Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 04

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Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 312-317).


CHAPITRE IV.


Les républiques ont employé trois moyens pour s’agrandir.


Celui qui a bien étudié l’histoire de l’antiquité a dû voir que les républiques employaient trois moyens pour s’agrandir. L’un est celui qu’observèrent les anciens Toscans, de former une ligue de plusieurs républiques dont aucune ne surpassait l’autre en autorité ni en dignité, et de faire participer à la conquête les autres cités, comme le font de nos jours les Suisses, comme anciennement, dans la Grèce, le firent les Achéens et les Étoliens. Les Romains ayant eu des guerres fréquentes à soutenir avec les Toscans, j’entrerai dans quelques détails particuliers à ce peuple, afin de faire mieux sentir la nature du premier moyen.

Avant que les Romains eussent étendu leur empire sur l’Italie entière, les Toscans avaient été tout-puissants sur terre et sur mer ; et quoiqu’il n’y ait aucune histoire particulière de leurs exploits, il subsiste encore quelques souvenirs et quelques indices de leur grandeur : on sait qu’ils fondèrent sur les bords de la mer supérieure une colonie nommée Adria, qui se rendit tellement célèbre, qu’elle donna son nom à cette mer que les Latins eux-mêmes nommèrent Adriatique. On n’ignore pas non plus que leurs armes se firent obéir depuis le Tibre jusqu’au pied des Alpes, qui entourent aujourd’hui le corps entier de l’Italie. Il est vrai que deux cents ans avant que les Romains vissent s’accroître leur puissance, les Toscans avaient perdu l’empire de cette contrée nommée aujourd’hui Lombardie, qui leur fut arrachée par les Gaulois. Ces peuples, poussés par le besoin et attirés par la douceur de ses fruits et surtout de son vin, se précipitèrent sur l’Italie, conduits par leur chef Bellovèse, défirent et chassèrent les habitants du pays, s’y établirent, y construisirent un grand nombre de villes, lui donnèrent, du nom qu’ils portaient à cette époque, le nom de Gaule, qu’il a conservé jusqu’à ce que les Romains les eurent subjugués.

Les Toscans vivaient donc dans une parfaite égalité, et travaillaient à leur agrandissement en suivant le premier moyen dont nous avons parlé. Les villes qui composaient la ligue et gouvernaient la contrée étaient au nombre de douze, parmi lesquelles on comptait Clusium, Véïes, Fiésole, Arezzo, Volterre et autres. Elles ne purent étendre leurs conquêtes hors de l’Italie ; une grande partie même de cette contrée échappa à leurs armes par les causes dont je parlerai dans la suite.

Le second moyen est de s’associer des alliés, mais de manière à se conserver le commandement, le siége de l’empire et la gloire de l’entreprise : c’est la conduite que tinrent toujours les Romains.

Le troisième moyen est de se faire des sujets immédiats, et non des alliés, ainsi qu’en usèrent les Spartiates et les Athéniens.

De ces trois moyens, le dernier n’offre aucune utilité ; l’exemple des deux républiques que je viens de citer le démontre suffisamment : leur ruine n’eut d’autre cause que d’avoir étendu leurs conquêtes au delà de ce qu’elles pouvaient conserver. S’efforcer de gouverner une ville par la violence, surtout lorsqu’elle est accoutumée à vivre en liberté, c’est une entreprise pénible et périlleuse. Si vous n’êtes toujours armé et entouré de forces considérables, vous ne pourrez ni lui prescrire des ordres, ni la faire obéir. Si vos propres forces ne vous le permettent pas, il est nécessaire de vous faire des compagnons qui vous aident à grossir le nombre des habitants de votre cité. Athènes et Sparte, n’ayant fait ni l’un ni l’autre, ne retirèrent aucun fruit de leur conduite.

Rome, que nous avons citée comme un exemple du second moyen, ayant fait en outre ce que Athènes et Sparte avaient négligé, vit sa puissance s’élever au plus haut degré. Comme elle seule suivit cette conduite, elle seule put devenir aussi puissante, et se fit dans toute l’Italie de nombreux alliés, qui, sous beaucoup de rapports, jouissaient des mêmes prérogatives qu’elle. D’un autre côté, comme on l’a vu plus haut, elle se réserva sans cesse le siége de l’empire et le commandement dans toutes les entreprises ; aussi ses alliés ne s’apercevaient pas que c’était au prix de leurs fatigues et de leur sang qu’ils se plaçaient eux-mêmes sous le joug.

En effet, dès que la république romaine commença à transporter ses armées hors de l’Italie, à réduire les royaumes en provinces, et à ranger au nombre de ses sujets ceux qui, accoutumés à vivre sous les rois, n’attachaient aucune importance à servir un maître, ces peuples, gouvernés par des Romains, vaincus par des soldats qui portaient le nom de Romains, ne reconnurent que Rome pour maîtresse suprême : de sorte que les peuples d’Italie, qui jusqu’alors s’étaient regardés comme les amis de Rome, se trouvèrent tout à coup entourés de sujets romains, et pressés d’un autre côté par toute la grandeur de Rome ; et, lorsqu’ils se furent aperçus de l’erreur dans laquelle ils avaient vécu jusqu’alors, il n’était plus temps d’y remédier, tant la puissance de Rome s’était accrue par la conquête de cette multitude de provinces étrangères ; tant étaient formidables les forces que renfermait une cité dont l’immense population était sans cesse sous les armes ! En vain ces alliés, pour venger leurs offenses, se soulevèrent contre elle ; ils furent bientôt trahis par le sort de la guerre, et leur situation ne fit qu’empirer, car d’égaux ils devinrent aussi sujets.

