Discours sur l’Histoire universelle/III/4

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IV.

Les Assyriens anciens & nouveaux, les Mèdes & Cyrus.


Le grand empire des egyptiens est comme détaché de tous les autres, et n’a pas, comme vous voyez, une longue suite. Ce qui nous reste à dire est plus soustenu, et a des dates plus précises.

Nous avons neanmoins encore tres-peu de choses certaines touchant le premier empire des assyriens : mais enfin en quelque temps qu’on en veuïlle placer les commencemens, selon les diverses opinions des historiens, vous verrez que lors que le monde estoit partagé en plusieurs petits estats dont les princes songeoient plustost à se conserver qu’à s’accroistre, Ninus plus entreprenant et plus puissant que ses voisins, les accabla les uns aprés les autres, et poussa bien loin ses conquestes du costé de l’orient. Sa femme Semiramis, qui joignit à l’ambition assez ordinaire à son sexe, un courage et une suite de conseils qu’on n’a pas accoustumé d’y trouver, soustint les vastes desseins de son mari, et acheva de former cette monarchie. Elle estoit grande sans doute, et la grandeur de Ninive qu’on met au dessus de celle de Babylone, le montre assez. Mais comme les historiens les plus judicieux ne font pas cette monarchie si ancienne que les autres nous la representent, ils ne la font pas non plus si grande. On voit durer trop long-temps les petits royaumes dont il la faudroit composer, si elle estoit aussi ancienne et aussi étenduë que le fabuleux Ctesias, et ceux qui l’en ont cru sur sa parole nous la décrivent. Il est vray que Platon curieux observateur des antiquitez fait le royaume de Troye du temps de Priam une dépendance de l’empire des assyriens. Mais on n’en voit rien dans Homere, qui, dans le dessein qu’il avoit de relever la gloire de la Grece, n’auroit pas oublié cette circonstance ; et on peut croire que les assyriens estoient peu connus du costé de l’occident, puis qu’un poëte si sçavant et si curieux d’orner son poëme de tout ce qui appartenoit à son sujet, ne les y fait point paroistre.

Cependant, selon la supputation que nous avons jugé la plus raisonnable, le temps du siege de Troye estoit le beau temps des assyriens, puis que c’est celuy des conquestes de Semiramis : mais c’est qu’elles s’étendirent seulement vers l’orient. Ceux qui la flatent le plus luy font tourner ses armes de ce costé-là. Elle avoit eû trop de part aux conseils et aux victoires de Ninus pour ne pas suivre ses desseins, si convenables d’ailleurs à la situation de son empire ; et je ne croy pas qu’on puisse douter que Ninus ne se soit attaché à l’orient, puis que Justin mesme qui le favorise autant qu’il peut, luy fait terminer aux frontieres de la Lybie les entreprises qu’il fit du costé de l’occident. Je ne sçay donc plus en quel temps Ninive auroit poussé ses conquestes jusqu’à Troye, puis qu’on voit si peu d’apparence que Ninus et Semiramis ayent rien entrepris de semblable ; et que tous leurs successeurs, à commencer depuis leur fils Ninyas, ont vescu dans une telle mollesse et avec si peu d’action, qu’à peine leur nom est-il venu jusqu’à nous, et qu’il faut plustost s’étonner que leur empire ait pû subsister, que de croire qu’il ait pû s’étendre. Il fut sans doute beaucoup diminué par les conquestes de Sesostris : mais comme elles furent de peu de durée, et peu soustenuës par ses successeurs, il est à croire que les païs qu’elles enleverent aux assyriens, accoustumez de long-temps à leur domination, y retournerent naturellement : de sorte que cét empire se maintint en grande puissance et en grande paix, jusqu’à ce qu’Arbace ayant découvert la mollesse de ses rois si long-temps cachée dans le secret du palais, Sardanapale célebre par ses infamies devint non seulement méprisable, mais encore insupportable à ses sujets.

