Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 9

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Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 146-149).
CHAPITRE IX.
Des Phéniciens, et de Sanchoniathon, antérieur au temps où l’on place Moïse.

Les peuples de la Phénicie ne doivent pas être si anciens que ceux dont nous avons parlé. Ils habitaient une côte de la Méditerranée, et cette côte était fort stérile. Il est vrai que cette stérilité même servit à la grandeur de ces peuples. Ils furent obligés de faire un commerce maritime qui les enrichit. Ces nouveaux courtiers de l’Asie pénétrèrent en Afrique, en Espagne, et jusque dans notre Angleterre, Sidon, Tyr, Biblos, Bérith, devinrent des villes opulentes. Mais il fallait bien que la Syrie, la Chaldée, la Perse, fussent des États déjà très-considérables avant que les Phéniciens eussent essayé de la navigation : car pourquoi auraient-ils entrepris des voyages si hasardeux, s’ils n’avaient pas eu des voisins riches auxquels ils vendaient les productions des terres éloignées ? Cependant les Tyriens avaient un temple dans lequel Hérodote entra, et qu’il dit avoir deux mille trois cents ans d’antiquité ; ainsi il avait été bâti environ deux mille huit cents ans avant notre ère vulgaire ; ainsi, par ce calcul, le temple de Tyr subsista près de dix-huit cents ans avant celui de Salomon (en adoptant le calcul de la Vulgate).

Les Phéniciens, étant de si grands commerçants, cultivèrent nécessairement l’art de l’écriture ; ils tinrent des registres, ils eurent des archives, leur pays fut même appelé le pays des lettres. Il est prouvé qu’ils communiquèrent aux Grecs leur alphabet : et lorsque les Juifs vinrent s’établir très-longtemps après sur leurs confins, ces étrangers prirent leur alphabet et leur écriture. Vous trouvez même dans l’Histoire de Josué qu’il y avait sur la frontière de la Phénicie, dans la contrée nommée par les seuls Juifs Chanaan, une ville qu’on appelait la ville des lettres, la ville des livres, Cariath Sepher, qui fut prise et presque détruite par le brigand Othoniel, à qui le brigand Caleb, compagnon du brigand Josué, donna sa fille Oxa pour récompense[1].

Un des plus curieux monuments de l’antiquité est sans doute l’histoire de Sanchoniathon le Phénicien, dont il nous reste des fragments précieux, conservés dans Eusèbe. Il est incontestable que cet auteur écrivit longtemps avant l’irruption des Hébreux dans le pays de Chanaan[2]. Une preuve sans réplique, c’est qu’il ne parle pas des Hébreux. S’ils étaient déjà venus chez les Chananéens, s’ils avaient mis à feu et à sang le pays de Sanchoniathon même, s’ils avaient exercé dans son voisinage des cruautés dont il n’y a guère d’exemples dans l’ancienne histoire, il est impossible que Sanchoniathon eût passé sous silence des événements auxquels il devait prendre le plus grand intérêt. S’il y avait eu un Moïse avant lui, il est bien certain qu’il n’aurait pas oublié ce Moïse et ces prodiges épouvantables opérés en Égypte. Il était donc évidemment antérieur au temps où l’on place Moïse. Il écrivit donc sa Cosmogonie longtemps avant que les Juifs eussent leur Genèse.

Au reste, il ne faut pas s’étonner qu’on ne trouve dans cette Cosmogonie de l’auteur phénicien aucun des noms cités dans la Genèse juive. Nul écrivain, nul peuple n’a connu les noms d’Adam, de Caïn, d’Abel, d’Énoch, de Mathusalem, de Noé. Si un seul de ces noms avait été cité par Sanchoniathon ou par quelque écrivain de Syrie ou de Chaldée, ou d’Égypte, l’historien Josèphe n’aurait pas manqué de s’en prévaloir. Il dit lui-même, dans sa Réponse à Apion, qu’il a consulté tous les auteurs distingués qui ont parlé de sa nation ; et, quelque effort qu’il fasse, il n’en peut trouver un seul qui parle des miracles de Moïse ; pas un seul qui rappelle un mot de la Genèse ou de l’Exode.

