’ordonnance imposée par les voûtes d’arête en arcs ogives qu’au-dessus de ces colonnes.

Ce principe est franchement accusé dans l’intérieur de la cathédrale de Paris. Les piliers du chœur de cette église, élevés vers 1162, et ceux de la nef, vers 1200, présentent à peu près les mêmes dispositions.


Les piliers du chœur, dont nous donnons la section horizontale (fig. 8), se composent d’un gros cylindre de 1m, 30 de diamètre (4 pieds), portant un large chapiteau à tailloir carré, sur lequel reposent les archivoltes portant les murs ab, cd, les arcs-doubleaux du collatéral e et les arcs ogives f. Les trois colonnettes g, h, h, s’élancent jusqu’aux naissances des grandes voûtes pour porter les arcs-doubleaux et les arcs ogives ou les formerets. À la hauteur du triforium, la section monocylindrique du pilier se divise, comme l’indique la figure, en autant de membres qu’il y a de nerfs de voûtes à porter.
Dans la nef (fig. 9), la section de la pile du triforium se simplifie ; la pile, construite par assises, ne présente que des retours d’équerre, des pilastres, et les colonnettes sont détachées en monolithes. Plus tard, aux piles avoisinant les tours, vers 1210, les constructeurs ont même accolé après coup, à la grosse colonne monocylindrique du rez-de-chaussée, une colonne engagée A pour supporter l’apparence de porte-à-faux des colonnettes antérieures assises sur le tailloir, ou plutôt pour épauler le gros cylindre et arrêter son déversement. C’était une transition.
Voici (fig. 10) quelle est la construction des piles de la nef de Notre-Dame de Paris en élévation[4]. Il est clair que l’ordonnance propre au nouveau système de structure adopté alors ne commence qu’à partir du niveau A, c’est-à-dire au-dessus du tailloir des chapiteaux des colonnes du rez-de-chaussée. Celles-ci constituent une ordonnance séparée, un quillage inférieur. Ce principe persiste plus longtemps dans l’Île-de-France que partout ailleurs, ce n’est qu’avec peine que les architectes l’abandonnent. Déjà cependant, à Paris, dans la construction de la cathédrale même, ils avaient élevé, dans les collatéraux de la nef, des colonnes monocylindriques cantonnées de colonnes monostyles (voy. Construction, fig. 92 et 93) ; mais ce parti leur avait été imposé par la nécessité de donner à ces points d’appui une résistance exceptionnelle. Nous voyons qu’à la cathédrale de Laon, sans aucune raison apparente, vers la même époque, c’est-à-dire vers 1200, les architectes ajoutent aux gros cylindres du rez-de-chaussée de la nef des colonnes monostyles détachées, comme un essai, une tentative, un acheminement vers un nouveau système de structure des piles. Sur vingt piles qui portent le triforium et les voûtes de la nef de Notre-Dame de Laon, quatre seulement présentent cette particularité de colonnettes posées aux angles du tailloir et sur la partie antérieure, ainsi que l’indique la section horizontale (fig. 11).
Les trois colonnettes a, b, b, soulagent le tailloir du gros chapiteau, et reçoivent les cinq colonnettes qui portent l’arc-doubleau, les arcs ogives et les formerets des grandes voûtes. Quant aux colonnettes c, elles reçoivent les sommiers des arcs ogives des voûtes des bas côtés. En perspective, ces piliers présentent donc l’aspect reproduit dans la figure 12.
