Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. Louandre, Charpentier, (p. 123-125).
LIVRE PREMIER
Quoique l’homme par sa nature envieuse ait toujours rendu la découverte des méthodes et des systèmes nouveaux aussi périlleuse que la recherche des terres et des mers inconnues, attendu que son essence le rend toujours plus prompt à blâmer qu’à louer les actions d’autrui ; toutefois, excité par ce désir naturel qui me porta toujours à entreprendre ce que je crois avantageux au public, sans me laisser retenir par aucune considération, j’ai formé le dessein de m’élancer dans une route qui n’a pas encore été frayée ; et s’il est vrai que je doive y rencontrer bien des ennuis et des difficultés, j’espère y trouver aussi ma récompense dans l’approbation de ceux qui jetteront sur mon entreprise un regard favorable. Et si la stérilité de mon esprit, une expérience insuffisante des événements contemporains, de trop faibles notions de l’antiquité, pouvaient rendre ma tentative infructueuse et peu utile, elles ouvriront du moins la voie à celui qui, plus vigoureux, plus éloquent et plus éclairé, pourra accomplir ce que j’essaye ; et si mon travail ne parvient point à me mériter la gloire, il ne doit pas non plus m’attirer le mépris.
Quand je considère, d’une part, la vénération qu’inspire l’antiquité, et, laissant de côté une foule d’autres exemples, combien souvent on achète au poids de l’or un fragment de statue antique pour l’avoir sans cesse sous les yeux, pour en faire l’honneur de sa maison, pour le donner comme modèle à ceux qui font leurs délices de ce bel art, et comme ensuite ces derniers s’efforcent de le reproduire dans leurs ouvrages ; quand, d’une autre, je vois que les actes admirables de vertu dont les histoires nous offrent le tableau, et qui furent opérés dans les royaumes et les républiques antiques, par leurs rois, leurs capitaines, leurs citoyens, leurs législateurs, et par tous ceux qui ont travaillé à la grandeur de leur patrie, sont plutôt froidement admirés qu’imités ; que bien loin de là chacun semble éviter tout ce qui les rappelle, de manière qu’il ne reste plus le moindre vestige de l’antique vertu, je ne puis m’empêcher tout à la fois de m’en étonner et de m’en plaindre ; je vois avec plus d’étonnement encore que dans les causes civiles qui s’agitent entre les citoyens, ou dans les maladies qui surviennent parmi les hommes, on a toujours recours aux jugements que les anciens ont rendus, ou aux remèdes qu’ils ont prescrits ; et cependant les lois civiles sont-elles autre chose que les sentences prononcées par les jurisconsultes de l’antiquité, et qui, réduites en code, apprennent aux jurisconsultes d’aujourd’hui à juger ? La médecine elle-même n’est-elle pas l’expérience faite par les médecins des anciens temps, et d’après laquelle les médecins de nos jours établissent leurs jugements ? Toutefois, lorsqu’il s’est agi d’asseoir l’ordre dans une république, de maintenir les États, de gouverner les royaumes, de régler les armées, d’administrer la guerre, de rendre la justice aux sujets, on n’a encore vu ni prince, ni république, ni capitaine, ni citoyens s’appuyer de l’exemple de l’antiquité. Je crois en trouver la cause moins encore dans cette faiblesse où les vices de notre éducation actuelle ont plongé le monde, et dans ces maux qu’a faits à tant d’États et de villes chrétiennes une paresse orgueilleuse, que dans l’ignorance du véritable esprit de l’histoire, qui nous empêche en la lisant d’en saisir le sens réel et de nourrir notre esprit de la substance qu’elle renferme. Il en résulte que ceux qui lisent se bornent au plaisir de voir passer sous leurs yeux cette foule d’événements qu’elle dépeint, sans jamais songer à les imiter, jugeant cette imitation non-seulement difficile, mais même impossible ; comme si le ciel, le soleil, les éléments, les hommes n’étaient plus les mêmes qu’autrefois, et que leur cours, leur ordre et leur puissance eussent éprouvé des changements.
Résolu d’arracher les hommes à cette erreur, j’ai cru nécessaire d’écrire, sur chacun des livres de Tite-Live que l’injure du temps a épargnés, tout ce qu’en comparant les événements anciens et les modernes je jugerais propre à en faciliter l’intelligence, afin que ceux qui liraient mes Discours pussent retirer de ces livres l’utilité que l’on doit rechercher dans l’étude de l’histoire. Et quoique cette entreprise soit difficile, j’espère cependant qu’aidé par ceux qui m’ont engagé à me charger de ce fardeau, je parviendrai à le porter assez loin pour qu’il reste bien peu de chemin à faire à celui qui voudrait atteindre le but désigné.