Aller au contenu

Discours sur l’Histoire universelle/III/6

La bibliothèque libre.


VI.

L’Empire Romain.


Nous sommes enfin venus à ce grand empire qui a englouti tous les empires de l’univers, d’où sont sortis les plus grands royaumes du monde que nous habitons, dont nous respectons encore les loix, et que nous devons par consequent mieux connoistre que tous les autres empires. Vous entendez bien, monseigneur, que je parle de l’empire romain. Vous en avez veû la longue et mémorable histoire dans toute sa suite. Mais pour entendre parfaitement les causes de l’élevation de Rome, et celles des grands changemens qui sont arrivez dans son estat : considerez attentivement avec les moeurs des romains les temps d’où dépendent tous les mouvemens de ce vaste empire. De tous les peuples du monde le plus fier et le plus hardi, mais tout ensemble le plus reglé dans ses conseils, le plus constant dans ses maximes, le plus avisé, le plus laborieux, et enfin le plus patient, a esté le peuple romain. De tout cela s’est formée la meilleure milice et la politique la plus prévoyante, la plus ferme, et la plus suivie qui fut jamais. Le fond d’un romain, pour ainsi parler, estoit l’amour de sa liberté et de sa patrie. Une de ces choses luy faisoit aimer l’autre : car parce qu’il aimoit sa liberté, il aimoit aussi sa patrie comme une mere qui le nourrissoit dans des sentimens également généreux et libres. Sous ce nom de liberté, les romains se figuroient avec les grecs un estat où personne ne fust sujet que de la loy, et où la loy fust plus puissante que les hommes.

Au reste, quoy-que Rome fust née sous un gouvernement royal, elle avoit mesme sous ses rois une liberté qui ne convient gueres à une monarchie reglée. Car outre que les rois estoient électifs, et que l’élection s’en faisoit par tout le peuple, c’estoit encore au peuple assemblé à confirmer les loix, et à résoudre la paix ou la guerre. Il y avoit mesme des cas particuliers où les rois déferoient au peuple le jugement souverain : témoin Tullus Hostilius, qui n’osant ni condamner ni absoudre Horace comblé tout ensemble et d’honneur pour avoir vaincu les Curiaces, et de honte pour avoir tué sa soeur, le fit juger par le peuple. Ainsi les rois n’avoient proprement que le commandement des armées, et l’autorité de convoquer les assemblées legitimes, d’y proposer les affaires, de maintenir les loix, et d’exécuter les decrets publics. Quand Servius Tullius conceût le dessein que vous avez veû de réduire Rome en république, il augmenta dans un peuple déja si libre l’amour de la liberté ; et de là vous pouvez juger combien les romains en furent jaloux quand ils l’eûrent goustée toute entiere sous leurs consuls. On frémit encore en voyant dans les histoires la triste fermeté du consul Brutus, lors qu’il fit mourir à ses yeux ses deux enfans, qui s’estoient laissez entraisner aux sourdes pratiques que les Tarquins faisoient dans Rome pour y rétablir leur domination. Combien fut affermi dans l’amour de la liberté un peuple qui voyoit ce consul severe immoler à la liberté sa propre famille ! Il ne faut plus s’étonner, si on méprisa dans Rome les efforts des peuples voisins, qui entreprirent de rétablir les Tarquins bannis. Ce fut en vain que le roy Porsena les prit en sa protection. Les romains presque affamez, luy firent connoistre par leur fermeté, qu’ils vouloient du moins mourir libres. Le peuple fut encore plus ferme que le senat ; et Rome entiere fit dire à ce puissant roy qui venoit de la réduire à l’extremité, qu’il cessast d’interceder pour les Tarquins, puis que résoluë de tout hasarder pour sa liberté, elle recevroit plustost ses ennemis que ses tyrans. Porsena étonné de la fierté de ce peuple, et de la hardiesse plus qu’humaine de quelques particuliers, résolut de laisser les romains joûïr en paix d’une liberté qu’ils sçavoient si bien défendre.

