Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 29

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 208-212).



CHAPITRE XXIX.


Quel est le plus ingrat d’un peuple ou d’un prince.


La matière que je traite me conduit naturellement à examiner lesquels, des peuples ou des princes, ont donné les exemples d’ingratitude les plus frappants et les plus nombreux. Pour mieux éclaircir la question, je dirai que le vice de l’ingratitude naît de l’avarice ou du soupçon.

Lorsqu’un peuple ou un prince a chargé un général d’une expédition importante et lointaine dans laquelle la victoire couvre ce général de gloire, le peuple ou le prince doit aussi le combler de récompenses ; si au contraire on le déshonore ou on l’outrage par une avarice secrète qui empêche de satisfaire à ses justes prétentions, on commet une faute qui n’a point d’excuse, et la honte reste attachée à une pareille conduite. Cependant elle est celle d’un grand nombre de princes. Cette sentence de Tacite en donne la raison : Proclivius est injuriæ : quam beneficia vicem exsolvere, quia gratia oneri, ullio in quœstu habetur.

D’un autre côté, si l’on refuse une récompense, ou, pour mieux dire, si l’on offense le vainqueur, non par avarice, mais par défiance, alors et le peuple et le prince méritent quelque excuse. Les exemples de cette ingratitude remplissent toutes les histoires. En effet, le capitaine dont la valeur a conquis un empire à son maître, en triomphant de ses ennemis, en se couvrant de gloire et en comblant ses soldats de richesses, doit nécessairement acquérir auprès de ses soldats, des ennemis et de ses concitoyens une telle considération, que la victoire qu’il a remportée ne peut être agréable au prince qui l’avait employé. Or, comme l’ambition et la méfiance sont naturelles à l’homme, et qu’on met difficilement des bornes à sa fortune, il arrive nécessairement que les soupçons, éveillés tout à coup dans le cœur d’un prince par les succès de son général, ne peuvent manquer de s’accroître par suite de quelque action imprudente ou hautaine du vainqueur. Le prince est donc forcé de s’assurer de lui, et pour y parvenir il forme le dessein, ou de lui arracher la vie, ou d’affaiblir la réputation qu’il a obtenue parmi le peuple ou dans l’armée, en employant tous ses efforts à prouver que ce n’est point à lui que la victoire est due, mais au hasard, mais à la lâcheté des ennemis, mais au talent des autres capitaines qui ont concouru au succès de l’entreprise.

Vespasien se trouvait en Judée lorsque son armée le proclama empereur. Antonius Primus, qui était alors en Illyrie à la tête d’une autre armée, embrassa soudain le parti de Vespasien, et courut en Italie combattre Vitellius, qui occupait le trône : il le défit complétement deux fois, et se rendit maitre de la capitale de l’empire, de manière que quand Mutianus arriva à Rome, où Vespasien l’avait envoyé, il trouva qu’Antonius s’était rendu maître de l’Italie par son courage, et qu’il ne restait plus aucun obstacle à surmonter. Pour récompenser le vainqueur, Mutianus lui enleva d’abord le commandement de l’armée, et peu à peu toute l’autorité qu’il avait acquise dans Rome. Alors Antonius, affligé de cette conduite, se rendit en Asie auprès de Vespasien qui s’y trouvait encore ; mais il en reçut un tel accueil, que, rejeté bientôt au dernier rang, le désespoir abrégea ses jours.

L’histoire est féconde en pareils exemples. Toutes les personnes actuellement vivantes savent avec quelle prudence et quel courage Gonzalve de Cordoue a conquis de nos jours le royaume de Naples en combattant contre les Français pour le roi Ferdinand d’Aragon. Quelle récompense a-t-il obtenue de sa victoire ? A peine est-il maître de Naples, que Ferdinand arrive d’Aragon, lui ôte d’abord le commandement de ses hommes d’armes, ensuite des places fortes, et finit par l’emmener à sa suite en Espagne, où il le laisse mourir peu de temps après dans l’oubli.

La méfiance est tellement naturelle aux princes, qu’ils ne peuvent s’en préserver, et il leur est impossible de payer de reconnaissance celui qui, conduisant leurs drapeaux à la victoire, s’est illustré par de vastes conquêtes. Et si un prince ne peut résister à ses soupçons, est-ce donc un miracle, et même une chose étonnante, que tout un peuple s’y abandonne ? Une ville qui jouit des bienfaits de la liberté est animée par deux passions : la première de s’agrandir, la seconde de rester libre ; mais souvent ces passions l’égarent. A l’égard de la faute où la plonge le désir de s’agrandir, j’en parlerai en son lieu. Quant aux fautes que l’amour de la liberté lui fait commettre, elles consistent, entre autres, à outrager les citoyens qu’elle devrait récompenser, et à noircir de ses soupçons ceux qui sont les plus dignes de sa confiance.

Et quoique cette conduite dans une république qui a perdu ses mœurs puisse occasionner les plus grands désastres et donner trop souvent naissance à la tyrannie, comme on le vit dans Rome, lorsque César arracha par la force ce que l’ingratitude de ses concitoyens lui refusait, néanmoins dans une république vertueuse elle produit un grand bien ; elle prolonge la liberté, parce que la crainte qu’inspire la honte du châtiment rend les hommes tout à la fois plus sages et moins ambitieux. :

Il est vrai que, de tous les peuples qui ont obtenu l’empire, Rome, par les causes que j’ai rapportées, fut la moins ingrate ; et l’on peut dire qu’elle n’offre d’exemple réel d’ingratitude que celui de Scipion. Coriolan et Camille furent exilés tous deux pour avoir offensé le peuple. La haine invétérée du premier contre les plébéiens ne put lui obtenir son pardon ; l’autre, non-seulement fut rappelé, mais pendant le reste de sa vie il fut entouré de tous les respects dont on honore les princes.

Quant à l’ingratitude que Rome fit éclater envers Scipion, on doit l’attribuer aux soupçons que la haute renommée de ce grand homme éveilla contre lui, et qu’aucun citoyen n’avait jusqu’alors excités. La puissance et la grandeur de l’ennemi qu’il avait vaincu, la gloire qu’il s’était acquise en terminant une guerre si longue et si périlleuse, la rapidité de sa victoire, sa jeunesse, sa prudence, le crédit que lui attiraient tant d’autres vertus admirables, tout devait exciter contre lui la jalousie de ses compatriotes. Une si grande influence éveilla jusqu’aux craintes des magistrats, et les bons citoyens ne pouvaient voir sans épouvante une chose aussi inouïe jusqu’alors dans Rome. Son existence parut tellement hors des voies ordinaires, que Caton l’ancien, si respecté pour la sainteté de ses mœurs, fut le premier à s’élever contre lui et à déclarer qu’une ville ne pouvait se vanter d’être libre, dans laquelle un citoyen se faisait redouter des magistrats. Si donc le peuple en cette circonstance se rangea de l’avis de Caton, il doit être absous, parce que j’ai dit plus haut que les princes et les peuples sont dignes de pardon lorsqu’ils ne sont ingrats que par méfiance.

Je conclus donc de ce discours que l’ingratitude ayant pour principe l’avarice, ou la défiance, les peuples ne sont jamais ingrats par le premier sentiment ; quant au dernier, ils y sont encore plus rarement sujets que les princes, attendu qu’ils ont moins de motifs de s’y abandonner. C’est ce que je développerai ci-après.