Ces quatre piliers sont, il est vrai, posés sous les retombées des voûtes, qui, à Laon comme à Notre-Dame de Paris, embrassent deux travées, mais on ne s’explique pas pourquoi ce système, qui est très-bon, n’a pas été suivi tout le long de la nef. Les bagues A forment une assise qui relie les fûts supérieurs B aux fûts inférieurs C. Les constructeurs de la cathédrale de Laon n’avaient pas le beau liais cliquart de Paris, et ils ne pouvaient tailler de colonnettes monostyles d’une grande longueur. Aussi reliaient-ils les fûts par ces assises de bagues qui se répétaient plusieurs fois dans la hauteur des piliers, comme on le voit en D. On observera que le chapiteau de la grosse colonne comprend deux assises, tandis que les chapiteaux des colonnettes en délit sont pris dans une seule assise faisant corps avec la deuxième assise du gros chapiteau. Ce principe est suivi assez rigoureusement pendant les premières années du XIIIe siècle (voy. Chapiteau). Quelques années avant la construction de la cathédrale de Laon, c’est-à-dire vers 1170, on élevait dans la même ville la nef et le chœur de l’église Saint-Martin, et l’architecte conservait le corps de la pile romane, formée, en section horizontale, de parallélogrammes se pénétrant avec colonne engagée du côté de la grande nef pour recevoir l’arc doubleau ; mais dans les quatre angles rentrants laissés par les parallélogrammes, cet architecte posait déjà des colonnettes en délit pour recevoir les arcs ogives des hautes et basses voûtes (fig. 13).
Ces colonnettes, composées de plusieurs morceaux, étaient retenues par des bagues, ainsi que le fait voir la vue perspective. Mais ces piles avaient l’inconvénient de donner une section considérable prenant beaucoup de place, gênant la circulation et masquant la vue du sanctuaire ; cependant ces quatre colonnettes, disposées pour recevoir les arcs ogives, avaient probablement fait naître aux architectes de la cathédrale de Laon l’idée de cantonner leur pilier cylindrique de cinq colonnettes, l’une destinée à porter l’arc-doubleau de la grande nef, et les quatre autres à porter les arcs ogives. Bientôt on prit un parti plus radical, on cantonna la grosse colonne cylindrique de quatre colonnes engagées, recevant les deux arcs-doubleaux et les deux archivoltes ; les arcs ogives des collatéraux retombèrent alors sur le gros chapiteau du cylindre principal, et ceux des voûtes de la grande nef sur des colonnettes en délit portant sur la saillie du tailloir. C’est suivant ce système que furent élevés les piliers de la cathédrale de Reims (fig. 14).
En A nous donnons la section de ces piliers au niveau du rez-de-chaussée, la grande nef étant du côté N. Les gros cylindres ont 1m,60 de diamètre (5 pieds) ; dans le sens de la coupe en travers, les piliers, compris les colonnes engagées, ont 2m,48, et dans le sens de la nef 2m,40 seulement. C’était une précaution prise pour donner à ces piliers un peu plus d’assiette dans le sens de la poussée des voûtes. L’appareil de ces piliers est donné par Villard de Honnecourt et est reproduit dans notre figure. Villard de Honnecourt a bien le soin de nous dire que cet appareil avait été combiné afin de cacher les joints des tambours ; il n’est pas besoin d’ajouter que l’appareil se chevauche de deux en deux assises. Au niveau du triforium, en ab (voy. l’élévation B), le pilier adopte la section C. La colonne engagée d fait corps avec la bâtisse, c’est-à-dire qu’elle est élevée par assises, tandis que les colonnettes e recevant les arcs ogives des grandes voûtes, et les colonnettes f recevant les formerets, sont rapportées en délit, maintenues par les bandeaux g, h, qui font bagues, et les chapiteaux i et l. L’architecte de Notre-Dame de Reims n’avait pas encore une théorie bien arrêtée sur l’équilibre des voûtes dans les grands édifices gothiques, et il avait cru devoir donner à ses piliers une très-forte section ; il avait, au niveau du triforium, cru devoir élever encore un gros contre-fort en porte-à-faux pour asseoir les piles recevant les arcs-boutants (voy. Cathédrale, fig. 14). L’architecte de la cathédrale d’Amiens fut plus hardi : il donna une section beaucoup plus faible à ses piliers, et ne songea à les maintenir dans leur plan vertical que par le secours des arcs-boutants (voy. Cathédrale, fig. 20).