La liberté leur estoit donc un tresor qu’ils préferoient à toutes les richesses de l’univers. Aussi avez-vous veû que dans leurs commencemens, et mesme bien avant dans leurs progrés, la pauvreté n’estoit pas un mal pour eux : au contraire, ils la regardoient comme un moyen de garder leur liberté plus entiere, n’y ayant rien de plus libre ni de plus indépendant qu’un homme qui sçait vivre de peu, et qui sans rien attendre de la protection ou de la liberalité d’autruy, ne fonde sa subsistence que sur son industrie et sur son travail. C’est ce que faisoient les romains. Nourrir du bestail, labourer la terre, se dérober à eux-mesmes tout ce qu’ils pouvoient, vivre d’épargne et de travail : voilà quelle estoit leur vie ; c’est de quoy ils soustenoient leur famille, qu’ils accoustumoient à de semblables travaux. Tite Live a raison de dire qu’il n’y eût jamais de peuple où la frugalité, où l’épargne, où la pauvreté ayent esté plus long-temps en honneur. Les senateurs les plus illustres, à n’en regarder que l’exterieur, differoient peu des païsans, et n’avoient d’éclat ni de majesté qu’en public, et dans le senat. Du reste on les trouvoit occupez du labourage et des autres soins de la vie rustique, quand on les alloit querir pour commander les armées. Ces exemples sont frequens dans l’histoire romaine. Curius et Fabrice, ces grands capitaines qui vainquirent Pyrrhus, un roy si riche, n’avoient que de la vaisselle de terre ; et le premier à qui les Samnites en offroient d’or et d’argent, répondit que son plaisir n’estoit pas d’en avoir, mais de commander à qui en avoit. Aprés avoir triomphé, et avoir enrichi la république des dépouïlles de ses ennemis, ils n’avoient pas de quoy se faire enterrer. Cette moderation duroit encore pendant les guerres puniques. Dans la premiere on voit Régulus général des armées romaines demander son congé au senat pour aller cultiver sa métairie abandonnée pendant son absence. Aprés la ruine de Carthage, on voit encore de grands exemples de la premiere simplicité. Aemilius Paulus qui augmenta le tresor public par le riche tresor des rois de Macedoine, vivoit selon les regles de l’ancienne frugalité, et mourut pauvre. Mummius, en ruinant Corinthe, ne profita que pour le public des richesses de cette ville opulente et voluptueuse. Ainsi les richesses estoient méprisées : la modération et l’innocence des généraux romains faisoient l’admiration des peuples vaincus. Cependant dans ce grand amour de la pauvreté, les romains n’épargnoient rien pour la grandeur et pour la beauté de leur ville. Dés leurs commencemens, les ouvrages publics furent tels, que Rome n’en rougit pas depuis mesme qu’elle se vit maistresse du monde. Le capitole basti par Tarquin le superbe, et le temple qu’il éleva à Jupiter dans cette forteresse, estoient dignes deslors de la majesté du plus grand des dieux, et de la gloire future du peuple romain. Tout le reste répondoit à cette grandeur. Les principaux temples, les marchez, les bains, les places publiques, les grands chemins, les aqueducs, les cloaques mesmes et les égouts de la ville avoient une magnificence qui paroistroit incroyable, si elle n’estoit attestée par tous les historiens, et confirmée par les restes que nous en voyons. Que diray-je de la pompe des triomphes, des céremonies de la religion, des jeux et des spectacles qu’on donnoit au peuple ? En un mot tout ce qui servoit au public, tout ce qui pouvoit donner aux peuples une grande idée de leur commune patrie, se faisoit avec profusion autant que le temps le pouvoit permettre. L’épargne regnoit seulement dans les maisons particulieres. Celuy qui augmentoit ses revenus et rendoit ses terres plus fertiles par son industrie et par son travail, qui estoit le meilleur oeconome, et prenoit le plus sur luy-mesme, s’estimoit le plus libre, le plus puissant, et le plus heureux. Il n’y a rien de plus éloigné d’une telle vie, que la mollesse. Tout tendoit plustost à l’autre excés, je veux dire, à la dureté. Aussi les moeurs des romains avoient-elles naturellement quelque chose, non seulement de rude et de rigide, mais encore de sauvage et de farouche. Mais ils n’oublierent rien pour se réduire eux-mesmes sous de bonnes loix ; et le peuple le plus jaloux de sa liberté que l’univers ait jamais veû, se trouva en mesme temps le plus soumis à ses magistrats et à la puissance legitime. La milice d’un tel peuple ne pouvoit manquer d’estre admirable, puis qu’on y trouvoit avec des courages fermes et des corps vigoureux une si prompte et si exacte obéïssance. Les loix de cette milice estoient dures, mais necessaires. La victoire estoit perilleuse, et souvent mortelle à ceux qui la gagnoient contre les ordres. Il y alloit de la vie, non seulement à fuir, à quiter ses armes, à abandonner son rang, mais encore à se remuër, pour ainsi dire, et à branler tant soit peu sans le commandement du général. Qui mettoit les armes bas devant l’ennemi, qui aimoit mieux se laisser prendre que de mourir glorieusement pour sa patrie, estoit jugé indigne de toute assistance. Pour l’ordinaire on ne comptoit plus les prisonniers parmi les citoyens, et on les laissoit aux ennemis comme des membres retranchez de la république. Vous avez veû dans Florus et dans Ciceron l’histoire de Régulus qui persuada au senat, aux dépens de sa propre vie, d’abandonner les prisonniers aux carthaginois. Dans la guerre d’Annibal, et aprés la perte de la bataille de Cannes, c’est à dire, dans le temps où Rome épuisée par tant de pertes manquoit le plus de soldats, le senat aima mieux armer contre sa coustume huit mille esclaves que de racheter huit mille romains qui ne luy auroient pas plus cousté que la nouvelle milice qu’il fallut lever. Mais dans la necessité des affaires on établit plus que jamais comme une loy inviolable, qu’un soldat romain devoit ou vaincre ou mourir.

Par cette maxime les armées romaines, quoy-que défaites et rompuës, combatoient et se rallioient jusqu’à la derniere extrémité ; et comme remarque Salluste, il se trouve parmi les romains plus de gens punis pour avoir combatu sans en avoir ordre, que pour avoir lasché le pied et quitté son poste : de sorte que le courage avoit plus besoin d’estre réprimé, que la lascheté n’avoit besoin d’estre excitée.

Ils joignirent à la valeur l’esprit et l’invention. Outre qu’ils estoient par eux-mesmes appliquez et ingenieux, ils sçavoient profiter admirablement de tout ce qu’ils voyoient dans les autres peuples de commode pour les campemens, pour les ordres de bataille, pour le genre mesme des armes, en un mot pour faciliter tant l’attaque que la défense. Vous avez veû dans Salluste et dans les autres auteurs ce que les romains ont appris de leurs voisins et de leurs ennemis mesmes. Qui ne sçait qu’ils ont appris des carthaginois l’invention des galeres par lesquelles ils les ont batus, et enfin qu’ils ont tiré de toutes les nations qu’ils ont connuës de quoy les surmonter toutes ?

En effet, il est certain de leur aveu propre, que les gaulois les surpassoient en force de corps, et ne leur cedoient pas en courage. Polybe nous fait voir qu’en une rencontre décisive les gaulois d’ailleurs plus forts en nombre montrerent plus de hardiesse que ne firent les romains quelque déterminez qu’ils fussent ; et nous voyons toutefois en cette mesme rencontre ces romains inferieurs en tout le reste l’emporter sur les gaulois, parce qu’ils sçavoient choisir de meilleures armes, se ranger dans un meilleur ordre, et mieux profiter du temps dans la meslée. C’est ce que vous pourrez voir quelque jour plus exactement dans Polybe ; et vous avez souvent remarqué vous-mesme dans les commentaires de Cesar, que les romains commandez par ce grand homme ont subjugué les gaulois plus encore par les adresses de l’art militaire que par leur valeur.

Les macedoniens si jaloux de conserver l’ancien ordre de leur milice formée par Philippe et par Alexandre croyoient leur phalange invincible, et ne pouvoient se persuader que l’esprit humain fust capable de trouver quelque chose de plus ferme. Cependant le mesme Polybe et Tite Live aprés luy ont démontré, qu’à considerer seulement la nature des armées romaines et de celles des macedoniens, les dernieres ne pouvoient manquer d’estre batuës à la longue, parce que la phalange macedonienne qui n’estoit qu’un gros bataillon quarré, fort épais de toutes parts, ne pouvoit se mouvoir que tout d’une piéce, au lieu que l’armée romaine distinguée en petits corps, estoit plus prompte et plus disposée à toute sorte de mouvemens. Les romains ont donc trouvé, ou ils ont bientost appris l’art de diviser les armées en plusieurs bataillons et escadrons, et de former les corps de réserve, dont le mouvement est si propre à pousser ou à soustenir ce qui s’ébranle de part et d’autre. Faites marcher contre des troupes ainsi disposées la phalange macedonienne : cette grosse et lourde machine sera terrible à la verité à une armée sur laquelle elle tombera de tout son poids ; mais, comme parle Polybe, elle ne peut conserver long-temps sa propriété naturelle, c’est à dire, sa solidité et sa consistence, parce qu’il luy faut des lieux propres, et pour ainsi dire, faits exprés, et qu’à faute de les trouver, elle s’embarasse elle-mesme, ou plustost elle se rompt par son propre mouvement. Joint qu’estant une fois enfoncée, elle ne sçait plus se rallier. Au lieu que l’armée romaine divisée en ses petits corps, profite de tous les lieux, et s’y accommode : on l’unit, et on la sépare comme on veut ; elle défile aisément, et se rassemble sans peine ; elle est propre aux détachemens, aux ralliemens, à toute sorte de conversions et d’évolutions qu’elle fait ou toute entiere ou en partie, selon qu’il est convenable ; enfin elle a plus de mouvemens divers, et par consequent plus d’action et plus de force que la phalange. Concluez donc avec Polybe, qu’il falloit que la phalange luy cedast, et que la Macedoine fust vaincuë. Il y a plaisir, monseigneur, à vous parler de ces choses dont vous estes si bien instruit par d’excellens maistres, et que vous voyez pratiquées sous les ordres de Loûïs Le Grand d’une maniere si admirable, que je ne sçay si la milice romaine a jamais rien eû de plus beau. Mais sans vouloir icy la mettre aux mains avec la milice françoise, je me contente que vous ayiez veû que la milice romaine, soit qu’on regarde la science mesme de prendre ses avantages, ou qu’on s’attache à considerer son extréme severité à faire garder tous les ordres de la guerre, a surpassé de beaucoup tout ce qui avoit paru dans les siecles précedens.