Vous avez veû les royaumes qui sont sortis du débris de ce premier empire des assyriens, entre autres celuy de Ninive et celuy de Babylone. Les rois de Ninive retinrent le nom de rois d’Assyrie, et furent les plus puissans. Leur orgueïl s’éleva bientost au-delà de toutes bornes par les conquestes qu’ils firent, parmi lesquelles on compte celle du royaume des israëlites ou de Samarie. Il ne fallut rien moins que la main de Dieu, et un miracle visible pour les empescher d’accabler la Judée sous Ezéchias ; et on ne sceût plus quelles bornes on pourroit donner à leur puissance, quand on leur vit envahir un peu aprés dans leur voisinage le royaume de Babylone, où la famille royale estoit defaillie.

Babylone sembloit estre née pour commander à toute la terre. Ses peuples estoient pleins d’esprit et de courage. De tout temps la philosophie regnoit parmi eux avec les beaux arts, et l’orient n’avoit gueres de meilleurs soldats que les chaldéens. L’antiquité admire les riches moissons d’un païs que la negligence de ses habitans laisse maintenant sans culture ; et son abondance le fit regarder sous les anciens rois de Perse comme la troisiéme partie d’un si grand empire. Ainsi les rois d’Assyrie enflez d’un accroissement qui ajoustoit à leur monarchie une ville si opulente, conceûrent de nouveaux desseins. Nabuchodonosor I crut son empire indigne de luy, s’il n’y joignoit tout l’univers. Nabuchodonosor Ii superbe plus que tous les rois ses prédecesseurs, aprés des succés inoûïs et des conquestes surprenantes, voulut plustost se faire adorer comme un dieu, que commander comme un roy. Quels ouvrages n’entreprit-il point dans Babylone ? Quelles murailles, quelles tours, quelles portes, et quelle enceinte y vit-on paroistre ! Il sembloit que l’ancienne tour de Babel allast estre renouvellée dans la hauteur prodigieuse du temple de Bel, et que Nabuchodonosor voulust de nouveau menacer le ciel. Son orgueïl, quoy-qu’abbatu par la main de Dieu, ne laissa pas de revivre dans ses successeurs. Ils ne pouvoient souffrir autour d’eux aucune domination ; et voulant tout mettre sous le joug, ils devinrent insupportables aux peuples voisins. Cette jalousie réünit contre eux avec les rois de Médie et les rois de Perse, une grande partie des peuples d’orient. L’orgueïl se tourne aisément en cruauté. Comme les rois de Babylone traitoient inhumainement leurs sujets, des peuples entiers aussi-bien que des principaux seigneurs de leur empire se joignirent à Cyrus et aux medes. Babylone trop accoustumée à commander et à vaincre, pour craindre tant d’ennemis liguez contre elle, pendant qu’elle se croit invincible, devient captive des medes qu’elle prétendoit subjuguer, et perit enfin par son orgueïl. La destinée de cette ville fut étrange, puis qu’elle perit par ses propres inventions. L’Euphrate faisoit à peu prés dans ses vastes plaines le mesme effet que le Nil dans celles d’Egypte : mais pour le rendre commode, il falloit encore plus d’art et plus de travail que l’Egypte n’en employoit pour le Nil. L’Euphrate estoit droit dans son cours, et jamais ne se débordoit. Il luy fallut faire dans tout le païs un nombre infini de canaux, afin qu’il en pust arroser les terres dont la fertilité devenoit incomparable par ce secours. Pour rompre la violence de ses eaux trop impetueuses, il fallut le faire couler par mille détours, et luy creuser de grands lacs qu’une sage reine revestit avec une magnificence incroyable. Nitocris mere de Labynithe, autrement nommé Nabonide ou Baltasar, dernier roy de Babylone, fit ces grands ouvrages. Mais cette reine entreprit un travail bien plus merveilleux : ce fut d’élever sur l’Euphrate un pont de pierre, afin que les deux costez de la ville que l’immense largeur de ce fleuve separoit trop, pussent communiquer ensemble. Il fallut donc mettre à sec une riviere si rapide et si profonde, en détournant ses eaux dans un lac immense que la reine avoit fait creuser. En mesme temps on bastit le pont, dont les solides materiaux estoient préparez, et on revestit de brique les deux bords du fleuve jusqu’à une hauteur étonnante, en y laissant des descentes revestuës de mesme, et d’un aussi bel ouvrage que les murailles de la ville. La diligence du travail en égala la grandeur. Mais une reine si prévoyante ne songea pas qu’elle apprenoit à ses ennemis à prendre sa ville. Ce fut dans le mesme lac qu’elle avoit creusé, que Cyrus détourna l’Euphrate, quand desesperant de réduire Babylone ni par force, ni par famine, il s’y ouvrit des deux costez de la ville le passage que nous avons veû tant marqué par les prophetes. Si Babylone eust pû croire qu’elle eust esté périssable comme toutes les choses humaines, et qu’une confiance insensée ne l’eust pas jettée dans l’aveuglement : non seulement elle eust pû prévoir ce que fit Cyrus, puis que la memoire d’un travail semblable estoit récente ; mais encore, en gardant toutes les descentes, elle eust accablé les perses dans le lit de la riviere où ils passoient. Mais on ne songeoit qu’aux plaisirs et aux festins : il n’y avoit ni ordre, ni commandement reglé. Ainsi perissent non seulement les plus fortes places, mais encore les plus grands empires. L’épouvante se mit par tout : le roy impie fut tué ; et Xenophon qui donne ce titre au dernier roy de Babylone, semble désigner par ce mot les sacrileges de Baltasar, que Daniel nous fait voir punis par une chute si surprenante.