D’autres constructeurs avaient essayé des colonnes jumelles dans les cathédrales de Sens et d’Arras (voy. la section D) (1160), ou plus tard des colonnes avec une seule colonnette adossée (voy. la section E), ou encore des colonnes à section ovale, comme dans le chœur de la cathédrale de Seez (fin du XIIIe siècle) (voy. la section F), dominés qu’ils étaient par cette idée de résister aux poussées et de prendre le moins de place possible, de ne pas obstruer la vue des nefs et des sanctuaires.

Les exemples de piliers empruntés aux cathédrales de Reims et d’Amiens nous font voir seulement une grosse colonne centrale cantonnée de quatre colonnes engagées ; les colonnettes destinées à porter les arcs ogives et les formerets ne prennent naissance qu’au-dessus du chapiteau inférieur. Vers le milieu du XIIIe siècle déjà on faisait descendre les colonnettes des arcs ogives des grandes voûtes jusqu’à la base même du pilier ; puis bientôt on voulut porter les arcs ogives des voûtes des collatéraux sur des colonnettes spéciales ;
les piliers prirent donc la section donnée par la figure 15 : A étant le côté faisant face à la grande nef et B la partie du pilier en regard du collatéral. Dès l’instant que l’on admettait que les arcs ogives, comme les archivoltes et les arcs-doubleaux, devaient posséder leur colonnette montant de fond, il était logique d’admettre que les formerets eux-mêmes possédassent leurs supports verticaux, et même que les membres de ces nefs de voûtes eussent chacun un point d’appui spécial. On multiplia donc les colonnettes autour du cylindre central, et les moulures elles-mêmes des arcs vinrent mourir sur la base du pilier. Ce parti tendait à faire supprimer les chapiteaux, car à quoi bon un chapiteau dès que la moulure formant l’arc se continue le long du pilier ? Vers 1230 déjà, les colonnettes cantonnant les piliers ne sont plus détachées, monostyles, mais tiennent aux assises mêmes de la pile. Ces colonnettes, en se multipliant, devenaient trop grêles pour qu’il fût possible de les tailler dans une pierre posée en délit, et même alors comme il devenait très-difficile, sans risquer de faire casser les pierres, de fouiller au ciseau les angles rentrants, jonctions des colonnettes avec le noyau, on adoucissait ces angles, ainsi que le fait voir la section (fig. 16).


Il résultait de cette nécessité pratique une succession de surfaces courbes, molles, qui ne donnaient que des ombres indécises ; il fallait trouver sur ces surfaces des arrêts de lumière qui pussent accuser les nerfs principaux. Les architectes eurent alors l’idée de réserver sur le devant de chaque colonnette une arête qui accrochât la lumière et fit ressortir la saillie du nerf cylindrique (voy. en A, fig. 16). Il résultait de l’adoption de ce principe, que la colonnette, mariée au noyau principal par une gorge et armée d’un nerf saillant, passait de la forme cylindrique à la forme prismatique.

Dès la fin du XIIIe siècle, l’école champenoise, qui, à partir de 1250, avait pris les devants sur les autres écoles gothiques, cherchait des sections de piliers qui fussent rigoureusement logiques, c’est-à-dire qui ne fussent que la section, réunie en faisceau, des arcs que portaient ces piliers. Alors les profils des arcs commandaient impérieusement les sections des piles, et, pour tracer un pilier, il fallait commencer par connaître et tracer les divers membres des voûtes.

Les gens qui élevèrent l’église Saint-Urbain de Troyes, vers 1290, prirent, dès cette époque, le parti radical que nous venons d’indiquer ; mais on comprendra facilement que la forme consacrée du gros pilier cylindrique central ne devait plus s’accorder avec ce système nouveau, la réunion en faisceau de tous ces nerfs d’arcs ne pouvant se résoudre en un cylindre, même en y joignant des appendices comme on l’avait fait précédemment et comme l’indiquent les figures 15 et 16. Il fallait abandonner absolument la tradition de la grosse colonne centrale, qui persistait encore vers le milieu du XIIIe siècle. Entraînés par la marche logique de leur art, les constructeurs de Saint-Urbain n’hésitèrent pas, et nous voyons que dans le même édifice et pendant un espace de temps très-court (dix ans au plus), ils abordent franchement le pilier prismatique, en supprimant les chapiteaux.