Aprés la Macedoine, il ne faut plus vous parler de la Grece : vous avez veû que la Macedoine y tenoit le dessus, et ainsi elle vous apprend à juger du reste. Athenes n’a plus rien produit depuis les temps d’Alexandre. Les étoliens qui se signalerent en diverses guerres, estoient plustost indociles que libres, et plustost brutaux que vaillans. Lacedémone avoit fait son dernier effort pour la guerre, en produisant Cléomene ; et la ligue des achéens, en produisant Philopoemen. Rome n’a point combatu contre ces deux grands capitaines ; mais le dernier qui vivoit du temps d’Annibal et de Scipion, à voir agir les romains dans la Macedoine, jugea bien que la liberté de la Grece alloit expirer, et qu’il ne luy restoit plus qu’à reculer le moment de sa chute. Ainsi les peuples les plus belliqueux cedoient aux romains. Les romains ont triomphé du courage dans les gaulois, du courage et de l’art dans les grecs, et de tout cela soustenu de la conduite la plus rafinée, en triomphant d’Annibal ; de sorte que rien n’égala jamais la gloire de leur milice.

Aussi n’ont-ils rien eû dans tout leur gouvernement dont ils se soient tant vantez que de leur discipline militaire. Ils l’ont toûjours considerée comme le fondement de leur empire. La discipline militaire est la chose qui a paru la premiere dans leur estat, et la derniere qui s’y est perduë : tant elle estoit attachée à la constitution de leur république. Une des plus belles parties de la milice romaine estoit qu’on n’y loûoit point la fausse valeur. Les maximes du faux honneur qui ont fait perir tant de monde parmi nous, n’estoient pas seulement connuës dans une nation si avide de gloire. On remarque de Scipion et de Cesar, les deux premiers hommes de guerre et les plus vaillans qui ayent esté parmi les romains, qu’ils ne se sont jamais exposez qu’avec précaution, et lors qu’un grand besoin le demandoit. On n’attendoit rien de bon d’un général qui ne sçavoit pas connoistre le soin qu’il devoit avoir de conserver sa personne, et on réservoit pour le vray service les actions d’une hardiesse extraordinaire. Les romains ne vouloient point de batailles hazardées mal à propos, ni de victoires qui coustassent trop de sang ; de sorte qu’il n’y avoit rien de plus hardi, ni tout ensemble de plus ménagé qu’estoient les armées romaines. Mais comme il ne suffit pas d’entendre la guerre si on n’a un sage conseil pour l’entreprendre à propos, et tenir le dedans de l’estat dans un bon ordre, il faut encore vous faire observer la profonde politique du senat romain. à le prendre dans les bons temps de la république, il n’y eût jamais d’assemblée où les affaires fussent traitées plus meûrement, ni avec plus de secret, ni avec une plus longue prévoyance, ni dans un plus grand concours, et avec un plus grand zele pour le bien public. Le saint esprit n’a pas dédaigné de marquer cecy dans le livre des machabées, ni de loûër la haute prudence et les conseils vigoureux de cette sage compagnie où personne ne se donnoit de l’autorité que par la raison, et dont tous les membres conspiroient à l’utilité publique sans partialité et sans jalousie. Pour le secret, Tite Live nous en donne un exemple illustre. Pendant qu’on meditoit la guerre contre Persée, Eumenes roy de Pergame ennemi de ce prince vint à Rome pour se liguer contre luy avec le senat. Il y fit ses propositions en pleine assemblée, et l’affaire fut résoluë par les suffrages d’une compagnie composée de trois cens hommes. Qui croiroit que le secret eust esté gardé, et qu’on n’ait jamais rien sceû de la déliberation que quatre ans aprés quand la guerre fut achevée ? Mais ce qu’il y a de plus surprenant, est que Persée avoit à Rome ses ambassadeurs pour observer Eumenes. Toutes les villes de Grece et d’Asie, qui craignoient d’estre enveloppées dans cette querelle, avoient aussi envoyé les leurs, et tous ensemble taschoient à découvrir une affaire d’une telle consequence. Au milieu de tant d’habiles négotiateurs le senat fut impénetrable. Pour faire garder le secret, on n’eût jamais besoin de supplices, ni de défendre le commerce avec les étrangers sous des peines rigoureuses. Le secret se recommandoit comme tout seul, et par sa propre importance. C’est une chose surprenante dans la conduite de Rome, d’y voir le peuple regarder presque toûjours le senat avec jalousie, et néanmoins luy déferer tout dans les grandes occasions, et sur tout dans les grands perils. Alors on voyoit tout le peuple tourner les yeux sur cette sage compagnie, et attendre ses résolutions comme autant d’oracles.

Une longue experience avoit appris aux romains que delà estoient sortis tous les conseils qui avoient sauvé l’estat. C’estoit dans le senat que se conservoient les anciennes maximes, et l’esprit, pour ainsi parler, de la république. C’estoit-là que se formoient les desseins qu’on voyoit se soustenir par leur propre suite ; et ce qu’il y avoit de plus grand dans le senat, est qu’on n’y prenoit jamais des résolutions plus vigoureuses que dans les plus grandes extrémitez. Ce fut au plus triste estat de la république, lors que foible encore et dans sa naissance elle se vit tout ensemble et divisée au dedans par les tribuns, et pressée au dehors par les volsques que Coriolan irrité menoit contre sa patrie. Ces peuples toûjours batus par les romains espererent de se venger ayant à leur teste le plus grand homme de Rome, le plus entendu à la guerre, le plus liberal, le plus incompatible avec l’injustice ; mais le plus dur, le plus difficile, et le plus aigri. Ils vouloient se faire citoyens par force ; et aprés de grandes conquestes, maistres de la campagne et du païs, ils menaçoient de tout perdre si on n’accordoit leur demande. Rome n’avoit ni armée ni chefs ; et néanmoins dans ce triste estat, et pendant qu’elle avoit tout à craindre, on vit sortir tout à coup ce hardi decret du senat, qu’on periroit plustost que de rien ceder à l’ennemi armé, et qu’on luy accorderoit des conditions équitables, aprés qu’il auroit retiré ses armes.

