Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 59

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Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 288-290).


CHAPITRE LIX.


Quelles sont les confédérations ou les ligues qui doivent inspirer le plus de confiance, ou celles faites avec une république, ou celles faites avec un prince.


Comme il arrive chaque jour qu’un prince avec un prince, une république avec une république, forment des ligues et contractent des amitiés, qu’il se trouve même des alliances et des traités entre une république et un prince, je crois devoir examiner quelle est la foi la plus constante, et dont on doive tenir plus de compte, ou celle d’une république, ou celle d’un prince. Après avoir tout bien examiné, je crois qu’ils se ressemblent dans beaucoup de circonstances, mais qu’il en est quelques-unes où ils diffèrent.

Je pense donc que les traités imposés par la force ne seront observés ni par un prince ni par une république ; je suis persuadé que si l’on tremble pour le salut de l’État, l’un et l’autre, pour écarter le danger, rompra ses engagements et ne craindra pas de se montrer ingrat. Démétrius, surnommé le preneur de villes (Poliorcètes), avait comblé de bienfaits les Athéniens. Battu dans la suite par ses ennemis, il résolut de se réfugier dans Athènes, plein de confiance dans la reconnaissance d’une ville amie : on ne voulut pas l’y recevoir ; et ce refus lui parut plus cruel que la perte même de ses États et de ses armées. Pompée, défait par César en Thessalie, alla chercher un asile en Égypte auprès de Ptolomée, qu’il avait autrefois replacé sur le trône, et qui l’en récompensa en lui donnant la mort. Cette conduite semblable fut déterminée par les mêmes causes ; seulement celle de la république fut moins atroce et moins ingrate que celle du prince.

Partout où règne la peur, on retrouve en effet la même bonne foi. Et s’il existe une république ou un prince qui s’expose à sa ruine pour garder sa parole, cette conduite peut naître des mêmes motifs. Quant aux princes, il est très-possible qu’ils soient amis d’un monarque puissant, qui, s’il ne trouve point aujourd’hui le moyen de les défendre, leur laisse au moins l’espoir qu’avec le temps il pourra les rétablir dans leurs États ; ou plutôt qui, l’ayant suivi jusqu’alors comme alliés, n’espèrent trouver ni foi, ni traités avec les ennemis du vaincu. C’est dans cette classe qu’il faut ranger les princes du royaume de Naples qui avaient suivi le parti des Français. Quant aux républiques, voici comme elles se conduisent : Sagonte, en Espagne, attendit sa ruine plutôt que de trahir l’amitié des Romains ; et Florence, en 1512, s’y exposa de même pour rester fidèle aux Français.

Après avoir balancé toutes ces considérations, je suis convaincu que partout où se montre un danger imminent, on trouvera plus de solidité dans une république que dans un prince ; car, bien que la première ait les mêmes passions et les mêmes désirs qu’un monarque, la lenteur qui règne naturellement dans toutes ses résolutions, est cause qu’elle sera plus lente qu’un prince à se déterminer, et par conséquent elle sera moins prompte à rompre sa parole.

C’est l’intérêt qui brise les nœuds de toutes les alliances ; et, sous ce point de vue, les républiques sont bien plus religieuses observatrices des lois que les princes. On pourrait citer une foule d’exemples où l’intérêt le plus faible a engagé le prince à rompre sa foi, tandis que les plus grands avantages n’ont pu déterminer une république à trahir sa parole. Tel fut le parti que conseillait Thémistocle aux Athéniens, dans une des assemblées du peuple. Il avait, disait-il, un projet dont l’exécution serait de la plus grande utilité pour la patrie, et il ne pouvait toutefois le divulguer, parce que l’indiscrétion pourrait ravir l’occasion de l’exécuter. Alors le peuple d’Athènes désigna Aristide pour qu’il lui révélât ce secret, et qu’on pût se conduire ensuite d’après son avis. Thémistocle lui fit voir en effet que toute la flotte de la Grèce, quoiqu’elle se reposât sur leur foi, était placée de manière à pouvoir être facilement prise ou détruite ; ce qui rendrait les Athéniens les seuls arbitres de la Grèce. Alors Aristide exposa aux Athéniens que le parti que conseillait Thémistocle était très-utile, mais aussi très-injuste : c’est pourquoi le peuple le rejeta unanimement. Philippe de Macédoine n’en eût point agi de la sorte, à coup sûr, non plus que les autres princes, qui, dans la violation de leur parole, ont vu un moyen plus certain qu’aucun autre de favoriser leurs intérêts et de s’agrandir.

Je ne parle point ici des infractions faites à un traité, et qui ont pour motif leur inobservation ; c’est une chose trop commune : mais je parle des traités que l’on rompt pour des causes extraordinaires ; et, par ce que je viens de dire, je reste convaincu que les peuples sont sujets à moins d’erreurs que les princes, et qu’on doit se fier à eux bien plus sûrement qu’à ces derniers.