Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 02

La bibliothèque libre.
Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 302-309).



CHAPITRE II.


Quels furent les peuples que Rome eut à combattre, et avec quelle opiniâtreté ils défendirent leur liberté.


Rien ne rendit plus pénible aux Romains la conquête des peuples voisins, et d’une partie des contrées plus éloignées, que l’amour dont la plupart de ces peuples brûlaient alors pour la liberté. Ils la défendirent avec tant d’opiniâtreté, que jamais, sans le courage prodigieux des Romains, ils n’eussent été subjugués. Une foule d’exemples nous apprennent à quels dangers ils s’exposèrent pour la conserver ou la reconquérir, et quelles vengeances ils exercèrent contre ceux qui la leur avaient ravie. L’histoire nous instruit aussi des désastres auxquels l’esclavage expose les peuples et les cités.

Tandis que de nos jours il n’existe qu’à peine un seul pays qui puisse se vanter de posséder quelques villes qui ne soient point esclaves, dans l’antiquité toutes les contrées n’étaient peuplées pour ainsi dire que d’hommes entièrement libres. On n’a qu’à voir combien, à l’époque dont nous parlons, il existait de peuples de cette espèce, depuis les hautes montagnes qui séparent aujourd’hui la Toscane de la Lombardie, jusqu’à l’extrémité de l’Italie, tels que les Toscans, les Romains, les Samnites, et une foule d’autres qui habitaient cette contrée, dans laquelle, suivant les historiens, il n’y eut jamais d’autres rois que ceux qui régnèrent à Rome, et Porsenna, roi des Toscans, dont on ne sait pas même comment s’éteignit la race. Mais on voit déjà que, lorsque les Romains allèrent mettre le siége devant Véïes, la Toscane était libre, et chérissait tant sa liberté et abhorrait à un tel point le nom même de prince, que les Véïens s’étant donné un roi pour la défense de leur ville, et ayant demandé l’appui des Toscans contre les Romains, on décida, après de longues délibérations, de ne leur prêter aucun appui tant qu’ils obéiraient à ce roi. On croyait qu’on ne devait pas défendre la patrie de ceux qui l’avaient déjà courbée sous le joug d’un maître.

On sent aisément d’où naît chez les peuples l’amour de la liberté, parce que l’expérience nous prouve que les cités n’ont accru leur puissance et leurs richesses que pendant qu’elles ont vécu libres. C’est une chose vraiment merveilleuse de voir à quel degré de grandeur Athènes s’éleva, durant l’espace des cent années qui suivirent sa délivrance de la tyrannie de Pisistrate. Mais, ce qui est bien plus admirable encore, c’est la hauteur à laquelle parvint la république romaine, dès qu’elle se fut délivrée de ses rois. La raison en est facile à comprendre : ce n’est pas l’intérêt particulier, mais celui de tous qui fait la grandeur des États. Il est évident que l’intérêt commun n’est respecté que dans les républiques : tout ce qui peut tourner à l’avantage de tous s’exécute sans obstacle ; et s’il arrivait qu’une mesure pût être nuisible à tel ou tel particulier, ceux qu’elle favorise sont en si grand nombre, qu’on parviendra toujours à la faire prévaloir, quels que soient les obstacles que pourraient opposer le petit nombre de ceux qu’elle peut blesser.

Le contraire arrive sous un prince ; car, le plus souvent, ce qu’il fait dans son intérêt est nuisible à l’État, tandis que ce qui fait le bien de l’État nuit à ses propres intérêts : en sorte que, quand la tyrannie s’élève au milieu d’un peuple libre, le moindre inconvénient qui doive en résulter pour l’État, c’est que le progrès s’arrête, et qu’il ne puisse plus croître ni en puissance ni en richesses ; mais le plus souvent, ou, pour mieux dire, toujours, il arrive qu’il rétrograde. Et si le hasard voulait qu’il s’y élevât un tyran doué de quelques vertus, et qui, par son courage et son génie militaire, étendît au loin sa puissance, il n’en résulterait aucun avantage pour la république ; lui seul en retirerait tout le fruit : car il ne peut honorer aucun des citoyens courageux et sages qui gémissent sous sa tyrannie, s’il ne veut avoir à les redouter sans cesse. Il lui est impossible, en outre, de soumettre et de rendre tributaires de la ville dont il est le tyran les États que ses armes ont conquis, parce qu’il ne lui sert de rien de rendre cette ville puissante : ce qui lui importe, c’est de semer la désunion, et de faire en sorte que chaque ville, que chaque province conquise, ne reconnaisse d’autre maître que lui ; il faut que ses conquêtes ne profitent qu’à lui seul, et non à sa patrie.

Ceux qui voudront fortifier cette opinion d’une foule d’autres preuves n’ont qu’à lire le traité de Xénophon sur la tyrannie.

Il n’est donc pas étonnant que les peuples de l’antiquité aient poursuivi les tyrans avec tant d’animosité, qu’ils aient tant aimé à vivre libres, et que le nom même de la liberté ait joui auprès d’eux d’une si grande estime.