La mere de Coriolan qui fut envoyée pour le fléchir, luy disoit entre autres raisons, ne connoissez-vous pas les romains ? Ne sçavez-vous pas, mon fils, que vous n’en aurez rien que par les prieres, et que vous n’en obtiendrez ni grande ni petite chose par la force ? le sévere Coriolan se laissa vaincre : il luy en cousta la vie, et les volsques choisirent d’autres généraux : mais le senat demeura ferme dans ses maximes, et le decret qu’il donna de ne rien accorder par force, passa pour une loy fondamentale de la politique romaine, dont il n’y a pas un seul exemple que les romains se soient départis dans tous les temps de la république. Parmi eux, dans les estats les plus tristes, jamais les foibles conseils n’ont esté seulement écoutez. Ils estoient toûjours plus traitables victorieux que vaincus : tant le senat sçavoit maintenir les anciennes maximes de la république, et tant il y sçavoit confirmer le reste des citoyens.

De ce mesme esprit sont sorties les résolutions prises tant de fois dans le senat, de vaincre les ennemis par la force ouverte, sans y employer les ruses ou les artifices, mesme ceux qui sont permis à la guerre : ce que le senat ne faisoit ni par un faux point d’honneur, ni pour avoir ignoré les loix de la guerre ; mais parce qu’il ne jugeoit rien de plus efficace pour abbatre un ennemi orgueïlleux que de luy oster toute l’opinion qu’il pourroit avoir de ses forces, afin que vaincu jusques dans le coeur, il ne vist plus de salut que dans la clemence du vainqueur. C’est ainsi que s’établit par toute la terre cette haute opinion des armes romaines. La croyance répanduë par tout que rien ne leur résistoit, faisoit tomber les armes des mains à leurs ennemis, et donnoit à leurs alliez un invincible secours. Vous voyez ce que fait dans toute l’Europe une semblable opinion des armes françoises ; et le monde étonné des exploits du roy, confesse qu’il n’appartenoit qu’à luy seul de donner des bornes à ses conquestes.

La conduite du senat romain si forte contre les ennemis, n’estoit pas moins admirable dans la conduite du dedans. Ces sages senateurs avoient quelquefois pour le peuple une juste condescendance, comme lors que dans une extréme necessité non seulement ils se taxerent eux-mesmes plus haut que les autres, ce qui leur estoit ordinaire, mais encore qu’ils déchargerent le menu peuple de tout impost, ajoustant que les pauvres payoient un assez grand tribut à la république, en nourrissant leurs enfans . Le senat montra par cette ordonnance qu’il sçavoit en quoy consistoient les vrayes richesses d’un estat ; et un si beau sentiment joint aux témoignages d’une bonté paternelle, fit tant d’impression dans l’esprit des peuples, qu’ils devinrent capables de soustenir les dernieres extrémitez pour le salut de leur patrie. Mais quand le peuple méritoit d’estre blasmé, le senat le faisoit aussi avec une gravité et une vigueur digne de cette sage compagnie, comme il arriva dans le démeslé entre ceux d’Ardée et d’Aricie. L’histoire en est mémorable, et mérite de vous estre racontée. Ces deux peuples estoient en guerre pour des terres que chacun d’eux prétendoit. Enfin las de combatre, ils convinrent de se rapporter au jugement du peuple romain, dont l’équité estoit réverée par tous les voisins. Les tribus furent assemblées, et le peuple ayant connu dans la discussion que ces terres prétenduës par d’autres luy appartenoient de droit, se les adjugea. Le senat, quoy-que convaincu que le peuple dans le fond avoit bien jugé, ne put souffrir que les romains eussent démenti leur générosité naturelle, ni qu’ils eussent laschement trompé l’esperance de leurs voisins qui s’estoient soumis à leur arbitrage. Il n’y eût rien que ne fist cette compagnie pour empescher un jugement d’un si pernicieux exemple, où les juges prenoient pour eux les terres contestées par les parties. Aprés que la sentence eût esté renduë, ceux d’Ardée dont le droit estoit le plus apparent, indignez d’un jugement si inique, estoient prests à s’en venger par les armes. Le senat ne fit point de difficulté de leur déclarer publiquement qu’il estoit aussi sensible qu’eux-mesmes à l’injure qui leur avoit esté faite ; qu’à la verité il ne pouvoit pas casser un decret du peuple, mais que si aprés cette offense, ils vouloient bien se fier à la compagnie de la réparation qu’ils avoient raison de prétendre, le senat prendroit un tel soin de leur satisfaction, qu’il ne leur resteroit aucun sujet de plainte. Les ardéates se fierent à cette parole. Il leur arriva une affaire capable de ruiner leur ville de fond en comble. Ils receûrent un si prompt secours par les ordres du senat, qu’ils se crurent trop bien payez de la terre qui leur avoit esté ostée, et ne songeoient plus qu’à remercier de si fideles amis. Mais le senat ne fut pas content, jusqu’à ce qu’en leur faisant rendre la terre que le peuple romain s’estoit adjugée, il abolit la memoire d’un si infame jugement.

Je n’entreprends pas icy de vous dire combien le senat a fait d’actions semblables ; combien il a livré aux ennemis de citoyens parjures qui ne vouloient pas leur tenir parole, ou qui chicanoient sur leurs sermens ; combien il a condamné de mauvais conseils qui avoient eû d’heureux succés : je vous diray seulement que cette auguste compagnie n’inspiroit rien que de grand au peuple romain, et donnoit en toutes rencontres une haute idée de ses conseils, persuadée qu’elle estoit que la réputation estoit le plus ferme appuy des estats.

