Discours sur l’Histoire universelle/III/5

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V.

Les Perses, les Grecs, & Alexandre.


Cambyse fils de Cyrus fut celuy qui corrompit les mœurs des perses. Son pere si bien élevé parmi les soins de la guerre, n’en prit pas assez de donner au successeur d’un si grand empire une éducation semblable à la sienne ; et par le sort ordinaire des choses humaines, trop de grandeur nuisit à la vertu. Darius fils d’Hystaspe, qui d’une vie privée fut élevé sur le trône, apporta de meilleures dispositions à la souveraine puissance, et fit quelques efforts pour réparer les desordres. Mais la corruption estoit déja trop universelle : l’abondance avoit introduit trop de déreglemens dans les mœurs ; et Darius n’avoit pas luy-mesme conservé assez de force pour estre capable de redresser tout-à-fait les autres. Tout dégénera sous ses successeurs, et le luxe des perses n’eût plus de mesure. Mais encore que ces peuples devenus puissans eussent beaucoup perdu de leur ancienne vertu en s’abandonnant aux plaisirs, ils avoient toûjours conservé quelque chose de grand et de noble. Que peut-on voir de plus noble que l’horreur qu’ils avoient pour le mensonge, qui passa toûjours parmi eux pour un vice honteux et bas ? Ce qu’ils trouvoient le plus lasche aprés le mensonge, estoit de vivre d’emprunt. Une telle vie leur paroissoit fainéante, honteuse, servile, et d’autant plus méprisable, qu’elle portoit à mentir. Par une générosité naturelle à leur nation, ils traitoient honnestement les rois vaincus. Pour peu que les enfans de ces princes fussent capables de s’accommoder avec les vainqueurs, ils les laissoient commander dans leur païs avec presque toutes les marques de leur ancienne grandeur. Les perses estoient honnestes, civils, liberaux envers les étrangers, et ils sçavoient s’en servir. Les gens de merite estoient connus parmi eux, et ils n’épargnoient rien pour les gagner. Il est vray qu’ils ne sont pas arrivez à la connoissance parfaite de cette sagesse qui apprend à bien gouverner. Leur grand empire fut toûjours regi avec quelque confusion. Ils ne sceûrent jamais trouver ce bel art depuis si bien pratiqué par les romains, d’unir toutes les parties d’un grand estat, et d’en faire un tout parfait. Aussi n’estoient-ils presque jamais sans révoltes considerables. Ils n’estoient pourtant pas sans politique. Les regles de la justice estoient connuës parmi eux, et ils ont eû de grands rois qui les faisoient observer avec une admirable exactitude. Les crimes estoient severement punis ; mais avec cette moderation, qu’en pardonnant aisément les premieres fautes, on réprimoit les rechutes par de rigoureux chastimens. Ils avoient beaucoup de bonnes loix, presque toutes venuës de Cyrus, et de Darius fils d’Hystaspe. Ils avoient des maximes de gouvernement, des conseils reglez pour les maintenir, et une grande subordination dans tous les emplois. Quand on disoit que les grands qui composoient le conseil estoient les yeux et les oreilles du prince : on avertissoit tout ensemble et le prince, qu’il avoit ses ministres comme nous avons les organes de nos sens, non pas pour se reposer, mais pour agir par leur moyen ; et les ministres, qu’ils ne devoient pas agir pour eux-mesmes, mais pour le prince qui estoit leur chef, et pour tout le corps de l’estat. Ces ministres devoient estre instruits des anciennes maximes de la monarchie. Le registre qu’on tenoit des choses passées, servoit de regle à la posterité. On y marquoit les services que chacun avoit rendus, de peur qu’à la honte du prince, et au grand malheur de l’estat, ils ne demeurassent sans récompense. C’estoit une belle maniere d’attacher les particuliers au bien public, que de leur apprendre qu’ils ne devoient jamais sacrifier pour eux seuls, mais pour le roy et pour tout l’estat où chacun se trouvoit avec tous les autres. Un des premiers soins du prince estoit de faire fleurir l’agriculture ; et les satrapes dont le gouvernement estoit le mieux cultivé, avoient la plus grande part aux graces. Comme il y avoit des charges établies pour la conduite des armes, il y en avoit aussi pour veiller aux travaux rustiques : c’estoit deux charges semblables, dont l’une prenoit soin de garder le païs, et l’autre de le cultiver. Le prince les protegeoit avec une affection presque égale, et les faisoit concourir au bien public. Aprés ceux qui avoient remporté quelque avantage à la guerre, les plus honorez estoient ceux qui avoient élevé beaucoup d’enfans. Le respect qu’on inspiroit aux perses dés leur enfance pour l’autorité royale, alloit jusqu’à l’excés, puis qu’ils y mesloient de l’adoration, et paroissoient plustost des esclaves que des sujets soumis par raison à un empire legitime : c’estoit l’esprit des orientaux, et peut-estre que le naturel vif et violent de ces peuples demandoit un gouvernement plus ferme et plus absolu.