Les Romains seuls, ainsi que nous l’avons dit, ont suivi cette conduite. Toute république qui voudra s’agrandir ne peut agir différemment ; et l’expérience montre, en effet, qu’aucune autre n’est aussi certaine.

Le système des ligues, dont nous avons déjà parlé, et qu’embrassèrent les Toscans, les Achéens et les Étoliens, et que de nos jours les Suisses ont adopté, est le plus favorable après celui qu’ont suivi les Romains. Les conquêtes se trouvant bornées, il en résulte deux avantages : le premier, qu’il est difficile d’attirer la guerre sur vous ; l’autre, que le peu dont on s’empare, on le conserve sans peine.

La difficulté d’étendre les conquêtes a pour cause le peu d’ensemble qui existe dans les républiques, ou la distance qui, séparant leurs diverses parties, les empêche de pouvoir facilement se rassembler pour prendre conseil ou pour délibérer. Cette cause diminue encore le désir de dominer, parce que le partage de la conquête devant être fait entre tous les alliés, ils n’y attachent plus la même importance qu’une république unique qui espère en goûter seule tous les fruits. Comme la ligue se gouverne par un conseil général, ses délibérations ne peuvent jamais être aussi promptes que celles d’un peuple qui habite dans la même enceinte. L’expérience nous montre encore qu’un semblable système a des bornes que lui fixe la nature, et au delà desquelles il n’y a pas d’exemple qu’il ait pu s’étendre : il suffit que douze ou quatorze petits États se liguent ensemble ; il ne faut point chercher à aller plus avant. En effet, lorsqu’on est parvenu au point de se croire à l’abri de toute insulte, on ne cherche point à accroître son territoire, tant parce que la nécessité ne montre pas le besoin de s’agrandir, que parce qu’on ne sent pas l’utilité des conquêtes ; et j’en ai précédemment exposé la raison. Ces républiques seraient contraintes à embrasser un des deux partis suivants : ou continuer à se faire de nouveaux compagnons, et cet accroissement apporterait le désordre dans la ligue ; ou augmenter le nombre des sujets ; mais comme elles voient de grandes difficultés dans ce dernier parti sans en apercevoir l’utilité, elles ne l’estiment nullement.

Ainsi, lorsque les peuples qui forment une ligue sont assez nombreux pour se croire en état de vivre avec sécurité, ils s’attachent à deux choses : la première est de se rendre protecteurs des petits États, afin de retirer de toutes parts de l’argent dont le partage est facile ; la seconde est de se battre pour autrui, de se mettre à la solde de tel ou tel prince, comme font de nos jours les Suisses, et comme on lit que faisaient les ligues dont nous venons de parler. Tite-Live nous en fournit la preuve lorsqu’il raconte que Philippe, roi de Macédoine, étant venu en conférence avec Titus Quintius Flaminius, et parlant d’accommodement en présence d’un préteur des Étoliens, ce dernier eut une altercation avec Philippe, qui lui reprocha l’avarice et l’infidélité des Étoliens, qui ne rougissaient pas de servir un État, et d’envoyer en même temps une partie de leurs troupes au service de son ennemi ; de sorte que l’on voyait souvent les drapeaux des Étoliens dans les rangs de deux armées opposées.

Personne n’ignore que les confédérations ont toujours tenu la même conduite, et que les résultats en ont été les mêmes. On voit encore que le système d’assujettir les pays conquis a toujours été faible et n’a jamais produit que de médiocres avantages ; et lorsque les républiques qui suivaient ce système ont dépassé la borne, elles se sont aussitôt précipitées à leur perte. Mais si cette méthode ne présente aucune utilité dans une république guerrière, elle ne peut offrir le moindre avantage dans celles qui ne possèdent point d’armées, comme ont été de notre temps toutes les républiques d’Italie.

Les Romains ont donc suivi la véritable marche ; elle est d’autant plus admirable, qu’ils n’avaient point eu d’exemple d’une pareille conduite, et qu’après leur chute ils n’ont point eu d’imitateurs. Quant aux confédérations, elles n’ont été adoptées que par les Suisses et les ligues de Souabe. Et comme nous le dirons à la fin de cet ouvrage, de toutes ces sages institutions établies dans Rome et qui dirigeaient sa conduite dans toutes les affaires de l’intérieur et de l’extérieur, non-seulement aucune n’a servi de règle aux gouvernements de nos jours, mais il semble même qu’on les dédaigne et qu’on les regarde la plupart comme n’offrant aucune réalité, d’autres comme inexécutables, et le reste comme inutile ou hors de propos. C’est ainsi que, plongés dans cette funeste ignorance, nous sommes la proie de tous ceux qui ont voulu envahir notre pays.

Si l’exemple des Romains parait trop difficile à suivre, celui des anciens Toscans doit-il le paraître autant, surtout aux Toscans de nos jours ? Si, par les causes que j’ai rapportées, ils ne purent obtenir un empire semblable à celui des Romains, ils parvinrent du moins à acquérir en Italie ce degré de puissance que permettait le système qu’ils avaient adopté. L’État jouit longtemps d’une tranquillité profonde, également illustré par son empire et la gloire de ses armes, par la pureté de ses mœurs et son respect pour les dieux. Cette gloire et cette puissance, d’abord ébranlées par les Gaulois, furent enfin si profondément anéanties par les Romains, qu’à peine s’en est-il conservé quelque trace dans la mémoire des hommes, quoiqu’elles n’aient disparu que depuis deux mille ans. Cet oubli m’a fait réfléchir sur les causes d’où il pouvait naître, et je les exposerai dans le chapitre suivant.