On peut croire que dans un peuple si sagement dirigé, les récompenses et les chastimens estoient ordonnez avec grande consideration. Outre que le service et le zele au bien de l’estat, estoient le moyen le plus seûr pour s’avancer dans les charges : les actions militaires avoient mille récompenses qui ne coustoient rien au public, et qui estoient infiniment précieuses aux particuliers, parce qu’on y avoit attaché la gloire si chere à ce peuple belliqueux. Une couronne d’or tres-mince, et le plus souvent une couronne de feuïlles de chesne, ou de laurier, ou de quelque herbage plus vil encore, devenoit inestimable parmi les soldats qui ne connoissoient point de plus belles marques que celles de la vertu, ni de plus noble distinction que celle qui venoit des actions glorieuses. Le senat dont l’approbation tenoit lieu de récompense, sçavoit loûër et blasmer quand il falloit. Incontinent aprés le combat, les consuls et les autres généraux donnoient publiquement aux soldats et aux officiers la loûange ou le blasme qu’ils meritoient : mais eux-mesmes ils attendoient en suspens le jugement du senat qui jugeoit de la sagesse des conseils, sans se laisser ébloûïr par le bonheur des évenemens. Les loûanges estoient précieuses, parce qu’elles se donnoient avec connoissance : le blasme piquoit au vif les coeurs généreux, et retenoit les plus foibles dans le devoir. Les chastimens qui suivoient les mauvaises actions, tenoient les soldats en crainte pendant que les récompenses et la gloire bien dispensée les élevoit au dessus d’eux-mesmes.

Qui peut mettre dans l’esprit des peuples la gloire, la patience dans les travaux, la grandeur de la nation, et l’amour de la patrie, peut se vanter d’avoir trouvé la constitution d’estat la plus propre à produire de grands hommes. C’est sans doute les grands hommes qui font la force d’un empire. La nature ne manque pas de faire naistre dans tous les païs des esprits et des courages élevez, mais il faut luy aider à les former. Ce qui les forme, ce qui les acheve, ce sont des sentimens forts et de nobles impressions qui se répandent dans tous les esprits, et passent insensiblement de l’un à l’autre. Qu’est-ce qui rend nostre noblesse si fiere dans les combats, et si hardie dans les entreprises ? C’est l’opinion receûë dés l’enfance, et établie par le sentiment unanime de la nation, qu’un gentilhomme sans coeur se dégrade luy-mesme, et n’est plus digne de voir le jour. Tous les romains estoient nourris dans ces sentimens, et le peuple disputoit avec la noblesse à qui agiroit le plus par ces vigoureuses maximes. Durant les bons temps de Rome, l’enfance mesme estoit exercée par les travaux : on n’y entendoit parler d’autre chose que de la grandeur du nom romain. Il falloit aller à la guerre quand la république l’ordonnoit, et là travailler sans cesse, camper hiver et esté, obéïr sans résistance, mourir ou vaincre. Les peres qui n’élevoient pas leurs enfans dans ces maximes, et comme il falloit pour les rendre capables de servir l’estat, estoient appellez en justice par les magistrats, et jugez coupables d’un attentat envers le public. Quand on a commencé à prendre ce train, les grands hommes se font les uns les autres : et si Rome en a plus porté qu’aucune autre ville qui eust esté avant elle, ce n’a point esté par hasard ; mais c’est que l’estat romain constitué de la maniere que nous avons veûë, estoit pour ainsi parler du temperament qui devoit estre le plus fecond en heros.

Un estat qui se sent ainsi formé, se sent aussi en mesme temps d’une force incomparable, et ne se croit jamais sans ressource. Aussi voyons nous que les romains n’ont jamais desesperé de leurs affaires, ni quand Porsena roy d’étrurie les affamoit dans leurs murailles ; ni quand les gaulois, aprés avoir bruslé leur ville, inondoient tout leur païs, et les tenoient serrez dans le capitole ; ni quand Pyrrhus roy des épirotes aussi habile qu’entreprenant les effrayoit par ses élephans, et défaisoit toutes leurs armées ; ni quand Annibal déja tant de fois vainqueur leur tua encore plus de cinquante mille hommes et leur meilleure milice dans la bataille de Cannes. Ce fut alors que le consul Terentius Varro qui venoit de perdre par sa faute une si grande bataille, fut receû à Rome comme s’il eust esté victorieux, parce seulement que dans un si grand malheur il n’avoit point desesperé des affaires de la république. Le senat l’en remercia publiquement, et deslors on résolut, selon les anciennes maximes, de n’écouter dans ce triste estat aucune proposition de paix. L’ennemi fut étonné ; le peuple reprit coeur, et crut avoir des ressources que le senat connoissoit par sa prudence. En effet, cette constance du senat, au milieu de tant de malheurs qui arrivoient coup sur coup, ne venoit pas seulement d’une résolution opiniastre de ne ceder jamais à la fortune, mais d’une profonde connoissance des forces romaines et des forces ennemies. Rome sçavoit par son cens, c’est à dire, par le rôlle de ses citoyens toûjours exactement continué depuis Servius Tullius ; elle sçavoit, dis-je, tout ce qu’elle avoit de citoyens capables de porter les armes, et ce qu’elle pouvoit esperer de la jeunesse qui s’élevoit tous les jours. Ainsi elle ménageoit ses forces contre un ennemi qui venoit des bords de l’Afrique ; que le temps devoit détruire tout seul dans un païs étranger où les secours estoient si tardifs ; et à qui ses victoires mesme qui luy coustoient tant de sang estoient fatales. C’est pourquoy, quelque perte qui fust arrivée, le senat toûjours instruit de ce qui luy restoit de bons soldats, n’avoit qu’à temporiser, et ne se laissoit jamais abbatre. Quand par la défaite de Cannes, et par les révoltes qui suivirent, il vit les forces de la république tellement diminuées, qu’à peine eust-on pû se défendre si les ennemis eussent pressé, il se soustint par courage, et sans se troubler de ses pertes, il se mit à regarder les démarches du vainqueur. Aussitost qu’on eût apperceû qu’Annibal au lieu de poursuivre sa victoire, ne songeoit durant quelque temps qu’à en joûïr, le senat se rasseûra, et vit bien qu’un ennemi capable de manquer à sa fortune, et de se laisser ébloûïr par ses grands succés, n’estoit pas né pour vaincre les romains. Deslors Rome fit tous les jours de plus grandes entreprises ; et Annibal tout habile, tout courageux, tout victorieux qu’il estoit, ne put tenir contre elle.

Il est aisé de juger par ce seul évenement à qui devoit enfin demeurer tout l’avantage. Annibal enflé de ses grands succés, crut la prise de Rome trop aisée, et se relascha. Rome au milieu de ses malheurs, ne perdit ni le courage ni la confiance, et entreprit de plus grandes choses que jamais. Ce fut incontinent aprés la défaite de Cannes qu’elle assiégea Syracuse et Capoûë, l’une infidele aux traitez, et l’autre rebelle. Syracuse ne put se défendre, ni par ses fortifications, ni par les inventions d’Archimede. L’armée victorieuse d’Annibal vint vainement au secours de Capoûë. Mais les romains firent lever à ce capitaine le siege de Nole. Un peu aprés les carthaginois défirent et tuerent en Espagne les deux Scipions. Dans toute cette guerre, il n’estoit rien arrivé de plus sensible, ni de plus funeste aux romains. Leur perte leur fit faire les derniers efforts : le jeune Scipion fils d’un de ces généraux, non content d’avoir relevé les affaires de Rome en Espagne, alla porter la guerre aux carthaginois dans leur propre ville, et donna le dernier coup à leur empire.

