Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 16

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Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 161-165).
CHAPITRE XVI.
Quelle fut d’abord la religion des Juifs ?

Nous trouvons dans le livre intitulé Josué ces propres paroles, que ce chef sanguinaire dit à la horde juive après s’être emparé de trente-un chefs de ces villages, appelés rois dans la Bible[1] : « Choisissez aujourd’hui ce qu’il vous plaira, et voyez qui vous devez plutôt adorer, ou les dieux que vos pères ont servis dans la Mésopotamie, ou les dieux des Amorrhéens au pays desquels vous habitez ; mais pour ce qui est de moi et de ma maison, nous servirons Adonaï ; et le peuple répondit : À Dieu ne plaise que nous abandonnions Adonaï, et que nous servions d’autres dieux ! »

Il est évident, par ce passage, que les Juifs y sont supposés avoir adoré Isis et Osiris en Égypte, et les étoiles en Mésopotamie. Josué leur demande s’ils veulent adorer encore ces étoiles, ou Isis et Osiris, ou Adonaï, le dieu des Phéniciens, au milieu desquels ils se trouvent. Le peuple répond qu’il veut adorer Adonaï, le dieu des Phéniciens. C’était peut-être une politique bien entendue que d’adopter le dieu des vaincus pour les mieux gouverner. Les barbares, qui détruisent l’empire romain ; les Francs, qui saccagèrent les Gaules ; les Turcs, qui subjuguèrent les Arabes mahométans : tous ont eu la prudence d’embrasser la religion des vaincus, pour les mieux accoutumer à la servitude. Mais est-il probable qu’une si petite horde de barbares juifs ait eu cette politique ?

Voici une seconde preuve beaucoup plus forte que ces Juifs n’avaient point encore de religion déterminée. C’est que Jephté, fils de Galaad et d’une fille de joie, élu capitaine de la horde errante, dit aux Moabites[2] : « Ce que votre dieu Chamos possède ne vous est-il pas dû de droit ? Et ce que le nôtre s’est acquis par ses victoires ne doit-il pas être à nous ? » Certes il est évident qu’alors les Juifs regardaient Chamos comme un véritable dieu ; il est évident qu’ils croyaient que chaque petit peuple avait son dieu particulier, et que c’était à qui l’emporterait, du dieu juif ou du dieu moabite.

Apportons une troisième preuve non moins sensible. Il est dit au premier chapitre des Juges[3] : « Adonaï se rendit maître des montagnes ; mais il ne put vaincre les habitants des vallées, parce qu’ils avaient des chariots armés de faux. » Nous ne voulons pas examiner si les habitants de ces cantons hérissés de montagnes pouvaient avoir des chars de guerre, eux qui n’eurent jamais que des ânes. Il suffit d’observer que le dieu des Juifs n’était alors qu’un dieu local qui avait du crédit dans les montagnes, et point du tout dans les vallées, à l’exemple de tous les autres petits dieux du pays, qui possédaient chacun un district de quelques milles, comme Chamos, Moloch, Remphan, Belphégor, Astaroth, Baal-Bérith, Baal-Zébuth, et autres marmousets.

Une quatrième preuve, plus forte que toutes les autres, se tire des prophètes. Aucun d’eux ne cite les lois du Lévitique, ni du Deutéronome ; mais plusieurs assurent que les Juifs n’adorèrent point Adonaï dans le désert, ou qu’ils adorèrent aussi d’autres dieux locaux. Jérémie dit que[4] « le seigneur Melchom s’était emparé du pays de Gad ». Voilà donc Melchom reconnu dieu, et si bien reconnu pour dieu par les Juifs que c’est ce même Melchom à qui Salomon sacrifia depuis sans qu’aucun prophète l’en reprît.

Jérémie dit encore quelque chose de bien plus fort ; il fait ainsi parler Dieu[5] : « Je n’ai point ordonné à vos pères, quand je les ai tirés d’Égypte, de m’offrir des holocaustes et des victimes. » Y a-t-il rien de plus précis ? Peut-on prononcer plus expressément que les Juifs ne sacrifièrent jamais au dieu Adonaï dans le désert ?

Amos va beaucoup plus loin. Voici comme il fait parler Dieu[6] : « Maison d’Israël, m’avez-vous offert des hosties et des sacrifices dans le désert pendant quarante ans ? Vous y avez porté le tabernacle de votre Moloch, l’image de vos idoles, et l’étoile de votre Dieu. »

On sait que tous les petits peuples de ces contrées avaient des dieux ambulants qu’ils mettaient dans des petits coffres, que nous appelons arche, faute de temple. Les villages les plus voisins de l’Arabie adoraient des étoiles, et mettaient une petite figure d’étoile dans leur coffre.