La maniere dont on élevoit les enfans des rois est admirée par Platon, et proposée aux grecs comme le modele d’une éducation parfaite. Dés l’âge de sept ans on les tiroit des mains des eunuques pour les faire monter à cheval, et les exercer à la chasse. à l’âge de quatorze ans, lors que l’esprit commence à se former, on leur donnoit pour leur instruction quatre hommes des plus vertueux et des plus sages de l’estat. Le premier, dit Platon, leur apprenoit la magie, c’est à dire dans leur langage, le culte des dieux selon les anciennes maximes et selon les loix de Zoroastre fils d’Oromase. Le second les accoustumoit à dire la verité, et à rendre la justice. Le troisiéme leur enseignoit à ne se laisser pas vaincre par les voluptez, afin d’estre toûjours libres et vrayment rois, maistres d’eux-mesmes et de leurs desirs. Le quatriéme fortifioit leur courage contre la crainte qui en eust fait des esclaves, et leur eust osté la confiance si nécessaire au commandement. Les jeunes seigneurs estoient élevez à la porte du roy avec ses enfans. On prenoit un soin particulier qu’ils ne vissent ni n’entendissent rien de malhonneste. On rendoit compte au roy de leur conduite. Ce compte qu’on luy en rendoit estoit suivi par son ordre de chastimens, et de récompenses. La jeunesse qui les voyoit, apprenoit de bonne heure avec la vertu, la science d’obéïr et de commander. Avec une si belle institution que ne devoit-on pas esperer des rois de Perse et de leur noblesse, si on eust eû autant de soin de les bien conduire dans le progrés de leur âge qu’on en avoit de les bien instruire dans leur enfance ? Mais les moeurs corrompuës de la nation les entraisnoient bientost dans les plaisirs, contre lesquels nulle éducation ne peut tenir. Il faut pourtant confesser que malgré cette mollesse des perses, malgré le soin qu’ils avoient de leur beauté et de leur parure, ils ne manquoient pas de valeur. Ils s’en sont toûjours piquez, et ils en ont donné d’illustres marques. L’art militaire avoit parmi eux la préference qu’il meritoit comme celuy à l’abri duquel tous les autres peuvent s’exercer en repos. Mais jamais ils n’en connurent le fond, ni ne sceûrent ce que peut dans une armée la séverité, la discipline, l’arrangement des troupes, l’ordre des marches et des campemens, et enfin une certaine conduite qui fait remuër ces grands corps sans confusion et à propos. Ils croyoient avoir tout fait quand qui alloit au combat assez résolument, mais sans ordre, et qui se trouvoit embarassé d’une multitude infinie de personnes inutiles que le roy et les grands traisnoient aprés eux seulement pour le plaisir. Car leur mollesse estoit si grande, qu’ils vouloient trouver dans l’armée la mesme magnificence et les mesmes délices que dans les lieux où la cour faisoit sa demeure ordinaire ; de sorte que les rois marchoient accompagnez de leurs femmes, de leurs concubines, de leurs eunuques, et de tout ce qui servoit à leurs plaisirs. La vaisselle d’or et d’argent, et les meubles précieux suivoient dans une abondance prodigieuse, et enfin tout l’attirail que demande une telle vie. Une armée composée de cette sorte et déja embarassée de la multitude excessive de ses soldats, estoit surchargée par le nombre demesuré de ceux qui ne combatoient point. Dans cette confusion, on ne pouvoit se mouvoir de concert ; les ordres ne venoient jamais à temps, et dans une action tout alloit comme il pouvoit, sans que personne fust en estat d’y pourvoir. Joint encore qu’il falloit avoir fini bientost, et passer rapidement dans un païs : car ce corps immense et avide non seulement de ce qui estoit necessaire pour la vie, mais encore de ce qui servoit au plaisir, consumoit tout en peu de temps, et on a peine à comprendre d’où il pouvoit tirer sa subsistence.