Ajoutons à ces preuves convaincantes que s’il y avait eu un seul mot, dans Sanchoniathon ou dans quelque autre auteur étranger, en faveur de l’histoire juive, Eusèbe, qui fait armes de tout dans sa Préparation évangélique, eût cité ce témoignage avec emphase. Mais ce n’est pas ici le lieu de pousser plus loin cette recherche ; il suffit de montrer que Sanchoniathon écrivit dans sa langue longtemps avant que les Juifs pussent seulement la prononcer.

Ce qui rend encore les fragments de Sanchoniathon très-recommandables, c’est qu’il consulta les prêtres les plus savants de son pays, et entre autres Gérombal, prêtre d’Iaho, dans la ville de Bérith. Ce nom d’Iaho, qui signifie Dieu, est le nom sacré qui fut, longtemps après, adopté par les Juifs.

L’ouvrage de Sanchoniathon est encore plus digne de l’attention du monde entier, en ce que sa Cosmogonie est tirée (selon son propre témoignage) des livres du roi d’Égypte Thaut, qui vivait, dit-il, huit cents ans avant lui, et que les Grecs ont depuis appelé Mercure. Nous n’avons guère de témoignages d’une antiquité plus reculée. Voilà sans contredit le plus beau monument qui nous reste dans notre Occident.

Quelques âmes timorées, effrayées de cette antiquité et de ce monument si antérieur à la Genèse, n’ont eu d’autre ressource que celle de dire que ces fragments étaient un livre supposé ; mais cette malheureuse évasion est assez détruite par la peine qu’Eusèbe a prise de les transcrire. Il en combat les principes ; mais il se donne bien de garde d’en combattre l’authenticité : elle était trop reconnue de son temps. Le livre était traduit en grec par un citoyen du pays même de Sanchoniathon. Pour peu qu’il y eût eu le moindre jour à soupçonner l’antiquité de ce livre, contraire en tout à la Bible, Eusèbe l’eût fait sans doute avec la plus grande force. Il ne l’a pas fait. Quelle plus éclatante preuve que l’aveu d’un adversaire ! Avouons donc sans difficulté que Sanchoniathon est beaucoup plus ancien qu’aucun livre juif.

La religion de ces Phéniciens était, comme toutes les autres, une morale saine, parce qu’il ne peut y avoir deux morales : une métaphysique absurde, parce que toute métaphysique l’a été jusqu’à Locke ; des rites ridicules, parce que le peuple a toujours aimé les momeries. Quand je dis que toutes les religions ont des simagrées indignes des honnêtes gens, j’excepte toujours celle du gouvernement chinois, que nulle superstition grossière n’a jamais souillée.

Les Phéniciens admettaient d’abord un chaos comme les Indiens. L’esprit devint amoureux des principes confondus dans le chaos ; il s’unit à eux, et l’amour débrouilla tout. La terre, les astres, les animaux, en naquirent.

Ces mêmes Phéniciens sacrifiaient aux vents ; et cette superstition était très-convenable à un peuple navigateur. Chaque ville de Phénicie eut ensuite ses dieux et ses rites particuliers.

C’est surtout de Phénicie que vint le culte de la déesse que nous appelons Vénus. La fable de Vénus et d’Adonis est toute phénicienne. Adoni ou Adonaï était un de leurs dieux ; et quand les Juifs vinrent, longtemps après, dans le voisinage, ils appelèrent leur dieu des noms phéniciens Jéhova, Jaho, Adonaï, Sadaï, etc.

Tout ce pays, depuis Tyr jusqu’au fond de l’Arabie, est le berceau des fables, comme nous le verrons dans la suite ; et cela devait être ainsi, puisque c’était le pays des lettres.


  1. Juges, chap. i, verset 11. (Note de Voltaire.)
  2. Cela, au contraire, est fort contesté. — Voyez Renan. Langues sémitiques.