L’estat de cette ville ne permettoit pas que Scipion y trouvast la mesme résistance qu’Annibal trouvoit du costé de Rome ; et vous en serez convaincu si peu que vous regardiez la constitution de ces deux villes. Rome estoit dans sa force ; et Carthage qui avoit commencé de baisser, ne se soustenoit plus que par Annibal. Rome avoit son senat uni, et c’est précisément dans ces temps que s’y est trouvé ce concert tant loûé dans le livre des machabées. Le senat de Carthage estoit divisé par de vieilles factions irréconciliables ; et la perte d’Annibal eust fait la joye de la plus notable partie des grands seigneurs. Rome encore pauvre, et attachée à l’agriculture, nourrissoit une milice admirable, qui ne respiroit que la gloire, et ne songeoit qu’à agrandir le nom romain. Carthage enrichie par son trafic voyoit tous ses citoyens attachez à leurs richesses, et nullement exercez dans la guerre. Au lieu que les armées romaines estoient presque toutes composées de citoyens, Carthage au contraire tenoit pour maxime de n’avoir que des troupes étrangeres souvent autant à craindre à ceux qui les payent qu’à ceux contre qui on les employe.

Ces defauts venoient en partie de la premiere institution de la république de Carthage, et en partie s’y estoient introduits avec le temps. Carthage a toûjours aimé les richesses ; et Aristote l’accuse d’y estre attachée jusqu’à donner lieu à ses citoyens de les préferer à la vertu. Par là une république toute faite pour la guerre, comme le remarque le mesme Aristote, à la fin en a negligé l’exercice. Ce philosophe ne la reprend pas de n’avoir que des milices étrangeres ; et il est à croire qu’elle n’est tombée que long-temps aprés dans ce defaut. Mais les richesses y menent naturellement une république marchande : on veut joûïr de ses biens, et on croit tout trouver dans son argent. Carthage se croyoit forte, parce qu’elle avoit beaucoup de soldats, et n’avoit pû apprendre par tant de révoltes qu’elle avoit veû arriver dans les derniers temps, qu’il n’y a rien de plus malheureux qu’un estat qui ne se soustient que par les etrangers, où il ne trouve ni zele, ni seûreté, ni obéïssance.

Il est vray que le grand genie d’Annibal sembloit avoir remedié aux defauts de sa république. On regarde comme un prodige, que dans un païs étranger, et durant seize ans entiers, il n’ait jamais veû, je ne dis pas de sedition, mais de murmure dans une armée toute composée de peuples divers, qui sans s’entendre entre eux s’accordoient si bien à entendre les ordres de leur général. Mais l’habileté d’Annibal ne pouvoit pas soustenir Carthage, lors qu’attaquée dans ses murailles par un général comme Scipion, elle se trouva sans forces. Il fallut rappeller Annibal à qui il ne restoit plus que des troupes affoiblies plus par leurs propres victoires que par celles des romains, et qui acheverent de se ruiner par la longueur du voyage. Ainsi Annibal fut batu, et Carthage autrefois maistresse de toute l’Afrique, de la mer Mediterranée et de tout le commerce de l’univers, fut contrainte de subir le joug que Scipion luy imposa. Voilà le fruit glorieux de la patience romaine. Des peuples qui s’enhardissoient et se fortifioient par leurs malheurs avoient bien raison de croire qu’on sauvoit tout pourveû qu’on ne perdist pas l’esperance ; et Polybe a tres-bien conclu, que Carthage devoit à la fin obéïr à Rome par la seule nature des deux républiques. Que si les romains s’estoient servis de ces grandes qualitez politiques et militaires, seulement pour conserver leur estat en paix, ou pour proteger leurs alliez opprimez comme ils en faisoient le semblant, il faudroit autant loûër leur équité que leur valeur et leur prudence. Mais quand ils eûrent gousté la douceur de la victoire, ils voulurent que tout leur cedast, et ne prétendirent à rien moins qu’à mettre premierement leurs voisins, et en suite tout l’univers sous leurs loix.

Pour parvenir à ce but, ils sceûrent parfaitement conserver leurs alliez, les unir entre eux, jetter la division et la jalousie parmi leurs ennemis, penetrer leurs conseils, découvrir leurs intelligences, et prévenir leurs entreprises. Ils n’observoient pas seulement les démarches de leurs ennemis, mais encore tous les progrés de leurs voisins : curieux sur tout, ou de diviser, ou de contrebalancer par quelque autre endroit les puissances qui devenoient trop redoutables, ou qui mettoient de trop grands obstacles à leurs conquestes.

Ainsi les grecs avoient tort de s’imaginer du temps de Polybe que Rome s’agrandissoit plustost par hasard que par conduite. Ils estoient trop passionnez pour leur nation, et trop jaloux des peuples qu’ils voyoient s’élever au dessus d’eux : ou peut-estre que voyant de loin l’empire romain s’avancer si viste, sans pénetrer les conseils qui faisoient mouvoir ce grand corps, ils attribuoient au hasard, selon la coustume des hommes, les effets dont les causes ne leur estoient pas connuës. Mais Polybe que son étroite familiarité avec les romains faisoit entrer si avant dans le secret des affaires, et qui observoit de si prés la politique romaine durant les guerres puniques, a esté plus équitable que les autres grecs, et a veû que les conquestes de Rome estoient la suite d’un dessein bien entendu. Car il voyoit les romains du milieu de la mer Mediterranée porter leurs regards par tout aux environs jusqu’aux Espagnes et jusqu’en Syrie ; observer ce qui s’y passoit, s’avancer régulierement et de proche en proche ; s’affermir avant que de s’étendre ; ne se point charger de trop d’affaires ; dissimuler quelque temps, et se déclarer à propos ; attendre qu’Annibal fust vaincu pour desarmer Philippe roy de Macedoine qui l’avoit favorisé ; aprés avoir commencé l’affaire, n’estre jamais las ni contens jusqu’à ce que tout fust fait ; ne laisser aux macedoniens aucun moment pour se reconnoistre ; et aprés les avoir vaincus, rendre par un decret public à la Grece si long-temps captive, la liberté à laquelle elle ne pensoit plus ; par ce moyen répandre d’un costé la terreur, et de l’autre la véneration de leur nom : c’en estoit assez pour conclure que les romains ne s’avançoient pas à la conqueste du monde par hasard, mais par conduite.