Cependant, avec ce grand appareil, les perses étonnoient les peuples qui ne sçavoient pas mieux la guerre qu’eux. Ceux mesme qui la sçavoient se trouverent ou affoiblis par leurs propres divisions, ou accablez par la multitude de leurs ennemis ; et c’est par là que l’égypte, toute superbe qu’elle estoit et de son antiquité et de ses sages institutions et des conquestes de son Sesostris, devint sujete des perses. Il ne leur fut pas malaisé de dompter l’Asie Mineure, et mesme les colonies greques que la mollesse de l’Asie avoit corrompuës. Mais quand ils vinrent à la Grece mesme, ils trouverent ce qu’ils n’avoient jamais veû, une milice reglée, des chefs entendus, des soldats accoustumez à vivre de peu, des corps endurcis au travail, que la lute et les autres exercices ordinaires dans ce païs rendoient adroits : des armées mediocres à la verité, mais semblables à ces corps vigoureux où il semble que tout soit nerf, et où tout est plein d’esprits ; au reste si bien commandées et si souples aux ordres de leurs géneraux, qu’on eust cru que les soldats n’avoient tous qu’une mesme ame, tant on voyoit de concert dans leurs mouvemens. Mais ce que la Grece avoit de plus grand, estoit une politique ferme et prévoyante, qui sçavoit abandonner, hasarder, et défendre ce qu’il falloit ; et ce qui est plus grand encore, un courage que l’amour de la liberté et celuy de la patrie rendoit invincible.

Les grecs naturellement pleins d’esprit et de courage avoient esté cultivez de bonne heure par des rois et des colonies venuës d’égypte, qui s’estant établies dés les premiers temps en divers endroits du païs, avoient répandu par tout cette excellente police des égyptiens. C’est de là qu’ils avoient appris les exercices du corps, la lute, la course à pied, la course à cheval et sur des chariots, et les autres exercices qu’ils mirent dans leur perfection par les glorieuses couronnes des jeux olympiques. Mais ce que les égyptiens leur avoient appris de meilleur, estoit à se rendre dociles, et à se laisser former par les loix pour le bien public. Ce n’estoit pas des particuliers qui ne songent qu’à leurs affaires, et ne sentent les maux de l’estat qu’autant qu’ils en souffrent eux-mesmes, ou que le repos de leur famille en est troublé. Les grecs estoient instruits à se regarder, et à regarder leur famille comme partie d’un plus grand corps qui estoit le corps de l’estat. Les peres nourrissoient leurs enfans dans cét esprit ; et les enfans apprenoient dés le berceau à regarder la patrie comme une mere commune à qui ils appartenoient plus encore qu’à leurs parens. Le mot de civilité ne signifioit pas seulement parmi les grecs la douceur et la déference mutuelle qui rend les hommes sociables : l’homme civil n’estoit autre chose qu’un bon citoyen qui se regarde toûjours comme membre de l’estat, qui se laisse conduire par les loix, et conspire avec elles au bien public, sans rien entreprendre sur personne. Les anciens rois que la Grece avoit eûs en divers païs, un Minos, un Cecrops, un Thesée, un Codrus, un Temene, un Cresphonte, un Eurystene, un Patrocles, et les autres semblables, avoient répandu cét esprit dans toute la nation. Ils furent tous populaires, non point en flatant le peuple, mais en procurant son bien, et en faisant regner la loy.

