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Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 16

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Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 349-354).


CHAPITRE XVI.


Combien, de nos jours, les armées s’éloignent des institutions militaires des anciens.


La bataille la plus importante que, dans tout le cours de leurs guerres, les Romains aient jamais livrée à aucune nation, est celle dans laquelle ils vainquirent les Latins, sous le consulat de Torquatus et de Décius. Il est évident que, comme les Latins, en la perdant, devinrent esclaves, les Romains auraient également subi le joug de l’esclavage s’ils n’avaient pas été vainqueurs : telle était du moins l’opinion de Tite-Live, qui représente les deux armées comme égales en discipline, en courage, en acharnement et en nombre ; la seule différence qu’il y trouve, c’est que les généraux romains montrèrent plus d’héroïsme que ceux de l’armée latine.

On remarque encore, dans la conduite de cette bataille, deux événements inouïs jusqu’alors, et dont par la suite on a vu bien peu d’exemples : c’est que, pour affermir le courage des soldats, les rendre dociles au commandement et les déterminer au combat, l’un des deux consuls s’arracha la vie lui-même, et l’autre fit mourir son propre fils.

L’égalité, qui, selon Tite-Live, existait entre les deux armées, venait de ce qu’elles avaient longtemps combattu sous les mêmes drapeaux ; que leur langage, leur discipline, leurs armes étaient les mêmes ; leur ordre de bataille ne différait en rien ; c’était la même disposition dans les diverses divisions de l’armée, et les chefs de chaque division portaient les mêmes noms. Il était donc nécessaire, au milieu de cette égalité de force et de courage, qu’il survînt quelque événement extraordinaire qui fit pencher la balance et excitât davantage l’ardeur de l’une des deux armées ; car, ainsi que je l’ai déjà prouvé, c’est de cette ardeur que dépend la victoire, tant qu’elle enflamme le cœur des combattants, jamais une armée ne songe à la fuite ; et, pour qu’elle s’éteignît moins vite chez les Romains que chez les ennemis, il fallut que le sort et l’héroïsme des consuls les portassent, l’un à faire mourir son fils, et l’autre à se dévouer lui-même.

Tite-Live, en représentant l’égalité de forces des deux armées, nous fait connaître l’ordre que suivaient les Romains dans la disposition de leurs troupes et pendant la durée d’une bataille. Je ne répéterai point tous les détails dans lesquels il est entré ; je me bornerai à expliquer ce que je crois y voir de plus important, et dont l’emploi négligé par les généraux de nos jours a causé tant et de si grands désordres dans nos armées et dans nos batailles.

On apprend du texte même de Tite-Live qu’une armée romaine se divisait en trois corps principaux, que l’on pourrait en toscan nommer trois brigades. La première avait le nom de hastati ou lanciers, la seconde de princes, la troisième de triaires : chacune de ces brigades avait ses chevaux. Dans leur ordre de bataille, les lanciers étaient en tête ; en seconde ligne, et exactement derrière eux, on plaçait les princes ; enfin, les triaires prenaient le troisième rang, en conservant toujours les mêmes files. La cavalerie des trois brigades se rangeait à droite et à gauche de chacune de ces trois divisions. Cette cavalerie prenait, de sa disposition et de son emplacement, le nom d’alæe, parce qu’elle semblait former en effet les ailes de ce grand corps.

La brigade des lanciers, qui occupait le front de l’armée, formait des rangs serrés de manière à pouvoir repousser ou soutenir le choc de l’ennemi ; la seconde, ou celle des princes, n’ayant point à combattre d’abord, mais à secourir la première division si elle venait à être battue ou repoussée, ne formait pas des rangs aussi serrés ; elle laissait quelque intervalle entre eux, de manière à pouvoir recueillir sans désordre les troupes de la première division, si l’ennemi la contraignait à se replier ; la troisième brigade, celle des triaires, montrait ses rangs plus ouverts encore que la seconde, afin de pouvoir recevoir au besoin, dans l’intervalle, les corps des princes et des lanciers.

Ces trois divisions disposées dans cet ordre, on en venait aux mains : si les lanciers étaient rompus ou défaits, ils se retiraient dans l’intervalle des rangs des princes, et, réunis ensemble, les deux corps n’en faisaient plus qu’un seul qui recommençait le combat. S’ils étaient encore battus ou mis en déroute, ils se retiraient dans l’intervalle des rangs des triaires, et les trois brigades, réunies de nouveau en un seul corps, revenaient à la charge ; si la victoire leur échappait encore, comme elles n’avaient plus de moyen de reformer leurs rangs, elles perdaient alors la bataille. Comme toutes les fois qu’on avait recours au corps des triaires l’armée était dans le plus grand danger, on en vit naître le proverbe : Res reducta est ad triarios ; ce qui veut dire en notre langue : Nous en sommes réduits aux derniers expédients.

