Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 336-341).


CHAPITRE XII.


S’il vaut mieux, lorsqu’on craint d’être attaqué, porter la guerre chez ton ennemi que d’attendre chez soi.


J’ai entendu quelquefois disputer des hommes assez habiles dans l’art de la guerre pour savoir si, lorsqu’il se trouve deux princes à peu près d’égale force, et que celui qui passe pour le plus puissant a déclaré la guerre à l’autre, le meilleur parti que ce dernier ait à prendre est d’attendre son ennemi dans l’intérieur de son pays, ou de le prévenir en allant l’attaquer jusque dans ses foyers. J’ai entendu de part et d’autre d’excellentes raisons.

Ceux qui soutenaient qu’il faut aller attaquer son ennemi alléguaient, pour preuve, le conseil que donna Crésus à Cyrus lorsque ce prince, parvenu sur les confins des Massagètes, auxquels il portait la guerre, reçut de Tomyris, leur reine, un envoyé qui lui dit qu’il eût à choisir l’un des deux partis suivants, ou de pénétrer dans son royaume, où elle saurait bien l’attendre, ou de l’attendre s’il préférait qu’elle vint elle-même le trouver. On délibéra sur cette proposition, et Crésus, contre l’opinion générale, conseilla d’aller chercher Tomyris, en disant que si elle était vaincue loin de son royaume, il ne pourrait s’en rendre maître, et qu’elle aurait le temps de réparer sa défaite ; mais que, s’il en triomphait au sein même de ses États, il pourrait la presser dans sa fuite, lui ôter tout moyen de se relever de sa chute, et s’emparer de son empire.

Ils allèguent encore le conseil qu’Annibal donna à Antiochus, lorsque ce roi conçut le dessein de faire la guerre aux Romains. Il lui démontra qu’on ne pouvait vaincre ces peuples qu’au sein même de l’Italie, parce que là seulement on pouvait tirer parti des forces et des richesses du pays, ainsi que de leurs alliés ; tandis qu’en les combattant hors de l’Italie, on leur laissait toutes les ressources de cette contrée, dans laquelle, comme à une source intarissable, ils puiseraient sans cesse de nouvelles forces ; et il conclut qu’il était plus facile de ravir aux Romains la ville de Rome que l’empire, et l’Italie que les autres provinces. Ils citaient encore l’exemple d’Agathocle, qui, ne pouvant soutenir dans ses foyers la guerre que les Carthaginois lui avaient déclarée, alla chez eux les attaquer, et les contraignit ainsi à lui demander la paix. Ils s’appuyaient enfin de Scipion, qui porta la guerre en Afrique pour en délivrer l’Italie.

Ceux qui sont d’une opinion différente avancent que tout capitaine qui veut causer la ruine de son ennemi doit l’éloigner de ses États. Ils citent les Athéniens, qui, tant qu’ils firent la guerre au sein de leurs États, furent toujours favorisés par la victoire, mais qui virent expirer leur liberté dès qu’ils s’éloignèrent et qu’ils voulurent porter leurs armes en Sicile. On cite encore l’exemple fabuleux d’Antée, roi de Libye, qui, attaqué par l’Hercule égyptien, ne put être vaincu tant qu’il attendit son ennemi dans l’intérieur de son royaume, et qui, trompé par une ruse d’Hercule, ne s’en fut pas plutôt éloigné, qu’il perdit et l’empire et la vie. Telle est l’origine de la fable d’Antée, fils de la Terre, qui reprenait ses forces toutes les fois qu’il touchait le sein de sa mère, et qu’Hercule, qui s’en aperçut, étouffa en le soulevant dans ses bras, pour l’empêcher de toucher la terre. Ils allèguent encore l’opinion des modernes. Chacun sait que Ferdinand, roi de Naples, fut un des princes les plus sages et les plus éclairés de son temps : deux ans avant sa mort, le bruit se répandit que le roi de France Charles VIII se disposait à venir l’attaquer ; au milieu des nombreux préparatifs de défense qu’il faisait, il tomba malade et mourut. Parmi les instructions qu’il laissa à son fils Alphonse, il lui recommanda d’attendre son ennemi en deçà des frontières, et de ne porter pour rien au monde ses armées hors de son royaume, mais de réunir dans l’intérieur toutes les forces dont il pourrait disposer. Son fils ne suivit pas ces sages avis : il s’empressa d’envoyer une armée en Romagne, mais il perdit sans combattre et cette armée et son royaume.

Aux raisons avancées par chaque parti, on ajoute : que celui qui attaque marche avec plus d’assurance que celui qui attend ; ce qui fortifie la confiance du soldat : et qu’il prive en même temps son ennemi d’une foule de ressources dont celui-ci pourrait se prévaloir, puisqu’il l’empêche de se servir de ceux de ses sujets qui ont été ruinés par la guerre. Le prince dont les États sont ainsi envahis ne peut exiger avec la même rigueur l’argent et le concours de ses peuples ; et, comme dit Annibal, il voit tarir cette source qui lui permettait de soutenir le poids de la guerre. D’un autre côté, des soldats qui se trouvent au milieu d’un pays ennemi sentent davantage la nécessité de combattre ; et, comme nous l’avons dit plusieurs fois, la nécessité est la mère du courage.