Que diray-je de la severité des jugemens ? Quel plus grave tribunal y eût-il jamais que celuy de l’aréopage si réveré dans toute la Grece, qu’on disoit que les dieux mesmes y avoient comparu ? Il a esté célebre dés les premiers temps, et Cecrops apparemment l’avoit fondé sur le modele des tribunaux de l’égypte. Aucune compagnie n’a conservé si long-temps la réputation de son ancienne severité, et l’éloquence trompeuse en a toûjours esté bannie. Les grecs ainsi policez peu à peu se crurent capables de se gouverner eux-mesmes, et la pluspart des villes se formerent en républiques. Mais de sages legislateurs qui s’éleverent en chaque païs, un Thales, un Pythagore, un Pittacus, un Lycurgue, un Solon, un Philolas, et tant d’autres que l’histoire marque, empescherent que la liberté ne dégénerast en licence. Des loix simplement écrites et en petit nombre, tenoient les peuples dans le devoir, et les faisoient concourir au bien commun du païs. L’idée de liberté qu’une telle conduite inspiroit, estoit admirable. Car la liberté que se figuroient les grecs, estoit une liberté soumise à la loy, c’est à dire, à la raison mesme reconnuë par tout le peuple. Ils ne vouloient pas que les hommes eussent du pouvoir parmi eux. Les magistrats redoutez durant le temps de leur ministere, redevenoient des particuliers qui ne gardoient d’autorité qu’autant que leur en donnoit leur experience. La loy estoit regardée comme la maistresse : c’estoit elle qui établissoit les magistrats, qui en regloit le pouvoir, et qui enfin chastioit leur mauvaise administration. Il n’est pas icy question d’examiner si ces idées sont aussi solides que specieuses. Enfin la Grece en estoit charmée, et préferoit les inconveniens de la liberté à ceux de la sujetion legitime quoy-qu’en effet beaucoup moindres. Mais comme chaque forme de gouvernement a ses avantages, celuy que la Grece tiroit du sien, estoit que les citoyens s’affectionnoient d’autant plus à leur païs qu’ils le conduisoient en commun, et que chaque particulier pouvoit parvenir aux premiers honneurs. Ce que fit la philosophie pour conserver l’estat de la Grece, n’est pas croyable. Plus ces peuples estoient libres, plus il estoit necessaire d’y établir par de bonnes raisons les regles des moeurs, et celles de la société. Pythagore, Thales, Anaxagore, Socrate, Archytas, Platon, Xenophon, Aristote, et une infinité d’autres remplirent la Grece de ces beaux préceptes. Il y eût des extravagans, qui prirent le nom de philosophes : mais ceux qui estoient suivis, estoient ceux qui enseignoient à sacrifier l’interest particulier et mesme la vie à l’interest général et au salut de l’estat ; et c’estoit la maxime la plus commune des philosophes, qu’il falloit ou se retirer des affaires publiques, ou n’y regarder que le bien public.

Pourquoy parler des philosophes ? Les poëtes mesme qui estoient dans les mains de tout le peuple, les instruisoient plus encore qu’ils ne les divertissoient. Le plus renommé des conquerans regardoit Homere comme un maistre qui luy apprenoit à bien regner. Ce grand poëte n’apprenoit pas moins à bien obéïr, et à estre bon citoyen. Luy et tant d’autres poëtes, dont les ouvrages ne sont pas moins graves qu’ils sont agréables, ne célebrent que les arts utiles à la vie humaine, ne respirent que le bien public, la patrie, la societé, et cette admirable civilité que nous avons expliquée.

Quand la Grece ainsi élevée regardoit les asiatiques avec leur délicatesse, avec leur parure et leur beauté semblable à celle des femmes, elle n’avoit que du mépris pour eux. Mais leur forme de gouvernement qui n’avoit pour regle que la volonté du prince, maistresse de toutes les loix et mesme des plus sacrées, luy inspiroit de l’horreur ; et l’objet le plus odieux qu’eust toute la Grece, estoient les barbares. Cette haine estoit venuë aux grecs dés les premiers temps, et leur estoit devenuë comme naturelle. Une des choses qui faisoit aimer la poësie d’Homere, est qu’il chantoit les victoires et les avantages de la Grece sur l’Asie. Du costé de l’Asie estoit Venus, c’est à dire, les plaisirs, les folles amours et la mollesse : du costé de la Grece estoit Junon, c’est à dire, la gravité avec l’amour conjugal, Mercure avec l’éloquence, Jupiter et la sagesse politique. Du costé de l’Asie estoit Mars impetueux et brutal, c’est à dire, la guerre faite avec fureur : du costé de la Grece estoit Pallas, c’est à dire, l’art militaire et la valeur conduite par esprit. La Grece depuis ce temps avoit toûjours cru que l’intelligence et le vray courage estoit son partage naturel. Elle ne pouvoit souffrir que l’Asie pensast à la subjuguer ; et en subissant ce joug, elle eust cru assujetir la vertu à la volupté, l’esprit au corps, et le veritable courage à une force insensée qui consistoit seulement dans la multitude.