La figure 17 présente en A une des quatre piles du transsept. Cette pile porte deux arcs-doubleaux B des grandes voûtes, deux archivoltes C de bas côtés, la branche d’arc ogive D de la voûte de la croisée, deux branches d’arcs ogives E des voûtes hautes, et la branche d’arc ogive F de la voûte du collatéral. Son plan affecte la forme donnée par les profils de ces huit arcs, et place les points d’appui verticalement sous la trace des sommiers de ces arcs. La première pile de la nef, dont la section est donnée en G, indique de même la projection horizontale des sommiers des archivoltes B′, des arcs ogives E′ des grandes voûtes, et des arcs ogives E″ des voûtes des bas côtés, ainsi que celle des arcs-doubleaux H des grandes voûtes et I des basses voûtes. Ces piles portent encore des chapiteaux, très-bas d’assise, parce que le profil des arcs des voûtes n’est pas identique avec la section de ces piliers. Mais la seconde pile de la nef donne la section K, et est tracée de telle façon, que les archivoltes L, les arcs-doubleaux H et I, les arcs ogives M, viennent pénétrer exactement cette section, les membres a tombant en a′, les membres b en b′, les membres c en c′, les membres d en d′, etc. Mais, pour ne pas affaiblir la pile par des évidements, les cavets, gorges et profils e viennent rencontrer les surfaces pleines e′, les arêtes vives f des boudins s’accusant sur la pile par les arêtes f′. Dès lors les chapiteaux sont supprimés. Une semblable tentative, datant des dernières années du XIIIe siècle, ne laisse pas d’être d’un grand intérêt, quand on voit que pendant le XIVe encore, dans la province de l’Île-de-France et en Normandie, on s’en tenait à des sections de piles n’accusant pas entièrement la section des arcs des voûtes, et nécessitant par conséquent l’emploi du chapiteau pour séparer les sommiers de faisceau des colonnettes des piliers.

L’église de Saint-Ouen de Rouen, dont le chœur date du XIVe siècle, présente des piliers qui sont tracés conformément à la section G, c’est-à-dire qui projettent avec quelques modifications les arcs-doubleaux et les arcs ogives des voûtes, et qui possèdent encore des chapiteaux ; ce n’est qu’à la fin du XIVe siècle et au commencement du XVe que la donnée déjà adoptée à la fin du XIIIe siècle par l’architecte de Saint-Urbain de Troyes est définitivement acceptée, et que les piles ne sont que la projection réunie en faisceau des différents profils des arcs. Mais comme cette méthode, toute rationnelle qu’elle était, exigeait une main-d’œuvre et par conséquent des dépenses considérables, souvent à cette époque on en revient au pilier monocylindrique, dans lequel alors pénétraient les profils des divers arcs des voûtes. C’est ainsi que sont construits les piliers de l’église basse du mont Saint-Michel en mer, et d’un grand nombre d’édifices construits de 1400 à 1500, particulièrement dans les constructions civiles, où l’on prétendait ne pas faire de dépenses inutiles. Toutefois il ne faut pas perdre de vue ce fait, savoir, qu’à dater de 1220, les architectes français, renonçant à la colonne monocylindrique pour porter les voûtes, cherchèrent sans interruption à transformer cette colonne en un support des membres saillants constituant la voûte, et par suite en un faisceau vertical de ces membres. Le pilier tendait ainsi chaque jour à n’être que la continuation des arcs des voûtes, et nous voyons que dès la fin du XIIIe siècle on était déjà arrivé à ce résultat. Le pilier n’étant que le faisceau vertical des arcs des voûtes, ce n’est plus, à proprement parler, un pilier, mais un groupe de moulures d’arcs descendant verticalement jusqu’au sol, c’est le tracé du lit inférieur des sommiers qui constitue la section horizontale de la pile ; et en effet, ce tracé est si important dans les édifices voûtés, si impérieux, dirons-nous, qu’il devait nécessairement conduire à ce résultat. Dès 1220, les architectes gothiques ne pouvaient élever un monument voûté sans, au préalable, tracer le plan des voûtes et de leurs sommiers ; il était assez naturel de considérer ce tracé comme le tracé du plan par terre, et de planter ces sommiers dès la base de sa construction : c’était un moyen de faire une économie d’épures, et surtout d’éviter des erreurs de plantation.