De l’autre côté, on soutient qu’il est avantageux d’attendre l’ennemi, parce qu’on peut sans peine lui susciter de nombreux embarras pour les vivres, et tous les autres besoins d’une armée : la connaissance plus parfaite que l’on a du pays permet d’apporter des obstacles à ses desseins ; on peut lui opposer de plus grandes forces par la facilité qu’on a de les réunir, et de n’être point forcé de les envoyer au loin ; en cas de défaite, on répare plus aisément ses pertes, et parce que les fuyards, ayant des asiles à leur portée, ont moins de peine à se sauver, et parce que les renforts ont moins d’espace à parcourir ; de sorte que vous mettez toutes vos forces au hasard d’une bataille, mais non toute votre fortune ; au lieu qu’en portant la guerre loin de votre pays, vous risquez toute votre fortune et non toutes vos forces. On a vu même des généraux qui, pour mieux affaiblir leur ennemi, l’ont laissé pénétrer, pendant plusieurs jours de marche, dans l’intérieur du pays, et s’emparer d’un grand nombre de places, afin que la nécessité de laisser des garnisons dans chacune d’elles diminuât son armée, et qu’ils pussent la combattre avec plus d’avantage.

Mais, pour exprimer à mon tour ma façon de penser, je crois qu’il faut faire ici une distinction : ou mon pays est toujours sous les armes, comme l’était autrefois Rome, comme le sont aujourd’hui les Suisses, ou il est dépourvu d’armées, comme autrefois les Carthaginois, comme le sont de nos jours le royaume de France et les États d’Italie. Dans ce dernier cas, il faut tenir l’ennemi loin de ses foyers ; car, lorsque la force d’un État consiste dans l’or et non dans le courage des sujets, toutes les fois que la source de cet or est tarie, vous êtes perdu ; et rien ne vous prive de cette ressource comme une guerre intérieure : les Carthaginois et les Florentins en offrent un exemple frappant. Tant que le pays des premiers fut à l’abri des ravages de la guerre, leurs revenus leur suffirent pour résister à la puissance des Romains ; lorsqu’elle attaqua leurs foyers, ils ne purent résister même à Agathocle.

Les Florentins ne savaient comment se défendre contre Castruccio, seigneur de Lucques, parce qu’il était venu les attaquer dans le cœur de leurs États ; ils se virent donc contraints de se jeter dans les bras de Robert, roi de Naples, pour qu’il embrassât leur défense. Mais à peine Castruccio avait-il cessé de vivre que ces mêmes Florentins ne craignirent pas d’attaquer le duc de Milan jusque chez lui, et de tenter de lui enlever ses États ; tant ils montrèrent de courage dans les guerres lointaines, et de lâcheté dans celles qui les menaçaient de près !

Mais quand un peuple ne quitte point les armes, comme Rome autrefois, et de nos jours la Suisse, plus on l’attaque de près, moins il est facile à vaincre, ces États pouvant réunir plus facilement les forces nécessaires pour résister à une attaque soudaine, que pour faire eux-mêmes une invasion. Je ne me laisse point éblouir ici par l’autorité d’Annibal, parce que c’était la passion et l’intérêt qui le faisaient parler ainsi à Antiochus. Si les Romains, dans le même espace de temps, avaient essuyé dans les Gaules les trois déroutes que leur fit éprouver Annibal en Italie, leur ruine était consommée. Auraient-ils pu, en effet, tirer aucun parti des débris de leurs armées, comme ils y parvinrent chez eux ; auraient-ils eu la même facilité de réparer leurs pertes et de résister, ainsi qu’ils le firent, à l’ennemi avec les forces qui leur restaient ? Il n’y a pas d’exemple qu’ils aient jamais envoyé à la conquête d’une province une armée de plus de cinquante mille hommes ; tandis que pour préserver leurs foyers de l’attaque des Gaulois, après la première guerre punique, ils en mirent sur pied jusqu’à dix-huit cent mille. Ils n’auraient pu même les mettre en déroute en Lombardie, comme ils y parvinrent en Toscane, à cause de la difficulté de mener si loin de nombreuses armées contre des ennemis déjà si nombreux eux-mêmes, et de pouvoir les combattre commodément. Les Cimbres, en Allemagne, mirent en déroute une armée romaine, et Rome ne put remédier à ce désastre. Mais lorsque ces barbares osèrent mettre le pied sur la terre d’Italie, et que Rome put leur opposer toutes ses forces réunies, ils furent exterminés. On peut vaincre aisément les Suisses loin de leurs foyers, d’où ils ne peuvent faire sortir plus de trente à quarante mille hommes ; mais les attaquer dans leurs rochers, où cent mille hommes peuvent se lever, l’entreprise est trop périlleuse.

Je conclurai donc de nouveau que le prince dont les sujets sont toujours armés et préparés à la guerre, doit attendre dans ses États un ennemi puissant et dangereux, et ne jamais le prévenir. Mais celui dont les sujets désarmés habitent un pays impropre à la guerre, doit, autant qu’il peut, écarter le danger de son territoire. Ainsi chacun, selon le caractère de ses sujets, aura trouvé le meilleur moyen de se défendre.