La Grece estoit pleine de ces sentimens, quand elle fut attaquée par Darius fils d’Hystaspe et par Xerxes, avec des armées dont la grandeur paroist fabuleuse, tant elle est énorme. Aussitost chacun se prépare à défendre sa liberté. Quoy-que toutes les villes de Grece fissent autant de républiques, l’interest commun les réünit, et il ne s’agissoit entre elles que de voir qui feroit le plus pour le bien public. Il ne cousta rien aux atheniens d’abandonner leur ville au pillage et à l’incendie ; et aprés qu’ils eûrent sauvé leurs vieillards et leurs femmes avec leurs enfans, ils mirent sur des vaisseaux tout ce qui estoit capable de porter les armes. Pour arrester quelques jours l’armée persienne à un passage difficile, et pour luy faire sentir ce que c’estoit que la Grece, une poignée de lacedémoniens courut avec son roy à une mort asseûrée, contens en mourant d’avoir immolé à leur patrie un nombre infini de ces barbares, et d’avoir laissé à leurs compatriotes l’exemple d’une hardiesse inoûïe. Contre de telles armées et une telle conduite, la Perse se trouva foible, et éprouva plusieurs fois à son dommage, ce que peut la discipline contre la multitude et la confusion, et ce que peut la valeur conduite avec art contre une impetuosité aveugle.

Il ne restoit à la Perse tant de fois vaincuë, que de mettre la division parmi les grecs ; et l’estat mesme où ils se trouvoient par leurs victoires, rendoit cette entreprise facile. Comme la crainte les tenoit unis, la victoire et la confiance rompit l’union. Accoustumez à combatre et à vaincre, quand ils crurent n’avoir plus à craindre la puissance des perses, ils se tournerent les uns contre les autres. Mais il faut expliquer un peu davantage cét estat des grecs, et ce secret de la politique persienne.

Parmi toutes les républiques dont la Grece estoit composée, Athenes et Lacedémone estoient sans comparaison les principales. On ne peut avoir plus d’esprit qu’on en avoit à Athenes, ni plus de force qu’on en avoit à Lacedémone. Athenes vouloit le plaisir : la vie de Lacedémone estoit dure et laborieuse. L’une et l’autre aimoit la gloire et la liberté : mais à Athenes, la liberté tendoit naturellement à la licence ; et contrainte par des loix séveres à Lacedémone, plus elle estoit réprimée au dedans, plus elle cherchoit à s’étendre en dominant au dehors. Athenes vouloit aussi dominer, mais par un autre principe. L’interest se mesloit à la gloire. Ses citoyens excelloient dans l’art de naviger ; et la mer où elle regnoit l’avoit enrichie. Pour demeurer seule maistresse de tout le commerce, il n’y avoit rien qu’elle ne voulust assujetir ; et ses richesses qui luy inspiroient ce desir, luy fournissoient le moyen de le satisfaire. Au contraire, à Lacedémone, l’argent estoit méprisé. Comme toutes ses loix tendoient à en faire une république guerriere, la gloire des armes estoit le seul charme dont les esprits de ses citoyens fussent possedez. Dés-là naturellement elle vouloit dominer ; et plus elle estoit au dessus de l’interest, plus elle s’abandonnoit à l’ambition.