Les généraux de notre temps, en abandonnant les règles de l’art militaire, et en dédaignant d’observer l’antique discipline, ont également négligé ce système, qui est cependant de la plus grande importance. Celui qui fait ses dispositions de manière à pouvoir, dans le cours d’une action, se rallier jusqu’à trois fois, doit, pour perdre la bataille, essuyer trois fois les rigueurs de la fortune, ou rencontrer dans les rangs de l’ennemi une valeur capable de lui arracher trois fois la victoire. Mais quiconque n’est en état que de résister au premier choc, comme le sont aujourd’hui les armées chrétiennes, peut aisément être vaincu : le moindre désordre, le courage le plus médiocre suffisent pour lui ravir la victoire. Ce qui empêche nos armées de se rallier jusqu’à trois fois, c’est qu’on a négligé l’ordonnance qui permettait à une division de se reformer dans les rangs d’une autre ; c’est que, de nos jours, on ne peut organiser une bataille qu’au moyen de l’un des deux désordres suivants : ou l’on place les différents corps à côté les uns des autres, de sorte que les rangs présentent un front très-étendu sur peu de profondeur, ce qui n’offre point assez de résistance, attendu la faiblesse du front à la queue ; ou si, pour présenter plus de résistance, on donne, à l’exemple des Romains, plus de profondeur au corps de bataille, comme il n’existe point de disposition qui permette à une seconde division de recevoir la première lorsqu’elle est rompue, les troupes ne font que s’embarrasser réciproquement et compléter elles-mêmes leur déroute. En effet, si ceux qui combattent au premier rang sont repoussés, ils se jettent sur ceux du second ; si les seconds veulent marcher en avant, ils sont empêchés par le premier rang : de sorte que le premier rang se renversant sur le second, et le second sur le troisième, il en résulte une telle confusion, que souvent le plus léger accident suffit pour décider de la défaite d’une armée.

A la bataille de Ravenne, qui fut pour notre temps une des actions où l’on s’est le mieux battu, et dans laquelle le duc de Foix, général de l’armée française, perdit la vie, les deux armées française et espagnole adoptèrent l’un des systèmes de bataille dont nous venons de parler : elles disposèrent toutes leurs troupes sur une ligne extrêmement étendue ; de sorte qu’elles ne présentaient toutes deux pour ainsi dire qu’un front, et qu’elles avaient bien plus de longueur que de profondeur.

C’est le système que suivent toujours nos généraux lorsqu’ils doivent combattre dans une vaste campagne, comme est celle de Ravenne ; parce que, connaissant les désordres qui résultent de la rupture des rangs lorsqu’on se met par file, ils évitent cette méthode quand ils peuvent, ainsi que je l’ai dit, se ranger sur un seul front : mais, sont-ils resserrés par la nature du terrain, ils commettent la faute que je viens de signaler, sans penser nullement au remède.

C’est avec le même désordre que leur cavalerie parcourt le pays, soit pour le piller, soit pour quelque manœuvre de guerre. Dans la lutte que les Florentins soutinrent contre les Pisans, que le passage du roi de France Charles VIII en Italie avait excités à la révolte, le premier de ces peuples ne fut battu à San-Regolo et ailleurs que par la faute de la cavalerie alliée, qui, se trouvant à l’avant-garde et repoussée par l’ennemi, se rejeta en désordre sur l’infanterie florentine, la rompit et décida de la fuite du restant de l’armée ; et messer Criaco dal Borgo, ancien commandant de l’infanterie de la république, a plusieurs fois affirmé en ma présence qu’il n’avait jamais été battu que par la faute de la cavalerie alliée. Les Suisses, qui sont les maîtres de l’art moderne de la guerre, ont soin, par-dessus toute chose, de se placer sur les flancs lorsqu’ils combattent dans les rangs des Français, afin que la cavalerie alliée ne se renverse pas sur eux si elle venait à être repoussée.

Quoique ces principes paraissent faciles à comprendre et plus faciles encore à appliquer, cependant il ne s’est pas trouvé un seul capitaine de nos contemporains qui ait su imiter le système des anciens ou corriger du moins celui des modernes. Ils ont bien également divisé leurs armées en trois corps dont l’un se nomme avant-garde, l’autre, corps de bataille, et le dernier, arrière-garde ; mais ils ne s’en servent que dans la distribution des logements. Dans l’emploi qu’ils en font, comme je l’ai dit plus haut, il est bien rare qu’ils ne fassent pas courir la même fortune à chacun de ces corps indistinctement. Or comme plusieurs d’entre eux, pour excuser leur ignorance, prétendent que la puissance de l’artillerie ne permet pas d’employer de nos jours les dispositions des anciens, je veux discuter ce sujet dans le chapitre suivant, et examiner si en effet l’artillerie empêche qu’on puisse déployer le même courage et la même science qu’autrefois.