C’est ce qu’a veû Polybe dans le temps des progrés de Rome. Denis d’Halicarnasse qui a écrit aprés l’établissement de l’empire et du temps d’Auguste, a conclu la mesme chose, en reprenant dés leur origine les anciennes institutions de la république romaine, si propres de leur nature à former un peuple invincible et dominant. Vous en avez assez veû pour entrer dans les sentimens de ces sages historiens, et pour condamner Plutarque, qui toûjours trop passionné pour ses grecs, attribuë à la seule fortune la grandeur romaine, et à la seule vertu celle d’Alexandre. Mais plus ces historiens font voir de dessein dans les conquestes de Rome, plus ils y montrent d’injustice. Ce vice est inséparable du desir de dominer, qui aussi pour cette raison est justement condamné par les regles de l’évangile. Mais la seule philosophie suffit pour nous faire entendre que la force nous est donnée pour conserver nostre bien, et non pas pour usurper celuy d’autruy. Ciceron l’a reconnu, et les regles qu’il a données pour faire la guerre sont une manifeste condamnation de la conduite des romains.

Il est vray qu’ils parurent assez équitables au commencement de leur république. Il sembloit qu’ils vouloient eux-mesmes moderer leur humeur guerriere en la resserrant dans les bornes que l’équité prescrivoit. Qu’y a-t-il de plus beau, ni de plus saint que le college des féciaux, soit que Numa en soit le fondateur, comme le dit Denis d’Halicarnasse, ou que ce soit Ancus Martius, comme le veut Tite Live ? Ce conseil estoit établi pour juger si une guerre estoit juste : avant que le senat la proposast, ou que le peuple la résolust, cét examen d’équité précedoit toûjours. Quand la justice de la guerre estoit reconnuë, le senat prenoit ses mesures pour l’entreprendre : mais on envoyoit avant toutes choses redemander dans les formes à l’usurpateur les choses injustement ravies, et on n’en venoit aux extrémitez qu’aprés avoir épuisé les voyes de douceur. Sainte institution s’il en fut jamais, et qui fait honte aux chrestiens, à qui un dieu venu au monde pour pacifier toutes choses, n’a pû inspirer la charité et la paix. Mais que servent les meilleures institutions, quand enfin elles dégénerent en pures cérémonies ? La douceur de vaincre et de dominer corrompit bientost dans les romains ce que l’équité naturelle leur avoit donné de droiture. Les déliberations des féciaux ne furent plus parmi eux qu’une formalité inutile ; et encore qu’ils exerçassent envers leurs plus grands ennemis des actions de grande équité, et mesme de grande clemence, l’ambition ne permettoit pas à la justice de regner dans leurs conseils. Au reste leurs injustices estoient d’autant plus dangereuses, qu’ils sçavoient mieux les couvrir du prétexte specieux de l’équité, et qu’ils mettoient sous le joug insensiblement les rois et les nations sous couleur de les proteger et de les défendre.

Ajoustons encore qu’ils estoient cruels à ceux qui leur résistoient : autre qualité assez naturelle aux conquerans, qui sçavent que l’épouvante fait plus de la moitié des conquestes. Faut-il dominer à ce prix ; et le commandement est-il si doux, que les hommes le veuïllent acheter par des actions si inhumaines ? Les romains, pour répandre par tout la terreur, affectoient de laisser dans les villes prises des spectacles terribles de cruauté, et de paroistre impitoyables à qui attendoit la force, sans mesme épargner les rois qu’ils faisoient mourir inhumainement, aprés les avoir menez en triomphe chargez de fers, et traisnez à des chariots comme des esclaves. Mais s’ils estoient cruels et injustes pour conquerir, ils gouvernoient avec équité les nations subjuguées. Ils taschoient de faire gouster leur gouvernement aux peuples soumis, et croyoient que c’estoit le meilleur moyen de s’asseûrer leurs conquestes. Le senat tenoit en bride les gouverneurs, et faisoit justice aux peuples. Cette compagnie estoit regardée comme l’asile des oppressez : aussi les concussions et les violences ne furent-elles connuës parmi les romains que dans les derniers temps de la république, et la retenuë de leurs magistrats estoit l’admiration de toute la terre.

Ce n’estoit donc pas de ces conquerans brutaux et avares qui ne respirent que le pillage, ou qui établissent leur domination sur la ruine des païs vaincus. Les romains rendoient meilleurs tous ceux qu’ils prenoient en y faisant fleurir la justice, l’agriculture, le commerce, les arts mesme et les sciences, aprés qu’ils les eûrent une fois goustées.

C’est ce qui leur a donné l’empire le plus florissant, et le mieux établi aussi-bien que le plus étendu qui fut jamais. Depuis l’Euphrate et le Tanaïs jusqu’aux colonnes d’Hercule et la mer Atlantique, toutes les terres et toutes les mers leur obéïssoient : du milieu et comme du centre de la mer Méditerranée ils embrassoient toute l’étenduë de cette mer, penetrant au long et au large tous les estats d’alentour, et la tenant entre deux pour faire la communication de leur empire. On est encore effrayé quand on considere que les nations qui font à present des royaumes si redoutables, toutes les Gaules, toutes les Espagnes, la grande Bretagne presque toute entiere, l’Illyrique jusqu’au Danube, la Germanie jusqu’à l’Elbe, l’Afrique jusqu’à ses deserts affreux et impenetrables, la Grece, la Thrace, la Syrie, l’égypte, tous les royaumes de l’Asie Mineure, et ceux qui sont enfermez entre le Pont-Euxin et la mer Caspie, et les autres que j’oublie peut-estre, ou que je ne veux pas rapporter, n’ont esté durant plusieurs siecles que des provinces romaines. Tous les peuples de nostre monde jusqu’aux plus barbares, ont respecté leur puissance, et les romains y ont établi presque par tout avec leur empire les loix et la politesse.

C’est une espece de prodige, que dans un si vaste empire qui embrassoit tant de nations et tant de royaumes, les peuples ayent esté si obéïssans et les révoltes si rares. La politique romaine y avoit pourveû par divers moyens qu’il faut vous expliquer en peu de mots.

Les colonies romaines établies de tous costez dans l’empire, faisoient deux effets admirables : l’un, de décharger la ville d’un grand nombre de citoyens, et la pluspart pauvres ; l’autre, de garder les postes principaux, et d’accoustumer peu à peu les peuples étrangers aux moeurs romaines. Ces colonies qui portoient avec elles leurs privileges, demeuroient toûjours attachées au corps de la république, et peuploient tout l’empire de romains.

Mais outre les colonies, un grand nombre de villes obtenoient pour leurs citoyens le droit de citoyens romains ; et unies par leur interest au peuple dominant, elles tenoient dans le devoir les villes voisines.

