Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 05

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Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 317-320).



CHAPITRE V.


Des changements de religion et de langage, joints aux désastres causés par les inondations et le fléau de la peste, effacent la mémoire des événements.


On a voulu, je crois, répondre aux philosophes qui prétendent que le monde existe de toute éternité, que si une antiquité aussi reculée était réelle, il faudrait que la mémoire des événements remontât au delà de cinq mille ans. Cette réponse serait bonne, si l’on ne voyait pas que le souvenir de ces événements s’éteint par des causes diverses, dont une partie provient des hommes, et l’autre du ciel. Celles qui dépendent des hommes sont les changements de religion et de langage. Quand une secte nouvelle, c’est-à-dire une nouvelle religion prend naissance, son premier soin est de chercher à étouffer l’ancienne, afin d’augmenter sa propre influence, et elle parvient facilement à l’éteindre quand les fondateurs de cette nouvelle secte parlent une langue différente.

Ces résultats sont frappants lorsqu’on examine la conduite qu’a tenue la religion chrétienne à l’égard du paganisme, en abolissant toutes les institutions, toutes les cérémonies de cette religion, en effaçant jusqu’à la mémoire de son antique théologie. Il est vrai que le christianisme ne put détruire avec le même succès le souvenir des grands hommes qu’elle avait produits ; mais il faut l’attribuer à l’usage de la langue latine, qu’il fut dans la nécessité de conserver, ayant dû s’en servir pour écrire les préceptes de la nouvelle loi. Si les premiers chrétiens avaient pu écrire dans une langue différente, on ne saurait douter, en voyant tout ce qu’ils ont détruit, qu’il n’existerait plus aucun souvenir des événements passés.

Lorsqu’on lit les moyens employés par saint Grégoire et par les autres chefs de la religion chrétienne, on est frappé de l’acharnement avec lequel ils poursuivirent tout ce qui pouvait rappeler la mémoire de l’antiquité ; brûlant les écrits des poètes et des historiens, renversant les statues, et mutilant tout ce qui portait la marque des anciens temps. Si une nouvelle langue avait favorisé ces ravages, quelques années auraient suffi pour tout faire oublier.

Il y a lieu de croire également que ce que la religion chrétienne a tenté de faire au paganisme, celui-ci l’avait fait aux religions qui existaient avant lui. Et, comme ces religions ont varié deux ou trois fois dans l’espace de cinq à six mille ans, on a dû perdre la mémoire des événements arrivés avant ces temps. S’il en est resté quelques traces, on les regarde comme des fables, et elles n’inspirent aucune confiance. C’est le sort qu’a éprouvé l’histoire de Diodore de Sicile, qui, quoiqu’elle rapporte les événements de quarante ou cinquante mille années, passe, comme je le pense moi-même, pour une chose mensongère.

Quant aux causes qui proviennent du ciel, ce sont les fléaux qui ravagent les nations, et réduisent à un petit nombre d’habitants certaines contrées de l’univers, tels que la peste, la famine et les inondations. Ce dernier fléau a les résultats les plus désastreux, tant parce qu’il est plus universel que parce que ceux qui parviennent à échapper à ses ravages sont en général des montagnards grossiers, qui, n’ayant aucune connaissance de l’antiquité, ne peuvent en transmettre le souvenir à leurs descendants. Et si parmi eux quelque homme instruit du passé parvient à se sauver, on le verra cacher sa science, et l’altérer pour obtenir la considération, ou pour servir ses vues, de sorte qu’il ne restera à la postérité que le souvenir de ce qu’il aura écrit, et rien de plus.

Que ces déluges, ces famines, ces pestes aient plusieurs fois exercé leurs ravages, je ne crois pas qu’on puisse en douter, tant les diverses histoires sont pleines de pareils désastres, et tant il est naturel qu’ils arrivent : la nature, en effet, ressemble à tous les corps simples, qui, lorsqu’ils renferment des humeurs superflues, les rejettent d’eux-mêmes et recouvrent ainsi la santé. Il en est de même dans le corps composé de la société humaine. Lorsque les nombreux habitants d’un empire surchargent tellement le pays qu’ils ne peuvent y trouver leur subsistance, ni aller ailleurs, parce que les autres lieux sont également remplis d’habitants ; lorsque la mauvaise foi et la méchanceté des hommes sont montées à leur dernier degré, il faut nécessairement que le monde soit purgé par un de ces trois fléaux, afin que les hommes frappés par l’adversité, et réduits à un petit nombre, trouvent enfin une existence plus facile et redeviennent meilleurs.

Ainsi la Toscane, comme je l’ai dit ci-dessus, était déjà puissante, pleine de religion et de vertu ; elle possédait une langue et des coutumes nationales ; et tout fut englouti par la domination romaine : il ne resta d’elle que la seule mémoire de son nom.