Lacedémone par sa vie reglée estoit ferme dans ses maximes et dans ses desseins. Athenes estoit plus vive, et le peuple y estoit trop maistre. La philosophie et les loix faisoient à la verité de beaux effets dans des naturels si exquis ; mais la raison toute seule n’estoit pas capable de les retenir. Un sage athenien, et qui connoissoit admirablement le naturel de son païs, nous apprend que la crainte estoit nécessaire à ces esprits trop vifs et trop libres ; et qu’il n’y eût plus moyen de les gouverner, quand la victoire de Salamine les eût rasseûrez contre les perses.

Alors deux choses les perdirent, la gloire de leurs belles actions, et la seûreté où ils croyoient estre. Les magistrats n’estoient plus écoutez ; et comme la Perse estoit affligée par une excessive sujetion, Athenes, dit Platon, ressentit les maux d’une liberté excessive.

Ces deux grandes républiques si contraires dans leurs moeurs et dans leur conduite, s’embarassoient l’une l’autre dans le dessein qu’elles avoient d’assujetir toute la Grece ; de sorte qu’elles estoient toûjours ennemies, plus encore par la contrarieté de leurs interests, que par l’incompatibilité de leurs humeurs.

Les villes greques ne vouloient la domination ni de l’une ni de l’autre : car outre que chacun souhaitoit pouvoir conserver sa liberté, elles trouvoient l’empire de ces deux républiques trop fascheux. Celuy de Lacedémone estoit dur. On remarquoit dans son peuple je ne sçay quoy de farouche. Un gouvernement trop rigide et une vie trop laborieuse y rendoit les esprits trop fiers, trop austeres, et trop imperieux : joint qu’il falloit se résoudre à n’estre jamais en paix sous l’empire d’une ville, qui estant formée pour la guerre, ne pouvoit se conserver qu’en la continuant sans relasche. Ainsi les lacedémoniens vouloient commander, et tout le monde craignoit qu’ils ne commandassent. Les atheniens estoient naturellement plus doux et plus agréables. Il n’y avoit rien de plus délicieux à voir que leur ville, où les festes et les jeux estoient perpetuels ; où l’esprit, où la liberté et les passions donnoient tous les jours de nouveaux spectacles. Mais leur conduite inégale déplaisoit à leurs alliez, et estoit encore plus insupportable à leurs sujets. Il falloit essuyer les bizarreries d’un peuple flaté, c’est à dire, selon Platon, quelque chose de plus dangereux que celle d’un prince gasté par la flaterie. Ces deux villes ne permettoient point à la Grece de demeurer en repos. Vous avez veû la guerre du Peloponnese, et les autres toûjours causées ou entretenuës par les jalousies de Lacedémone et d’Athenes. Mais ces mesmes jalousies qui troubloient la Grece, la soustenoient en quelque façon, et l’empeschoient de tomber dans la dépendance de l’une ou de l’autre de ces républiques. Les perses apperceûrent bientost cét estat de la Grece. Ainsi tout le secret de leur politique, estoit d’entretenir ces jalousies, et de fomenter ces divisions. Lacédemone qui estoit la plus ambitieuse, fut la premiere à les faire entrer dans les querelles des grecs. Ils y entrerent dans le dessein de se rendre maistres de toute la nation ; et soigneux d’affoiblir les grecs les uns par les autres, ils n’attendoient que le moment de les accabler tous ensemble. Déja les villes de Grece ne regardoient dans leurs guerres que le roy de Perse qu’elles appelloient le grand roy, ou le roy par excellence, comme si elles se fussent déja comptées pour sujetes : mais il n’estoit pas possible que l’ancien esprit de la Grece ne se réveillast à la veille de tomber dans la servitude, et entre les mains des barbares. De petits rois grecs entreprirent de s’opposer à ce grand roy, et de ruiner son empire. Avec une petite armée, mais nourrie dans la discipline que nous avons veûë, Agesilas roy de Lacedémone fit trembler les perses dans l’Asie Mineure, et montra qu’on les pouvoit abbatre. Les seules divisions de la Grece arresterent ses conquestes : mais il arriva dans ces temps-là que le jeune Cyrus frere d’Artaxerxe se révolta contre luy. Il avoit dix mille grecs dans ses troupes, qui seuls ne purent estre rompus dans la déroute universelle de son armée. Il fut tué dans la bataille, et de la main d’Artaxerxe, à ce qu’on dit. Nos grecs se trouvoient sans protecteur au milieu des perses et aux environs de Babylone. Cependant Artaxerxe victorieux ne put ni les obliger à poser volontairement les armes, ni les y forcer. Ils conceûrent le hardi dessein de traverser en corps d’armée tout son empire pour retourner en leur païs, et ils en vinrent à bout. Toute la Grece vit alors plus que jamais, qu’elle nourrissoit une milice invincible à laquelle tout devoit ceder, et que ses seules divisions la pouvoient soumettre à un ennemi trop foible pour luy résister quand elle seroit unie. Philippe roy de Macedoine, également habile et vaillant, ménagea si bien les avantages que luy donnoit contre tant de villes et de républiques divisées un royaume petit à la verité, mais uni, et où la puissance royale estoit absoluë, qu’à la fin moitié par adresse, et moitié par force, il se rendit le plus puissant de la Grece, et obligea tous les grecs à marcher sous ses étendarts contre l’ennemi commun. Il fut tué dans ces conjonctures : mais Alexandre son fils succeda à son royaume et à ses desseins.

