Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 01

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 125-130).



CHAPITRE PREMIER.


Quels ont été, en général, les commencements de la plupart des villes, et en particulier ceux de Rome.


Ceux qui liront ce qu’était Rome à sa naissance, les législateurs qu’elle eut, et l’ordre qu’ils établirent dans son gouvernement, ne seront point étonnés de voir toutes les vertus se maintenir dans cette ville pendant une si longue suite de siècles, et devenir la base de cet empire immense auquel elle parvint par la suite.

Et pour parler d’abord de son origine, je dis que toutes les villes sont fondées, ou par les naturels du pays où elles s’établissent, ou par des étrangers.

Le premier cas a lieu quand les habitants, disséminés en une foule de peuplades peu nombreuses, se voient dans l’impossibilité de vivre avec sécurité, les localités et le petit nombre ne permettant à aucune d’entre elles de résister par ses propres forces à l’agression de ceux qui les attaqueraient. A l’approche de l’ennemi ils n’ont pas le temps de se réunir pour la défense commune ; s’ils y parviennent, ils n’en sont pas moins contraints de lui abandonner la plupart de leurs asiles, et ils deviennent ainsi la proie soudaine de leur ennemi. C’est donc pour fuir ces dangers, que, de leur propre mouvement, ou poussés par ceux qui ont obtenu dans la tribu le plus d’autorité, ils se déterminent à habiter ensemble un lieu de leur choix, plus commode pour vivre et plus facile à défendre. Athènes et Venise entre autres nous en offrent l’exemple. La première de ces villes, sous l’autorité de Thésée, fut bâtie pour y rassembler les habitants épars de l’Attique. L’autre, réunissant les nombreuses populations qui s’étaient réfugiées dans la multitude de petites îles placées à la pointe de la mer Adriatique, pour fuir les guerres qu’enfantaient chaque jour en Italie, depuis la décadence de l’empire romain, les invasions des barbares, commença, sans qu’aucun prince particulier lui donnât un gouvernement, à vivre sous les lois qu’elle crut les plus propres à la maintenir. Le succès couronna son entreprise, favorisée par une longue paix et sa position au sein d’une mer sans issue, que le défaut de vaisseaux de transport ne permettait pas aux barbares qui désolaient l’Italie de venir infester. C’est ainsi qu’elle a pu élever sur des fondements aussi faibles la grandeur où nous la voyons aujourd’hui parvenue.

Le second cas, celui d’une ville fondée par des étrangers, a lieu par le fait d’hommes libres, ou d’hommes dépendants d’un autre État. On doit mettre dans cette dernière classe les colonies envoyées par une république ou par un prince, pour débarrasser leurs États du superflu de la population, ou pour maintenir leurs nouvelles conquêtes d’une manière plus sûre et moins dispendieuse. Le peuple romain a fondé un grand nombre de ces villes dans toute l’étendue de son empire.

Il est une autre espèce de villes : ce sont celles bâties par un prince, non dans l’intention d’y fixer sa demeure, mais pour sa seule gloire ; telle fut la ville d’Alexandrie fondée par Alexandre. Comme ces cités n’ont point une origine libre, il est rare que leur puissance acquière une grande extension, et qu’on doive les compter parmi les capitales d’un empire. Florence eut une origine de ce genre ; et soit qu’elle doive sa naissance aux soldats de Sylla, ou aux habitants de Fiesole, qui, séduits par la longue paix qu’Octave donna à l’univers, se réunirent pour habiter la plaine qu’arrose l’Arno, sa fondation fut dépendante de l’empire romain ; aussi ne put-elle, dans les commencements, recevoir d’autres accroissements que ceux qui lui furent concédés par la munificence du prince.

Une ville doit son existence à des hommes libres, lorsqu’un peuple contraint par la contagion, la famine ou la guerre, à délaisser la patrie de ses pères, va de lui-même, ou sous la conduite de ses princes, chercher un nouveau séjour. Ce peuple fixe sa demeure au sein des villes qu’il trouve dans les pays conquis par ses armes, comme fit Moïse ; ou il en édifie de nouvelles, ainsi qu’Énée. C’est dans ce dernier cas que se manifestent la sagesse du fondateur et la fortune de son établissement, plus ou moins merveilleuse, suivant qu’a été plus ou moins grande la sagesse de celui qui en fut le principe. L’étendue de cette sagesse se connaît à deux choses : la première est le choix du site ; la seconde l’ordonnance des lois.