Quand Hiéronyme, petit-fils d’Hiéron, mourut à Syracuse, la nouvelle de son trépas ne se fut pas plutôt répandue parmi les troupes qui se trouvaient dans les environs de la ville, que l’armée commença à se soulever et à prendre les armes contre les meurtriers ; mais, lorsqu’elle entendit tout Syracuse retentir du cri de liberté, fléchie par ce nom seul, elle s’apaisa, étouffa le courroux qu’elle nourrissait contre les tyrannicides, et ne songea qu’à créer dans la ville un gouvernement libre.

Il ne faut pas non plus s’étonner que les peuples exercent des vengeances inouïes contre ceux qui se sont emparés de leur liberté. Les exemples ne me manqueraient pas ; mais je n’en rapporterai qu’un seul, arrivé à Corcyre, ville de la Grèce, dans le temps de la guerre du Péloponèse. Cette contrée était divisée en deux factions : l’une favorisait les Athéniens ; l’autre les Spartiates : il en résultait que, d’une foule de cités divisées entre elles, une partie avait embrassé l’alliance de Sparte, l’autre celle d’Athènes. Il arriva que la noblesse de Corcyre, obtenant le dessus, ravit au peuple sa liberté ; mais les plébéiens, secourus par les Athéniens, reprirent à leur tour la force, s’emparèrent de tous les nobles, et les renfermèrent dans une prison assez vaste pour les contenir tous, d’où ils les tiraient par huit ou dix à la fois, sous prétexte de les envoyer en exil dans diverses contrées, mais pour les faire réellement expirer dans les plus cruels supplices. Ceux qui restaient en prison, s’étant aperçus du sort qu’on leur réservait, résolurent, autant que possible, de fuir cette mort sans gloire ; et, s’étant armés de tout ce qu’ils purent trouver, ils attaquèrent ceux qui voulaient pénétrer dans leur prison, et leur en défendirent l’entrée. Le peuple, étant accouru à ce tumulte, démolit le haut du bâtiment et les écrasa sous ses ruines.

Ce pays fut encore témoin de plusieurs faits semblables et non moins horribles, qui fournissent la preuve que l’on venge avec plus de fureur la liberté qui nous est ravie, que celle qu’on tente de nous ravir.

Lorsque l’on considère pourquoi les peuples de l’antiquité étaient plus épris de la liberté que ceux de notre temps, il me semble que c’est par la même raison que les hommes d’aujourd’hui sont moins robustes, ce qui tient, à mon avis, à notre éducation et à celle des anciens, aussi différentes entre elles que notre religion et les religions antiques. En effet, notre religion, nous ayant montré la vérité et l’unique chemin du salut, a diminué à nos yeux le prix des honneurs de ce monde. Les païens, au contraire, qui estimaient beaucoup la gloire, et y avaient placé le souverain bien, embrassaient avec transport tout ce qui pouvait la leur mériter. On en voit les traces dans beaucoup de leurs institutions, en commençant par la splendeur de leurs sacrifices, comparée à la modestie des nôtres, dont la pompe plus pieuse qu’éclatante n’offre rien de cruel ou de capable d’exciter le courage. La pompe de leurs cérémonies égalait leur magnificence ; mais on y joignait des sacrifices ensanglantés et barbares, où une multitude d’animaux étaient égorgés : la vue continuelle d’un spectacle aussi cruel rendait les hommes semblables à ce culte. Les religions antiques, d’un autre côté, n’accordaient les honneurs divins qu’aux mortels illustrés par une gloire mondaine, tels que les fameux capitaines ou les chefs de républiques : notre religion, au contraire, ne sanctifie que les humbles et les hommes livrés à la contemplation plutôt qu’à une vie active : elle a, de plus, placé le souverain bien dans l’humilité, dans le mépris des choses de ce monde, dans l’abjection même ; tandis que les païens le faisaient consister dans la grandeur d’âme, dans la force du corps, et dans tout ce qui pouvait contribuer à rendre les hommes courageux et robustes. Et si notre religion exige que nous ayons de la force, c’est plutôt celle qui fait supporter les maux, que celle qui porte aux grandes actions.

Il semble que cette morale nouvelle a rendu les hommes plus faibles, et a livré le monde aux scélérats audacieux. Ils ont senti qu’ils pouvaient sans crainte exercer leur tyrannie, en voyant l’universalité des hommes disposés, dans l’espoir du paradis, à souffrir tous leurs outrages plutôt qu’à s’en venger.

On peut dire cependant que si le monde s’est énervé, si le ciel n’ordonne plus la guerre, ce changement tient plutôt sans doute à la lâcheté des hommes qui ont interprété la religion selon la paresse et non selon la vertu : car s’ils avaient considéré qu’elle permet la grandeur et la défense de la patrie, ils auraient vu qu’elle veut également que nous aimions et que nous honorions cette patrie, et qu’il fallait ainsi que nous nous préparassions à devenir capables de la défendre.

