Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 19

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Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 368-373).



CHAPITRE XIX.


Les conquêtes faites par des républiques mal organisées, et qui ne sont pas le résultat d’une vertu semblable à celle des Romains, sont plutôt pour elles une cause de ruine qu’une source de grandeur.


Les opinions contraires à la vérité, qui sont établies sur les mauvais exemples que la corruption de notre siècle a introduits dans tous les États, sont cause que la plupart des hommes ne pensent point à s’affranchir du joug de la coutume. Qui aurait pu persuader à un Italien, il y a trente ans, que dix mille hommes d’infanterie auraient été capables d’attaquer en plaine dix mille cavaliers et autant de fantassins ? et non-seulement de leur résister, mais même de les battre, comme on le voit par l’exemple que j’ai déjà plusieurs fois cité de ce qui s’est passé à Novare ? Et quoique l’histoire soit remplie de pareils faits, on n’aurait cependant pas voulu me croire, ou si on avait ajouté foi à mes paroles, on aurait dit qu’aujourd’hui les troupes étaient mieux armées qu’à cette époque, et qu’un de nos escadrons d’hommes d’armes était capable de renverser un rocher, et à plus forte raison une troupe de fantassins : c’est ainsi qu’on cherche de mauvaises raisons pour corrompre son jugement.

On n’aurait pas voulu faire attention que Lucullus, avec une infanterie peu nombreuse, défit plus de cent cinquante mille cavaliers de Tigrane, parmi lesquels se trouvait un corps de cavalerie semblable en tout aux hommes d’armes de nos jours. Il a fallu que notre erreur nous ait été découverte par l’exemple des armées d’outre-monts.

Et comme ces exemples font voir que je n’ai rien avancé qui ne fût vrai dans tout ce que j’ai dit de l’infanterie, on doit croire, par la même raison, que les autres institutions des anciens sont également avantageuses. Si cette conviction pouvait entrer dans l’esprit des princes et des républiques, ils commettraient moins d’erreurs, ils sauraient mieux résister à une attaque imprévue ; la fuite ne serait plus leur unique espoir ; et ceux qui ont en main le gouvernement d’une nation sauraient mieux en régler la marche, soit en s’efforçant de l’agrandir, soit en se bornant à le conserver ; ils seraient convaincus qu’augmenter la population de ses États, se faire des alliés et non des esclaves, établir des colonies à la garde des pays conquis, s’enrichir des dépouilles des vaincus, subjuguer l’ennemi par des invasions et des batailles, et non par des siéges, accroître sans cesse le trésor public, maintenir la pauvreté parmi les citoyens, et surtout conserver scrupuleusement toutes les institutions militaires, c’est le vrai moyen d’agrandir une république et d’élever un empire. Si ces moyens d’agrandissement répugnaient à leurs idées, ils devraient considérer que toutes les conquêtes acquises par une marche différente ne font qu’entraîner la ruine d’un État ; ils mettraient un frein à toute ambition ; ils établiraient l’ordre dans l’intérieur par les lois et par les mœurs ; ils interdiraient les conquêtes ; ils songeraient seulement à se défendre, et tiendraient toujours en bon ordre les moyens d’y parvenir, ainsi que le font les républiques d’Allemagne qui, de nos jours, ont vécu ou vivent encore selon ces coutumes.

Mais, ainsi que je l’ai déjà dit en établissant la différence qu’il y a entre des institutions propres à exciter l’esprit de conquête, et celles qui n’ont pour but que la conservation de l’État, il est impossible qu’une république de peu d’étendue parvienne à demeurer en paix et à jouir de sa liberté ; car si elle respecte le repos de ses voisins, on ne respectera pas le sien ; cette agression lui inspirera bientôt et le désir et la nécessité des conquêtes : d’ailleurs, si elle n’avait pas d’ennemis au dehors, elle en trouverait bientôt dans son sein ; malheur que toutes les grandes cités ne peuvent éviter.

Si les républiques d’Allemagne peuvent subsister de cette manière, si elles ont pu durer un certain temps, il faut l’attribuer aux circonstances particulières dans lesquelles ce pays s’est trouvé, circonstances qui ne se sont point présentées ailleurs, et sans lesquelles elles n’auraient pu conserver une semblable existence. La portion de l’Allemagne dont je parle était soumise à l’empire romain, comme la France et l’Espagne ; mais lorsque Rome pencha vers sa ruine, et que le titre de l’empire passa dans ces contrées, les villes les plus puissantes, profitant de la lâcheté ou des besoins des empereurs, commencèrent à se rendre indépendantes, et se rachetèrent de l’empire en se réservant de lui payer un faible cens annuel ; de sorte que peu à peu toutes les villes qui étaient sujettes immédiates des empereurs, mais qui n’avaient point de princes particuliers, se sont rachetées de cette manière.

Dans le même temps où ces villes s’affranchissaient ainsi, plusieurs confédérations, telles que celles de Fribourg, des Suisses et autres, secouèrent le joug du duc d’Autriche, leur souverain. Elles prospérèrent d’abord, et acquirent peu à peu une telle extension que, loin d’être retombées sous le joug de l’Autriche, elles sont devenues un objet de terreur pour tous leurs voisins ; et ces peuples sont ceux que l’on appelle les Suisses.