Les piliers, dans l’architecture civile, affectent des formes qui ne sont pas moins l’expression des nécessités de la construction, soit qu’ils portent des voûtes, soit qu’ils soutiennent des planchers. Ainsi, dans les étages inférieurs de l’évêché de Meaux, étages qui datent de la fin du XIIe siècle, nous voyons des piliers posés en épine qui portent des voûtes doubles, et dont la structure est assez remarquable. Voici (fig. 18) leur section horizontale en A, et en B leur élévation.
Les voûtes sont privées d’arcs-doubleaux. Ce sont des voûtes d’arête construites comme les voûtes romaines, avec un simple boudin en relief sur les arêtes et un angle obtus à la place occupée ordinairement par l’arc-doubleau (voy. la section C faite sur ab). Le pilier se compose d’un corps principal cylindrique, cantonné de quatre boudins également cylindriques (voy. la section A) ; les piles sont monolithes du dessus de la base à l’astragale du chapiteau.

Des maisons de la ville de Dol possèdent encore des piliers monolithes de granit et qui datent du XIIIe siècle. Ils portent des poitraux de bois et formaient portiques ou pieds-droits de boutiques.


Voici (fig. 19) deux de ces piliers. En A est la section du pilier A′, en B celle du pilier B′. Les architectes cherchaient toujours, avec raison, à éviter, dans la taille de ces piliers isolés ou adossés, les arêtes vives, qui s’épaufrent facilement et sont fort gênantes. Il suffit de s’être promené un jour de foule dans la rue de Rivoli, à Paris, pour reconnaître les inconvénients des arêtes vives laissées sur les piliers isolés : ce sont autant de lames blessantes placées au-devant des passants. Admettant que cela soit monumental, ce n’en est pas moins très-incommode.

Les architectes de la fin du XVe siècle ont non-seulement fait descendre le long des piles les profils prismatiques des arêtes des voûtes, mais encore ils se sont plu parfois à tordre ces profils en spirale, et à décorer d’ornements sculptés les intervalles laissés entre les côtes. On voit un curieux pilier ainsi taillé au fond du chevet de l’église de Saint-Séverin, à Paris. On en voit un composé de gros boudins en spirale dans l’église de Sainte-Croix de Provins. Ce sont là des fantaisies qui ne sauraient servir d’exemples et que rien ne justifie. La province de Normandie fournit plus qu’aucune autre ces étrangetés dues au caprice de l’artiste qui, à bout de ressources, cherche dans son imagination des combinaisons propres à surprendre le public. Les maîtres du moyen âge n’ont jamais eu recours à ces bizarreries. Ce n’est qu’en Angleterre que dès le XIIIe siècle naît ce désir de produire des effets surprenants. Déjà dans la cathédrale de Lincoln on voit des piliers de cette époque, composés avec une recherche des petits effets que l’on ne trouve dans notre école que beaucoup plus tard. Des exemples de piliers sont présentés dans les articles Architecture Religieuse, Cathédrale, Construction et Travée.

  1. Du Xe au XIe siècle.
  2. Voyez la monographie de l’église de Vignory donnée d’après les dessins de M. Bœswilwald (Archiv. des monuments histor. publiées sous les auspices du ministre d’État).
  3. Ces dessins nous ont été fournis par M. Gaucherel.
  4. Voy. Cathédrale, fig. 2 et 4.