Il arriva à la fin que tous les sujets de l’empire se crurent romains. Les honneurs du peuple victorieux peu à peu se communiquerent aux peuples vaincus : le senat leur fut ouvert, et ils pouvoient aspirer jusqu’à l’empire. Ainsi, par la clemence romaine, toutes les nations n’estoient plus qu’une seule nation, et Rome fut regardée comme la commune patrie. Quelle facilité n’apportoit pas à la navigation et au commerce cette merveilleuse union de tous les peuples du monde sous un mesme empire ? La societé romaine embrassoit tout ; et à la réserve de quelques frontieres inquietées quelquefois par les voisins, tout le reste de l’univers joûïssoit d’une paix profonde. Ni la Grece, ni l’Asie Mineure, ni la Syrie, ni l’égypte, ni enfin la pluspart des autres provinces n’ont jamais esté sans guerre que sous l’empire romain ; et il est aisé d’entendre qu’un commerce si agreable des nations servoit à maintenir dans tout le corps de l’empire la concorde et l’obéïssance. Les legions distribuées pour la garde des frontieres, en défendant le dehors, affermissoient le dedans. Ce n’estoit pas la coustume des romains d’avoir des citadelles dans leurs places, ni de fortifier leurs frontieres ; et je ne voy gueres commencer ce soin que sous Valentinien I. Auparavant on mettoit la force et la seûreté de l’empire uniquement dans les troupes qu’on disposoit de maniere qu’elles se prestoient la main les unes les autres. Au reste comme l’ordre estoit qu’elles campassent toûjours, les villes n’en estoient point incommodées ; et la discipline ne permettoit pas aux soldats de se répandre dans la campagne. Ainsi les armées romaines ne troubloient ni le commerce ni le labourage. Elles faisoient dans leur camp comme une espece de villes qui ne differoient des autres que parce que les travaux y estoient continuels, la discipline plus severe, et le commandement plus ferme. Elles estoient toûjours prestes pour le moindre mouvement ; et c’estoit assez pour tenir les peuples dans le devoir, que de leur montrer seulement dans le voisinage cette milice invincible. Mais rien ne maintenoit tant la paix de l’empire, que l’ordre de la justice. L’ancienne république l’avoit établi : les empereurs et les sages l’ont expliqué sur les mesmes fondemens : tous les peuples, jusqu’aux plus barbares, le regardoient avec admiration ; et c’est par là principalement que les romains estoient jugez dignes d’estre les maistres du monde. Au reste, si les loix romaines ont paru si saintes, que leur majesté subsiste encore malgré la ruine de l’empire : c’est que le bon sens, qui est le maistre de la vie humaine, y regne par tout, et qu’on ne voit nulle part une plus belle application des principes de l’équité naturelle.

Malgré cette grandeur du nom romain, malgré la politique profonde, et toutes les belles institutions de cette fameuse république, elle portoit en son sein la cause de sa ruine dans la jalousie perpetuelle du peuple contre le senat, ou plustost des plebeïens contre les patriciens. Romulus avoit établi cette distinction. Il falloit bien que les rois eussent des gens distinguez qu’ils attachassent à leur personne par des liens particuliers, et par lesquels ils gouvernassent le reste du peuple. C’est pour cela que Romulus choisit les peres dont il forma le corps du senat. On les appelloit ainsi, à cause de leur dignité et de leur âge ; et c’est d’eux que sont sorties dans la suite les familles patriciennes. Au reste, quelque autorité que Romulus eust réservée au peuple, il avoit mis les plebeïens en plusieurs manieres dans la dépendance des patriciens ; et cette subordination necessaire à la royauté avoit esté conservée non seulement sous les rois, mais encore dans la république. C’estoit parmi les patriciens qu’on prenoit toûjours les senateurs. Aux patriciens appartenoient les emplois, les commandemens, les dignitez, mesme celle du sacerdoce ; et les peres qui avoient esté les auteurs de la liberté, n’abandonnerent pas leurs prérogatives. Mais la jalousie se mit bientost entre les deux ordres. Car je n’ay pas besoin de parler icy des chevaliers romains, troisiéme ordre comme mitoyen entre les patriciens et le simple peuple, qui prenoit tantost un parti et tantost l’autre. Ce fut donc entre ces deux ordres que se mit la jalousie : elle se réveilloit en diverses occasions ; mais la cause profonde qui l’entretenoit estoit l’amour de la liberté. La maxime fondamentale de la république estoit de regarder la liberté comme une chose inseparable du nom romain. Un peuple nourri dans cét esprit ; disons plus, un peuple qui se croyoit né pour commander aux autres peuples, et que Virgile pour cette raison appelle si noblement un peuple-roy, ne vouloit recevoir de loy que de luy-mesme.

L’autorité du senat estoit jugée necessaire pour moderer les conseils publics, qui sans ce temperament eussent esté trop tumultueux. Mais au fond, c’estoit au peuple à donner les commandemens, à établir les loix, à décider de la paix et de la guerre. Un peuple qui joûïssoit des droits les plus essentiels de la royauté, entroit en quelque sorte dans l’humeur des rois. Il vouloit bien estre conseillé, mais non pas forcé par le senat. Tout ce qui paroissoit trop imperieux, tout ce qui s’élevoit au dessus des autres, en un mot tout ce qui blessoit ou sembloit blesser l’égalité que demande un estat libre, devenoit suspect à ce peuple délicat. L’amour de la liberté, celuy de la gloire et des conquestes rendoit de tels esprits difficiles à manier ; et cette audace qui leur faisoit tout entreprendre au dehors, ne pouvoit manquer de porter la division au dedans.

Ainsi Rome si jalouse de sa liberté, par cét amour de la liberté qui estoit le fondement de son estat, a veû la division se jetter entre tous les ordres dont elle estoit composée. De là ces jalousies furieuses entre le senat et le peuple, entre les patriciens et les plebeïens ; les uns alleguant toûjours que la liberté excessive se détruit enfin elle-mesme ; et les autres craignant au contraire, que l’autorité, qui de sa nature croist toûjours, ne dégénerast enfin en tyrannie.

Entre ces deux extrémitez, un peuple d’ailleurs si sage ne put trouver le milieu. L’interest particulier qui fait que de part ou d’autre on pousse plus loin qu’il ne faut mesme ce qu’on a commencé pour le bien public, ne permettoit pas qu’on demeurast dans des conseils moderez. Les esprits ambitieux et remüans excitoient les jalousies pour s’en prévaloir ; et ces jalousies tantost plus couvertes, et tantost plus déclarées selon les temps, mais toûjours vivantes dans le fond des coeurs, ont enfin causé ce grand changement qui arriva du temps de Cesar, et les autres qui ont suivi.