Il trouva les macedoniens non seulement aguerris, mais encore triomphans, et devenus par tant de succés presque autant superieurs aux autres grecs en valeur et en discipline, que les autres grecs estoient au dessus des perses et de leurs semblables. Darius qui regnoit en Perse de son temps estoit juste, vaillant, généreux, aimé de ses peuples, et ne manquoit ni d’esprit, ni de vigueur pour exécuter ses desseins. Mais si vous le comparez avec Alexandre : son esprit avec ce génie perçant et sublime : sa valeur avec la hauteur et la fermeté de ce courage invincible qui se sentoit animé par les obstacles ; avec cette ardeur immense d’accroistre tous les jours son nom qui luy faisoit préferer à tous les perils, à tous les travaux, et à mille morts, le moindre degré de gloire ; enfin, avec cette confiance qui luy faisoit sentir au fond de son coeur que tout luy devoit ceder comme à un homme que sa destinée rendoit superieur aux autres, confiance qu’il inspiroit non seulement à ses chefs, mais encore aux moindres de ses soldats qu’il élevoit par ce moyen au dessus des difficultez, et au dessus d’eux-mesmes : vous jugerez aisément auquel des deux appartenoit la victoire. Et si vous joignez à ces choses les avantages des grecs et des macedoniens au dessus de leurs ennemis, vous avoûërez que la Perse attaquée par un tel heros et par de telles armées, ne pouvoit plus éviter de changer de maistre. Ainsi vous découvrirez en mesme temps ce qui a ruiné l’empire des perses, et ce qui a élevé celuy d’Alexandre.

Pour luy faciliter la victoire, il arriva que la Perse perdit le seul général qu’elle pust opposer aux grecs : c’estoit Memnon Rhodien. Tant qu’Alexandre eût en teste un si fameux capitaine, il put se glorifier d’avoir vaincu un ennemi digne de luy. Au lieu de hasarder contre les grecs une bataille générale, Memnon vouloit qu’on leur disputast tous les passages, qu’on leur coupast les vivres, qu’on les allast attaquer chez eux, et que par une attaque vigoureuse on les forçast à venir défendre leur païs. Alexandre y avoit pourveû, et les troupes qu’il avoit laissées à Antipater, suffisoient pour garder la Grece. Mais sa bonne fortune le delivra tout d’un coup de cét embarras. Au commencement d’une diversion qui déja inquiétoit toute la Grece, Memnon mourut, et Alexandre mit tout à ses pieds.

Ce prince fit son entrée dans Babylone avec un éclat qui surpassoit tout ce que l’univers avoit jamais veû ; et aprés avoir vengé la Grece, aprés avoir subjugué avec une promptitude incroyable toutes les terres de la domination persienne, pour asseûrer de tous costez son nouvel empire, ou plustost pour contenter son ambition, et rendre son nom plus fameux que celuy de Bacchus, il entra dans les Indes où il poussa ses conquestes plus loin que ce célebre vainqueur. Mais celuy que les deserts, les fleuves, et les montagnes n’estoient pas capables d’arrester, fut contraint de ceder à ses soldats rebutez qui luy demandoient du repos. Réduit à se contenter des superbes monumens qu’il laissa sur le bord de l’Araspe, il ramena son armée par une autre route que celle qu’il avoit tenuë, et dompta tous les païs qu’il trouva sur son passage.