Ces fausses interprétations, qui corrompent l’éducation, sont cause qu’on ne voit plus au monde autant de républiques que dans l’antiquité, et que, par conséquent, il n’existe plus de nos jours, autant qu’alors, d’amour pour la liberté. Je croirais cependant que ce qui a le plus contribué à ces changements, c’est l’empire romain, dont les armes et les conquêtes ont renversé toutes les républiques et tous les États qui jouissaient d’un gouvernement libre ; et quoique cet empire ait été dissous, ses débris n’ont pu se rejoindre, ni jouir de nouveau des bienfaits de la vie civile, excepté sur quelques points de ce vaste empire.

Quoi qu’il en soit, les Romains rencontrèrent dans le monde entier toutes les républiques conjurées contre eux, et acharnées à la guerre et à la défense de leur liberté : ce qui prouve que le peuple romain, sans le courage le plus rare et le plus élevé, n’aurait jamais pu les subjuguer. Et pour en donner un exemple, celui des Samnites me suffira ; il est vraiment admirable. Tite-Live avoue lui-même que ces peuples étaient si puissants, et leurs armes si redoutables, qu’ils vinrent à bout de résister aux Romains jusqu’au temps du consul Papirius Cursor, fils du premier Papirius, c’est-à-dire pendant quarante-six ans, malgré leurs nombreux désastres, la ruine de presque toutes leurs villes, et les défaites sanglantes et réitérées qu’ils éprouvèrent dans leur pays. Quoi de plus merveilleux que de voir aujourd’hui ce pays, jadis couvert de tant de villes et rempli d’une population si florissante, changé presque en désert, tandis qu’alors ses institutions et ses forces l’auraient rendu invincible, si toute la puissance de Rome ne l’avait attaqué !

Il est facile de déterminer les causes de l’ordre qui régnait alors et celles de la confusion qui le remplaça : dans les temps passés, les peuples étaient libres, et aujourd’hui ils vivent dans l’esclavage. Ainsi que nous l’avons dit, toutes les cités, tous les États qui vivent sous l’égide de la liberté, en quelque lieu qu’ils existent, obtiennent toujours les plus grands succès : c’est là que la population est la plus nombreuse, parce que les mariages y sont plus libres, et que l’on en recherche davantage les liens ; c’est là que le citoyen voit naître avec joie des fils qu’il croit pouvoir nourrir, et dont il ne craint pas qu’on ravisse le patrimoine ; c’est là, surtout, qu’il est certain d’avoir donné le jour non à des esclaves, mais à des hommes libres, capables de se placer, par leur vertu, à la tête de la république : on y voit les richesses multipliées de toutes parts, et celles que produit l’agriculture, et celles qui naissent de l’industrie ; chacun cherche avec empressement à augmenter et à posséder les biens dont il croit pouvoir jouir après les avoir acquis. Il en résulte que les citoyens se livrent à l’envi à tout ce qui peut tourner à l’avantage de chacun en particulier et de tous en général, et que la prospérité publique s’accroît de jour en jour d’une manière merveilleuse.

Le contraire arrive aux pays qui vivent dans l’esclavage : plus leur servitude est cruelle, plus ils manquent d’un bien qui est la commune propriété. De toutes les servitudes, en effet, la plus dure est celle qui règne dans une république : d’abord parce qu’elle est plus durable et qu’elle offre moins d’espoir d’y échapper ; ensuite, parce qu’une république n’a d’autre vue que d’affaiblir et d’énerver tous les autres corps pour accroître le sien.

Ce n’est pas ainsi qu’en agit un prince qui vous subjugue, à moins que ce ne soit quelqu’un de ces vainqueurs barbares, fléau de toutes les nations, et destructeur de toutes les institutions civiles, comme le sont les princes d’Orient ; mais s’il n’est pas dépourvu d’humanité, s’il possède quelques lumières, il aime d’une égale affection toutes les villes qui lui obéissent, et il leur laisse l’exercice de leur industrie et la jouissance de presque toutes leurs antiques coutumes ; de sorte que si ces villes ne peuvent plus s’agrandir comme lorsqu’elles étaient libres, leur esclavage ne les met pas non plus en danger de périr. Je parle ici de la servitude dans laquelle tombent les cités en obéissant à un étranger ; j’ai parlé déjà de celle dont un de leurs citoyens les accable.

Si l’on réfléchit avec attention à tout ce que je viens de dire, on ne s’étonnera pas de la puissance des Samnites tant qu’ils furent libres, et de la faiblesse dans laquelle les fit tomber la servitude. Tite-Live atteste cette faiblesse dans une multitude de passages, particulièrement lorsqu’il parle de la guerre contre Annibal, où il rapporte que les Samnites, étant maltraités par une légion qui se trouvait à Nola, envoyèrent des députés à Annibal, pour le supplier de venir à leur aide. Dans leurs discours, ils dirent que, pendant cent ans, ils avaient combattu contre les Romains avec leurs propres soldats et leurs propres généraux ; qu’ils avaient un grand nombre de fois résisté aux attaques de deux armées consulaires et de deux consuls ; mais qu’aujourd’hui leur puissance était tellement déchue, qu’ils pouvaient à peine se défendre contre une faible légion romaine qui se trouvait à Nola.