L’Allemagne comprend donc les Suisses, les républiques connues sous le nom de villes libres, des princes et l’empereur. Si, au milieu de tant d’États dont les formes sont si différentes, on ne voit pas la guerre s’allumer à chaque instant ; si celles qui se déclarent ne durent qu’un moment, il faut l’attribuer à cette image de l’empereur, qui, malgré sa faiblesse, conserve cependant encore parmi eux une telle considération, qu’ils l’ont choisi pour leur conciliateur, et que l’interposition de son autorité suffit pour étouffer tous les germes de discorde.

Les guerres les plus longues et les plus désastreuses que vit naître cette contrée sont celles qui éclatèrent entre les Suisses et le duc d’Autriche ; et quoique depuis un certain nombre d’années le duc d’Autriche et l’empereur ne soient plus qu’un même souverain, il n’a jamais pu réduire le courage indompté des Suisses ; et c’est la force seule qui a dicté tous les traités conclus par ces deux peuples.

Le reste de l’Allemagne, en ces circonstances, n’a point prêté à l’Empire un appui bien puissant, tant parce qu’une confédération n’est point disposée à inquiéter ceux qui veulent vivre libres comme elle, que parce que les princes qui y règnent, trop pauvres ou trop jaloux de la puissance de l’empereur, n’ont pu ni voulu servir son ambition.

Les villes libres peuvent donc se contenter d’un faible domaine ; elles n’ont point, grâce à la protection de l’Empire, de motif pour l’augmenter : le voisinage d’un ennemi toujours avide de saisir les occasions de troubles pour marcher contre elles les excite à maintenir l’ordre au sein de leurs murailles ; et si l’Allemagne était autrement organisée, elles seraient forcées de chercher à s’agrandir et de fuir les douceurs du repos.

Comme les mêmes circonstances ne se rencontrent point ailleurs, il est impossible d’embrasser la même manière de vivre : il faut ou accroître ses forces en formant des alliances avec ses voisins, ou chercher à s’agrandir, comme Rome, par des conquêtes. Quiconque se gouverne autrement ne cherche point la vie, mais la ruine et la mort. En effet, les conquêtes sont dangereuses et de mille manières et par mille raisons : on peut fort bien étendre au loin sa domination sans accroître réellement ses forces ; et s’agrandir sans se fortifier, c’est réellement courir à sa perte.

Celui que la guerre appauvrit ne peut tirer des forces même de la victoire, surtout quand ses conquêtes lui coûtent plus qu’elles ne lui rapportent : Venise et Florence en sont les preuves. Ces deux républiques ont été réellement bien plus faibles quand l’une était maîtresse de la Lombardie, l’autre de la Toscane, que lorsque les Vénitiens se contentaient de leurs lagunes et les Florentins d’un territoire de six milles d’étendue. C’est au désir de s’agrandir et à la conduite imprudente tenue pour y parvenir, qu’il faut attribuer cet affaiblissement ; et le blâme qui doit en rejaillir sur ces peuples est d’autant plus grand, qu’ils ont moins d’excuses à présenter : ils avaient sous les yeux les principes des Romains, et rien ne les empêchait de les suivre ; tandis que les Romains n’avaient rien vu de semblable avant eux, et que c’est à leur propre sagesse qu’ils sont redevables de les avoir trouvés.

Souvent même les conquêtes sont une source abondante de dommages pour une république bien organisée : comme, par exemple, lorsqu’on s’empare d’une ville ou d’une province adonnée à toutes les voluptés, et où les vainqueurs sont exposés à adopter les mœurs des vaincus ; ainsi que l’éprouva Rome d’abord en s’emparant de Capoue, et par la suite Annibal. Si Capoue en effet avait été plus éloignée de Rome, et que la mollesse des soldats n’eût pas eu le remède à portée, ou si Rome avait déjà en partie été corrompue, cette conquête eût infailliblement entraîné la perte de la république. C’est de quoi Tite-Live fait foi, lorsqu’il dit : Jam tunc minime salubris militari disciplinæ Capua, instrumentum omnium voluptatum, delinitos militum animos avertit à memoria patriæ.

Il est démontré que les villes ou les provinces de cette espèce se vengent de leurs vainqueurs sans combattre et sans répandre de sang, parce qu’en leur inspirant le goût des voluptés qui les affaiblissent, elles les exposent à être subjugués par le premier qui les attaque. Et Juvénal, dans ses satires, ne pouvait jeter plus de lumière sur ce point, qu’en disant que les conquêtes de tant de pays lointains avaient introduit dans l’âme des Romains l’amour des mœurs étrangères, après y avoir éteint l’économie et toutes les vertus qui les avaient illustrés, et qu’en terminant ce tableau par ces vers :


. . . . . . . . . . . Gula et sœvior armis
Luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem.

________________________SAT. VI, v. 291.


Ah ! si les conquêtes furent sur le point de corrompre Rome, lorsque la sagesse et le courage inspiraient encore toutes ses actions, que sera-ce pour ceux qui, dans leur conduite, s’écartent à ce point des bons principes, et qui, outre les erreurs que nous venons de signaler avec tant d’étendue, n’emploient que des troupes mercenaires ou auxiliaires ? Les désastres qui les attendent seront l’objet du chapitre suivant.