Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 57

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 280-281).



CHAPITRE LVII.


Le peuple en masse est fort ; il est faible individuellement.


Après la ruine de Rome par les Gaulois, une foule de citoyens étaient allés s’établir à Véïes, malgré la constitution et les édits du sénat, qui, pour mettre un terme à ce désordre, décréta publiquement que chaque citoyen, dans un certain espace de temps, et sous les peines portées par la loi, eût à revenir habiter Rome. Ceux contre lesquels ce décret était dirigé commencèrent par en plaisanter ; mais lorsque arriva le terme prescrit pour s’y soumettre, personne n’osa désobéir. Et Tite-Live dit à ce sujet : Ex ferocibus universis, singuli, metu suo, obedientes fuere.

Il est impossible de citer un exemple où le caractère de la multitude se manifeste plus clairement. Les hommes poussent souvent l’audace jusqu’à se plaindre hautement des mesures prises par leurs princes ; mais lorsqu’ils voient le châtiment en face, ils perdent la confiance qu’ils avaient l’un dans l’autre, et ils se précipitent pour obéir.

Il est certain qu’on ne doit point attacher trop d’importance à tout ce que dit un peuple de ses bonnes ou de ses mauvaises dispositions, pourvu toutefois que lorsqu’il est bien disposé vous puissiez le maintenir dans ces bonnes dispositions, et que, lorsqu’il l’est mal, vous puissiez l’empêcher de devenir dangereux. On entend par mauvaises dispositions des peuples celles qui ont une autre source que la perte de leur liberté, ou d’un prince objet de leur affection et qui existe encore ; car celles qui naissent de ces causes sont par-dessus tout formidables, et l’on ne peut prendre de trop grandes précautions pour y mettre un frein. Mais le mécontentement est facile à dissiper lorsque les peuples n’ont pas de chef auquel ils puissent recourir ; car si, d’un côté, rien n’est plus redoutable qu’une multitude sans frein et sans chef, rien, d’un autre côté, n’est plus faible ; et quoiqu’elle ait les armes à la main, il est aisé de la réduire, pourvu qu’il existe un asile où l’on puisse se mettre à l’abri de son premier mouvement. En effet, lorsque les esprits sont refroidis, et que chacun voit qu’il faut retourner chez soi, on commence à perdre la confiance qu’on avait dans ses propres forces, on pense à son propre salut, et l’on se décide à fuir ou à traiter.

Une multitude mise ainsi en mouvement, et qui veut éviter de semblables périls, doit choisir dans son sein un chef qui la dirige, qui la tienne unie, et qui pourvoie à sa défense. C’est ainsi qu’agit le peuple romain, lorsqu’il déserta Rome après la mort de Virginie, et qu’il choisit dans son sein vingt tribuns pour veiller à sa sûreté. S’il se conduit différemment, il arrivera toujours ce que dit Tite-Live dans les paroles que nous avons rapportées, que, réunis, les hommes sont remplis de courage, mais que lorsque chacun vient à réfléchir à son propre danger, il devient faible et lâche.