Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 21

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 196-197).


CHAPITRE XXI.


Combien sont dignes de blâme le prince ou la république qui n’ont point d’armée nationale.


Les princes qui règnent de nos jours, et les modernes républiques qui n’ont point de soldats tirés de leurs propres États pour attaquer ou pour se défendre, devraient rougir, et voir, dans l’exemple que leur offre Tullus, que ce n’est pas au manque d’hommes propres à la guerre que cette erreur doit être imputée, mais que la faute en appartient à eux seuls, qui n’ont pas su faire des soldats de leurs sujets.

Rome, pendant quarante ans, avait joui des douceurs de la paix ; aussi Tullus, en montant sur le trône, ne trouva pas un seul Romain qui eût porté les armes. Néanmoins, quoiqu’il eût l’intention de faire la guerre, il ne voulut se servir ni des Samnites ni des Toscans, ni d’aucun autre peuple accoutumé à combattre ; mais, en prince éclairé, il résolut de ne s’aider que de ses propres sujets, et déploya dans ce projet une telle habileté, qu’en peu de temps il réussit à former d’excellents soldats.

C’est une des vérités les mieux démontrées, que si on manque de soldats là où il existe des hommes, la faute en est uniquement au prince, et que l’on ne doit en accuser ni le sol ni la nature. Nous en avons sous les yeux un exemple récent. Personne n’ignore que, dans ces derniers temps, le roi d’Angleterre ayant attaqué la France, ne tira ses troupes que du sein de son peuple ; et comme son royaume avait joui de plus de trente ans de paix, il ne s’y trouvait ni soldat ni capitaine qui eût porté les armes. Cependant il ne craignit pas d’assaillir avec eux un royaume rempli de chefs habiles et d’armées exercées, qui n’avaient cessé de combattre en Italie. Mais tout cela provint de la sagesse de ce roi et de la bonne administration de son royaume, où, même pendant la paix, on cultivait les exercices de la guerre.

Épaminondas et Pélopidas, après avoir affranchi Thèbes, leur patrie, et l’avoir soustraite au joug que les Spartiates faisaient peser sur elle, virent qu’ils se trouvaient au milieu d’une ville façonnée à l’esclavage, et d’un peuple plongé dans la mollesse. Éclairés par leur propre courage, ils ne doutèrent pas de pouvoir former leurs concitoyens au métier des armes, d’entrer avec eux en campagne pour s’opposer aux progrès des Spartiates, et de parvenir à les vaincre. Les historiens rapportent en effet que ces deux illustres capitaines prouvèrent en peu de temps que ce n’était pas seulement à Lacédémone qu’on trouvait des guerriers, mais dans tous les lieux où il naît des hommes, pourvu qu’il y en ait un qui sache les plier au service militaire, comme on dit que Tullus sut instruire les Romains. Et Virgile ne pouvait mieux exprimer cette opinion, ni montrer qu’il la partageait également, que par ces vers où il dit :


« . . . Desidesque movebit
« Tullus in arma viros. »