Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 31

La bibliothèque libre.
Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 215-217).


CHAPITRE XXXI.


Quelques erreurs qu’eussent commises les Romains, ils ne furent jamais punis d’une manière extraordinaire, leur ignorance ou les mauvais partis qu’ils avaient pris ne leur attirèrent jamais aucun châtiment, même lorsque la république en avait éprouvé des dommages.


Non-seulement les Romains, comme je l’ai dit ci-dessus, furent moins ingrats que les autres républiques, mais ils furent plus humains et plus remplis d’égards dans les châtiments qu’ils crurent devoir infliger à leurs généraux. Si l’un d’entre eux commettait une erreur dans une intention criminelle, ils le punissaient, mais sans rigueurs inutiles ; si c’était par ignorance, loin de le châtier, ils le récompensaient et lui décernaient des honneurs. Cette conduite leur paraissait bien vue, car ils pensaient qu’il était tellement important, pour ceux qui commandaient leurs armées, d’avoir l’esprit libre et exempt de craintes, et de pouvoir prendre un parti sans être retenus par aucune considération étrangère, qu’ils ne voulaient pas ajouter à une chose déjà si difficile et si périlleuse par elle-même, des difficultés et des périls nouveaux, persuadés que ces craintes continuelles empêcheraient de conduire jamais aucune entreprise avec la vigueur nécessaire. Par exemple, envoyent-ils une armée en Grèce contre Philippe de Macédoine, ou en Italie, soit contre Annibal, soit contre les peuples qu’ils avaient primitivement domptés, le général qui commandait l’expédition était tourmenté par tous les soins qu’entraînaient les mesures infiniment graves et importantes qu’exigeaient les circonstances. Si à de pareils soucis se fût mêlée l’idée de généraux romains crucifiés ou condamnés à quelque autre supplice pour avoir perdu une bataille, il eût été impossible à ce capitaine, au milieu des craintes qui l’auraient assiégé, de prendre son parti avec vigueur ; on pensait au contraire que la honte d’une défaite était un assez grand supplice, et on ne voulait pas l’épouvanter par la perspective d’une peine plus rigoureuse.

Voici un exemple d’une erreur qui n’eut pas l’ignorance pour principe. Sergius et Virginius étaient tous deux au camp devant la ville de Véïes ; chacun commandait une division de l’armée. Sergius était campé du côté par lequel pouvaient venir les Toscans ; Virginius du côté opposé. Sergius, ayant été attaqué par les Falisques et d’autres peuples, aima mieux être battu et mis en fuite que de demander des secours à Virginius. De son côté, Virginius, attendant qu’il s’humiliât devant lui, aima mieux voir le déshonneur de sa patrie et la honte de son collègue, que de voler à son secours. Cette conduite, vraiment criminelle, méritait d’être vouée à une infamie éternelle, et aurait compromis l’honneur de la république romaine, si ces deux généraux n’avaient été punis. Cependant, lorsque toute autre république les eût punis de mort, Rome se contenta d’une amende. On se borna à une aussi faible punition, non parce que le délit n’en méritait pas une plus grande, mais parce que les Romains, dans cette circonstance, et par les motifs que j’ai déjà exposés, voulaient maintenir les maximes de leurs ancêtres.

Quant aux erreurs que produisit l’ignorance, on ne peut citer un exemple plus convaincant que celui de Varron. Sa témérité était cause qu’Annibal avait détruit entièrement l’armée romaine à Cannes, et mis en danger la liberté de la république ; néanmoins, comme il y avait dans son malheur de l’ignorance et non de la perfidie, loin de le punir, on le combla d’honneurs ; à son arrivée à Rome, tout le sénat fut à sa rencontre, et, ne le pouvant le féliciter sur le succès de la bataille, on le remercia de ce qu’il était revenu dans Rome et n’avait pas désespéré du salut de la république.

Quand Papirius Cursor voulut envoyer Fabius au supplice pour avoir, malgré son ordre, combattu les Samnites, parmi les raisons alléguées contre le dictateur par le père du coupable, la plus puissante fut que, dans leurs plus grands revers, les Romains n’avaient jamais traité leurs généraux vaincus avec la sévérité que Papirius voulait qu’on exerçât envers un homme qui avait remporté la victoire.