Les medes qui avoient détruit le premier empire des assyriens, détruisirent encore le second, comme si cette nation eust deû estre toûjours fatale à la grandeur assyrienne. Mais à cette derniere fois la valeur et le grand nom de Cyrus fit que les perses ses sujets eûrent la gloire de cette conqueste. En effet, elle est deûë entierement à ce heros, qui ayant esté élevé sous une discipline sévere et réguliere, selon la coustume des perses, peuples alors aussi moderez, que depuis ils ont esté voluptueux, fut accoustumé dés son enfance à une vie sobre et militaire. Les medes autrefois si laborieux et si guerriers, mais à la fin ramollis par leur abondance, comme il arrive toûjours, avoient besoin d’un tel géneral. Cyrus se servit de leurs richesses et de leur nom toûjours respecté en orient ; mais il mettoit l’esperance du succés dans les troupes qu’il avoit amenées de Perse. Dés la premiere bataille le roy de Babylone fut tué, et les assyriens mis en déroute. Le vainqueur offrit le duel au nouveau roy ; et en montrant son courage, il se donna la réputation d’un prince clement qui épargne le sang des sujets. Il joignit la politique à la valeur. De peur de ruiner un si beau païs, qu’il regardoit déja comme sa conqueste, il fit résoudre que les laboureurs seroient épargnez de part et d’autre. Il sceût réveiller la jalousie des peuples voisins contre l’orgueïlleuse puissance de Babylone qui alloit tout envahir ; et enfin la gloire qu’il s’estoit aquise autant par sa générosité et par sa justice que par le bonheur de ses armes les ayant tous réünis sous ses étendars, avec de si grands secours il soumit cette vaste étenduë de terre dont il composa son empire.

C’est par là que s’éleva cette monarchie. Cyrus la rendit si puissante, qu’elle ne pouvoit gueres manquer de s’accroistre sous ses successeurs. Mais pour entendre ce qui l’a perduë, il ne faut que comparer les perses et les successeurs de Cyrus avec les grecs et leurs généraux, sur tout avec Alexandre.