Cette opinion que les Juifs n’avaient point adoré Adonaï dans le désert fut toujours si répandue, malgré l’Exode et le Lévitique, que saint Étienne, dans son discours au sanhédrin, n’hésite pas à dire[7] : « Vous avez porté le tabernacle de Moloch et l’astre de votre dieu Remphan, qui sont des figures que vous avez faites pour les adorer (pendant quarante ans). »

On peut répondre que cette adoration de Melchom, de Moloch, de Remphan, etc., était une prévarication. Mais une infidélité de quarante années, et tant d’autres dieux adorés depuis, prouvent assez que la religion juive fut très-longtemps à se former. Après la mort de Gédéon il est dit que[8] les Juifs adorèrent Baal-Bérith. Baal est la même chose qu’Adonaï ; il signifie le Seigneur. Les Juifs commençaient probablement alors à apprendre un peu la langue phénicienne, et rendaient toujours leurs hommages à des dieux phéniciens. Voilà pourquoi le culte de Baal se perpétua si longtemps dans Israël.

Une cinquième preuve que la religion juive n’était point du tout formée est l’aventure de Michas, rapportée dans le livre des Juges[9]. Une Juive de la montagne d’Éphraim, femme d’un nommé Michas, ayant perdu onze cents sicles d’argent, ce qui est une somme exorbitante pour ce temps-là, un de ses fils, qui les lui avait apparemment volés, les lui rendit. Cette bonne Juive, pour remercier Dieu d’avoir trouvé son argent, en mit à part deux cents sicles pour faire jeter en fonte des idoles qu’elle enferma dans une petite chapelle portative. Un Juif de Bethléem, qui était lévite, se chargea d’être le prêtre de ce petit temple idolâtre, moyennant cinq écus par an, et deux habits. Cette bonne femme s’écria alors[10] : « Dieu me fera du bien, parce que j’ai chez moi un prêtre de la race de Lévi. »

Quelques jours après, six cents hommes de la tribu de Dan, allant au pillage selon la coutume des Juifs, et voulant saccager le village de Laïs, passèrent auprès de la maison de Michas. Ils rencontrèrent le lévite, et lui demandèrent si leur brigandage serait heureux. Le lévite les assura du succès ; ils le prièrent de quitter sa maîtresse, et d’être leur prêtre. L’aumônier de Michas se laissa gagner ; la tribu de Dan emmena donc le prêtre et les dieux, et alla tuer tout ce qu’elle rencontra dans le village de Laïs, qui fut depuis appelé Dan. La pauvre femme courut après eux avec des clameurs et des larmes. Ils lui dirent[11] : « Pourquoi criez-vous ainsi ? » Elle leur répondit : « Vous m’emportez mes dieux, et mon prêtre, et tout ce que j’ai, et vous me demandez pourquoi je crie ! » La Vulgate met cette réponse sur le compte du mari même de Michas ; mais, soit quelle eût encore son mari, soit qu’elle fût veuve, soit que le mari ou la femme ait crié, il demeure également prouvé que la Michas, et son mari, et ses enfants, et le prêtre des Michas, et toute la tribu de Dan, étaient idolâtres.

Ce qui est encore plus singulier et plus digne de l’attention de quiconque veut s’instruire, c’est que ces mêmes Juifs[12] qui avaient ainsi saccagé la ville et le pays de Dan, qui avaient volé les petits dieux de leurs frères, placèrent ces dieux dans la ville de Dan, et choisirent, pour servir ces dieux, un petit-fils de Moïse avec sa famille. Du moins cela est écrit ainsi dans la Vulgate.

Il est difficile de concevoir que le petit-fils et toute la famille d’un homme qui avait vu Dieu face à face, qui avait reçu de lui deux tables de pierre, qui avait été revêtu de toute la puissance de Dieu même pendant quarante années, eussent été réduits à être chapelains de l’idolâtrie pour un peu d’argent. Si la première loi des Juifs eût été alors de n’avoir aucun ouvrage de sculpture, comment les enfants de Moïse se seraient-ils faits tout d’un coup prêtres d’idoles ? On ne peut donc douter, d’après les livres mêmes des Juifs, que leur religion était très-incertaine, très-vague, très-peu établie, telle enfin qu’elle devait être chez un petit peuple de brigands vagabonds, vivant uniquement de rapines.


  1. Chap. xxiv, v. 15 et 16. (Note de Voltaire.)
  2. Juges, XI, 24. (Note de Voltaire.)
  3. Ibid., i, 19. (Id.)
  4. Jérémie, xlix, 1. (Note de Voltaire.)
  5. Ibid., vii, 22. (Id.)
  6. Amos, v, 25 et 26. (Id.)
  7. Actes des apôtres, vii, 43. (Note de Voltaire.)
  8. Juges, viii, 33, et ix, 4. (Id.)
  9. Juges, xvii. (Note de Voltaire.)
  10. Verset 13.
  11. xviii, 23-24.
  12. Juges, xviii, 30. (Note de Voltaire.)