Et comme les hommes agissent ou par nécessité ou par choix, et qu’on a toujours vu que le courage brille d’un plus vif éclat là où le choix fut plus indépendant, il y a à examiner s’il ne serait pas plus avantageux de choisir, pour asseoir l’emplacement d’une ville, des lieux stériles où les hommes, contraints à se livrer à l’industrie, moins adonnés à l’oisiveté, vivraient plus unis et comme attachés à la concorde par la pauvreté et leur situation, ainsi que le prouve l’exemple de Raguse, et d’une foule d’autres villes bâties dans de semblables contrées. Ce choix serait sans aucun doute plus sage et plus utile, si les hommes se contentaient pour vivre de ce qu’ils possèdent, et ne cherchaient point à étendre leur domination. Mais comme ils ne peuvent assurer leur sort que par une véritable puissance, il est nécessaire de fuir les pays trop stériles et de se fixer dans ces contrées fécondes, où la richesse du sol leur permette de s’agrandir, où ils puissent se défendre contre ceux qui les attaqueraient, et réprimer quiconque voudrait s’opposer à leur agrandissement.

Quant à la mollesse que pourrait inspirer le pays, il faut que les lois imposent les travaux auxquels le sol ne contraindrait pas. Il faut imiter ces sages qui, forcés d’habiter des pays fertiles et riants, et qui n’enfantent que des hommes efféminés et inhabiles à tout exercice généreux, ont su obvier à ces inconvénients produits par l’influence d’un climat voluptueux, en imposant à ceux qui étaient destinés à porter les armes la nécessité d’un exercice continuel ; de sorte que, grâce à ces règlements, ils ont formé de meilleurs soldats que dans des contrées naturellement âpres et stériles. Telle fut entre autres l’Egypte, où l’influence d’une terre pleine de délices fut tellement modifiée par la vigueur des institutions, qu’elle produisit les hommes les plus éminents en tout genre ; et si la longue succession des temps n’avait pas éteint la mémoire de leur nom, on verrait combien ils étaient plus dignes de louanges qu’Alexandre le Grand et tant d’autres dont le souvenir fleurit encore. Quiconque eût examiné l’empire du Soudan, l’organisation des mameluks et la discipline de leur milice, avant que le sultan Sélim l’eût détruite, aurait vu à combien d’exercices militaires ses soldats étaient obligés ; et il aurait connu dans le fait combien ils redoutaient cette oisiveté où la douceur du climat pouvait les plonger, s’ils n’en avaient détourné les effets par les lois les plus vigoureuses. Je dis donc que le choix le plus prudent est celui d’une contrée fertile, lorsque les lois peuvent en renfermer l’influence dans les bornes convenables.

Alexandre le Grand avait formé le dessein d’élever une ville comme monument de sa gloire ; l’architecte Dinocrate vint le trouver, et lui montra qu’il pouvait facilement la fonder sur le mont Athos : outre la force naturelle du lieu, on pourrait, disait-il, tailler la montagne de manière à lui donner la forme humaine, entreprise rare, merveilleuse, digne de sa puissance. Alexandre lui demanda alors de quoi vivraient les habitants ; il répondit qu’il n’y avait pas pensé. Le prince rit, et laissant de côté le mont Athos, jeta les fondements d’Alexandrie, où les habitants devaient avec plaisir fixer leur demeure, séduits par la fécondité du sol et par le double avantage de la mer et du Nil.

Si l’on remonte donc à l’origine de Rome, et que l’on considère Énée comme son premier fondateur, ce sera une ville édifiée par des étrangers ; si c’est Romulus, elle devra sa naissance aux naturels du pays : mais, de toute manière, son origine aura été libre et indépendante. On verra encore, ainsi qu’il sera dit plus tard, à combien de contraintes les lois établies par Romulus, par Numa et par d’autres législateurs, asservirent le peuple : aussi, ni la fertilité du sol, ni la commodité de la mer, ni les fréquentes victoires, ni la grandeur même de l’empire, ne purent, dans le cours de plusieurs siècles, corrompre ses mœurs, et Rome vit fleurir dans son sein toutes ces vertus dont jamais nulle autre république ne fut ornée plus qu’elle.

Et comme les grandes choses qu’elle a opérées, et qu’a célébrées Tite-Live, ont été la suite de délibérations publiques ou particulières, qu’elles eurent lieu dans le sein de la cité, ou au dehors, je commencerai à parler de ce qui s’est passé au dedans par suite de délibérations publiques, m’arrêtant à ce que je jugerai le plus digne d’attention, et y ajoutant toutes les circonstances qui en dépendent. Ce sera l’objet des discours de ce premier livre, ou plutôt de cette première partie