Il revint à Babylone craint et respecté non pas comme un conquerant, mais comme un dieu. Mais cét empire formidable qu’il avoit conquis, ne dura pas plus long-temps que sa vie qui fut fort courte. à l’âge de trente-trois ans, au milieu des plus vastes desseins qu’un homme eust jamais conceû et avec les plus justes esperances d’un heureux succés, il mourut sans avoir eû le loisir d’établir solidement ses affaires, laissant un frere imbecille, et des enfans en bas âge incapables de soustenir un si grand poids. Mais ce qu’il y avoit de plus funeste pour sa maison et pour son empire, est qu’il laissoit des capitaines à qui il avoit appris à ne respirer que l’ambition et la guerre. Il prévit à quels excés ils se porteroient quand il ne seroit plus au monde : pour les retenir, et de peur d’en estre dédit, il n’osa nommer ni son successeur, ni le tuteur de ses enfans. Il prédit seulement que ses amis célebreroient ses funerailles avec des batailles sanglantes, et il expira dans la fleur de son âge, plein des tristes images de la confusion qui devoit suivre sa mort.

En effet, vous avez veû le partage de son empire, et la ruine affreuse de sa maison. La Macedoine son ancien royaume tenu par ses ancestres depuis tant de siecles, fut envahi de tous costez comme une succession vacante, et aprés avoir esté long-temps la proye du plus fort, il passa enfin à une autre famille. Ainsi ce grand conquerant, le plus renommé et le plus illustre qui fut jamais, a esté le dernier roy de sa race. S’il fust demeuré paisible dans la Macedoine, la grandeur de son empire n’auroit pas tenté ses capitaines, et il eust pû laisser à ses enfans le royaume de ses peres. Mais parce qu’il avoit esté trop puissant, il fut cause de la perte de tous les siens : et voilà le fruit glorieux de tant de conquestes.

Sa mort fut la seule cause de cette grande révolution. Car il faut dire à sa gloire, que si jamais homme a esté capable de soustenir un si vaste empire, quoy-que nouvellement conquis, ç’a esté sans doute Alexandre, puis qu’il n’avoit pas moins d’esprit que de courage. Il ne faut donc point imputer à ses fautes, quoy-qu’il en ait fait de grandes, la chute de sa famille, mais à la seule mortalité ; si ce n’est qu’on veuïlle dire qu’un homme de son humeur, et que son ambition engageoit toûjours à entreprendre, n’eust jamais trouvé le loisir d’établir les choses. Quoy qu’il en soit, nous voyons par son exemple, qu’outre les fautes que les hommes pourroient corriger, c’est à dire, celles qu’ils font par emportement, ou par ignorance, il y a un foible irremédiable inseparablement attaché aux desseins humains, et c’est la mortalité. Tout peut tomber en un moment par cét endroit-là : ce qui nous force d’avoûër que comme le vice le plus inherent, si je puis parler de la sorte, et le plus inseparable des choses humaines, c’est leur propre caducité ; celuy qui sçait conserver et affermir un estat, a trouvé un plus haut point de sagesse que celuy qui sçait conquerir et gagner des batailles. Il n’est pas besoin que je vous raconte en détail ce qui fit perir les royaumes formez du débris de l’empire d’Alexandre, c’est à dire, celuy de Syrie, celuy de Macedoine, et celuy d’égypte. La cause commune de leur ruine est qu’ils furent contraints de ceder à une plus grande puissance, qui fut la puissance romaine. Si toutefois nous voulions considerer le dernier estat de ces monarchies, nous trouverions aisément les causes immédiates de leur chute ; et nous verrions entre autres choses que la plus puissante de toutes, c’est à dire, celle de Syrie, aprés avoir esté ébranlée par la mollesse et le luxe de la nation, receût enfin le coup mortel par la division de ses princes.